Y eut-il des « Oradour algériens » durant la conquête ? Quelques faits incontournables

L’évocation « d’Oradours » durant la conquête de l’Algérie par Jean-Michel Aphatie a suscité des réactions indignées qui témoignent d’un déni persistant des connaissances historiques.

Les déclarations du journaliste Jean-Michel Apathie sur les « nombreux Oradours » commis par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie, ont suscité une avalanche de protestations indignées. Leur thème dominant fut : des soldats français ne pouvaient pas avoir fait cela.

Ces protestations ignorent l’histoire concrète de nombreux épisodes des guerres coloniales, de la conquête de l’Algérie à celle de l’Indochine, en passant par les raids sur des villages africains ou les massacres de kanak, une histoire documentée depuis des lustres par une quantité imposante de témoignages et de traces écrites. Elles partent du principe qu’il y aurait une nature intrinsèque de l’être humain français sous l’uniforme qui rendrait impossible que de tels faits pourtant parfaitement établis aient pu être commis.

Aucune de ces protestations ne s’est appuyée sur la documentation existante, notamment sur l’abondante correspondance des généraux de la conquête de l’Algérie, dont Bugeaud, qui ont décrit par le menu de tels actes.

La parution récente de l’ouvrage d’Alain Ruscio, qui porte précisément sur la période de cette « première guerre d’Algérie », permet cependant d’affirmer qu’il y eut maints et maints assauts de villages qui se sont achevés dans le sang, parfois, par l’extermination de populations entières.

Nous présentons ici quelques pages issues de cet ouvrage, décrivant des destructions totales de lieux et des élimination physiques de masse. Comparaison n’est pas raison : mais comment ne pas penser à Oradour ? 

Le duc de Rovigo et le massacre de la tribu des El Ouffia, avril 1832

Les dix-huit mois de la présence française virent défiler trois commandants en chefs, remerciés pour des raisons variées. Le quatrième fut un homme à poigne : Anne Jean-Marie René Savary, duc de Rovigo nommé le 6 décembre 1831. Sa nomination, en remplacement de Berthezène, jugé conciliateur par les colonistes, eut une signification évidente : seule la manière forte pouvait mettre les indigènes à la raison. Car Rovigo avait une longue carrière, connue de tous, aux côtés de Bonaparte, souvent faite de brutalités et d’exactions à l’extérieur (Égypte 1798-1799, Espagne 1808) et à l’intérieur (il avait été ministre de la Police de 1810 à 1814, se distinguant par son « mépris des garanties légales et de la vie humaine »). À son âge, 57 ans à ce moment, il n’allait pas changer ses « habitudes impériales » (Amédée Desjobert).

La population algérienne devait vite subir ces « habitudes ». C’est sous son mandat qu’éclata la plus grave affaire des cimetières détruits et des ossements dispersés (voir chapitre 20). 

Les morts furent donc profanés… et les vivants furent assassinés. 

La terrible affaire du massacre de la tribu d’El Ouffia, installée à El Harrach, débuta comme un banal fait divers. Des émissaires d’un caïd* du Constantinois, Ferhat ben Saïd, surnommé « le grand serpent du désert », allié des Français, furent interceptés et dépouillés par des maraudeurs, non loin de Maison-Carrée, à dix kilomètres d’Alger, sur un territoire où vivait la tribu d’El Ouffia, celle-ci n’ayant en rien participé au vol. Malgré cela, une expédition punitive fut immédiatement décidée. Dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, une colonne, entre 600 et 800 hommes, selon les sources, fondit sur le village au petit jour. Les habitants, écrivit Pellissier de Reynaud, furent égorgés, « sans que ces malheureux cherchassent même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; tout ce qui pouvait être pris fut enlevé ; on ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe ». Seuls furent épargnés « quelques femmes et quelques enfants », par « l’humanité d’un petit nombre d’officiers. » Furent également épargnés – provisoirement – deux chefs de la tribu, Rahbia ben sidi Grahnem, appelé par les textes postérieurs El Rabbia, et Bourachba, en vue de faire un exemple marquant les esprits (voir infra).

La plupart des récits estiment qu’il y eut entre 80 et 100 morts. Si ces chiffres sont fondés, cela signifie qu’il y eut entre six et huit assaillants pour un habitant tué.  

Le raid avait été rapide. Dès l’après-midi, la troupe revint. Certains soldats français arboraient fièrement des têtes piquées sur leurs lances. Afin de doubler cette répression, une opération visant à terrifier la population algéroise, le reste du butin – « des bracelets de femmes qui entouraient encore des poignets coupés et des boucles d’oreilles pendant à des lambeaux de chair » fut exposé au marché de Bab-Azoun. Enfin, pour célébrer cette « grande victoire », le commissaire de police de la ville d’Alger ordonna à la population indigène d’illuminer la ville « en signe de réjouissance. »

Or, entre temps, les vrais coupables, appartenant à la tribu toute différente des Krechnas, avaient été découverts et avaient même rendu le produit du larcin. Se produisit alors un épisode qui ajouta le sordide au criminel. Que faire des deux chefs de la tribu ramenés à Alger, évidemment innocents, dès lors que la responsabilité de leur tribu était de façon publique écartée ? Le baron Louis-André Pichon, intendant civil, plaida pour la relaxe. Ce à quoi Rovigo répondit d’une formule qui en dit long sur l’état d’esprit de bien des officiers de l’époque : « Je n’ai pas d’autre justice que la justice militaire (…), il vaudrait mieux n’en avoir pas du tout que de traiter ces peuples-ci avec les ménagements qui suffisent pour gouverner ceux de notre pays. » Selon cette logique implacable, quatre condamnations à mort pour « crime d’embauchage » et « trahison envers la France » furent prononcées, dont deux par contumace (14 avril). Rovigo bafoua même la propre loi des Français, qui ne prévoyait d’exécutions capitales que lorsque des Français avaient été victimes (arrêté Clauzel, 15 octobre 1830, article 1er). L’appel fut rejeté (17 avril). Deux sentences furent donc appliquées. Les condamnés furent exécutés en public le 19 avril, à Bab Azoum. Ce fut, affirma l’historien Dieuzaide, un « assassinat juridique ». Entre le début du drame et ces exécutions, il s’était passé deux semaines. 

Après l’injustice, les coups bas. Le commandant en chef, outré qu’un civil ait osé remettre en cause son autorité, obtint rapidement le rappel du baron Pichon (d’autant qu’un accrochage sur une question politique d’importance, l’accélération ou non de la colonisation des terres, les avait déjà opposés. Voir chapitre 13). Le 10 mai 1832, un mois après les exécutions, Pichon fut remplacé par Pierre Genty de Bussy (1795-1867). Le 12 mai, une ordonnance royale accorda à Rovigo la prééminence totale, désormais, sur les autorités civiles. 

Rovigo, se débarrassant d’un opposant à Alger, envoya en fait un ennemi tenace à Paris. Pichon se révéla redoutable, contactant divers milieux, donnant des détails sur le forfait. Devant le scandale, une commission d’enquête fut dépêchée et fournit en juillet 1833 un rapport accablant : l’attitude du commandant en chef fut jugée « en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison ». Le rapport final dénonçait le drame d’El Ouffia : 

« Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est restée plus que douteuse depuis. […] Nous avons égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes. » 

Le duc de Rovigo ne fut pour cela être inquiété. Et pour cause : le 4 mars précédent, il avait quitté l’Algérie, suite à un mal de gorge persistant qui se révéla être un cancer du larynx. Arrivé à Paris le 30 mars, il fut jugé par les médecins inopérable. Il mourut le 2 juin 1833, un mois avant la publication de ce rapport. 

Un fait, pourtant, ne fut pas relevé par la presse. Trois semaines après le massacre, une colonne de la Légion étrangère fut attaquée et anéantie dans la même région. Cette colonne avait participé à ce massacre, et tout laisse à penser qu’elle fut ciblée pour cette raison. Christian Pitois (1811-1877), historien de la colonisation (qui signait P. Christian) ne put que constater, désolé : « Le duc de Rovigo ne savait que nous faire haïr et mépriser. » 

Mais la mémoire coloniale n’eut pas cette sévérité : en 1846, un village de colonisation, à moins de 30 km d’El Ouffia, reçut le nom de Rovigo. Le nom du duc est honoré sur l’un des piliers de l’Arc-de-Triomphe.   

L’enfumade de Dahra, juin 1845

Enfumer : contraindre des populations à se réfugier dans des endroits isolés, en l’occurrence des grottes, puis les brûler et / ou les asphyxier. Cette forme de répression fut, quantitativement, une goutte d’eau dans l’océan des victimes de la période étudiée. Mais son caractère particulièrement macabre, puis, surtout, l’éclatement du scandale en métropole, ont grandement contribué à en faire un symbole de l’inhumanité de cette guerre. 

Celle des grottes du Dahra est passée à la postérité par les révélations qui furent faites quasi immédiatement et portées à la connaissance du public.  La répression n’avait pas mis fin à l’agitation dans l’ouest algérien. Il fallait en finir. 

Le général Aimable Pélissier, commandant de la subdivision de Mostaganem, était à la poursuite des tribus insurgées. Il avait correspondu avec Bugeaud, alors en poste à Orléansville, après avoir lui-même guerroyé. C’est de ce poste que Bugeaud adressa à son subordonné une phrase terrifiante : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbeahs ; fumez-les à outrance, comme des renards » (11 juin). En possession de ce blanc-seing, Pélissier passa à l’acte. Sa colonne possédait une supériorité écrasante : 2 254 soldats bien armés, disciplinés, encadrés, face à une à deux centaines d’hommes dont le seul avantage était la connaissance du terrain (ils n’appartenaient pas aux troupes régulières d’Abd el-Kader, ils étaient plutôt des francs-tireurs) armés de fusils de chasse ou d’armes récupérées auprès des Français. 

Le drame se déroula sur trois jours, les 18, 19 et 20 juin 1845. La colonne avait été harcelée par des tireurs isolés. Elle fit le vide devant elle en brûlant habitations, récoltes, champs et vergers de la région. Face à cette avancée, les combattants et les populations (leurs familles) se replièrent vers les grottes du Frechich, qu’ils connaissaient bien. Pélissier chargea un interprète de leur faire savoir qu’ils risquaient la mort par l’incendie ou l’asphyxie. Cinquante-six mules chargées de produits combustibles accompagnaient la troupe. Le reste, pour alimenter le feu, fut fourni par les fascines (fagots faits avec les broussailles environnantes). Les négociations échouèrent : Pélissier demandait une reddition pure et simple. Quelques coups de feu furent échangés. Malice, couverture (dans la crainte d’une éventuelle divulgation de l’acte) ou strict sens de la discipline, Pélissier ponctuait son récit d’une référence aux ordres de Bugeaud : 

« Je n’eus plus qu’à suivre la marche que vous m’aviez indiquée, je fis faire une masse de fagots et après beaucoup d’efforts un foyer fut allumé et entretenu à l’entrée supérieure. […] À trois heures, l’incendie commença sur tous les points et jusqu’à une heure avant le jour le feu fut entretenu tant bien que mal afin de bien saisir ceux qui pourraient tenter de se soustraire par la fuite à la soumission ». 

Cette précision permet d’affirmer que le feu intense dura de l’ordre de 14 à 15 heures (de 3 heures de l’après-midi à 5 ou 6 heures du matin – « une heure avant le jour »). Pélissier rendait également compte des armes saisies : 60 fusils, une douzaine de sabres, quelques pistolets et quelques lames de baïonnettes françaises. Rappelons que la colonne Pélissier comptait 2 254 hommes armés, donc autant de fusils, plus des pièces d’artillerie. 

On imagine que, comme celle de Cavaignac l’année précédente, les autorités auraient volontiers masqué à l’opinion l’enfumade du Dahra. Mais deux témoignages fuitèrent. Le premier fut le rapport Pélissier lui-même : envoyé d’abord à Alger, il fut immédiatement transmis à Paris. Canrobert, candide, donna l’explication : « Si le maréchal Bugeaud avait été à Alger, il eût arrêté le rapport ; mais il était en expédition. » Mais il y avait une faille plus importante encore dans la volonté de masquer le drame : Pélissier avait eu la maladresse d’accepter un observateur étranger, un officier espagnol, non nommé dans les sources, qui assista à la scène et envoya son témoignage au quotidien madrilène, très lu, Heraldo. Ce texte, repris par la presse française à partir du 12 juillet, devint le support de l’accusation. L’officier fit partie du premier groupe, une soixantaine d’hommes, qui pénétra dans les grottes après le drame :

« À l’entrée se trouvaient des animaux morts, déjà on putréfaction, et enveloppés de couvertures de laine qui brûlaient encore. On arrivait à la porte par une traînée de cendre et de poussière d’un pied de haut, et de là nous pénétrâmes dans une grande cavité de trente pas environ. Rien ne pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer. Le sang leur sortait par la bouche. Mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons des sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre qui avaient contenu de l’eau, des caisses, des papiers et un grand nombre d’effets. »

Les odeurs pestilentielles étaient si insupportables, précisa-t-il encore, que les soldats durent se déplacer « d’une demi-lieue » (de l’ordre de 2 kilomètres) pour pouvoir respirer normalement. Le terrain était libre pour « les corbeaux et les vautours […] que, de notre campement, nous voyions emporter d’énormes débris humains ».  

Au total, combien y eut-il de victimes ? On peut imaginer qu’en ces temps de mépris pour les indigènes, l’état-major de la colonne ne prit guère le temps de compter précisément les cadavres : l’acte accompli, la troupe repartit. Pélissier, dans son rapport, avança une estimation : « plus de cinq cents ». L’officier espagnol contesta ce chiffre : « Le nombre des cadavres s’élevait de 800 à 1 000 ». Une étude ultérieure confirme une fourchette haute : « entre 700 et 1 200 personnes ». 

Cet épouvantable drame fut l’occasion d’une polémique, probablement la plus intense de toute la première guerre d’Algérie. Dès le 11 juillet, un débat, vif, se déroula à la Chambre des Pairs. Un ancien officier de l’armée d’Afrique, Napoléon-Joseph Ney, second prince de la Moskowa (1803-1857), fils du célèbre maréchal, qualifia cet épisode de « récit inouï, sans exemple et heureusement sans précédent dans notre histoire militaire » (ce « sans précédent » était quelque peu aventureux). Il fustigea « un colonel » (non nommé) pour avoir commis un acte « d’une cruauté inexplicable, inqualifiable ». Le prince employa la formule la plus adéquate : il s’était agi d’un « meurtre consommé avec préméditation sur des Arabes réfugiés sans défense ». Le maréchal Soult répondit avec embarras, au milieu de protestations : « Pour le fait lui-même, le Gouvernement le désapprouve hautement », mais tempéra cette désapprobation par la pénurie de renseignements – ce qui était un mensonge, il était en possession d’un rapport détaillé de Bugeaud depuis le 25 juin. Soult fut ensuite apostrophé par le comte de Montalembert (1810-1870) : « Le mot de désapprouver dont vient de se servir monsieur le maréchal est trop faible pour un attentat pareil ». Soult reprit alors la parole : « Si l’expression de désapprobation que j’ai employée au sujet du fait dont il est question est insuffisante, j’ajoute que je le déplore ». 

Contrairement à d’autres exactions contemporaines, la presse rendit compte avec précision – et effroi – de cette enfumade. La société française fut un temps secouée. L’Algérie, courrier d’Afrique, périodique publié en métropole, dénonça la mort de « cinq cents martyrs », La Réforme évoqua « l’acte de barbarie le plus atroce dont l’histoire fasse mention », Le National fit un parallèle (audacieux) avec les officiers d’antan qui n’auraient jamais procédé de la sorte, Le Courrier français dit que cette « grillade »  avait été « commise de sang-froid, et sans nécessité », etc. Christian Pitois, qui avait été peu de temps auparavant secrétaire particulier de Bugeaud, se brouilla avec lui et publia un ouvrage décrivant entre autres le drame, avec une gravure due à l’illustrateur renommé Tony Joannot (1803-1852). Plus tard, Victor Hugo, pour illustrer la « férocité » de l’armée française en Algérie, donna comme exemple « Colonel Pélissier, les Arabes fumés vifs » (15 octobre 1852). Outre Pélissier, la principale cible de la protestation fut, logiquement, Bugeaud. Le Charivari, journal satirique d’opposition, s’en prit à « M. Bugeaud, l’ordonnateur des brûleries du Dahra » (27 juillet), responsable de « cet horrible événement du Dahra, qui est comme la rue Transnonain de l’Afrique » (28 juillet). 

Zaatcha ou la destruction totale d’une ville fortifiée, juillet-novembre 1849

La reddition quasi simultanée d’Abd el-Kader (décembre 1847) et d’Ahmed bey (janvier 1848) put faire croire un instant aux Français que c’en était fini des combats en Algérie. Il n’en fut rien. Dans le Sud-Constantinois, près de Biskra, Ahmed Bû Zyân, dit le cheikh Bouziane, prêcha la révolte, commença à lever des troupes et fut bientôt appelé le Mahdi* (réputé de la famille du Prophète). L’armée française, envoyée en hâte, Bouziane se réfugia dans l’oasis de Zaatcha. Le terme oasis peut d’ailleurs être trompeur ; il ne s’agissait nullement de quelques palmiers répartis autour d’un point d’eau, mais d’une véritable ville fortifiée de 12 kilomètres de périmètre, à l’abri d’une muraille et d’un fossé empli d’eau de 6 à 8 mètres de large. Les premières troupes envoyées en juillet 1849 contre les insurgés, le 2e régiment de la Légion, commandées par le colonel Carbuccia (1808-1854), pensaient pouvoir enlever la place en quelques jours. Elles furent accueillies par une pluie de balles et durent reculer, après avoir subi de fortes pertes. Il semble que, trompé lui-même par ce mot de « oasis », le colonel ignorait qu’il y avait des fortifications. L’état-major prit alors – enfin – la mesure de la résistance et envoya une nouvelle colonne de 3 300 hommes, commandée par le général Herbillon, commandant de la province de Constantine, ensuite rejointe par deux autres colonnes, commandées par les colonels de Barral et Canrobert, en tout 4 500 combattants. Herbillon arriva à Zaatcha le 7 octobre « avec la persuasion que les habitants ne résisteraient pas à nos armes (fut) frappé de les voir tenaces et persévérants dans la défense et audacieux dans leurs attaques », selon ses propres termes.

Un épisode tragi-comique déstabilisa un temps la garnison, puis alimenta quelques quolibets en métropole. Une personnalité, Pierre-Napoléon Bonaparte (1815-1881), fils de Lucien et donc neveu de l’empereur déchu, se joignit au campement mais, peut-être surpris par l’âpreté du combat, n’y resta pas et repartit pour la France sans même passer par Alger (ce fut ce même Bonaparte qui, en janvier 1870, assassina le journaliste Victor Noir).

Le siège commença. Un premier assaut eut lieu le 20 du même mois, mais il échoua.

À ce moment, un autre acteur, non invité, compliqua considérablement la situation : le choléra, apporté par la colonne Canrobert. Certains soldats moururent avant même d’atteindre le lieu du combat… et les autres contaminèrent leurs camarades déjà sur place. « À chaque instant on entendait les plaintes des malheureux soldats que venait frapper le fléau. Leurs cris mêlés au bruit continuel des coups de feu, au mugissement sourd des palmiers toujours agités par les vents, jetait dans tous les cœurs la plus profonde tristesse. » 

Les officiers préparèrent malgré tout l’assaut final. L’une des pratiques fut l’abattage de 10 000 palmiers, afin de dégager le terrain. La puissance de feu des assaillants était impressionnante. Mais en face, il y avait également des centaines de combattants, armés (dont certains fusils pris aux Français lors des assauts précédents), ayant l’énergie du désespoir, retranchés dans des lieux qu’ils connaissaient parfaitement. 

L’assaut commença le 26 novembre à huit heures. On imagine l’état d’esprit des troupes : quatre mois de siège impuissant, à coucher par terre dans des conditions pénibles, des camarades tombant autour d’eux à chaque tentative d’approche, des informations sur le sort des quelques Français prisonniers ou des blessés abandonnés lors des assauts précédents (tortures, décapitations, émasculations). Et, danger permanent, les ravages du choléra. L’heure de la vengeance avait sonné. Ce fut un « carnage », comme le décrivit un très jeune officier, Charles Bourseul (1829-1912) : 

« Les rues, les places, les maisons, les terrasses sont partout envahies. Des feux de peloton couchent sur le sol tous les groupes d’Arabes que l’on rencontre. Tout ce qui reste debout dans ces groupes, tombe immédiatement sous la baïonnette. Ce qui n’est pas atteint par le feu, périt par le fer. »

Pourtant, le courage face à la mort des habitants, combattants et civils confondus, impressionna les Français. Ce même officier alla même jusqu’à une forme de respect pour les défenseurs : 

« Pas un seul des défenseurs de Zaatcha ne cherche son salut dans la fuite, pas un seul n’implore la pitié du vainqueur, tous succombent les armes à la main, en vendant chèrement leur vie, et leurs bras ne cessent de combattre que lorsque la mort les a rendus immobiles. Ceux qui sont embusqués dans les maisons crénelées font sur nous un feu meurtrier, qui ne s’éteint pas même lorsque ces maisons sautent par la mine ou s’écroulent par le boulet. Ensevelis sous leurs ruines, les Arabes tirent encore, et leurs longs canons de fusil, passant à travers les décombres, semblent adresser aux vainqueurs une dernière vengeance et un dernier défi. »

Le cœur de la résistance, la maison de Bouziane, fut l’objet d’une canonnade intense. Lorsqu’elle s’effondra, les rescapés firent sur les assaillants « une décharge, la dernière ! Puis, abordés à la baïonnette, ils tomb[èr]ent les armes à la main, frappés par devant comme s’honoraient de l’être les guerriers de l’antiquité ». Cependant, Bouziane et l’un de ses fils, 15 ans, qui avait combattu, ainsi que Si Moussa, considéré comme le marabout, furent pris vivants. Le général Herbillon ordonna leur exécution. L’adolescent ne fut pas épargné. Ils furent tous trois passés par les armes « avec une cinquantaine d’autres Arabes ». L’ouvrage d’Herbillon, plus tard, évita d’évoquer cette répression contre des combattants vaincus et désarmés. Il expédia le fait d’une seule phrase : « Le chef des rebelles est passé par les armes », concédant quelques lignes plus loin que son fils avait été tué également, avec comme épitaphe : « Le louveteau ne deviendra pas loup. » 

Que faire des cadavres des trois principales victimes ? Ils furent comme de coutûme décapités. Leurs têtes furent placées au bout de trois piques, puis déposées et restèrent sur place durant 48 heures, enfin furent transférées et exposées sur le marché de Biskra, on imagine dans quel état, afin une fois de plus d’impressionner les populations locales. Les crânes ont été ensuite envoyés en France, où ils furent entreposés, avec d’autres, dans les sous-sols du musée de l’Homme. 

Pourtant, ce n’était pas encore totalement terminé. Des tireurs isolés poursuivirent ce combat désespéré jusqu’à trois heures de l’après-midi : le combat dura donc sept heures. Ce qui eut le don d’exaspérer plus encore les soldats français. Un massacre ininterrompu (re)commença. La mère, la femme, la fille et le fils cadet de Bouziane furent exécutés dans la maison familiale. La population fut passée au fil de l’épée – ou, le plus souvent, de la baïonnette. Le général Herbillon se crut obligé de fournir cette précision : « Un aveugle et quelques femmes furent seuls épargnés ». Charles Bocher évalua à « à peine une vingtaine » de femmes épargnées, « la plupart blessées portant leurs enfants au sein ». La destruction de la ville fut totale, méthodique. Les maisons qui restaient encore debout furent minées, De même pour les deux mosquées de la ville, pour « prouver aux Arabes que leur Dieu qu’ils invoquaient contre nous ne pouvait désormais les protéger dans leur révolte ». La végétation restante fut rasée. 

Les pertes totales de la population algérienne sont difficilement chiffrables. Les témoignages cités supra amènent à penser qu’il put y avoir 2 000 victimes.  Le 7 décembre, le général d’Hautpoul (1754-1807), ministre de la Guerre, annonça la nouvelle aux députés : « Les 800 hommes qui étaient dans la place se sont fait tuer jusqu’au dernier ». Oui, « 800 hommes », mais il n’eut pas un mot sur les femmes, enfants et vieillards également morts. Les pertes françaises furent minimisées par le même ministre : 40 morts et 150 blessés. En réalité, elles furent plus importantes que dans la plupart des assauts de cette période : 570 morts (dont 250 du choléra) et 680 blessés, probablement les plus importantes depuis l’échec du premier assaut sur Constantine en 1836 et de Sidi-Brahim en 1845. 

Lorsque les circonstances du drame furent connues en France, la réaction fut classique : la plus grande partie du monde politique et de la presse salua ce « glorieux fait d’armes ». Les morts des assiégés furent attribuées à leur fanatisme, thème classique. « Les défenseurs de Zaatcha s’étaient recrutés parmi les hommes les plus fanatiques », affirma Le Moniteur algérien, apportant une preuve irréfutable : « On croit même qu’il y avait quelques gens de La Mecque ». Mais, sous les phrases ronflantes et triomphatrices, l’inquiétude perçait : « Il est permis de croire que l’Algérie pourra se reposer quelque temps sur ce succès » affirma le très officiel Moniteur algérien (20 décembre 1849). Il y avait dans ce « quelque temps » autant de réalisme que d’appréhension.   

Le drame de Zaatcha est totalement oublié en France. Par contre, si la mémoire algérienne ne bénéficia pas de l’arme de l’écriture, elle garda une place de choix pour les martyrs, en particulier pour Bouziane et son fils.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 01/03/2025 https://histoirecoloniale.net/y-eut-il-des-oradour-algeriens-durant-la-conquete-quelques-faits-incontournables/

Crise entre Alger et Paris : Ceux qui refusent l’escalade – Amel Blidi

Tensions diplomatiques, surenchère verbale, déclarations enflammées… Depuis quelques mois, le feuilleton orageux entre Paris et Alger s’intensifie, atteignant un niveau de crispation inédit.

Mais au milieu du vacarme politique, quelques voix s’élèvent encore pour appeler à la raison. Parmi elles, l’historien Benjamin Stora, le diplomate Gérard Araud ou encore le député Éric Coquerel, qui plaident pour une sortie de crise.

Benjamin Stora ne cache pas son inquiétude. Il assure n’avoir « jamais connu de crise aussi grave entre les deux pays ». Benjamin Stora a appelé, mercredi 26 février sur Franceinfo, Emmanuel Macron à « parler et à trouver les mots justes » pour tenter de régler la crise entre Alger et Paris.

« Nous ne pouvons pas rester dans l’attentisme et le silence, dit-il. Il faut avancer, trouver les mots justes, puisqu’il va de l’avenir des deux générations de ces deux pays.»

Benjamin Stora a déploré « des prises de position politiques qui ont mis le feu aux poudres et qui sont venues percuter ce travail mémoriel, en particulier la question du Sahara occidental ».

Mais au-delà du clash diplomatique, cette escalade révèle aussi une crise politique de part et d’autre de la Méditerranée. À Paris, Emmanuel Macron, fragilisé par la dissolution de l’Assemblée nationale, s’est appuyé sur la droite et l’extrême droite, traditionnellement plus proches de Rabat et souvent hostiles à Alger. Les premières victimes de cette tempête diplomatique ? Les Franco-Algériens, selon Benjamin Stora. « Ils sont très inquiets, car beaucoup ont de la famille des deux côtés de la Méditerranée et ont le sentiment d’être pris en otage.»

Il apporte quelques mises au point au sujet de la libre circulation : « On parle beaucoup de l’accord de 1968, mais aujourd’hui, le véritable problème pour un Algérien, c’est d’obtenir un visa, pas cet accord. » Concernant cet accord de 1968, qui revient tel un leitmotiv depuis quelques mois en France, Benjamin Stora estime que le texte « était un accord de restriction ».

Et d’expliquer : « En 1962, dans les Accords d’Evian, il y avait cette libre circulation entre l’Algérie et la France. Du coup, on l’a restreint avec l’accord de 68 et on a donné une compensation aux travailleurs algériens avec le type de résidence, de logements, etc.». Benjamin Stora estime que le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pourrait rebattre les cartes.

Un rapprochement stratégique entre Alger et Washington, notamment sur le plan militaire, permettrait à l’Algérie, selon ses mots, de rompre son isolement et désamorcer sa dépendance historique à la Russie.

Autre voix discordante : celle de Gérard Araud. L’ancien ambassadeur de France aux États-Unis met en garde contre une impasse diplomatique qui se profile dangereusement.

Compromis impossible

Sur le réseau social X, le diplomate sonne l’alerte : « Tôt ou tard, nous conclurons que la politique suivie vis-à-vis de l’Algérie nous mène dans une impasse. On fera appel aux diplomates pour réparer le gâchis. Un peu de réalisme, s’il vous plaît…»

Loin des postures belliqueuses, Araud rappelle que la diplomatie n’est pas un jeu de rapports de force criés sur tous les toits. « Un rapport de force, ça s’établit en silence. Rien de pire que la publicité qui nourrit la rhétorique de l’humiliation, rendant tout compromis impossible », dit-il dans un tacle direct aux fanfaronnades du ministre français de l’Intérieur, Bruno Retailleau. « Qu’il se taise ! » s’indigne Araud. « Je sais qu’il satisfait ainsi une partie de son électorat, mais qu’il pense à l’intérêt national. Ce n’est pas ainsi qu’on fait de la politique étrangère.»

De Villepin, ancien ministre des Affaires étrangères, abonde : Retailleau commet un « malentendu », croyant pouvoir régler par la confrontation ce qui relève de la diplomatie. Une diplomatie qui, en temps normal, relève de l’Élysée et du Quai d’Orsay. Ségolène Royal, elle aussi, fustige Retailleau et sa « diplomatie parallèle » qui n’a pour effet que de crisper davantage les relations.

C’est aussi l’avis des députés de gauche, à l’instar d’Eric Coquerel, député insoumis et président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, qui n’a pas manqué, dans une interview télévisée, de décocher quelques flèches bien senties : « Ce que fait la France avec l’Algérie est une faute historique.»

Il estime que la diplomatie française a franchi la ligne rouge avec la reconnaissance par Paris de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. « La France ouvre des plaies et joue les néocoloniaux.

Pour l’Algérie, c’est une provocation inacceptable », assène-t-il. L’Insoumis ne mâche pas ses mots : « Retailleau ignore que la colonisation française de l’Algérie est finie. Les relations avec l’Algérie ne sont pas gérées par le ministre de l’Intérieur ».

Et de soupirer : « Que monsieur Retailleau se calme ! Il faut arrêter avec cette confrontation absurde, la France a plus besoin de l’Algérie que l’inverse, notamment pour le gaz.»

Le député LFI ne s’arrête pas là. Il voit dans la posture du ministre une obsession postcoloniale doublée d’un « fond raciste », et promet qu’en cas d’arrivée de son parti au pouvoir, « la première visite officielle se fera en Algérie, pour établir des relations d’égal à égal ». Manière de dire qu’il est grand temps d’en finir avec les relents de paternalisme.

« Ce n’est pas sain, ce n’est pas bon, et ce n’est pas comme ça que l’on règle les problèmes », conclut-il, balayant d’un revers de main le mélange des genres entre immigration, diplomatie et batailles idéologiques.

Source : El Watan – 01/03/2025 https://elwatan-dz.com/crise-entre-alger-et-paris-ceux-qui-refusent-lescalade

Les martyrs du métro Charonne – Fabrice Drouelle et Alain Ruscio

France Inter : Affaires Sensibles, 27/02/2025

Ecouter (48mn) : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/affaires-sensibles-du-jeudi-27-fevrier-2025-9803306

De nos jours, la date du 17 octobre 1961 est bien connue : c’est le massacre des Algériens à Paris, plus de 200 morts, des corps jetés dans la Seine par dizaines. Mais qui se souvient d’un autre massacre, lui aussi commis en plein Paris, quatre mois plus tard ? Le 8 février 1962, des partis et des syndicats appellent à manifester contre l’OAS. L’organisation terroriste multiplie les attentats, à Alger comme à Paris. La veille, c’est une fillette de 4 ans qui a perdu un œil dans l’explosion d’une bombe. C’en est trop pour la gauche, et notamment pour les communistes. Il faut réagir ! Un rassemblement est prévu à la Bastille en fin de journée.

Mais le pouvoir gaulliste ne l’entend pas de cette oreille. Le préfet de Paris, un certain Maurice Papon, non plus. La répression est d’une violence inouïe. C’est un matraquage en règle, notamment à l’entrée du métro Charonne, où les gens, poussés par des policiers enragés, s’entassent et se piétinent. Au total, neuf manifestants sont tués.

La France est en émoi. Ces neuf-là seront des martyrs. Mais le gouvernement fait tout pour étouffer l’affaire. Des preuves sont effacées. La justice est neutralisée. Et pendant des années, une chape de plomb s’impose sur cet énième crime d’État.

Un récit documentaire de Rémi Carayol

Invité : Alain Ruscio, Historien, spécialiste de l’histoire de la colonisation française. Son dernier livre est paru en 2024 aux éditions La Découverte : La Première Guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance. 1830-1852 ; et en 2019, chez le même éditeur : Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962

Sources Documentaires 

Livres 

Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Folio Histoire, Gallimard, 2006.

Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Dictionnaire de la guerre d’Algérie, chez Bouquins, 2023

Roger Faligot, Jean Guisnel (dir.), Histoire secrète de la Ve République, La Découverte, 2006

Articles 

« Il y a trente ans, mourir à Charonne »Le Monde, 9 février 1992 (article non signé)

Jean-Paul Brunet, « 8 février 1962 : révélations sur le drame de Charonne », L’Histoire, mars 2002

Agnès Noël, « Charonne, le massacre des militants », Témoignage chrétien, 2 février 2012

Vladimir Gouyat, « Une manifestation pacifiste réprimée dans le sang », L’Humanité, 8 février 2022

Archives sonores 

Cinq Colonnes à la une (rushes), RTF, 03/11/1961

Inter actualités de 19H15, RTF, 19/12/1961

Journal Les Actualités Françaises, 07/02/1962

Inter actualités de 19H15, RTF, 09/02/1962

JT 20H, RTF, 09/02/1962

Journal Les Actualités Françaises, 14/02/1962

« C’était hier », RTF, 08/11/1973

« Charonne 62 : Neuf morts sur ordonnance », Laser, FR3, 08/02/1982

Inter actualités de 19H00, France Inter, 08/02/1982

« Ce jour-là n°15 : le 8 février 1962 », France 3, 20/01/2007

« 17 octobre 61, il y aura-t-il reconnaissance d’un crime d’État en plein Paris ? », Grande reportage, RFI, 14/10/2021

France-Algérie : Bayrou brandit la menace diplomatique – Ilyes Ramdani

Le premier ministre annonce que la France va « réexaminer tous les accords » avec l’Algérie, menaçant de les remettre en cause d’ici six semaines. Une stratégie du bras de fer que réclamait Bruno Retailleau, mais que redoutaient les diplomates. Emmanuel Macron, lui, est toujours mutique.

On savait François Bayrou passionné d’équitation ; on le découvre désormais amateur d’escalade (verbale). Le premier ministre a tenté, mercredi 26 février, d’élever le ton face à l’Algérie, accusée de « ne pas respecter » ses engagements internationaux et de placer la relation bilatérale dans une « situation inacceptable » et « qui ne peut plus perdurer »« Un peuple a le droit d’exiger que la loi soit respectée », a tonné le chef du gouvernement, au terme d’un comité interministériel de contrôle de l’immigration largement consacré aux relations franco-algériennes.

Prévue depuis trois semaines, la réactivation de cette instance créée en 2005 prenait une importance particulière à l’aune des tensions diplomatiques entre Paris et Alger. Celles-ci ont repris en intensité après l’attentat de Mulhouse (Haut-Rhin), le 22 février, la France accusant l’Algérie d’avoir refusé à quatorze reprises l’expulsion de l’individu interpellé, malgré l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) qu’elle avait délivrée.

Au sein de l’exécutif, la tenue d’une telle réunion devenait indispensable, alors que des divergences croissantes se faisaient entendre entre Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur, partisan de « sanctions » fermes à l’égard d’Alger, et Jean-Noël Barrot, en charge des affaires étrangères, qui poussait pour l’option diplomatique et pour une reprise à bas bruit des échanges avec l’Algérie.

C’est un troisième acteur qui a fini par faire pencher la balance et l’arbitrage du premier ministre : le lobbying sonore de la droite et de l’extrême droite en faveur d’un bras de fer et de mesures de rétorsion. Quelques heures avant la réunion à Matignon, les médias du groupe Bolloré (CNews, Europe 1 et Le Journal du dimanche) publiaient de façon simultanée les résultats d’un sondage qui, affirmaient-ils, montraient le soutien massif de l’opinion à l’idée d’une suspension totale des visas pour les ressortissant·es algérien·nes.

« La crise a pris des proportions inédites pour des raisons de politique intérieure, note Adlène Mohammedi, chercheur en géopolitique et enseignant à l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, spécialiste des relations internationales dans le monde arabe. La classe politique française utilise des mots qu’on n’avait pas l’habitude d’entendre dans l’histoire récente des deux pays. C’est comme si on offrait les Algériens sur un plateau aux électeurs de droite et d’extrême droite. »

Les accords de 1968, dont la dénonciation est devenue un totem du bloc central et de l’extrême droite, ont sans surprise occupé une place prépondérante dans l’intervention de François Bayrou. Jugeant que l’Algérie ne les respectait plus, le chef du gouvernement a estimé que ces textes donnaient « des avantages considérables aux ressortissants algériens » – Alger considère à l’inverse, comme plusieurs sources diplomatiques françaises interrogées par Mediapart, que cet accord est une « coquille vide ».

Les mots forts… puis les actes ?

« Ce n’est plus le sujet, sinon le président aurait utilisé cet outil depuis longtemps », faisait valoir un proche d’Emmanuel Macron récemment. Pourtant partisan de la fermeté avec Alger, Gérald Darmanin, le garde des Sceaux, avait critiqué la focalisation sur l’accord de 1968, le 13 janvier sur LCI. « Il est devenu un peu obsolète, mais ça n’est pas le nœud principal du problème, c’est une guerre déjà passée », jugeait alors l’ancien ministre de l’intérieur.

Tiraillé entre les deux approches qui se sont fait jour autour de la table, le président du MoDem a décidé de trancher « pile au milieu », comme aurait dit sa marionnette des « Guignols de l’info » au début du siècle : la méthode forte… mais pas maintenant. En la matière, Bayrou a fait du Bayrou, décidant de lancer un « audit interministériel de la politique de délivrance des visas » et ouvrant un délai entre « un mois » et « six semaines » pour réexaminer les accords franco-algériens.

Au terme de ce délai, si la situation ne s’améliore pas, le gouvernement français considérera que « les termes consentis seront remis en cause et, au bout du chemin, ce sont les accords qui seront remis en cause ». Au-delà des modalités pratiques d’un tel réexamen, le premier ministre s’est voulu offensif dans les mots choisis à l’égard de l’Algérie, parlant à plusieurs reprises des « avantages préférentiels » sans « équivalent » dont disposeraient ses ressortissant·es, menaçant même de s’attaquer aux passeports diplomatiques.

Au sujet de Boualem Sansal, incarcéré en Algérie depuis la mi-novembre 2024, le chef du gouvernement est allé beaucoup plus loin que ce qu’avait exprimé jusque-là la diplomatie française. Dénonçant un manque de « respect » à l’égard de l’écrivain, François Bayrou a évoqué « les pressions » qu’il aurait subies « pour changer son avocat, pour des raisons qui tiennent à l’origine de cet avocat » – des accusations en antisémitisme démenties par le bâtonnier d’Alger, désormais reprises à leur compte par les autorités françaises.

Jean-Noël Barrot a aussi révélé mardi que des « mesures de restriction de circulation et d’accès au territoire national pour certains dignitaires algériens » avaient été prises, ajoutant mercredi qu’elles dataient d’« il y a quelques semaines », donc avant l’attentat. Elles concernent « quelques centaines de personnes », a précisé François Bayrou.

Ces mesures ont suscité la « surprise » et « l’étonnement » d’Alger. Dans un communiqué, le ministre algérien des affaires étrangères a affirmé qu’il n’a « aucunement été informé » de cette décision, estimant qu’elle « s’inscrit dans la longue liste des provocations, des intimidations et des menaces dirigées contre l’Algérie ».

Le silence de Macron

Au sein des cercles de pouvoir français, plusieurs de nos interlocuteurs s’inquiétaient déjà des conséquences qu’aurait un tel raidissement sur la coopération sécuritaire et économique entre les deux pays. La première est prisée par le ministère des armées, avec qui Alger continue d’échanger dans la lutte contre le terrorisme.

La précédente période de tensions entre les deux capitales avait déjà débouché, en 2021, sur une restriction drastique des visas pour tordre le bras à l’Algérie – et à ses voisins maghrébins – sur le terrain des réadmissions. En vain, le gouvernement renonçant finalement à sa mesure pour privilégier des négociations diplomatiques. « Gérald Darmanin avait aussi débuté son ministère en cherchant à nous forcer la main puis il est venu à Alger et, in fine, nous avons trouvé le bon modus operandi », commentait Abdelmadjid Tebboune, le président algérien, dans L’Opinion début février.

Dans cet entretien, le successeur d’Abdelaziz Bouteflika ouvrait la porte à une reprise des discussions avec l’ancienne puissance coloniale. « Nous sommes conciliants, nous allons doucement, nous sommes prêts à dialoguer mais le recours à la force est un non-sens absolu », prévenait-il. Avant d’exhorter Emmanuel Macron à s’impliquer lui-même dans la crise : « Je suis d’accord [sur le fait que les deux pays doivent se reparler rapidement – ndlr]. Encore faut-il que le président français, les intellectuels, les partisans de la relation puissent faire entendre leurs voix. »

À Paris aussi, des conseillers et des diplomates pressent le président de la République de mettre les mains dans le cambouis algérien pour dénouer la crise. Mais étonnamment, le principal intéressé brille par sa discrétion dans le dossier. Une inertie d’autant plus difficile à comprendre que le levier diplomatique est le dernier qui reste au chef de l’État. N’est-ce pas lui qui réaffirmait récemment, face à un Michel Barnier désireux de s’y immiscer, que les affaires étrangères relevaient de son « domaine réservé » ?

 « La politique intérieure française, ce n’est pas CNews ou un ministre qui doit la faire, lance le sénateur socialiste Rachid Temal, président du groupe d’amitié France-Algérie au Palais du Luxembourg. J’en appelle au président de la République pour qu’il fasse revenir tout le monde à la raison. Il doit prendre la parole, remettre la relation bilatérale dans le sillage des accords d’Alger. »

Après avoir laissé entendre que des décisions seraient prises au plus haut niveau fin janvier, l’Élysée ne dit plus rien. Accaparée par le dossier ukrainien, la cellule diplomatique du Palais vit aussi au rythme des péripéties internes et des départs. Après avoir claqué la porte, le sherpa présidentiel Emmanuel Bonne va finalement rester, contrairement à la conseillère chargée de la communication internationale, Anastasia Colosimo, qui devrait faire ses cartons dans les prochaines semaines.

Fidèle à sa méthode, largement éprouvée sur les sujets de politique intérieure, François Bayrou a tenté mercredi de gagner du temps tout en contentant l’air du temps réactionnaire. Il pourrait perdre sur les deux tableaux, décevant la droite et l’extrême droite en ne cédant pas aux revendications les plus belliqueuses de Bruno Retailleau et échouant à rétablir des relations diplomatiques normales entre la France et l’Algérie.

Source : Mediapart – 26/02/2025 https://www.mediapart.fr/journal/politique/260225/france-algerie-bayrou-brandit-la-menace-diplomatique

L’étonnante postérité de la doctrine française de contre-insurrection

Entretien · L’historien états-unien Terrence Peterson raconte dans un livre, sur la base de nombreuses archives, la « pacification » conduite par l’armée française en Algérie pour tenter d’effacer le désastre indochinois de Diên Biên Phu en 1954. Une méthode qui inspirera durablement d’autres armées, dont le Portugal et les États-Unis.

Dans Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency, Terrence Peterson livre une foule de détails puisés dans les archives militaires de la guerre d’indépendance à l’appui de son récit des stratégies mises en œuvre, sans succès, par l’armée française pour tenter de rallier la population algérienne. Il analyse également l’étonnante postérité de la doctrine militaire française de contre-insurrection élaborée à cette époque, qui a été ressuscitée en 2007 par le général américain David Petraeus en Irak.

Victoria Brittain : Quelle a été l’étincelle à l’origine de vos travaux sur cette guerre coloniale française et sur le concept de pacification à travers le remodelage de la société civile ?

Terrence Peterson : La personne qui a éveillé mon intérêt pour la guerre d’Algérie est Frantz Fanon. J’ai commencé mes études supérieures avec la France de Vichy et la complexité des lois antijuives appliquées en Afrique du Nord. Et j’ai fini par lire L’An V de la révolution algérienne (1959), dans lequel Fanon raconte comment les femmes algériennes du Front de libération nationale (FLN) choisissaient de porter le voile ou non à différents moments, pour détourner les soupçons et déjouer les mesures de sécurité françaises. J’ai été séduit.

J’ai fait des recherches exploratoires dans les archives et découvert que l’armée française avait lancé toutes sortes de programmes sociaux destinés aux femmes algériennes pendant les huit années de guerre. J’ai aussi découvert d’autres programmes destinés aux jeunes, aux ruraux, aux anciens combattants, etc. Cela m’a conduit à me poser ces questions : comment ces programmes s’articulaient-ils entre eux ? Quelle était leur finalité ? Comment concilier le travail social armé, se présentant comme humanitaire, avec les violences notoires qui ont été la réponse militaire au mouvement de libération nationale algérien ? Je l’ai rapidement constaté, les officiers français eux-mêmes n’étaient pas tout à fait sûrs. Ils expérimentaient toutes sortes d’idées sur le terrain. Ce livre est né de mes efforts pour comprendre ce qu’était le concept de « pacification », comment il était né puis avait évolué au cours de la guerre. Quand on évoque la guerre d’Algérie, on pense d’abord aux formes de violence les plus criantes, comme la torture. Mais les archives révèlent que la réponse française au mouvement de libération de l’Algérie a été beaucoup plus large.

Victoria Brittain : Dans l’énorme quantité d’archives des gouvernements français et algérien que vous mentionnez, y a-t-il des filons particulièrement riches qui vous ont permis de pénétrer au plus profond de la mentalité coloniale française ? Vous êtes-vous particulièrement intéressé à certains personnages ?

Terence Peterson  : Le sens de l’historicité qu’ont ressenti les fonctionnaires et officiers coloniaux français est particulièrement frappant dans les archives : ils semblaient comprendre que le FLN et la spirale de la guerre de libération nationale qu’il avait initiée constituaient un phénomène sans précédent, bien avant que l’indépendance de l’Algérie ne devienne une évidence. Leur réaction a été d’essayer de comprendre ce qui était si nouveau, afin de pouvoir maîtriser les forces du changement. Le gouvernement colonial et l’armée française ont tous deux lancé toutes sortes de nouvelles institutions expérimentales pour s’attaquer à la « question algérienne » – c’est-à-dire la raison pour laquelle le FLN réussissait aussi bien à emporter l’adhésion en Algérie et à l’étranger –, et les archives témoignent de beaucoup de débats perspicaces, de réflexions, d’échecs et de projets ratés qui nous aident à comprendre l’état d’esprit colonial et son évolution au fur et à mesure que la décolonisation progressait.

Ces institutions regorgeaient également de personnages étranges et hauts en couleur, en particulier au sein du bureau d’action psychologique de l’armée, qui devint l’épicentre de cet effort au milieu de la guerre. L’un d’entre eux, Jean Servier, était un ethnographe mais aussi un simple escroc qui espérait tirer parti de sa connaissance de l’Algérie rurale pour se faire une place dans les cercles politiques. Il y avait aussi le colonel Michel Goussault, un anticommuniste ardent qui avait mené des opérations de propagande lors de l’invasion de Suez par la France en 1956 et qui est ensuite devenu le chef du bureau d’action psychologique à Alger. Ces personnages m’ont vraiment intrigué, non seulement parce que leurs ambitions ont laissé des traces écrites très riches dans les archives, mais aussi parce que leur tempérament les ont conduits à s’opposer fortement, ce qui me permettait de confronter leurs écrits de façon très productive.

« Les défaites ont discrédité la doctrine française »

Victoria Brittain : Vous décrivez des divisions profondes au sein de l’armée et l’impact persistant de la défaite française de Diên Biên Phu… De quoi s’agit-il ?

Terrence Peterson : Les récits populaires sur la guerre d’Algérie parlent souvent de l’armée française en termes monolithiques mais, en fait, lorsque le FLN a lancé sa lutte de libération nationale, en 1954, l’establishment militaire français était déjà en crise. Les défaites subies sur le sol français en 1940, puis à Diên Biên Phu en 1954, avaient discrédité les doctrines militaires françaises dominantes. Les officiers en milieu de carrière, comme les capitaines et les colonels, étaient convaincus que leurs chefs militaires étaient voués à mener des guerres dépassées. Ce sentiment de crise a finalement contribué aux coups d’État militaires de 1958 et 1961, mais, tout au long de la guerre, il a également conduit à la recherche de nouvelles techniques et de nouveaux cadres stratégiques.

Souvent, les officiers à l’avant-garde de cet effort pour élaborer de nouvelles doctrines militaires étaient précisément ces officiers de niveau intermédiaire : des soldats de carrière qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’insurrection malgache en 1947, en Indochine ou dans d’autres zones de guerres coloniales après 1945, avant d’arriver en Algérie.

En pleine guerre d’Algérie, ce débat a éclaté pendant les premières années du conflit, alors que l’armée française peinait à progresser face au FLN. À cela se sont ajoutés d’autres chocs culturels entre les officiers indigènes ou des affaires algériennes, qui incarnaient les traditions et la culture de l’Armée d’Afrique, et les forces de frappe composées en grande partie de vétérans de l’Indochine. Autant dire que l’ambiance au sein de l’armée était tumultueuse et souvent conflictuelle.

Victoria Brittain : Chez les militaires, l’idée que le communisme mondial était l’étincelle qui allumait le nationalisme anticolonial en Afrique, comme cela avait été le cas, pensaient-ils, en Indochine, était répandue. Pourquoi ?

Terrence Peterson  : En 1956, un fort consensus émerge de tous ces débats sur la doctrine et la stratégie. Les partisans de ce courant de pensée, souvent appelé « doctrine de la guerre révolutionnaire », soutenaient que les guerres de décolonisation en Indochine et en Algérie n’étaient pas seulement semblables en apparence, mais qu’elles étaient littéralement liées, comme deux fronts d’un vaste assaut mondial contre l’Occident mené par des communistes qui maîtrisaient les techniques de la guerre idéologique et psychologique.

L’idée qu’une conspiration communiste puisse se cacher derrière tous les soulèvements anticoloniaux n’était pas nouvelle : elle plongeait ses racines dans les années 1920. Mais elle a redoublé de puissance au milieu des années 1950, car les stratèges français voyaient bien que la position hégémonique de la France était mise à mal par le bloc sino-soviétique d’une part, et par le nouveau statut de superpuissance mondiale de l’Amérique d’autre part. Des théoriciens de la guerre révolutionnaire, comme le colonel Charles Lacheroy et le capitaine Jacques Hogard, ont interprété les mouvements de libération anticoloniaux comme une émanation de cet ordre géopolitique en mutation rapide, plutôt que de considérer la volonté des peuples colonisés eux-mêmes.

Ils voyaient comme apocalyptique la possibilité de l’effondrement de l’empire français : cela signifiait non seulement la fin de la puissance mondiale de la France, mais peut-être même la fin de la France, qui risquait d’être engloutie par l’une des superpuissances montantes. Leur diagnostic était erroné à bien des égards, mais il était important, parce qu’il faisait de l’Algérie un problème existentiel : la France devait soit forger un nouvel ordre capable de résister aux pressions d’un ordre mondial en mutation, soit disparaître.

« Le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement »

Victoria Brittain : Comment expliquer l’influence exercée sur l’armée par Jean Servier, jeune ethnographe quasi inconnu ? Son ambitieux article sur la fondation d’« un État colonial revigoré » grâce à de « nouvelles élites politiques » aurait pu facilement passer inaperçu…

Terrence Peterson : Jean Servier est un personnage étrange, surtout parce qu’il n’est pas particulièrement créatif ou talentueux et qu’il a pourtant exercé une forte influence sur la stratégie française. Au premier jour de la guerre, le 1er novembre 1954, il a brièvement attiré l’attention des médias en venant au secours de civils, dans la ville d’Arris, contre les attaques du FLN. Ethnographe de formation, il était spécialiste des langues berbères. Mais son implication auprès du commandement militaire français est obscure. Il a fait toutes sortes de petits boulots pour l’administration coloniale et il est même apparu dans le cadre d’une calamiteuse opération d’armement d’un contre-maquis pro-français en Kabylie en 1956. L’historien Neil MacMaster a démontré de manière assez convaincante sa collusion avec le colonel Goussault (le chef de la guerre psychologique) dans la conception du plan de l’opération Pilote1 et dans son déploiement en dépit d’administrateurs coloniaux réticents.

Tout cela est probablement vrai. Mais je pense aussi que Servier n’était qu’un bon arnaqueur : il a rencontré Goussault à Paris lors d’une session de formation sur la guerre révolutionnaire et il a joué divers rôles dans l’administration. En d’autres termes, il se déplaçait beaucoup et savait ce que voulaient les commandants militaires et les fonctionnaires coloniaux. Et ce qu’ils voulaient, début 1957, c’était un moyen de mobiliser les Algériens eux-mêmes dans un effort de reconstruction de l’ordre colonial. Il ne s’agissait pas nécessairement d’une alternative à la violence mais d’un complément. Je pense que Servier a joué un rôle aussi important parce que ses propositions étaient parfaitement adaptées aux besoins des administrateurs coloniaux et des commandants militaires. Et, bien sûr, dès qu’il n’a plus été indispensable, ils l’ont exclu.

Victoria Brittain : Pouvez-vous expliquer le déroulement des opérations Pilote et Orléansville, leur planification et leur échec ?

Terrence Peterson : L’opération Pilote, opération test lancée au début de l’année 1957, s’inspire largement des actions du FLN. L’idée de base était que l’armée française pouvait créer une organisation politique clandestine, populaire et pro-française, en cooptant les djemâa, les assemblées coutumières qui régissaient la vie rurale algérienne. Il s’agissait de reconstruire l’État colonial à partir de la base. Les principaux agents de cette action telle que Servier et les chefs militaires français l’envisageaient devaient être des agents secrets recrutés localement, formés par le bureau d’action psychologique, puis réintégrés clandestinement dans les campagnes. L’armée a cherché à étendre cette action en ciblant les femmes avec des équipes de protection sociale itinérantes et en recrutant des hommes dans les milices locales d’autodéfense.

Cela ressemblait un peu à la manière dont le FLN et même le Viêt Minh avaient cherché à créer des « contre-États » révolutionnaires en face de l’ordre colonial, et Servier et ses homologues militaires étaient convaincus que ce système leur permettrait de prendre le contrôle de la société rurale algérienne.

Mais l’opération se heurte d’emblée aux réalités de la société rurale, que ni Servier ni les officiers du bureau d’action psychologique ne comprennent vraiment. Ils ont du mal à recruter des agents ; les hommes qu’ils recrutent n’ont pas les compétences nécessaires pour mener à bien leur mission et ils restent, à juste titre, assez méfiants sur les intentions de l’armée. Les djemâas s’appuyaient sur la recherche du consensus et sur des relations inter-familiales anciennes, de sorte que la cooptation envisagée par les officiers n’a jamais été possible. Et, bien sûr, le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement et a commencé à assassiner ou à kidnapper les agents infiltrés. En fin de compte, ce projet de création d’une infrastructure politique à la base ne s’est jamais concrétisé.

« Leurs hypothèses étaient fausses »

Victoria Brittain : Alors pourquoi, en 1957, les généraux Raoul Salan et Jacques Allard ont-ils décidé la poursuite du programme Pilote ? Croyaient-ils que l’échec n’était dû qu’à une mauvaise organisation et que l’Algérie nouvelle était le seul avenir possible ? Pensez-vous que les chefs de l’armée étaient si éloignés des réalités algériennes sur le terrain qu’ils ne comprenaient ni la société, ni le FLN, ni les colons français ?

Terrence Peterson : Je pense qu’il s’agit de tout cela. La conception de l’opération Pilote a démontré à quel point les chefs militaires comprenaient mal la société algérienne, ce qu’on a vu aussi à travers d’autres opérations, comme la maladroite campagne de propagande visant à encourager les pieds-noirs à « se faire un ami musulman », qui n’a suscité que des courriers haineux. Le haut commandement – les généraux Salan et Allard – se trouvait à Alger, loin du terrain, et ne pouvait pas constater l’échec de ses propres yeux. Le ton des rapports avait tendance à devenir plus optimiste au fur et à mesure qu’ils remontaient la chaîne de commandement, et je pense que les chefs militaires avaient un orgueil démesuré, persuadés que leurs méthodes allaient forcément fonctionner avec le temps, précisément parce qu’ils avaient une vision superficielle de la société algérienne et des griefs à l’origine du soutien au FLN.

Pendant des années, l’armée s’est efforcée d’élaborer une doctrine opérationnelle en réponse au FLN, et Salan tenait enfin quelque chose qui correspondait à ses préférences idéologiques. Je pense que l’autre facteur puissant qui a conduit Salan et les autres à ne pas voir les échecs de Pilote, ce sont les querelles intestines. Les officiers de l’armée française se sont montrés tout aussi réticents que les Algériens à adopter les tactiques et les techniques du bureau d’action psychologique, et il était plus facile pour Salan et le reste du haut commandement de les blâmer que d’admettre que leurs hypothèses de base sur la société rurale algérienne étaient fausses.

Victoria Brittain : L’initiative « Engagement »2 auprès des femmes et des jeunes a-t-elle eu plus de succès ?

Terrence Peterson : Si les efforts visant à prendre secrètement le contrôle des assemblées coutumières ont échoué, Pilote et les opérations ultérieures ont semblé prospérer davantage dans leurs tentatives d’implication des femmes et des jeunes. Les fonctionnaires coloniaux français voyaient dans ces deux groupes des leviers potentiels pour transformer la société algérienne selon les principes français, et ils ont donc créé une série de programmes, par exemple des équipes itinérantes de médecins et de travailleurs sociaux ciblant les femmes rurales ou des clubs sportifs pour les enfants et les jeunes adultes. Leur objectif était à peu près le même que celui du réseau d’agents politiques imaginé dans le cadre de l’opération Pilote : collecter du renseignement, diffuser de la propagande et cultiver une élite locale pro-française. La principale différence était que les Algériens interagissaient réellement avec ces programmes et l’armée en a donc fait le cœur de sa stratégie de pacification.

En même temps, il faut être très critique sur l’interprétation de cette apparente adhésion. Pour les officiers français, cette participation était un indicateur de succès. Mais les Algériens, eux, s’engageaient sur une base profondément stratégique et subversive. L’offre de soins médicaux, par exemple, était rare et les femmes semblaient heureuses de se rendre avec leurs enfants auprès des médecins itinérants, sans tenir compte de la propagande qui accompagnait ces visites. Elles renvoyaient aussi à leurs stéréotypes le personnel militaire, prétendant ne rien savoir des mouvements ou de la présence du FLN lorsqu’on les interrogeait, sous prétexte qu’elles étaient des femmes opprimées et cloîtrées (ce qui était rarement le cas). La guerre a été la source de profondes difficultés pour les Algériens : pas seulement les pénuries alimentaires ou l’effondrement des économies locales, mais aussi, pour de très nombreuses communautés rurales, le déplacement forcé dans des camps. Dans cette situation, les Algériens n’avaient pas d’autre option que l’armée pour accéder à de maigres services vitaux.

Sans surprise, les archives rapportent un point de vue presque entièrement français sur la guerre, mais malgré cela, on y décèle une hostilité croissante des Algériens engagés dans ces programmes. Et lorsqu’une vague de protestation populaire a déferlé sur les villes algériennes en décembre 1960, les commandants militaires français ont été choqués de constater que les manifestants étaient issus des groupes démographiques et des communautés qu’ils avaient ciblés pour ces programmes.

« Être harki était un moyen d’accéder à un salaire »

Victoria Brittain : Quelle a été la contribution des 56 000 harkis recrutés et l’impact sur leur société ?

Terrence Peterson : C’est une grande question, et des historiens comme François-Xavier Hautreux lui ont rendu justice bien mieux que moi. Pour répondre rapidement, je dirais que les Algériens ont rejoint les harkis et d’autres groupes d’autodéfense pour toutes sortes de raisons compliquées, la loyauté idéologique envers l’État colonial n’ayant vraisemblablement motivé qu’une petite minorité d’entre eux.

La guerre a provoqué une misère et un chômage massifs, et l’enrôlement comme harki était souvent un moyen d’accéder à un salaire ou à des allocations familiales. Parfois, cela s’inscrivait dans des rivalités intercommunautaires ou la volonté de défendre sa communauté contre des intrusions extérieures. De nombreux commandants de l’Armée de libération nationale (ALN) ont raconté comment l’enrôlement de leurs forces dans une harka, ou groupe d’autodéfense, leur permettait d’obtenir du gouvernement français les laissez-passer dont ils avaient besoin pour se déplacer librement. Pendant la plus grande partie de la guerre, les communautés des campagnes algériennes étaient tiraillées non seulement entre l’armée française et le FLN mais aussi, souvent, entre des hommes forts courtisés localement par les deux camps. Pour les Algériens des campagnes, les choix étaient difficiles.

L’armée française s’est également efforcée de mobiliser le plus grand nombre possible d’Algériens armés et civils dans la lutte contre le FLN. Cela est devenu un pilier central de la stratégie française vers le milieu de la guerre conduisant à l’engagement de nombreux Algériens sous le drapeau français, soit dans des rôles de défense locale, soit dans des opérations offensives de combat, comme ce fut le cas pour de nombreux harkis. Inévitablement, cela a nourri le ressentiment et la suspicion au sein de la société algérienne et contribué aux violentes représailles et purges de la fin de la guerre. Les chiffres définitifs sont difficiles à établir, mais il est clair que des milliers d’Algériens, y compris des harkis perçus comme trop proches de l’État colonial, ont perdu la vie, et que des dizaines de milliers d’autres ont fui vers la France.

Victoria Brittain : À partir de l’automne 1961, alors que le processus de pacification était bien engagé, jusqu’à son abandon en janvier 1962, des décisions contradictoires sont prises par les commandants locaux de l’armée. Pourquoi ?

Terrence Peterson : En avril 1961, les généraux Raoul Salan et Maurice Challe et un groupe d’autres conspirateurs tentent de faire un putsch à partir d’Alger pour empêcher le président Charles de Gaulle de négocier l’indépendance de l’Algérie. Le coup d’État échoue et, soudain, la pacification passe de mode : après tout, Salan et Challe sont deux des plus éminents partisans de cette stratégie. L’armée se repositionne autour de l’annonce d’un projet « humanitaire » destiné à préparer l’Algérie à l’indépendance mais, faute de cadre opérationnel alternatif à la pacification, beaucoup de commandants locaux continuent la même politique, jusqu’à ce que l’armée démobilise le personnel qui dirigeait les programmes de pacification sur le terrain.

Comme je l’affirme, il s’agit d’une partie importante de l’histoire. D’une part, cela a permis à l’armée française de blanchir sa campagne en Algérie en la présentant comme un projet de modernisation, de démocratisation et d’édification de la nation. D’autre part, avec le putsch et ses conséquences, les officiers ont pu prétendre que la pacification avait fonctionné jusqu’à ce que l’intrusion de la politique la fasse avorter. Ces deux mythes ont contribué à occulter la violence et les échecs de la pacification et permis à ces pratiques de perdurer après la guerre. L’une des toutes dernières choses que l’armée a faites en janvier 1962 a été l’organisation d’une ultime tournée de propagande de huit jours à l’intention des attachés militaires de vingt-trois pays amis, pour leur montrer les prétendues réalisations de l’armée en Algérie.

« L’armée française a formé des officiers portugais, espagnols… »

Victoria Brittain : Le plus étonnant, c’est que cette expérience militaire française a connu une grande postérité dans les programmes de pacification ultérieurs : ceux des militaires espagnols et portugais en Afrique contre les mouvements d’indépendance, des États-Uniens au Vietnam, du général états-unien David Petraeus en Irak et même dans les mésaventures postcoloniales de la France en Afrique de l’Ouest. Comment Paul Aussaresses, Roger Trinquier et David Galula ont réussi ce tour de force ? Ont-ils séduit les institutions militaires et universitaires américaines par leur charisme ? Ou faut-il y voir une volonté française de réécrire ce que beaucoup voyaient déjà comme un désastre national ?

Terrence Peterson : Je pense que la pérennité de la doctrine française de contre-insurrection est le fruit d’une campagne organisée de l’armée française pour cultiver son influence. Aujourd’hui encore, on parle de Galula et (dans une moindre mesure) de Trinquier comme de penseurs novateurs et transformateurs et, à bien des égards, cela revient à adhérer aux mythes qu’ils ont forgés. En réalité, l’armée française a déployé de très grands efforts pour cultiver des affinités et de l’influence auprès d’armées amies. À partir des années 1920, elle a formé à l’École de guerre à Paris de nombreux officiers étrangers de haut rang pour susciter une adhésion à la pensée stratégique française. Pendant toute la guerre d’Algérie, elle s’est associée à des armées étrangères pour former des officiers à l’école militaire d’Arzew, près d’Oran. En 1957, et surtout en 1959, l’armée française a formé en Algérie des dizaines d’officiers portugais, espagnols, états-uniens, argentins et autres, dans le but de les rallier à la cause française.

Ces efforts ont porté leurs fruits car ils ont été déployés au moment où la « pacification » semblait le mieux réussir, ce qui a permis aux Français, bien que la guerre se soit achevée par un désastre, de revendiquer une place dans le champ émergent de la contre-insurrection de la guerre froide. Ils n’ont rien proposé de radicalement nouveau ou créatif par rapport à d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, qui mettait au point des approches similaires à la même époque. Mais les officiers français ont su capter l’esprit du temps dans leur doctrine et s’en servir pour vendre avec succès leur méthode à l’étranger. En fait, ils ont créé un public, ce qui a facilité la tâche d’anciens militaires entreprenants, comme Galula et Trinquier, qui ont commercialisé leur propre version de ces idées quelques années plus tard.

Ce qu’il faut surtout retenir à la lecture de David Galula, c’est qu’il ne fait que proposer une version réchauffée d’une doctrine qui a échoué, revisitée pour séduire les sensibilités états-uniennes. Avec Galula, comme avec la pacification en général, il faut rester extrêmement critique par rapport aux récits des officiers français sur ce qu’ils faisaient et la manière dont les Algériens y réagissaient.

Notes

  1. L’opération Pilote a été lancée par le bureau régional d’action psychologique d’Orléansville. Il s’agissait d’expérimenter la création d’une nouvelle infrastructure politico-militaire conçue par l’armée française pour mobiliser les communautés rurales contre le FLN. Grâce à l’implication d’agents politiques clandestins, des assemblées coutumières et même des comités de femmes et d’anciens combattants, une nouvelle organisation de la population algérienne pouvait s’opérer, sous le contrôle de leaders locaux liés à l’armée française.
  2. Engager la population implique de la connaître, de l’éduquer et de l’organiser avec des cadres choisis en son sein, capables de lui offrir un modèle lui permettant de comprendre où se trouvent son intérêt et son avenir.  », Instructions pour la pacification en Algérie, 1959.

Source : Afrique XXI – 14/02/2025 https://afriquexxi.info/L-etonnante-posterite-de-la-doctrine-francaise-de-contre-insurrection

Terrence G. Peterson, Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency, Cornell University, 2024, 223 pages (disponible en anglais) https://www.cornellpress.cornell.edu/book/9781501776960/revolutionary-warfare

« Albert Camus et l’Algérie coloniale » – Institut du monde arabe – 18 et 19/03/2025

Colloque 18 et 19 mars 2025
18 mars à l’Institut du monde arabe – 19 mars à l’Institut des Études Avancées

Programme : https://www.imarabe.org/fr/agenda/evenements-exceptionnels/albert-camus-et-algerie-coloniale

Entrée libre, inscription obligatoire : https://billetterie.imarabe.org/selection/event/date?productId=10229325518818

« Le temps des colonialismes est fini, il faut […] en tirer les conséquences. » Albert Camus, Avant-propos, Chroniques algériennes (1958)

Alors qu’un certain unanimisme médiatique réduit le legs de Camus à une fade pensée du juste milieu exposée à toutes les récupérations, un vif débat intellectuel se poursuit, en particulier sur le rapport de l’écrivain à l’Algérie coloniale, dont il est natif et qui a inspiré toute une part de son œuvre et de ses interventions.

Pour ne perpétuer ni une célébration hagiographique, ni des dénonciations purement idéologiques, ce colloque propose de revenir à la réalité des représentations et combats de l’écrivain. On ne méconnaîtra ni le statut différencié des textes – fictions, essais, enquêtes et articles – ni les conjonctures précises des débats engagés (seconde moitié des années 1930, immédiat après-guerre ou après-1954).

Cette relecture historiquement mieux informée visera à resituer, au regard de l’objectif anticolonial à ces diverses étapes, la portée et les limites des positions de Camus : pour l’égalité des droits et la liberté d’expression; contre la torture et les exécutions capitales; contre toute violence à l’égard des victimes civiles ; pour la place des minorités dans toute Algérie future; en faveur du principe de l’autodétermination. Sera aussi évaluée la place de la pensée et de l’œuvre de l’écrivain face aux intellectuels, de son temps et jusqu’à nos jours, sur les scènes tant française qu’anglo-saxonne ou algérienne.

En partenariat avec l’Institut des Études Avancées, l’Institut du Monde Arabe,
la Société des Études Camusiennes et  l’Université Sorbonne Nouvelle (UMR THALIM)

Comité scientifique : Amina Bekkat, André Benhaïm, Catherine Brun, Madeleine Dobie, Sarra Grira, Martine Job, Hiroshi Mino, Christian Phéline, Anne Prouteau, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel, Marie-Pierre Ulloa. 

6e anniversaire du Hirak : une aspiration inébranlable à la liberté

Il y a six ans, en février 2019, le peuple algérien s’est levé avec une détermination inédite pour exiger la fin d’un système politique autoritaire et corrompu. Le Hirak, mouvement citoyen pacifique, unitaire et spontané, a incarné l’espoir d’une Algérie libérée de la prédation, de l’injustice et de l’arbitraire. Pendant des mois, des millions d’Algériens ont arpenté les rues du pays dans une ferveur démocratique, traçant un chemin de dignité, de justice et d’émancipation.

Cet engagement, ancré dans l’histoire des luttes citoyennes, portait des revendications claires : la souveraineté populaire, l’État de droit, la fin du diktat militaire sur la vie civile et la garantie des libertés fondamentales.

Si l’élan du Hirak a été freiné par la répression, il a néanmoins marqué une rupture irréversible dans la conscience collective du peuple algérien. En brisant le mur de la peur, il a redonné aux citoyens confiance en leur pouvoir d’action et en leur capacité à façonner l’avenir de leur pays.

Une répression systématique et un pouvoir isolé

Six ans après, le régime en place demeure sourd aux revendications populaires exprimées dans les rues et les places d’Algérie. Loin d’apporter une réponse politique aux aspirations légitimes du peuple, il s’est enfermé dans une logique répressive et autoritaire. Ce durcissement se traduit par un verrouillage absolu du champ politique : criminalisation des opinions dissidentes, instrumentalisation de la justice et intensification de la répression sous couvert de l’article 87 bis.

Les militants, journalistes et intellectuels critiques subissent des persécutions systématiques, tandis que la société civile est marginalisée. Les syndicats indépendants et les associations sont étouffés, toute tentative d’organisation autonome étant perçue comme une menace.

L’élection présidentielle frauduleuse de septembre 2024, marquée par une abstention record, a confirmé le rejet massif du régime et mis en lumière son déficit criant de légitimité populaire. Ce rejet traduit l’échec d’un pouvoir incapable de proposer un projet politique fédérateur et soucieux du bien-être de la population. Multipliant les artifices pour masquer son illégitimité, il se heurte à une défiance accrue du peuple.

Résistance et résilience : un peuple debout face à l’arbitraire

Face à cette oppression, la société algérienne refuse de plier. Malgré les entraves, les Algériens continuent d’exprimer leur opposition à un pouvoir usurpateur. Ils boycottent massivement les simulacres électoraux, rejettent les organisations fantoches contrôlées par le régime et maintiennent un dynamisme dans les luttes sociales. Étudiants, lycéens, médecins, travailleurs et enseignants résistent aux intimidations pour exiger justice et droits sociaux.

L’Algérie ne veut pas se soumettre. L’Algérie ne veut pas s’effacer

Les mobilisations s’expriment sous différentes formes : contestations dans les universités, grèves syndicales, luttes citoyennes pour la préservation des libertés fondamentales. Malgré une répression accrue, la volonté de changement demeure intacte. Les Algériens explorent de nouveaux moyens pour faire entendre leur voix, tandis que la diaspora joue un rôle essentiel en relayant les revendications du Hirak à l’international et en dénonçant les dérives autoritaires du régime

Un régime aveugle aux menaces qui pèsent sur l’Algérie

Alors que le pays affronte des défis historiques, le pouvoir persiste dans une politique de survie aux dépens de l’intérêt national, ignorant les signaux d’alerte émis par une société en quête de réformes profondes et d’un avenir plus serein.

Sur le plan international : L’Algérie est marginalisée, son influence régionale déclinant avec l’enfermement autoritaire du régime. Autrefois acteur clé dans les équilibres géopolitiques africains et méditerranéens, le pays se trouve relégué à un rôle secondaire, affaibli par l’absence d’une diplomatie proactive. Les périls sécuritaires aux frontières et dans le Sahel exigeraient une stratégie réfléchie, mais le pouvoir instrumentalise ces menaces pour justifier un état d’exception permanent. L’isolement diplomatique grandissant s’accompagne d’un recul de la coopération internationale, alors que des opportunités cruciales pour le développement économique et stratégique du pays sont laissées en suspens.

Sur le plan intérieur : l’effondrement économique et social s’aggrave. Inflation, chômage, fuite des cerveaux et crises sectorielles plongent la population dans une précarité croissante, accentuant l’instabilité du pays. Les jeunes diplômés, désillusionnés par l’absence de perspectives, quittent le territoire, aggravant l’hémorragie des compétences.

L’augmentation du coût de la vie, couplée à la stagnation des salaires, entraîne un appauvrissement généralisé des classes moyennes et populaires. Les secteurs névralgiques, comme l’éducation et la santé, subissent une dégradation alarmante des infrastructures et des services, privant les citoyens de droits fondamentaux et alimentant une colère sociale grandissante.

En parallèle, le capital national est marginalisé, étouffé par une politique économique qui favorise l’entrée de capitaux internationaux aux origines douteuses, sans réelle stratégie de développement à long terme.

Plutôt que d’encourager l’émergence d’un tissu économique national autonome et viable, le régime privilégie des arrangements opaques qui renforcent la dépendance du pays à des intérêts extérieurs. Au lieu d’adopter des réformes structurelles adaptées, le pouvoir persiste dans des mesures de court terme qui ne font que retarder l’inévitable nécessité d’un changement en profondeur.

Un potentiel intact : la transition démocratique comme seule issue

Si le pouvoir est affaibli et discrédité, le peuple algérien conserve son potentiel de mobilisation et d’émancipation. Une conviction demeure : seule une transition démocratique permettra de sortir de la crise et de reconstruire l’État sur des bases solides. Cette transition ne saurait se limiter à un simple changement de visages au sommet de l’appareil d’État, mais devra s’inscrire dans une transformation profonde des institutions, du mode de gouvernance et du contrat social qui lie les citoyens à leur gouvernement.

La transition nécessite d’abord un démantèlement des dispositifs répressifs et l’abrogation des lois liberticides, ouvrant ainsi la voie à un débat national inclusif. Il ne s’agit pas seulement d’organiser de nouvelles élections, mais de repenser en profondeur le système politique et économique, en favorisant une participation active des forces vives du pays, des mouvements sociaux et des citoyens engagés.

La fin de la mainmise oligarchique sur l’économie, la réhabilitation d’un capital national productif et l’arrêt des politiques favorisant les intérêts étrangers aux dépens du développement local constituent également des impératifs majeurs.

Loin d’être une utopie, cette transition s’inscrit dans un mouvement historique plus large. Le peuple algérien a démontré tout au long de son histoire sa capacité à s’organiser et à relever des défis colossaux. Son aspiration à la justice, à la dignité et à la souveraineté reste intacte.

L’issue de cette lutte dépendra de la mobilisation continue et de la création de structures alternatives capables de porter ce projet d’avenir. C’est ainsi que pourra se concrétiser une Algérie libre, juste et démocratique, digne des sacrifices consentis par les générations passées.

L’Algérie appartient à son peuple, et son avenir ne peut être confisqué.

Vive l’Algérie libre et démocratique !

Diaspora 22 février 2025

Signataires : Riposte Internationale – الإنسان لحقوق شعاع SHOAA for Human Rights – CALM (Coordination des algériens du monde) – Pour une Alternative Démocratique en Algérie (PADA) – Collectif des Familles de Disparu(e)s en Algérie – CGADD ( collectif Groupe Algérie Droit Devant) – Collectif Révolution du Sourire

Source : Le Matin d’Algérie – 22/02/2025  https://lematindalgerie.com/declaration-pour-le-6e-anniversaire-du-hirak-une-aspiration-inebranlable-a-la-liberte/

« La République française doit rendre hommage à toutes les victimes de l’OAS, en Algérie et en France »

L’Organisation armée secrète, qui mena des actions terroristes pour maintenir l’Algérie française, a fait de très nombreuses victimes en 1961 et 1962. C’est pourquoi l’Etat doit pleinement reconnaître cette page d’ombre de notre passé, estime un collectif d’intellectuels dans une tribune au « Monde ».

Le 24 janvier 2020, Emmanuel Macron avait déclaré que : « Les sujets mémoriels sont au cœur de la vie des nations (…). La guerre d’Algérie, c’est ce qui fait la Ve République (…). C’est donc quelque chose qui pèse dans la vie institutionnelle, politique, militaire française. » Avant lui, aucun autre chef d’Etat n’avait accordé autant d’importance aux « mémoires blessées de la guerre d’Algérie » : dix-neuf actes mémoriels dont sept déclarations formelles.

Ces nombreuses interventions accentuent le silence du président de la République sur les quelque 3 000 victimes de l’OAS survenues en 1961-1962, en Algérie (2 551) et en France (71). Ce silence interroge car, parmi les personnes tombées sous les coups de l’organisation terroriste, figurent 77 militaires et gendarmes dont 15 officiers comme le général de corps d’armée Philippe Ginestet, ainsi que 20 policiers dont six commissaires, mais aussi des civils, des élus, des magistrats, des fonctionnaires.

Certaines ont même été reconnues « mort pour la France », et les Archives nationales, rendues accessibles depuis l’arrêté du 22 décembre 2021 voulu par Emmanuel Macron, démontrent que les tueurs de l’OAS étaient loin d’appartenir à une« armée de patriotes », mais s’apparentaient clairement à un « gang de malfaiteurs payés ». Le chef de l’Etat doit rendre hommage à toutes les victimes de l’OAS, reconnaître cette page de notre passé « qui pèse dans la vie institutionnelle, politique et militaire française », comme il l’a écrit. Toute nation qui oublie son passé est condamnée à le répéter.

« Courage et lucidité »

Le 15 juin 2020, dans sa lettre au président de la Mission de préfiguration du musée-mémorial du terrorisme, le président de la République reconnaît « la force mortifère de l’oubli » et que « les victimes attachent un prix immense à ce que l’oubli n’efface pas le souvenir des tragédies qu’elles ont vécues (…) ». L’assassinat le 15 mars 1962 à Alger de six enseignants des centres sociaux éducatifs est emblématique de ce terrorisme.

Le 2 mars 2021, à l’occasion de son hommage à MAli Boumendjel, Emmanuel Macron a déclaré : « Aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté. Ils doivent être regardés avec courage et lucidité, dans l’absolu respect de toutes celles et ceux dont ils ont déchiré la vie et brisé le destin. »

Comme il a su le faire envers les autres « mémoires blessées de la guerre d’Algérie », le président de la République doit rendre hommage à toutes les victimes de l’OAS, civiles et militaires, en Algérie et en France, dont de nombreux Algériens et des Français, défenseurs des institutions et des valeurs de la République à une période où elle fut menacée. La nation se trouverait alors réunie autour de toutes les victimes de la guerre d’Algérie.

Les signataires : Michèle Audin, mathématicienne et écrivaine ; Jean-Michel Dumont, président du Comité vérité et justice pour Charonne ; Aïssa Kadri, sociologue ; Gilles Manceron, historien ; Georges Morin, enseignant et président de l’association Coup de soleil ; Jean-Philippe Ould Aoudia, président de l’association Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons ; Alain Ruscio, historien ; Benjamin Stora, historien ; Michel Wieviorka, sociologue.

Source : Le Monde – Tribune – 15/02/2025 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/15/la-republique-doit-rendre-hommage-a-toutes-les-victimes-de-l-oas-en-algerie-et-en-france_6548383_3232.html?random=955309770

La « submersion » étrangère : un fantasme raciste français récurrent – Alain Ruscio

La hantise d’une submersion imaginaire du pays par les étrangers a une longue histoire en France. François Bayrou ne fait que reprendre un stéréotype colonial.

Thème fétiche de l’extrême droite raciste, variante de la théorie délirante du « grand remplacement », la hantise d’une « submersion » imaginaire par les étrangers vient d’être à nouveau brandie par le premier ministre François Bayrou. Elle est également exploitée de façon éhontée par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Un « débat » sur « l’identité française », rappelant furieusement les errements xénophobes et racistes de la présidence Sarkozy, est annoncé. De même qu’une remise en cause du droit du sol non seulement à Mayotte mais aussi en France. L’historien Alain Ruscio montre ici que le fantasme politique ainsi agité est aussi ancien que récurrent dans notre histoire.

Une identité nationale submergée ? Une idée vieille comme… la France par Alain Ruscio

La France est-elle une personne, comme le pensait Michelet ? Y a-t-il une identité propre à ce pays, à la fois comparable et opposable à d’autres ? Si oui, quelle est son essence ? Chrétienne ? Blanche ? Quand enfonça-t-elle ses racines dans l’hexagone ? « La population de notre pays est restée homogène depuis ses origines » (Front National, Programme de gouvernement, 1993)[1]. Origines ? Du temps des Gaulois, comme l’école de la IIIème République tenta de le faire croire ? Sous les Mérovingiens ? Les Carolingiens ? Les Bourbon ? Sous la Révolution ? Les Français éprouvent un « sentiment de submersion » vient d’affirmer François Bayrou en précisant : « Les apports étrangers sont positifs pour un peuple, à condition qu’ils ne dépassent pas une proportion »[2]C’est la vieille théorie du seuil de tolérance.

Ou, a contrario, cette essence n’est-elle qu’une invention ? L’identité n’est-elle pas plutôt une construction permanente, dont aucune définition ne pourrait être figée ?

Ces interrogations n’ont cessé de susciter polémiques et mises au point des politiques et des intellectuels. 

Premiers débats

On peut être surpris de constater que la sensation d’une menace sourde sur l’identité nationale par une présence d’éléments autres a plusieurs siècles d’existence.

Au XVIIIème siècle, où les esclaves noirs, emmenés en métropole par leurs maîtres, et parfois abandonnés, n’étaient que quelques milliers, le Procureur du Roi à la Cour de l’Amirauté de France jugea la figure de la France menacée : « L’introduction d’une trop grande quantité de Nègres en France (…) est d’une dangereuse conséquence. Nous verrons bientôt la nation Françoise défigurée si un pareil abus est toléré » (Guillaume Poncet de la Grave, Ordonnance, 31 mars 1762)[3].

En 1802, telle était l’opinion d’un ancien avocat-colon du Cap français (Saint-Domingue), exilé en métropole, dans un chapitre intitulé « L’inconvénient du Nègre en France » : « Depuis la révolution, le sang Africain ne coule que trop abondamment dans les veines des Parisiennes mêmes. Il est vrai que l’espèce de femmes qui s’allient aux Noirs est la plus vile de Paris et des départemens. Mais il en naît de gros mulâtres renforcés, plus bronzés même que dans les Colonies. Ces mulâtres épouseront eux-mêmes quelques-unes de ces femmes, et leur troisième ou quatrième génération peut se mêler à des femmes plus relevées. Si cet abus subsistoit plus longtemps, il attaqueroit donc jusqu’au cœur de la nation, en en déformant les traits, et en en brunissant le teint. Le moral prendroit alors la teinte du physique, et la dégénération entière du peuple Français ne tarderoit pas à se faire appercevoir » (Louis-Narcisse Deslozières, Les égaremens du nigrophilisme, 1802)[4].

La présence même en métropole d’un seul homme de couleur, le député de Saint-Domingue Belley, amènera des incidents significatifs. Pour beaucoup de Français, alors, on ne pouvait vraiment pas être nègre et Français. Le 5 thermidor an III (23 juillet 1795) eut lieu à la Convention un débat houleux. Évoquant la grande île, un député Girondin, Jean Serres, adjura ses collègues de cesser de « faire couler le sang français par torrents (…) pour faire triompher les Africains ». La formule méprisante provoqua une réaction indignée de Belley[5], qui s’exclama : « Est-ce que je suis un  chien ? », ce qui lui attira cette réponse définitive de la salle : « Non, mais tu n’es pas Français ». À ce même Belley sera à une autre occasion dénié le droit d’être Français, puisqu’il était d’ailleurs « de nation afriquaine-bambara »[6].

La période coloniale

Que ce fût pour les besoins de l’appareil productif ou pour assurer la défense du territoire national, l’appel à des indigènes à venir sur le territoire de l’hexagone traverse l’histoire coloniale française. Avec le revers de ce phénomène : la présence d’immigrés colonisés fut souvent vécue comme une invasion et, donc, assimilée à une perte d’identité. 

L’un des grands théoriciens de la question des races, Georges Vacher de Lapouge, écrivit en 1899 un essai au titre qui prendra par la suite une dimension tragique : L’Aryen. Il déclarait y constater que l’invasion était un processus irréversible : « L’immigration a introduit depuis un demi-siècle plus d’éléments étrangers que toutes les invasions barbares. Les éléments franchement exotiques deviennent nombreux. On ne rencontre pas encore à Paris autant de jaunes et de noirs qu’à Londres, mais il ne faut se faire la moindre illusion. Avant un siècle, l’Occident sera inondé de travailleurs exotiques (…). Arrive un peu de sang jaune pour achever le travail, et la population française serait un peuple de vrais Mongols. “Quod Dii omen avertant !“[7] » (L’Aryen, 1899)[8]. En 1923, pour lui, le processus était presque achevé : la France était un pays envahi, la « fin du monde civilisé » se profilait à l’horizon[9]. Il vécut encore 13 années. Nul doute qu’il vît l’évolution de la société française d’un œil plus sombre encore…

Un tiers de siècle plus tard, le démographe Georges Mauco, même s’il n’utilisa pas le mot d’identité, émit les mêmes craintes : « L’accroissement continu de la masse des étrangers qui rend plus lente et plus difficile depuis la guerre leur assimilation, développe, par ailleurs, le redoutable problème de la saturation. Certes, la France est merveilleusement douée pour absorber les apports étrangers et il n’est pas au-dessus de ses écoles, de ses élites, d’encadrer, de diriger, d’éduquer l’énorme armée des mercenaires du travail qu’il lui a fallu recruter. Mais l’augmentation à prévoir de la masse des étrangers ne risque-t-elle pas de dépasser sa faculté d’absorption ? La France ne court-elle pas le risque de voir l’immigration facteur de renouvellement devenir une force de substitution ? L’immigration apporte des éléments humains peu évolués, frustes en général, parfois inférieurs. Tant que le rythme des arrivées permet d’éduquer, il y a enrichissement et atténuation de notre pénurie d’hommes. Mais quel danger du jour où la diminution des cadres et le gonflement des troupes rendraient difficile l’assimilation de celle-ci ! » (La Revue de Paris, 15 février 1933).

C’est l’époque où une partie de la presse, beaucoup d’hommes politiques, d’intellectuels, mènent une campagne contre les indésirables, les métèques, une masse indistincte englobant tous ceux qui ne correspondaient pas à certains critères, « qui n’ont ni le parler ni la figure des gens de chez nous » (Henri Béraud, 1936)[10]. Un grand écrivain reprit alors à son compte ces thèses : « Qu’importe si les frontières du pays soient intactes si les frontières de la race se rétrécissent et si la peau de chagrin française est le Français ! » (Jean Giraudoux, Pleins pouvoirs, 1937)[11]. Un essayiste, Raymond Millet, s’effraya qu’il y ait « trois millions d’étrangers en France » (c’était le titre de son essai) et proposa aux autorités d’opérer un tri entre les « bienvenus » (une minorité) et les « indésirables » (la masse), « nos facultés d’assimilation et d’absorption (restant) considérables quand le pourcentage d’étrangers ne dépass(ait) par une certaine limite » (1938)[12]/

Après-guerre, les expressions indésirables et métèques étant devenues sulfureuses, c’est contre « l’ethnie nord-africaine » que se tournèrent les interrogations : « Jusqu’à quel point et dans quelles limites numériques et même géographiques une assimilation est-elle possible ? Les facteurs à considérer sont d’ordre physique et d’ordre ethnique. Au point de vue physique, il s’agit de savoir si cette immigration risque de bouleverser les composantes physiques constatées en France et exprimées par une certaine répartition de caractères aussi évidents que la stature, la pigmentation, l’indice céphalique. Au point de vue ethnique, il s’agit de savoir si l’ethnie nord-africaine affirmée par une certaine civilisation, c’est-à-dire une langue, des mœurs, une religion, un comportement général et jusqu’à une mentalité, oppose un refus absolu, un antagonisme total à ce que l’on peut considérer comme l’ethnie française » (Louis Chevalier, Le problème démographique nord-africain, 1947)[13].

Plus tard, parmi les causes du désengagement gaulliste de l’Algérie, il y avait la crainte du Général de voir, en cas d’assimilation totale, le « peuple européen de race blanche » se dissoudre : « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu’on ne nous raconte pas des histoires ! » (Propos, 5 mars 1959)[14].

Ces propos ont certes été tenus en privé. Mais, manifestement, le Général tenait à ce qu’ils soient rapportés (Alain Peyrefitte était un fidèle et un proche).

Avec le temps, la notion de seuil de tolérance explosa dans le vocabulaire de bien des hommes politiques, journalistes et intellectuels. Un jeune chercheur, Mathieu Rigouste, en décela une première trace dans un article de 1969 de Maurice Schuman, alors ministre d’État chargé des affaires sociales[15]. À la même époque, deux circulaires gouvernementales (70-27 et 70-88 du 4 mars 1970) fixèrent à 15 % le maximum de population étrangère dans les HLM[16].

Le 25 août 1973, à Marseille, l’assassinat d’un conducteur de bus – français –, Émile Gerlach, par un malade mental – arabe –, Salah Bougrine, suscita un vif débat. Le ministre chargé des relations avec le Parlement considéra que c‘était l’installation d’une communauté étrangère qui était la cause de la tension, égratignant au passage la municipalité socialiste dirigée par Gaston Defferre (Joseph Comiti, Déclaration, 30 août 1973)[17]. Avec plus de finesse, le président Pompidou ne dit pas autre chose, lors de la conférence de presse qui suit immédiatement ces crimes : « Il faut bien voir qu’il y a un problème (…) : les Nord-Africains, et particulièrement les Algériens, sont concentrés dans quelques agglomérations : Marseille et sa banlieue, la banlieue lyonnaise, Paris et sa banlieue » (Conférence de presse, Paris, 27 septembre 1973)[18].

En 1983, Michel Debré, en fin de carrière politique, mais dont l’autorité reste grande dans les milieux conservateurs, participe à la 36ème session du très officiel Institut des hautes études de la Défense nationale. Il y fait une contribution significativement intitulée L’immigration est-elle une invasion ? Réponse : « Désormais, les travailleurs d’origine étrangère occupent souvent, en rangs serrés, certains quartiers de nos villes. Il s’est développé un “quart monde“ sur notre propre territoire »[19].

Le plus grave sans doute est le ton de l’évidence, adopté par des familles politiques par ailleurs opposées : « Le seuil de tolérance est dépassé dans certains quartiers, et cela risque de provoquer des réactions de racisme » (Jacques Chirac, 13 juillet 1983)[20]… « Je ne souhaite pas aggraver le chômage en France en laissant la porte ouverte aux travailleurs immigrés (…). Le gouvernement français sera très ferme : la France ne peut plus accueillir des travailleurs étrangers » (Georgina Dufoix, PS, 23 février 1984)[21]… « Il faut partir d’une évidence : on ne peut pas prendre le risque de laisser augmenter encore le nombre d’immigrés en France » (Jean-Claude Gaudin, Figaro Magazine, 1er juin 1985)[22]… Que dire, alors, de la caution étatique, dans la bouche de François Mitterrand, lors d’un entretien avec Christine Ockrent : « Le seuil de tolérance a été atteint dès les années 70, où il y avait déjà 4,1 à 4,2 millions de cartes de séjour, à partir de 1982 (…). Il ne faut pas dépasser ce chiffre, mais on s’y tient depuis des années et des années » (Antenne 2, 10 décembre 1989)[23]. C’est exactement au même moment (3 décembre 1989) que son Premier ministre, Michel Rocard, prononce une phrase restée célèbre : « La France ne peut pas recevoir toute la misère du monde »[24].

1989 : c’est l’année dite des foulards de Creil… Le terrain était prêt pour une offensive plus spécifiquement dirigée contre la population la plus présente dans cette immigration : les Maghrébins, décrétés tous musulmans.

Notes

[1] 300 mesures pour la renaissance de la France. Programme de gouvernement, Programme rédigé par Bruno Mégret, Brochure Front national, Paris.

[2] Interview à LCI, 27 janvier 2025.

[3] Cité par Pierre H. Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007.

[4] À Paris, Chez Migneret, Imprimeur (Gallica).  

[5] Le nom n’est pas cité dans le compte-rendu. Mais, d’après Claude Wanquet, qui cite cette anecdote, il s’agit bien de Belley (La France et la première abolition de l’esclavage, 1794-1802. Le cas des îles orientales Ile-de-France (Maurice) et la Réunion, Paris, Karthala, 1998).

[6] Pétition de colons contre Belley, citée par Vertus Saint-Louis, « Le surgissement du terme “africain“ pendant la révolution de Saint-Domingue », Revue Ethnologies, Vol. XXVIII, n° 1, 2006 (Persée).

[7] « Puissent les dieux démentir ce présage ! ».

[8] L’Aryen, son rôle social, Cours libre de science politique, professé à l’Université de Montpellier (1889-1890), Paris, A. Fontemoing Éd., 1899.

[9] « Dies Irae. La fin du monde civilisé », Europe, 1 er octobre 1923.

[10] Gringoire, 7 août 1936, cité par Ralph Schor, « L’extrême droite française et les immigrés en temps de crise. Années trente-années quatre vingts », Revue européenne des migrations internationales, Vol. XII, n° 2, 1996 (Persée).

[11] Paris, Gallimard, NRF.

[12] Trois millions d’étrangers en France. Les bienvenus, les indésirables, Paris, Libr. de Médicis.

[13] Cahiers de l’INED, Coll. Travaux et Documents, n° 6, Paris, PUF.

[14] Propos tenus à Alain Peyrefitte, rapportés in C’était de Gaulle, Vol. I, La France redevient la France, Paris, Ed. de Falois / Fayard, 1994.

[15] L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, Éd. La Découverte, Coll. Cahiers libres, 2009.

[16] José Rodrigues Dos Santos & Michel Marie, « L’immigration et la ville », Espaces & sociétés. Revue critique internationale de l’aménagement, de l’architecture et de l’urbanisation, n° 8, février 1973.

[17] Le Monde, 1 er septembre.

[18] Le Monde, 29 septembre.

[19] IHEDN, Dossier L’Environnement national, 1983-1984, cité par Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, Ed. La Découverte, Coll. Cahiers libres, 2009.

[20] Le Monde, 15 juillet.

[21] « La France ne peut plus accueillir de travailleurs étrangers », Les Échos, 24 février. 

[22] « Qu’ils commencent d’abord par nous accepter, nous ».

[23] Cité par Christine Barats,  L’intégration et le discours présidentiel sur l’immigration, 1981-1991, Thèse pour l’obtention du titre de Docteur en science politique, Université de Paris-Dauphine, UER Sciences des organisations, janvier 1994.

[24] Cette formule, souvent citée, a été effectivement prononcée, sous des formes différentes, toutes en 1989 : lors d’un débat à l’Assemblée nationale (6 juin), lors d’une assemblée de la CIMADE (28 novembre), émission Sept sur sept, avec Anne Sinclair (décembre).

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 15/02/2025  https://histoirecoloniale.net/la-submersion-etrangere-un-fantasme-raciste-francais-recurrent-par-alain-ruscio/

On n’est pas nos parents  – Matteo Severi : à Aulnay, l’héritage de la lutte des ouvriers immigrés

La première grève dans l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, éclate en 1982. Trente ans plus tard, une autre génération cesse le travail pour la survie du site. Le film de Matteo Severi met en miroir ces deux luttes sociales, emmenées par des ouvriers issus de l’immigration.

Vidéo : https://www.mediapart.fr/studio/documentaires/culture-et-idees/n-est-pas-nos-parents-aulnay-l-heritage-de-la-lutte-des-ouvriers-immigres

On n’est pas nos parents, France – 2024 – 88 minutes 2024 – Réalisation : Matteo Severi

Écriture : Matteo Severi, Madeleine Guédiguian, Sarah Cousin – Image : Matteo Severi, Sarah Cousin Son : Matteo Severi, Madeleine Guédiguian – Montage : Thomas Bonnel – Musique originale : Cosimo Severi – Mixage : Corentin Durand, Jean-Marc Schick – Montage son : Thibaut Sichet Production : Ex Nihilo et MBPS

C’est une mémoire souvent ignorée. Celle de la contribution des ouvriers immigrés aux luttes sociales. À l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, la première grève éclate en 1982, dans la foulée de l’élection de François Mitterrand, et lance le mouvement des « OS immigrés », ces ouvriers spécialisés embauchés par l’industrie automobile qui réclament le droit à l’égalité et à la dignité. Une vague de licenciements qui les vise en majorité met un coup d’arrêt au mouvement en 1984.

Trente ans plus tard, en janvier 2013, une autre grève démarre à l’usine d’Aulnay-sous-Bois, construite dans les années 1970 face à la cité des 3 000. Cette fois, c’est un mouvement pour la survie du site et le maintien de milliers d’emplois. En vain : l’usine ferme définitivement ses portes en 2014.

Le film de Matteo Severi, coécrit avec Sarah Cousin et Madeleine Guédiguian, raconte cette longue grève que les autrices et le réalisateur ont suivie durant cinq mois. Un tournage en immersion, « à partager les repas collectifs, les débrayages, les manifestations et actions en dehors de l’usine ». Mais aussi les confrontations avec la direction, la police et le gouvernement socialiste de l’époque.

Trente ans après la grève de 1982, cette nouvelle génération d’ouvriers revendique à la fois son héritage et ses différences avec ses aînés. « Français issus de l’immigration, ils refusent d’être maintenus dans un statut d’infériorité et rejouent, à leur manière, les conflits de la précédente génération », soulignent le réalisateur et les autrices.

Un récit conduit par les ouvriers eux-mêmes

Le film nous fait naviguer entre les deux époques, grâce à de nombreuses images d’archives, parfois saisissantes de ressemblance. En 1982 comme en 2013, le pays est dirigé par la gauche. Le Front national émerge quand la première grève éclate et s’est largement répandu, trente ans plus tard.

En 1982 comme en 2013, la chaîne de montage est majoritairement réservée aux ouvriers racisés, quand les responsables sont des hommes blancs. Aux deux époques, la lutte est rude et la répression, violente. Mais en 1982 comme en 2013, les piquets de grève peuvent aussi être joyeux et festifs car la lutte, toujours, rassemble et émancipe.

Dans ce film, pas de voix off pour commenter. Le récit est conduit par les ouvriers eux-mêmes, et les deux générations se rencontrent en miroir. Quand ceux de 2013 bloquent la production et se battent pour empêcher la fermeture de l’usine, ils font surgir la mémoire d’une longue tradition de lutte dont ils sont les héritiers.

Les scénaristes et le réalisateur ont mis une dizaine d’années pour aboutir à ce remarquable film, fruit d’un long travail de recherche et de documentation dans les archives de l’INA, mais aussi dans un fond d’archives militantes offrant des images inédites. D’abord autoproduit par MBPS, « un collectif d’auteur·es et de technicien·ne·s engagés pour un cinéma documentaire indépendant et proche des luttes », le film a ensuite été travaillé dans le cadre de l’atelier documentaire de la Fémis.

Douze ans après la grève pour la survie de l’usine, et quarante-trois ans après la toute première, On n’est pas nos parents résonne fort, très fort, avec les luttes actuelles.

Le film sera projeté au cinéma Le Luxy, 77 avenue Georges-Gosnat, à Ivry-sur-Seine (94200), le 8 mars à 15 heures. La projection sera suivie d’un échange avec le public en présence de l’équipe du film et des ouvriers. https://luxy.ivry94.fr/168-12029/fiche/on-n-est-pas-nos-parents-les-grevistes-ont-la-parole.htm

Source : Mediapart – 15/02/2025 https://www.mediapart.fr/studio/documentaires/culture-et-idees/n-est-pas-nos-parents-aulnay-l-heritage-de-la-lutte-des-ouvriers-immigres

Mediapart diffuse chaque samedi un film documentaire. Cette sélection est assurée par Guillaume Chaudet Foglia et Ludovic Lamant. Le texte de cette semaine a été écrit par Cécile Hautefeuille.