Algérie. Des cafés littéraires au numérique, la culture résiste – Kaïs Tamalt

Dans un pays où la liberté d’expression est réprimée par le régime, la scène culturelle algérienne traverse une profonde métamorphose. Et invente des stratégies de contournement.

« Notre centre culturel dispose d’une bibliothèque contenant de nombreux ouvrages relatifs aux droits humains, à la justice, au droit constitutionnel… Différentes initiatives ont pour but de la valoriser auprès de la nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs », explique Hassan M., journaliste et animateur de rencontres à Alger. Il ajoute : « Malgré les embûches auxquelles se confrontent les cafés littéraires, certaines rencontres ont attiré une diversité de profils. »

Ces dernières années, post-Covid, un lieu et un usage nouveaux s’invitent dans le paysage culturel algérien : le café littéraire. « Café » pour la praticité du terme, il s’agit surtout d’un lieu (une librairie, le salon d’un particulier, une salle d’un espace culturel…, voire un café) où des écrivaines et écrivains se réunissent pour discuter de leurs dernières lectures et échanger des idées, aux côtés de citoyens lambda, sans hiérarchie, hommes, femmes, générations diverses. Il accueille aussi bien l’étudiant qui révise ses cours de philosophie que la retraitée qui redécouvre Kateb Yacine. Autre lieu, même usage : l’espace numérique. Des influenceurs culturels et artistes digitaux investissent ce champ et ouvrent de nouvelles thématiques d’études et de discussions. Mais à quel prix ?

Des lieux déterminés à exister

Lieu d’émulation intellectuelle, de rencontres et d’échanges, dans les langues de la région où il est implanté, le café littéraire doit commencer par surmonter un imbroglio administratif pour exister. Celui de la commune kabyle de Tichy, située à une quinzaine de kilomètres de Béjaïa, sur la côte, en est l’illustration : bien qu’autorisée par l’assemblée populaire communale1, cette initiative a fait face à un mur d’interdictions administratives. Kamel, qui en est l’organisateur, témoigne de mécanismes de censure complexes :

« Les rencontres que je coordonne dans ce local subissent constamment la censure des autorités, qui multiplient les obstacles administratifs et remettent systématiquement en question la légitimité de nos activités culturelles ».

Ces entraves bureaucratiques ne sont pas isolées : elles relèvent d’une stratégie systématique de contrôle. La dichotomie entre le traitement des activités politico-religieuses et celui des événements culturels révèle un mécanisme délibéré d’annihilation de la pensée critique. Tandis que les premières sont « autorisées, encadrées, subventionnées et même sécurisées », précise Kamel, du café littéraire de Tichy, les secondes suscitent une suspicion constante.

Parfois, la répression prend des formes particulièrement brutales. Ahmed K., organisateur d’un café littéraire dans la wilaya d’Oran, raconte ainsi l’intervention violente des autorités : « Elles ont empêché la tenue d’un colloque sur la justice transitionnelle en Algérie, arrêtant les responsables de l’association, les employés, tous ceux présents dans les locaux, et refusant catégoriquement que le colloque ait lieu. » Ou des formes inattendues : la censure ne provient pas uniquement des autorités. Une partie de l’élite intellectuelle participe, de façon plus insidieuse, à un climat d’autocensure. « Un autre type de censure vient d’une partie des élites intellectuelles elles-mêmes, qui soutiennent le pouvoir ou tentent d’éviter sa colère, afin de conserver leurs postes et leurs avantages », poursuit Kamel. Ce phénomène s’est accentué depuis le Hirak2, créant une fracture au sein même de la communauté intellectuelle : entre ceux qui défendent la liberté d’expression, parfois au prix de leur carrière, et ceux qui préfèrent le compromis pour préserver leur statut.

Un membre de l’association Azday Adelsan n Weqqas (« le café littéraire d’Aokas »), jolie petite ville côtière dans la wilaya de Béjaïa, retrace l’évolution des pressions subies : « Entre juillet 2017 et le début du Hirak, en 2019, il n’était pas nécessaire de demander une autorisation pour organiser des conférences. Il suffisait de réserver la salle et d’inviter les intervenants. » Cette relative liberté n’était pourtant qu’apparente. « Nous savons que les cafés littéraires d’Aokas ont toujours été étroitement surveillés. Dans toutes les conférences, des policiers en civil étaient présents — étant donné qu’il s’agit d’une petite localité, nous les connaissons. » L’escalade répressive s’est accentuée avec la pandémie et les suites du Hirak.

« Les cafés littéraires se sont arrêtés, comme toutes les autres activités, pendant la période du Covid-19. Et, comme vous le savez, cette période a été marquée par la répression du Hirak et de l’ensemble du peuple algérien. Les cafés littéraires ont donc disparu ».

Les intimidations ont alors pris des formes plus frontales et sophistiquées. « Parmi les premières mesures directes, l’association a reçu ce que l’on pourrait appeler une “mise en demeure”. » Rapidement, les faits s’enchaînent : « L’association a reçu, en mai 2022, un document du ministère de la justice lui indiquant qu’un procès la concernant s’était tenu en octobre 2021 » à la suite d’une plainte de la wilaya de Béjaïa pour « prosélytisme religieux ». La dissolution d’Azday Adelsan n Weqqas, prononcée en avril 2023 par le tribunal administratif de Béjaïa, témoigne de la volonté des autorités d’éradiquer ces structures. Depuis, un bras de fer judiciaire s’est engagé, l’association ayant interjeté appel.

Ces témoignages révèlent, en plus de l’arsenal judiciaire, l’étendue des pressions déployées contre ces initiatives : « Nous avons vu des murs tagués sur les locaux, avec des messages ambigus, comme : “L’association met fin à ses activités”, sans plus de précision », poursuit le membre du café littéraire d’Aokas. Paradoxalement, chaque tentative de musellement renforce la détermination des acteurs culturels et suscite un élan de solidarité. Ces animations littéraires participent d’une dynamique plus large de préservation et de transmission du patrimoine culturel algérien. Dans la ville kabyle d’Aokas, malgré huit conférences interdites et la dissolution judiciaire du café littéraire, ses fondateurs poursuivent leur mobilisation culturelle. Rachid T., organisateur de cafés littéraires, incarne aussi cette détermination : « Un café internet dans le centre-ville organise des rencontres littéraires. Malgré le ramadan, nous faisons tout pour les maintenir jusqu’à aujourd’hui. »

Face aux offensives liberticides, la diaspora algérienne joue un rôle crucial. Présente principalement en Europe et en Amérique du Nord, elle constitue un relais essentiel pour les voix censurées. Farid L., membre d’un collectif citoyen à Montréal, explique : « Nous servons de caisse de résonance pour les artistes et intellectuels réduits au silence. Grâce à nos réseaux, nous faisons connaître leurs œuvres et idées au-delà des frontières, contrôlées. »

L’émergence d’« influenceurs culturels » en ligne

La pandémie de Covid-19 a accéléré la digitalisation des échanges culturels. Festivals littéraires virtuels, expositions en ligne, résidences artistiques à distance… Post-Covid, les collaborations ont été non seulement maintenues, mais parfois intensifiées. Dans la nécessité d’innover pour exister, les acteurs culturels se sont rapidement saisis de ces nouveaux usages.

Le numérique est devenu leur principal vecteur de libération. L’université Batna 2, dans l’Est algérien, a été l’un des premiers bastions de cette résistance technologique, avec le développement de plateformes alternatives quelque temps après le début du Hirak. « Nos plateformes numériques sont devenues des espaces où les étudiants peuvent dialoguer librement ; les professeurs, partager des perspectives variées ; et la pensée critique ; continuer de bourdonner », explique Karim R., responsable numérique.

Le numérique dilue la notion de territoire administratif, complique la mise en œuvre des interdictions locales, et permet une diffusion instantanée et massive des contenus, compliquant l’efficacité de la censure. Quantité d’« influenceurs culturels » algériens ont ainsi émergé sur le Web. Jeunes, technophiles, ces nouveaux médiateurs créent des communautés virtuelles autour de thématiques culturelles variées. Ces espaces virtuels sont aussi le lieu de formes hybrides d’expression artistique, comme le « digital storytelling » algérien, où l’information prend la forme d’un récit incarné, avec ses héros, ses émotions… et dans la plupart des cas un happy end. Cette forme, qui mêle traditions orales et outils numériques, séduit particulièrement les jeunes générations. Nabil K., artiste digital de Constantine :

« Nous réinventons nos contes traditionnels à travers des podcasts, des animations, des installations interactives. C’est une façon de préserver notre patrimoine tout en le rendant attrayant et accessible pour la génération Z ».

Cette webrésistance participe d’une redéfinition profonde de l’identité culturelle. En s’affranchissant des canaux officiels, les acteurs algériens de la culture agrandissent le champ des thématiques à étudier et sortent des tabous anciens, comme les tensions religieuses et la laïcité ou encore la guerre civile des années 1990. Les jeunes artistes contemporains interrogent les récits nationaux établis, revendiquant une diversité linguistique et culturelle jusque-là niée. Par exemple, la culture amazighe, longtemps marginalisée, existe davantage dans ces espaces alternatifs.

Mais au-delà des technologies, c’est la détermination inébranlable des créateurs, penseurs et activistes culturels qui fait la force de ce mouvement. Cette évolution, pour être pleinement comprise, doit être replacée dans le contexte plus large des transformations sociales et politiques du monde arabe. Loin des simplifications médiatiques, l’effervescence culturelle algérienne témoigne d’une vitalité intellectuelle et créative. Elle nous rappelle une vérité essentielle : aucun système, aussi répressif soit-il, ne peut durablement étouffer la voix d’un peuple déterminé à s’exprimer. C’est là que réside, peut-être, le plus grand espoir pour l’avenir de la culture algérienne.

Source : Orient XXI – 20/06/2025 https://orientxxi.info/dossiers-et-series/algerie-des-cafes-litteraires-au-numerique-la-culture-resiste,8316

Disparition du cinéaste algérien Mohamed Lakhdar Hamina, seul africain sacré à Cannes – Houda Ibrahim

Le réalisateur et producteur algérien, Mohamed Lakhdar Hamina, seul cinéaste arabe et africain couronné à Cannes, est mort ce vendredi 23 mai à l’âge de 95 ans, a annoncé sa famille. Il y a 50 ans, jour pour jour, le 23 mai 1975, la Palme d’or du festival de Cannes lui était décernée. Vendredi, le palais du festival et le festival de Cannes avaient prévu un hommage pour ce 50e anniversaire, en projetant dans le cadre de Cannes classique son film Chronique des années de braise. Une projection qui est donc survenue le jour du décès du cinéaste.

Avec notre envoyée spéciale à Cannes, Houda Ibrahim

« Mes deux frères sont restés au chevet de mon père », a déclaré Malik Lakhdar Hamina avant la projection du film Chronique des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina son père. Quelques heures avant l’annonce de sa mort par la famille à Alger. Il était le doyen des lauréats de la Palme d’or encore en vie, et son film récompensé l’avait propulsé définitivement sur la scène mondiale du septième art.

Fresque historique

Mohamed Lakhdar Hamina est l’un des rares cinéastes africains à avoir concouru quatre fois à la compétition officielle au festival de Cannes. Avant d’avoir la Palme d’or, il a été récompensé par le prix de la première œuvre pour Le vent des Aurès, en 1967. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie était au cœur de cette grande fresque historique qui raconte en six chapitres de 1939 à 1945 l’acheminement du peuple algérien vers sa liberté.

Pendant la guerre d’Algérie, son père avait été enlevé, torturé et tué par l’armée française. Il a été lui-même appelé en 1958, il avait rejoint la résistance algérienne à Tunis. Et c’est à Tunis en autodidacte qu’il a appris le cinéma en faisant des stages aux actualités tunisiennes avant de se lancer dans de premiers courts-métrages.

Un hommage à une « mémoire »

« Aujourd’hui à Cannes, nous ne célébrerons pas seulement un film », a déclaré son fils, « nous rendons hommage à une mémoire, à une conscience et à une œuvre qui à travers l’art a su porter la voix d’un peuple, l’histoire d’une lutte et l’âme d’un continent ».  

Source : RFI – 24/05/2025 https://www.rfi.fr/fr/culture/20250524-le-cin%C3%A9aste-alg%C3%A9rien-mohamed-lakhdar-hamina-seul-africain-sacr%C3%A9-%C3%A0-cannes-est-mort

Benjamin Stora : « Je ne vois pas comment cette crise peut se dénouer » – Brahim Saci

Benjamin Stora est un historien français reconnu pour ses travaux sur l’Algérie contemporaine, la colonisation et les mémoires postcoloniales. Né à Constantine dans une famille juive, il porte les traces profondes de l’exil et des silences entourant la guerre d’indépendance, ce qui a façonné son travail d’historien.

Professeur des universités, il a enseigné à Paris XIII et à l’INALCO, et a occupé le poste d’inspecteur général de l’Éducation nationale. Il a présidé le Conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration, contribuant à la mise en lumière des récits souvent invisibilisés.

Auteur de nombreux ouvrages, il a bouleversé notre compréhension de la guerre d’Algérie en intégrant la mémoire et la transmission des blessures. La Gangrène et l’Oubli (1991) analyse l’effacement de ce conflit dans le récit national, tandis que Ils venaient d’Algérie (1992) explore l’immigration algérienne en France. Plus récemment, il a codirigé Histoire des relations entre juifs et musulmans, mobilisant plus d’une centaine de chercheurs.

En 2021, il remet à Emmanuel Macron un rapport sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie, dont il tire France-Algérie. Les passions douloureuses, un texte suscitant débats et initiatives comme la création d’une Commission « Mémoires et vérité ». 

En 2023, L’Arrivée revient sur son itinéraire d’exilé, mêlant autobiographie et réflexion sur l’histoire. 

Benjamin Stora a contribué à la reconnaissance des mémoires plurielles de la guerre d’Algérie, faisant dialoguer des récits longtemps cloisonnés. Il a œuvré à lever les tabous et encourager une lecture lucide et apaisée de l’histoire, articulant exigence académique et engagement civique. Son travail démontre que l’histoire n’est pas seulement affaire d’archives, mais aussi de transmission et de reconnaissance des mémoires blessées.

Dans cet entretien, l’historien Benjamin Stora revient avec une rare densité sur les fils entremêlés de son itinéraire personnel et intellectuel. De Constantine à Paris, de l’engagement militant à la rigueur académique, il déploie une parole lucide et habitée sur la guerre d’indépendance, les silences de la mémoire coloniale et les enjeux contemporains du récit historique.

Alors que son nom reste étroitement lié aux avancées mémorielles franco-algériennes, Stora interroge ici les limites du travail historien face aux crispations identitaires, tout en ouvrant des perspectives sensibles autour de l’exil, de la transmission et du rapport à l’histoire. Une parole à la fois intime et politique, qui éclaire les fractures d’hier et les défis de demain.

Le Matin d’Algérie : Votre parcours personnel étant intrinsèquement lié à l’histoire franco-algérienne, en quoi votre départ de Constantine a-t-il façonné votre vocation d’historien et influencé votre approche de la mémoire coloniale ?

Benjamin Stora : Ce n’est pas mon départ de Constantine, avec mes parents en 1962, qui a conditionné mon travail sur l’Algérie. Comme je l’ai déjà expliqué dans mes livres récents (Les clés retrouvées, ou l’Arrivée), c’est mon engagement politique à l’extrême-gauche dans les années 1970, à l’université de Nanterre, qui m’a poussé à m’intéresser à la guerre d’indépendance algérienne.

Dans mon engagement trotskiste de l’époque, j’ai alors pu rencontrer de nombreux militants révolutionnaires et nationalistes algériens comme Hocine Ait Ahmed, Mohamed Boudiaf, Ali Haroun, ou la fille de Messali Hadj qui m’a aidé dans ma connaissance de l’histoire du nationalisme algérien. Avec l’historien Mohammed Harbi, j’ai aussi beaucoup travaillé en particulier pour l’élaboration de mon Dictionnaire des militants nationalistes algériens, 600 biographies, parues en 1985. Dans les années 2000 ; j’ai commencé à « regarder » mon parcours intime, familial, personnel, avec la parution du livre en 2006, Les trois exils des juifs d’Algérie.

Le Matin d’Algérie : Votre contribution à l’historiographie de la guerre d’Algérie a marqué un tournant dans la manière de l’étudier. Qu’est-ce qui vous a conduit à intégrer les récits personnels et la mémoire dans votre démarche historique ?

Benjamin Stora : Effectivement, à partir de la rédaction de l’ouvrage, La gangrène et l’oubli publié en 1991, j’ai commencé à considérer la façon dont se construisait la mémoire algérienne avec les blessures, les silences, les non-dits de l’histoire. Je me suis aperçu que la production académique, à partir de sources écrites, comme les archives étatiques, que j’ai beaucoup regardé à Aix-en-Provence ou aux archives de Vincennes, ne suffisait pas. Il fallait aussi se diriger vers le vécu des différents acteurs. Comprendre l’histoire de cette histoire, pour tenter d’expliquer les mémoires de revanche, de ruminations, de nostalgies. 

Le Matin d’Algérie : Dans La Gangrène et l’oubli, vous décrivez un refoulement collectif autour de la guerre d’Algérie. Pensez-vous que ce silence s’est estompé au fil du temps, ou reste-t-il encore des non-dits dans la mémoire nationale ?

Benjamin Stora : Oui, la guerre d’Algérie a longtemps été refoulée dans l’espace public en France. En particulier par l’absence d’enseignement de cette histoire. Pendant trente ou quarante ans, cette mémoire ne s’exprimait que de manière « souterraine » par les récits personnels notamment, d’acteurs algériens ou français.

Par exemple, du côté algérien, je pense aux récits de Mohamed Lebjaoui, Vérités sur la révolution algérienne, paru en 1970, et qui décrivait l’assassinat d’Abane Ramdane par d’autres dirigeants du FLN ; aux Mémoires d’un combattant d’Hocine Ait Ahmed, paru en 1982,  ou aux Mémoires de Messali Hadj, que j’ai aidé pour la publication (Messali Hadj avait rédigé ses mémoires sur la naissance du nationalisme algérien, juste avant son décès en 1974, au moment, précisément où je commençais à travailler sur l’histoire d’Algérie).

Du côté français, dominaient alors les récits des partisans de l’Algérie française, comme les livres autobiographiques des généraux Salan, Massu, Challe, ou ils tentaient de justifier leur comportement. Le livre de Massu sur « la bataille d’Alger » a d’ailleurs été vivement réfuté par l’historien Pierre Vidal Naquet, en 1972.

Puis nous sommes sortis de ce silence « public » au début des années 2000, en particulier grâce aux enquêtes de journalistes, comme Florence Beaugé, qui, dans Le Monde, a publié des articles sur l’attitude de Le Pen et la pratique de la torture ; ou le rôle du général Aussaresses dans l’assassinat des dirigeants algériens comme Ali Boumendjel ou Larbi Ben M’hidi. Et puis, les travaux de jeunes universitaires sont arrivés en grand nombre, en particulier grâce à l’ouverture d’archives nouvelles. Je pense en particulier aux travaux de Raphaëlle Branche, Sylvie Thenaut, Linda Amiri, Tramor Quemeneur, Naima Yahi, Marie Chominot, Emmanuel Alcaraz, ou Lydia Ait Saadi. Du côté algérien, on pourrait citer les travaux de Hassan Remaoun, Omar Carlier, Fouad Soufi, Amar Mohand Amer, Tahar Khalfoune, et, bien sûr, les écrits de mon ami Abdelmadjid Merdaci, récemment décédé. J’en oublie sûrement…  Toute cette production n’a pas empêché les saignements autour de la mémoire algérienne, mais nous sommes enfin passé à une connaissance scientifique plus grande.  

Le Matin d’Algérie : Votre rapport remis à Emmanuel Macron a engendré des réactions contrastées. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces réactions ?

Benjamin Stora : Ce rapport, rédigé à la demande du président de la République française Emmanuel Macron, et remis en janvier 2021, devait traiter de la mémoire de la guerre d’Algérie, et les blessures mémorielles provoquées par cette histoire, en France.

On m’a expliqué à l’époque, qu’un rapport devait être fait du côté algérien, mais cela ne s’est jamais produit. J’ai été critiqué par une partie de la gauche française pour n’avoir pas publié un rapport de condamnation global du système colonial, et qu’il ne fallait pas procéder par application de reconnaissances particulières par l’état, sur des questions portant sur l’utilisation de la torture, ou l’assassinat de militants algériens. J’ai, surtout, était vivement attaqué par la droite et l’extrême-droite, ce sont les groupes les plus influents en France aujourd’hui, qui ne veulent pas toucher à « la mission civilisatrice de la France » dans les colonies. Dans leur langage, cela signifie qu’il ne faut pas de « repentance ».

Pour l’Algérie, à la différence de la Seconde Guerre mondiale et du régime de Vichy, il ne faut jamais « regarder dans le rétroviseur » comme l’a expliqué le ministre Retailleau. En dépit de toutes ces difficultés, à la suite de mes recommandations, la République française a reconnu officiellement les assassinats des militants Maurice Audin, d’Ali Boumendjel, et de Larbi Ben M’hidi ; une reconnaissance officielle également des massacres des travailleurs algériens le 17 octobre 1961 à Paris ; l’ouverture plus grande des archives de la guerre d’Algérie ; l’érection d’une statue de l’Emir Abdelkader à Amboise, la ville où il avait été retenu en captivité….

D’autres recommandations n’ont pas abouti, par exemple l’entrée de Gisèle Halimi au Panthéon, avocate des militants algériens, à la suite d’une pétition de filles harkis ; également, le nettoyage par la France des déchets atomiques laissés au Sahara. J’espérais poursuivre ces recommandations, notamment par la mise en place d’une commission mixte des historiens français et algériens en 2022.

L’objectif était, non pas d’écrire une histoire commune, mais de partager le savoir sur l’histoire coloniale, en commençant par la terrible conquête coloniale du XIXe siècle. Nous nous sommes réunis à quatre reprises, mais les aléas de la vie politique entre la France et l’Algérie sont venus percuter cette activité en 2024. J’espère que tous les acquis de reconnaissances obtenus à la suite de tout ce travail mémoriel ne seront pas remis en question dans l’avenir.

Le Matin d’Algérie : L’Arrivée revient sur votre jeunesse entre Constantine et Paris. Qu’est-ce qui vous a poussé à dévoiler cet aspect plus intime de votre parcours à ce moment précis ?

Benjamin Stora : En juin 1962, c’est le départ d’Algérie. Seuls les adultes débarquent en France avec dans leur mémoire les tombes des aïeux qu’ils ne reverront jamais plus, mais pas les enfants. J’ai onze ans en juin 1962.

Pour l’enfant que je suis, le voyage est excitant, prometteur d’aventures. Mes parents, eux, se demandent comment ils vont faire bouillir la marmite. Et la France, qu’ils ne connaissent pas, est bien peu accueillante. L’arrivée – De Constantine à Paris est plus qu’un livre mémoriel, plutôt un « album-miroir ». Sur 240 pages, c’est tout un monde qui défile. De Gaulle, les Trente Glorieuses, Mai 68, une décennie à peine mais si riche en événement. Ce monde qui défile, le lecteur peut l’effeuiller page après page à travers le prisme d’un gosse de Constantine, devenu chercheur de la question algérienne, après avoir été un trotskyste membre de l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme. Cet engagement à gauche a été celui de beaucoup de jeunes de ma génération.

J’ai donc raconté les heurs et malheurs de ces sixties mais aussi mes parents, déclassés après l’exode et vivant dans un HLM de Sartrouville. Je découvre la condition ouvrière par ma mère qui travaille comme OS à l’usine Peugeot, et qui maintient à la maison la tradition juive constantinoise, par le biais de plats cuisinés qui correspondent aux nombreuses fêtes religieuses. J’ai donc opéré une sorte de travelling arrière en revisitant surtout le regard de mes parents, mais il me faudra plusieurs années encore avant de comprendre le poids du déracinement, la brûlure de leur arrachement. 

Le Matin d’Algérie : Quels leviers pourraient permettre une réconciliation durable des mémoires franco-algériennes ? Le travail des historiens suffit-il ou d’autres initiatives sont-elles nécessaires pour combler les fractures du passé ?

Benjamin Stora : Je ne peux que répondre sur le plan des actes mémoriels, qu’il faut poursuivre. Mais avec la montée en puissance d’un courant néo-nationaliste en France qui s’appuie sur la nostalgie de l’Empire perdu, ce travail est difficile. Notamment sur le plan médiatique où se développe une stigmatisation de la population d’origine algérienne. Avec la circulation de stéréotypes très négatifs. Je crois qu’il faut mettre en valeur les apports de cette immigration à l’histoire de France. D’autres initiatives peuvent être prises, notamment sur les échanges culturels entre universités. Mais pour l’heure, je ne vois pas comment cette crise peut se dénouer sur le plan politique entre les deux Etats.

Le Matin d’Algérie : L’historien Omer Bartov, spécialiste de l’Holocauste, affirme que le gouvernement Netanyahu est passé de l’intention à la mise en œuvre d’actes génocidaires. Il considère que les pays fournissant des armes à Israël se rendent complices de ces actes. Comment interprêtez-vous le silence de nombreux historiens à ce sujet ?

Benjamin Stora : Je me suis très vite élevé contre le massacre en cours à Gaza, et me suis auparavant prononcé contre les massacres de civils israéliens le 7 octobre 2023. Ce que nous vivons en ce moment, les déplacements et l’écrasement d’une population civile palestinienne est très grave et relèvent d’actes génocidaires qu’il faut dénoncer. Dans le même temps, doit s’affirmer au plan politique la création d’un Etat palestinien. Je reste attaché à la solution des deux Etats, position que j’ai toujours défendu depuis une quarantaine d’années.

Le Matin d’Algérie : Quel regard portez-vous sur l’Algérie d’aujourd’hui ?

Benjamin Stora : Il faut, à mon sens, passer dans Algérie actuelle de la recherche de légitimité par le recours à l’histoire-guerre, à l’établissement d’une culture démocratique.

Le recours à l’histoire est nécessaire pour comprendre la séparation avec le système colonial, mais cela ne doit pas consister à s’enfermer dans une culture issue de la guerre.

Au contraire, à comprendre la pluralité des sensibilités autour de l’histoire longue du nationalisme algérien. C’est pour cela que j’ai publié les biographies de Ferhat Abbas en 1994 et de Messali Hadj (réédité en 2005), qui montrent les chemins différents pouvant parvenir à un même objectif : aller vers plus de citoyenneté, de liberté, et d’indépendance.

Il existe un fossé entre l’accumulation du savoir académique et universitaire, et sa transmission, sa diffusion dans le grand public. Autour de la question d’histoires de la guerre, circulent énormément d’idées reçues, des préjugés négatifs et des stéréotypes sur la primauté de la lutte armée au détriment du facteur politique. 

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Benjamin Stora : J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire sensible, la mémoire, avec également toute une recherche iconographique, que j’ai exposé dans mon dernier livre : Un historien face au torrent des images (Ed de L’Archipel, 2025). Le documentaire, Les années algériennes, trois heures sur la guerre d’Algérie, à partir de la mémoire de ses acteurs a été diffusé en 1991. Avec L’indépendance aux deux visages, diffusé en 2002, j’ai réalisé des entretiens avec dix grands acteurs de la révolution algérienne, de Hocine Ait Ahmed à Youcef Khatib, en passant par Salah Goudjil ou Abderrazak Bouhara. La fabrication des images et leur interprétation a été une source importante. Les images, donc, mais aussi les paysages, à la fois ruraux et urbains.

Sur le thème des voyages, des paysages, voir leurs transformations dans l’histoire est un projet que j’aimerai mener à bien. C’est tout le sens de mon travail sur L’Algérie vue du ciel avec Yann Arthus Bertrand, le documentaire et le film diffusé en 2005. Je reste marqué par mon expérience vietnamienne. Le Vietnam c’est l’Indochine, et on ne peut pas travailler sur la guerre d’Algérie sans connaître l’histoire de l’Indochine.

Quand je suis arrivé au Vietnam en 1995 – ce fut aussi le cas au Maroc en 1998 – mes promenades à travers les villes ont été fondamentales. Elles me permettaient de saisir l’histoire sensible, de voir comment elle s’incarnait. Au Vietnam, je suis évidemment allé à Diên Biên Phu, lieu de la défaite militaire française en mai 1954. Et ce qui m’a sauté aux yeux, c’est que l’image que je m’en faisais ne correspondait pas à la réalité. J’imaginais une « cuvette », les montagnes et les soldats français qui se sont faits encerclés. En fait, Diên Biên Phu, c’est une grande plaine, et les montagnes sont loin. Une idée reçue sautait tout d’un coup.

Les officiers français n’avaient pas prévu que les Vietnamiens allaient réussir à installer des canons très puissants sur ces montagnes si lointaines, si hautes, et « arroser » la plaine de leur artillerie. Voir le paysage exact change la perception. C’est pour cela qu’il est important d’aller dans les villes, de circuler dans les campagnes, d’observer les paysages, c’est également une de mes sources ; le voyage fabrique aussi des imaginaires, contredit des stéréotypes, des fantasmes. Voilà un projet sur les voyages et l’écriture de l’histoire.

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Benjamin Stora : J’ai réalisé beaucoup de travaux et d’ouvrages sur l’Algérie. Non parce que mon activité de recherches était simplement ce pays, mais surtout par volonté de comprendre la guerre et l’exil. Que cela se passe en Algérie, je n’en disconviens pas, mais ce qui m’a obsédé, mes grandes thématiques, ce sont les chagrins et les bouleversements causés par la guerre, le déracinement et l’exil.

J’ai aussi vécu en exil pendant de nombreuses années et au sujet desquels j’ai écrit deux livres : Voyage en postcolonies et Imaginaires de guerre. Il est vrai que, fondamentalement, je me suis enraciné dans l’histoire intérieure algérienne, mais avec une portée beaucoup plus large, j’allais presque dire universelle. Les thèmes très généraux dont je traite, la mémoire de la violence, du bouleversement né de la guerre sont liés, et on peut les examiner en rapport à différents pays. Il se trouve que l’Algérie et son histoire ont concentré en moi tous ces phénomènes de séparation, de violence, et d’exil. Mais aussi de bonheurs de mon enfance.

Entretien réalisé par Brahim Saci

https://benjaminstora.univ-paris13.fr

Source : Le Matin d’Algérie – 18/05/2025 https://lematindalgerie.com/benjamin-stora-je-ne-vois-pas-comment-cette-crise-peut-se-denouer/

80 ans de « l’Autre 8 Mai 1945 » – Appel international à l’université de Bejaïa

Le 12 mai 2025, des écrivains et historiens venus d’Algérie, du Cameroun, des États-Unis, de France, du Royaume Uni, de Madagascar et du Sénégal, réunis dans un colloque à l’Université de Bejaïa en Algérie ont lancé un appel pour la reconnaissance pleine et entière par la France des massacres du 8 mai 1945 et autres crimes en Afrique.

APPEL DE BEJAIA

Nous, universitaires, écrivains et historiens venus de différents pays du monde, Algérie, Cameroun, États-Unis d’Amérique, France, Royaume Uni, Madagascar et Sénégal, enseignants et étudiants de l’Université de Bejaïa, en Algérie, qui avons participé au colloque international sur les crimes de la France coloniale en Afrique organisé les 11 et 12 mai 2025 à l’occasion des 80 ans des massacres de masse commis par la colonisation française à Sétif, Guelma, Kherrata et dans toute la région du Nord-Constantinois en mai-juin 1945, lançons en direction des citoyens de nos pays et de ceux du monde entier un Appel solennel dicté par le sentiment d’horreur et d’indignation que nous inspirent ces faits ainsi que leur reconnaissance insuffisante par l’État français qui en a eu la responsabilité.

Mai-juin 1945 en Algérie se situe dans une série de massacres qui ont pris place dans une tentative française de reconstituer son empire colonial en contradiction avec le mouvement mondial des peuples à affirmer leur droit à disposer d’eux-mêmes. Il a été précédé du massacre de Thiaroye, près de Dakar, en décembre 1944, suivi par le bombardement de Haïphong, au Viêt Nam, au début de la guerre d’Indochine en novembre 1946, et par les Massacres de Madagascar en 1947. Lors de toutes ces répressions, des « indigènes » recrutés dans d’autres colonies ont été utilisés pour réprimer les aspirations des peuples à l’indépendance.

Les choses bougent au sujet de cet « Autre 8 mai 1945 » qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, était en contradiction complète avec la victoire simultanée des peuples et des États alliés sur l’horreur et les crimes racistes commis par le régime nazi.

Le président de la République française, Emmanuel Macron, dans le discours qu’il a prononcé à Paris le 8 mai 2025 au pied de l’Arc de Triomphe, a évoqué le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et fait explicitement référence à cette page de l’histoire coloniale : « En mai 1945, des violences et des massacres venaient préfigurer l’histoire. Sétif, Bejaïa, la région de Kherrata, Guelma en Algérie, en Syrie aussi. » Mais il reste beaucoup de chemin à faire puisqu’il a parlé de violences et de massacres sans reconnaître la responsabilité de l’État français dans sa politique coloniale qui y a conduit.

Le président de la République algérienne, Abdelmadjid Tebboune, a déclaré de son côté : « Les manifestations du 8 mai sont l’expression la plus sincère de l’attachement du peuple algérien à la liberté, la dignité et la fierté […] Mue par son attachement au droit de son peuple et en reconnaissance de la sacralité de l’héritage de la résistance et de la lutte, par fidélité à l’esprit de Novembre et au message éternel des martyrs, l’Algérie ne saurait en aucun cas accepter à ce que le dossier de la mémoire soit relégué à l’oubli et au déni. » 

Par ailleurs, une délégation de parlementaires et d’élus de France issus de différents courants politiques est venue en Algérie pour témoigner de leur volonté de bonnes relations entre la France et l’Algérie ; de leur refus de l’hostilité à ce pays de la part de la politique incarnée par le ministre de l’Intérieur français, Bruno Retailleau ; de leur intention de travailler au dépassement de la période coloniale, à l’élimination des séquelles laissées dans les esprits par cette période qui a nié les droits, l’égalité et la dignité de tous les êtres humains ; et de leur volonté d’une coopération entre les peuples pour aujourd’hui et pour demain, en particulier pour ceux des deux rives de la Méditerranée.

Ils ont demandé une reconnaissance officielle des responsabilités françaises dans ce crime. Un sénateur français membre de la délégation a rappelé : « Ces Algériens ont été tués parce qu’ils ont revendiqué pour eux ce qu’ils ont défendu pour d’autres. Nous sommes aujourd’hui en Algérie pour parler de dignité humaine. »

La France, dont le passé comporte de belles pages mais aussi des pages plus sombres, doit assumer la totalité de son histoire.


Notre Appel de Bejaïa demande solennellement l’ouverture totale des archives relatives à cette période.

Parallèlement à cette reconnaissance des crimes coloniaux, des actes de réparation sont nécessaires, notamment pour la restitution des restes humains, des objets et des œuvres d’art dont les colonisateurs se sont emparés par la force.

Tous les moyens doivent être mis en œuvre pour faciliter aux chercheurs venant des pays anciennement colonisés les travaux dans les archives françaises. La coopération franche entre les historiens de tous les pays doit être développée.

Nous sommes convaincus que la reconnaissance des faits est un impératif moral et nous continuerons à travailler dans ce sens.

Béjaïa, le 12 mai 2025

Signataires :

Marie Ranjanoro (Madagascar)

Gilles Manceron (France)

Alain Ruscio (France)

Hosni Kitouni (Algérie)

Benjamin Claude Brower (USA)

William Gallois (Royaume Uni)

Aïssa Kadri (Algérie)

Cheikh Sakho (Sénégal)

Kamel Beniaiche (Algérie)

Ferdinand Marcial Nana (Cameroun)

Zidine Kacini (Algérie)

Mahmoud Aït Meddour (Algérie)

Settar Ouatmani (Algérie)

Nouredine Zerkaoui (Algérie)

Source : Mediapart / Billet de blog – 13/05/2025 https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale/blog/130525/80-ans-de-lautre-8-mai-1945-appel-international-luniversite-de-bejaia

Perpignan se souvient : 80 ans après Sétif, Guelma et Kherrata

Commémoration délocalisée à Elne, près de Perpignan (pour des raisons évidentes)

Conférence-débat : Au centre, Jean-Pierre Peyroulou, historien, entouré de Jacki Malléa, co-fondateur de l’ANPNPA, et de Catherine Sicart, secrétaire de l’ANPNPA, ainsi que de Mohamed Moulay, Fédération franco-algérienne (à côté de Catherine), et de Mehdy Belabbas, Association Pour la mémoire, Contre l’oubli (à côté de Jacki)

Un public nombreux et réactif

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Couscous géant

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Avec nos remerciements à Claude Faber, librairie Oxymore, Port-Vendres

Grenoble se souvient : 80 ans après Sétif, Guelma et Kherrata

L’hommage rendu jeudi 8 mai aux manifestantes et manifestants qui furent massacrés à Sétif, Guelma et Kherrata  le 8 mai 1945 et les semaines qui suivirent, fut une belle cérémonie.

Cet hommage revêt une grande importance au vu du contexte national, marqué par les politiques répressives de ministres comme Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, et par le contexte international marqué par les crimes que subit le peuple palestinien.

La cérémonie a été ouverte par Mariano Bona, président du Collectif du 17 octobre 1961 (dont l’ANPNPA fait partie).  L’appel a été lu par Linda. Le texte de Kateb Yacine a été dit par Nedjma.

De nombreux élues et élus (une dizaine) de Grenoble et de son agglomération étaient présents. Trois d’entre eux ont pris la parole.

Ce fort soutien montre que la question de la reconnaissance des crimes coloniaux est demandée par une part croissante de la société française. La Chorale des barricades a chanté « Min Djibalina » et « La casa del Mouradia », marquant la continuité de la lutte du peuple algérien pour la démocratie et l’émancipation.

Marcel Borg, ANPNPA Grenoble

Extrait de NEDJMA, roman de Kateb Yacine publié en 1956 (chapitre VIII)
[Lakhdar et Mustapha sont deux des quatre personnages du roman. Dans cet extrait, ils sont élèves en internat au lycée de Sétif.]
Indépendance de l’Algérie, écrit Lakhdar, au couteau, sur les pupitres, sur les portes.
Lakhdar et Mustapha quittent le cercle de la jeunesse, à la recherche des banderoles.
Les paysans sont prêts pour le défilé.
— Pourquoi diable ont-ils amené leurs bestiaux ?
Ouvriers agricoles, ouvriers, commerçants. Soleil. Beaucoup de monde.
L’ Allemagne a capitulé.
Couples. Brasseries bondées.
Les cloches.
Cérémonie officielle ; monument aux morts.
La police se tient à distance.
Contre-manifestation populaire.
Assez de promesses. 1870. 1918. 1945.
Aujourd’hui, 8 mai, est-ce vraiment la victoire ?
Les scouts défilent à l’avant, puis les étudiants.
Lakhdar et Mustapha marchent côte à côte.
La foule grossit.
Quatre par quatre.
Aucun passant ne résiste aux banderoles.
Les Cadres sont bousculés.
L’hymne commence sur des lèvres d’enfants :
De nos montagnes s’élève
La voix des hommes libres.

Mustapha se voit au cœur d’un mille-pattes inattaquable.
On peut, fort de tant de moustaches, de pieds cornus, toiser les colons, la police, la basse-cour qui prend la fuite.
Un agent de la sûreté, dissimulé à l’ombre d’une arcade, tire sur le drapeau.
Mitraille.
Les Cadres flottent.
Ils ont laissé désarmer les manifestants à la mosquée, par le commissaire, aidé du muphti.
Chaises.
Bouteilles.
Branches d’arbres taillées en chemin.
Les Cadres sont enfoncés.
Contenir le peuple à sa première manifestation massive ?
Le porte-drapeau s’écroule.
Un ancien combattant empoigne son clairon.
Est-ce la diane ou la guerre sainte ?
Un paysan tranche d’un coup de sabre l’épaule d’un étudiant sans coiffure qu’il a pris pour un Européen.
Mustapha jette sa cravate.
Le maire français est abattu par un policier.
Un restaurateur roule dans son burnous rougi.
Lakhdar et Mustapha sont séparés dans la débandade.
Il ne reste plus que trois étudiants autour de Mustapha ; une vieille Juive lance sur l’un d’eux son pot de fleurs, plutôt pour l’éloigner de sa fenêtre que pour l’atteindre ; les derniers groupes cèdent la place aux nids de mitrailleurs ; l’armée barre l’avenue centrale, tirant sur les haillons ; la police et les colons opèrent dans les quartiers populaires ; il ne reste plus une porte ouverte.
Dix heures.
Tout s’est passé en quelques minutes.
Le car de X.., à moitié vide.
Mustapha se hisse.
Le rêve d’enfance est réalisé : Mustapha est à côté du chauffeur ; un gendarme musulman est monté à côté de lui :
— Mettez-vous près de la portière, a souri le gendarme.
Mustapha est ravi.
Il ne voit pas que la coiffure du gendarme est trouée d’une balle. Il est dangereux de se pencher à la portière, dit le chauffeur ; mais la campagne est déserte ; le car reste vide jusqu’au village. Le téléphone est coupé. Les paysans déferlent. Mitraille. Les premiers raflés sont les partisans de Ferhat Abbas : un rédacteur du greffe, un écrivain public ; le négociant qui tenait la trésorerie s’est suicidé ; les Sénégalais ont fait irruption au nord du village ; des femmes ont été violées ; les rafles ont été suggérées par les colons, organisés en milices armées, dès qu’on a eu connaissance des événements de Sétif.
L’administrateur se fait fort de maintenir l’ordre. Les colons et leurs épouses suppliantes veulent en finir.
L’administrateur cède au commandant des Sénégalais.
Les paysans sont mitraillés.
Deux fugitifs sont fusillés à l’entrée du village.
La milice établit la liste des otages.
Maître Gharib est désigné comme un des meneurs.
Soleil encore haut.

13 mai.
Mustapha rend visite aux deux fusillés.
Couvre-feu.
Cris de cigales et de policiers, escortant les suspects, à coups de pieds.
Les corps sont exposés au soleil.

Martigues se souvient : 80 ans après Sétif, Guelma et Kherrata

Lors de l’inauguration de la stèle commémorant les massacres du 8 mai 1945 en Algérie, Roland Bellan, pour l’ANPNPA, a salué la mémoire des deux premiers porteurs du drapeau algérien qui ont été tués.

Il s’agit de deux jeunes gens, Mohamed Ben Haffaf, tué à Alger le 1er mai 1945, et de Bouzid Saal, assassiné à Sétif le 8 mai.

Merci à lui d’avoir salué ces deux jeunes martyrs.

Aux côtés de Roland, un représentant de Rebel-13.

Marseille se souvient : 80 ans après Sétif, Guelma et Kherrata – Djamal Guettala

Par une fin d’après-midi douce et partiellement couverte, le 8 mai 2025, la Porte d’Aix à Marseille s’est muée en une place de mémoire et de dignité. Là, où la pierre murmure encore les échos des exils et des luttes, une foule s’est rassemblée pour commémorer les 80 ans des massacres coloniaux de Sétif, Guelma et Kherrata.

Alors que l’Europe célébrait en 1945 la chute du nazisme, l’Algérie saignait. Le 8 mai de cette même année, la foudre coloniale s’abattait sur les manifestants algériens réclamant leur liberté. La répression fut d’une brutalité inouïe. Kateb Yacine, alors jeune lycéen, dira plus tard : « C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme ».

Dans cette lumière de mémoire, Soraya Guendouz, autrice d’« Algérie(s) intime » et membre d’ACT (Approche Culture et Territoriale), ouvre la cérémonie par ces mots de résistance et d’espoir : « Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens ». Sa voix posée a porté, dans l’enceinte marseillaise, la douleur mais aussi la leçon d’histoire que la France peine encore à regarder en face.

Autour d’elle, plusieurs figures de la lutte, de la mémoire et de la politique étaient présentes : Faïza Guène, écrivaine et cinéaste, Aïcha Guedjali, conseillère municipale, Sébastien Delogu, député de la France Insoumise, Nora Mekmouche, éditorialiste et militante engagée, ainsi que les jeunes communistes de l’ANC 13. Ensemble, ils ont exigé : la reconnaissance des massacres de 1945 comme crimes contre l’humanité, l’ouverture de toutes les archives, la création de lieux de mémoire, l’encouragement d’une recherche historique indépendante et l’inscription de ces tragédies dans l’espace public marseillais.

Les drapeaux algériens et palestiniens flottaient fièrement. Des banderoles vertes clamaient des messages forts, comme « Sétif, Guelma, Kherrata — la bourgeoisie a du sang sur les mains », et « Pas une arme, pas un euro, pas un soldat, non aux guerres impérialistes ». En réponse à cette première banderole, une autre banderole verte portée par des jeunes militants affirmait : « La bourgeoisie a le sang dans les mains ». Parmi les visages, Zohra et Faïza Guène portaient les couleurs nationales, tandis que les jeunes communistes affichaient avec fierté leurs convictions contre l’impérialisme.

Une autre banderole, marquante, portait en lettres vertes et frappantes le message : « L’autre 8 mai, un autre tournant dans l’histoire coloniale française », un rappel poignant que cette date, qui commémore aussi la victoire contre le nazisme, marque un tournant décisif dans la mémoire coloniale, souvent minimisée, de la France.

Cette commémoration, empreinte de gravité et de poésie, a rappelé aux consciences que le silence ne guérit pas les blessures de l’histoire. Marseille, carrefour des mémoires méditerranéennes, porte la responsabilité d’ouvrir ce dialogue. Car, comme l’ont clamé les participants, il ne s’agit pas de raviver les haines, mais de rendre justice à la vérité.

Au crépuscule, la foule s’est dispersée lentement, les visages empreints d’émotion et de recueillement. Une leçon adressée aux héritiers d’un passé colonial non assumé : il n’y aura pas de paix durable sans reconnaissance des crimes commis.

Cette journée ne se limite pas à un simple souvenir. Elle est un appel à l’action, à l’engagement. La mémoire des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata n’est pas un poids à porter, mais une exigence de justice. Le silence de l’État français, sa réticence à affronter cette page sombre de son histoire, n’est plus tenable. Nous, héritiers et alliés de ces luttes, ne cesserons de dénoncer l’impunité, d’exiger des réparations, et d’affirmer haut et fort que le combat pour la vérité et la justice ne prend jamais de vacances. Nous ne voulons pas seulement la reconnaissance de ces crimes, nous voulons leur inscription dans le cadre d’une décolonisation véritable de la mémoire, une décolonisation qui libère tous les peuples de l’oubli et de l’injustice.

Source : Le Matin d’Algérie – 08/05/2025 https://lematindalgerie.com/marseille-se-souvient-80-ans-apres-setif-guelma-et-kherrata/#

L’ ANPNPA Marseille a participé à cette manifestation.

La guerre d’Algérie a commencé à Sétif – Mohammed Harbi

Le 8 mai 1945, tandis que la France fêtait la victoire, son armée massacrait des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma. Ce traumatisme radicalisera irréversiblement le mouvement national. Cet article désormais « classique » de Mohammed Harbi, acteur, témoin et historien du mouvement indépendantiste algérien, a été publié dans Le Monde diplomatique de mai 2005 et dans histoirecoloniale.net en 2008.

Désignés par euphémisme sous l’appellation d’« événements » ou de « troubles du Nord constantinois », les massacres du 8 mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale.

La vie politique de l’Algérie, plus distincte de celle de la France au fur et à mesure que s’affirme un mouvement national, a été dominée par les déchirements résultant de cette situation. Chaque fois que Paris s’est trouvé engagé dans une guerre, en 1871, en 1914 et en 1940, l’espoir de mettre à profit la conjoncture pour réformer le système colonial ou libérer l’Algérie s’est emparé des militants. Si, en 1871 en Kabylie et dans l’Est algérien et en 1916 dans les Aurès, l’insurrection était au programme, il n’en allait pas de même en mai 1945. Cette idée a sans doute agité les esprits, mais aucune preuve n’a pu en être avancée, malgré certaines allégations.

La défaite de la France en juin 1940 a modifié les données du conflit entre la colonisation et les nationalistes algériens. Le monde colonial, qui s’était senti menacé par le Front populaire – lequel avait pourtant, sous sa pression, renoncé à ses projets sur l’Algérie –, accueille avec enthousiasme le pétainisme, et avec lui le sort fait aux juifs, aux francs-maçons et aux communistes.

Avec le débarquement américain, le climat se modifie. Les nationalistes prennent au mot l’idéologie anticolonialiste de la Charte de l’Atlantique (12 août 1942) et s’efforcent de dépasser leurs divergences. Le courant assimilationniste se désagrège. Aux partisans d’un soutien inconditionnel à l’effort de guerre allié, rassemblés autour du Parti communiste algérien et des « Amis de la démocratie », s’opposent tous ceux qui, tel le chef charismatique du Parti du peuple algérien (PPA), Messali Hadj, ne sont pas prêts à sacrifier les intérêts de l’Algérie colonisée sur l’autel de la lutte antifasciste.

Vient se joindre à eux un des représentants les plus prestigieux de la scène politique : Ferhat Abbas. L’homme qui, en 1936, considérait la patrie algérienne comme un mythe se prononce pour « une République autonome fédérée à une République française rénovée, anticoloniale et anti-impérialiste », tout en affirmant ne rien renier de sa culture française et occidentale. Avant d’en arriver là, Ferhat Abbas avait envoyé aux autorités françaises, depuis l’accession au pouvoir de Pétain, des mémorandums qui restèrent sans réponse. En désespoir de cause, il transmet aux Américains un texte signé par 28 élus et conseillers financiers, qui devient le 10 février 1943, avec le soutien du PPA et des oulémas, le Manifeste du peuple algérien.

Alors, l’histoire s’accélère. Les gouvernants français continuent à se méprendre sur leur capacité à maîtriser l’évolution. De Gaulle n’a pas compris l’authenticité des poussées nationalistes dans les colonies. Contrairement à ce qui a été dit, son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce aucune politique d’émancipation, d’autonomie (même interne). « Cette incompréhension se manifeste au grand jour avec l’ordonnance du 7 mars 1944 qui, reprenant le projet Blum-Violette de 1936, accorde la citoyenneté française à 65 000 personnes environ et porte à deux cinquièmes la proportion des Algériens dans les assemblées locales », écrit Pierre Mendès France à André Nouschi 1. Trop peu et trop tard : ces mini réformes ne touchent ni à la domination française ni à la prépondérance des colons, et l’on reste toujours dans une logique où c’est la France qui accorde des droits…

L’ ouverture de vraies discussions avec les nationalistes s’imposait. Mais Paris ne les considère pas comme des interlocuteurs. Leur riposte à l’ordonnance du 7 mars intervient le 14 : à la suite d’échanges de vues entre Messali Hadj pour les indépendantistes du PPA, Cheikh Bachir El Ibrahimi pour les oulémas et Ferhat Abbas pour les autonomistes, l’unité des nationalistes se réalise au sein d’un nouveau mouvement, les Amis du Manifeste et de la liberté (AML). Le PPA s’y intègre en gardant son autonomie. Plus rompus aux techniques de la politique moderne et à l’instrumentalisation de l’imaginaire islamique, ses militants orientent leur action vers une délégitimation du pouvoir colonial. La jeunesse urbaine leur emboîte le pas. Partout, les signes de désobéissance se multiplient. Les antagonismes se durcissent. La colonie européenne et les juifs autochtones prennent peur et s’agitent.

Au mois de mai 1945, lors du congrès des AML, les élites plébéiennes du PPA affirmeront leur suprématie. Le programme initial convenu entre les chefs de file du nationalisme – la revendication d’un État autonome fédéré à la France – sera rangé au magasin des accessoires. La majorité optera pour un État séparé de la France et uni aux autres pays du Maghreb et proclamera Messali Hadj « leader incontesté du peuple algérien ». L’administration s’affolera et fera pression sur Ferhat Abbas pour qu’il se dissocie de ses partenaires.

Cette confrontation s’était préparée dès avril. Les dirigeants du PPA – et plus précisément les activistes, avec à leur tête le Dr Mohamed Lamine Debaghine – sont séduits par la perspective d’une insurrection, espérant que le réveil du millénarisme et l’appel au djihad favoriseront le succès de leur entreprise. Mais leur projet irréaliste avorte. Dans le camp colonial, où l’on craint de voir les Algériens rejeter les « Européens » à la mer, le complot mis au point par la haute administration, à l’instigation de Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du Gouvernement général, pour décapiter les AML et le PPA prend jour après jour de la consistance.

L’ enlèvement de Messali Hadj et sa déportation à Brazzaville, le 25 avril 1945, après les incidents de Reibell, où il est assigné à résidence, préparent l’incendie. La crainte d’une intervention américaine à la faveur de démonstrations de force nationalistes hantait certains, dont l’islamologue Augustin Berque2. Exaspéré par le coup de force contre son leader, le PPA fait de la libération de Messali Hadj un objectif majeur et décide de défiler à part le 1er mai, avec ses propres mots d’ordre, ceux de la CGT et des PC français et algérien restant muets sur la question nationale. À Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur le cortège nationaliste. Il y a des morts, des blessés, de nombreuses arrestations, mais la mobilisation continue.

Le 8 mai, le Nord constantinois, délimité par les villes de Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras et quadrillé par l’armée, s’apprête, à l’appel des AML et du PPA, à célébrer la victoire des alliés. Les consignes sont claires : rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes, et ce par des manifestations pacifiques. Aucun ordre n’avait été donné en vue d’une insurrection. On ne comprendrait pas sans cela la limitation des événements aux régions de Sétif et de Guelma. Dès lors, pourquoi les émeutes et pourquoi les massacres ?

La guerre a indéniablement suscité des espoirs dans le renversement de l’ordre colonial. L’évolution internationale les conforte. Les nationalistes, PPA en tête, cherchent à précipiter les événements. De la dénonciation de la misère et de la corruption à la défense de l’islam, tout est mis en œuvre pour mobiliser. « Le seul môle commun à toutes les couches sociales reste […] le djihad, compris comme arme de guerre civile plus que religieuse. Ce cri provoque une terreur sacrée qui se mue en énergie guerrière », écrit l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer 3. La maturité politique n’était pas au rendez-vous chez les ruraux, qui ne suivaient que leurs impulsions.

Chez les Européens, une peur réelle succède à l’angoisse diffuse. Malgré les changements, l’égalité avec les Algériens leur reste insupportable. Il leur faut coûte que coûte écarter cette alternative. Même la pâle menace de l’ordonnance du 7 mars 1944 les effraie. Leur seule réponse, c’est l’appel à la constitution de milices et à la répression. Ils trouvent une écoute chez Pierre-René Gazagne, chez le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel et le sous-préfet de Guelma André Achiary, qui s’assignent pour but de « crever l’abcès ».

À Sétif, la violence commence lorsque les policiers veulent se saisir du drapeau du PPA, devenu depuis le drapeau algérien, et des banderoles réclamant la libération de Messali Hadj et l’indépendance. Elle s’étend au monde rural, où l’on assiste à une levée en masse des tribus. À Guelma, les arrestations et l’action des milices déclenchent les événements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrent les charniers et incinèrent les cadavres dans les fours à chaux d’Héliopolis. Quant à l’armée, son action a fait dire à un spécialiste, Jean-Charles Jauffret, que son intervention « se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles » 4. Dans la région de Bougie, 15 000 femmes et enfants doivent s’agenouiller avant d’assister à une prise d’armes.

Le bilan des « événements » prête d’autant plus à contestation que le gouvernement français a mis un terme à la commission d’enquête présidée par le général Tubert et accordé l’impunité aux tueurs. Si on connaît le chiffre des victimes européennes, celui des victimes algériennes recèle bien des zones d’ombre. Les historiens algériens5 continuent légitimement à polémiquer sur leur nombre. Les données fournies par les autorités françaises n’entraînent pas l’adhésion. En attendant des recherches impartiales6, convenons avec Annie Rey-Goldzeiguer que, pour les 102 morts européens, il y eut des milliers de morts algériens.

Les conséquences du séisme sont multiples. Le compromis tant recherché entre le peuple algérien et la colonie européenne apparaît désormais comme un vœu pieux.

En France, les forces politiques issues de la Résistance se laissent investir par le parti colonial. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », avait averti le général Duval, maître d’œuvre de la répression. Le PCF – qui a qualifié les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandé que « les meneurs soient passés par les armes » – sera, malgré son revirement ultérieur et sa lutte pour l’amnistie, considéré comme favorable à la colonisation. En Algérie, après la dissolution des AML le 14 mai, les autonomistes et les oulémas accusent le PPA d’avoir joué les apprentis sorciers et mettent fin à l’union du camp nationaliste. Les activistes du PPA imposent à leurs dirigeants la création d’une organisation paramilitaire à l’échelle nationale. Le 1er novembre 1954, on les retrouvera à la tête d’un Front de libération nationale. La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945.

  1. André Nouschi, « Notes de lecture sur la guerre d’Algérie », dans Relations internationales, n° 114, 2003.
  2. C’est le père du grand islamologue Jacques Berque.
  3. Annie Rey-Godzeiguer (1990), Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945. De Mers El Kébir aux massacres du Nord constantinois, La Découverte, Paris, 2002.
  4. Jean-Charles Jauffret (1990), La Guerre d’Algérie par les documents. Tome I, L’Avertissement (1943-1946), Services historiques de l’armée de terre (SHAT), Paris.
  5. Redouane Ainad Tabet, Le 8 mai 1945 en Algérie, OPU, Alger, 1987, et Boucif Mekhaled, Chronique d’un massacre. 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata, Syros, Paris, 1995.
  6. On en a eu un avant-goût dans les travaux en cours de Jean-Pierre Peyrouloux. Voir à ce propos « Rétablir et maintenir l’ordre colonial », Mohammed Harbi et Benjamin Stora, op. cit.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 mai 2025 https://histoirecoloniale.net/la-guerre-dalgerie-a-commence-a-setif-par-mohamed-harbi/

Les 80 ans du 8 mai 1945 en Algérie : colloques internationaux à l’université de Guelma et à l’université de Bejaia

Guelma

« Les massacres français du 8 mai 1945 : mémoire nationale et positions internationales » à l’université de Guelma

Le thème « Les massacres français du 8 mai 1945: mémoire nationale et positions internationales » sera mercredi et jeudi prochains [7 et 8 mai 2025] au centre d’un colloque international initié par l’université de Guelma dans le cadre de la commémoration du 80e anniversaire de ces massacres qui avaient couté la vie à plus de 45.000 algériens à Sétif, Guelma et Kherrata, a indiqué samedi le recteur de cette université, Salah Ellagoune.

Le recteur de l’université qui porte le nom du « 8 mai 1945 » a précisé à l’APS que cette manifestation internationale qui se tiendra à l’amphithéâtre « défunt moudjahid Sassi Benhamla » abordera les quatre axes des « crimes du colonialisme français en Algérie de 1830 à 1962 », « des massacres du 8 mai 1945 dans les médias internationaux hier et aujourd’hui »,  « des crimes français et la déportation dans la mémoire des Algériens à l’intérieur et l’extérieur du pays » et « du rôle de ces massacres dans l’émergence du mouvement de libération en Algérie ».

Le colloque connaîtra une large participation de l’intérieur et de l’étranger avec plus de 40 historiens et chercheurs des universités algériennes et de plusieurs pays dont l’Espagne, le Cuba, le Mexique, le Portugal, la France, la Turquie, la Tunisie, la Syrie, la Mauritanie et l’Irak, selon la même source.

Source : APS (Algérie Presse Service) – 03/05/2025 https://www.aps.dz/regions/186163-les-massacres-francais-du-8-mai-1945-memoire-nationale-et-positions-internationales-theme-d-un-colloque-international-mercredi-et-jeudi-a-l-universite-de-guelma

Béjaïa

À l’occasion des 80 ans des massacres commis par la colonisation française dans la région de Constantine en mai et juin 1945, un colloque international sur les crimes de la France coloniale en Afrique se déroule du 11 au 13 mai 2025 à l’université de Béjaïa en Algérie. Par ailleurs, une délégation de parlementaires français effectue une visite dans ce pays du 7 au 10 mai 2025.

Un colloque international

Lors du colloque international sur les crimes de la France coloniale en Afrique à l’Université Abderrahmane Mira de Bejaia, participeront des intervenants venus de Madagascar, du Sénégal, du Cameroun, des États-Unis, de France et d’Algérie.

• Denis Alexandre Lahiniriko, maître de conférences au Département d’histoire de l’Université d’Antananarivo, interviendra sur la répression militaire de l’insurrection de 1947-1948 à Madagascar qui a fait plus d’une dizaine de milliers de morts. La mémoire collective malgache en est largement imprégnée, occultant ainsi d’autres violences commises dans le cadre du système colonial : la répression policière, la répression judiciaire ou encore l’oppression symbolique. D’autres périodes, en particulier celle de 1897 à 1905, dite de pacification, fut une véritable guerre de conquête marquée par des massacres à grande échelle comme à Ambiky, dans l’Ouest du pays, où 5 000 personnes, hommes, femmes et enfants, ont été assassinés, dont certains ont été ainsi décapités et leurs crânes envoyés en France comme trophées de guerre.

• Marie Ranjanoro, autrice du roman, Feux, fièvres, forêts, proposera une relecture décoloniale et féministe de l’insurrection malgache de 1947, à travers le prisme de la fiction. En s’appuyant sur son roman, elle questionne la mémoire collective et les silences de l’histoire officielle, en redonnant voix aux femmes souvent invisibilisées dans les récits de résistance. Sa réflexion s’articule également avec le film Fahavalo, Madagascar 1947 de Marie-Clémence Andriamonta Paes, qui offre une mise en récit documentaire précieuse de la mémoire orale de l’insurrection et nourrit une approche sensible et plurielle de cette page méconnue de l’histoire. Elle montrer comment la littérature et le cinéma peuvent participer à la réparation symbolique des violences coloniales en créant des espaces de transmission et de réappropriation identitaire. Marie Ranjanoro échangera également avec le public à l’issue d’une projection-débat à l’intention des étudiants et du public de Bejaia du film Fahavalo.

• Benjamin Brower, associate professor à l’History Department de l’Université de Austin au Texas, interviendra sur « La violence symbolique et la colonisation des noms ». La violence coloniale n’a pas toujours besoin d’armes pour faire taire, blesser ou soumettre. Elle passe aussi par des formulaires, des mots imposés, des langues étrangères. Sa communication porte sur un instrument fondamental de cette domination symbolique : le nom des personnes lors de la colonisation de l’Algérie au XIXe siècle. Aucune balle n’a été tirée lorsque les agents de l’État français ont sillonné l’Algérie pour enregistrer de nouveaux noms. Pourtant, ce geste administratif portait en lui une violence profonde. Le nom, en Algérie, ne désignait pas seulement un individu : il le liait à une lignée, à une histoire, à un espace. En effaçant le kunya, le laqab et le nasab, parmi d’autres mots désignant les noms utilisés par les Algériens de diverses langues et cultures, l’administration coloniale a coupé les racines de la société. Elle a réduit les généalogies à des listes, ouvert les familles à la dépossession, facilité la spoliation des terres et provoqué la désagrégation des solidarités sociales. Les noms transcrits dans l’état civil, l’État colonial ne reconnaissaient pas des citoyens mais fabriquait des sujets : des êtres soumis à sa loi, privés des droits que leur histoire et leurs appartenances auraient pu leur garantir.

• Alain Ruscio, historien, abordera la question des termes employés par l’historiographie, qui pour caractériser le conflit de 1945-1954, a majoritairement retenu les expressions guerre d’Algérie en France et guerre de libération nationale en Algérie. Soit. Mais cet événement majeur a eu des racines profondes. Il a choisi depuis quelques années de porter son regard sur les tout débuts de la présence française sur cette terre, à partir de 1830. Et, très vite, dès ses premières approches, une évidence lui est apparue : cela n’a pas été une conquête, mais bel et bien une guerre, avec son cortège de crimes commis par l’occupant, provoquant une saine réaction des populations locales, une résistance de type étonnamment moderne. D’où sa volonté d’exposer lors de ce colloque les grands traits de ce qu’il a appelé dans un ouvrage récent, La Première guerre d’Algérie (éditions La Découverte, Paris ; Frantz Fanon, Alger).

• Cheikh Sakho, historien, interviendra sur le thème : « Le massacre des Tirailleurs sénégalais à Thiaroye 1er décembre 1944 : prémisses d’un cycle de répressions dans les colonies françaises ? » De même qu’après la victoire de 1914-1918, les revendications d’émancipation des peuples colonisés s’amplifient dès les premiers signes de sortie de guerre en 1944 avec, d’une part, le débarquement de Normandie en juin, celui de Provence en août, et de l’autre, l’avancée des Alliés sur le front de l’Est. Alors que les aspirations à davantage de justice sociale et d’égalité dans l’après-guerre de 1914-1918 ont pu être tempérées par de vagues promesses de réformes et par la force du mythe assimilationniste, il en va tout autrement en 1944. Pour les tirailleurs de l’Empire colonial qui avaient combattu le nazisme et contribué à la Libération, la sortie de guerre marque le temps de désillusions. Après avoir subi l’humiliation du blanchiment des troupes à l’automne 1944, le moment de la démobilisation et du rapatriement se conclut par le massacre des tirailleurs le 1er décembre 1944 à Thiaroye non loin de Dakar (Sénégal). Ce premier massacre de colonisés dont seul le tort était de réclamer plus de justice et d’égalité semble inaugurer la liste de massacres coloniaux qui jalonnent les années 1940-1950. Cet événement fondateur a nourri la contestation anticolonialiste tout au long de la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à ce jour la mémoire de Thiaroye demeure un symbole de ralliement pour toutes les forces panafricanistes.

• Gilles Manceron, historien, spécialiste notamment de l’histoire coloniale de la France, a intitulé son intervention : « À la fin de la Seconde guerre mondiale, le choix funeste de la France de refuser de l’émancipation des peuples coloniaux ». Lorsque la France a été envahie et occupée par l’Allemagne nazie entre 1940 et 1944, une prise de conscience s’est produite progressivement au sein de la population française qui a conduit à la naissance et au développement d’une résistance patriotique. Dans le monde, le refus des invasions brutales et des occupations étrangères ont conduit à reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples et des nations, y compris celles de l’espace colonial d’avant la Seconde guerre mondiale. Ce droit allait-il être reconnu par la France aux peuples qu’elle avait colonisés ? Certains au sein des mouvements de la Résistance intérieure comme au sein de la France Libre installée à Londres étaient partisan de ce que ce droit leur soit aussi reconnu. Mais ils étaient minoritaires et c’est l’option de la reconquête et de la reconstitution de l’empire par la force qui a été choisie. D’où, de Dakar à Sétif et de Madagascar au Viêt Nam, les massacres qui sont intervenus entre décembre 1944 et, dix ans plus tard, la fin la guerre d’Indochine et le début de l’insurrection algérienne. A ce choix absurde et meurtrier qui était à rebours de l’histoire semble succéder, 80 ans plus tard, un regain d’agressivité et de racisme colonial dans certains milieux politiques français. Des Français s’y opposent et soulignent son absurdité. Parviendrons-nous à le faire échouer ?

Ainsi que Aïssa Kadri, sociologue et historien algérien, Jacob Tatsitsa, universitaire Camerounais, Kamel Beniaiche, journaliste et historien algérien, Hosni Kitouni, historien algérien, et Ferdinand Marcial Nana, universitaire Camerounais.

Par ailleurs, trois films seront projetés à l’intention des étudiants et du public de Béjaïa.

• Guelma 1945, inédit, court métrage de Mehdi Lallaoui (2025) ;

• Algérie. Armes spéciales, avec une présentation à distance par l’historien et archiviste Christophe Lafaye dont ce film relate les recherches ;

• Fahavalo, Madagascar 1947, de Marie-Clémence Andriamonta Paes.

La visite d’une délégation de parlementaires français

Une délégation composée notamment de :

• Danièle Simonet, députée de Paris, membre du groupe Écologiste et Social et cofondatrice de l’Après ;

• Fatiha Keloua Hachi, députée de la Seine-Saint-Denis, membre du Parti socialiste, présidente de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale ;

• Sabrina Sebahi, membre d’Europe Écologie Les Verts et députée des Hauts-de-Seine ;

• Akli Melouli, sénateur du Val-de-Marne, membre du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, vice-président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, vice-président de la délégation aux outre-mer du Sénat ;

doit se rendre en Algérie entre le 7 et le 10 mai 2025.

Elle souhaite rencontrer différentes personnalités algériennes, dont les historiens membres de la commission binationale formée par les deux États à la suite du rapport Stora. Et se rendre à Alger ainsi que dans la région frappée par ces massacres.

Par ailleurs, ces députées ont travaillé à une proposition de résolution en vue de son dépôt à l’Assemblée nationale visant à reconnaître comme crimes d’État les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata intervenus il y a 80 ans.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 mai 2025 https://histoirecoloniale.net/les-80-ans-du-8-mai-1945-en-algerie-un-colloque-international-sur-les-crimes-coloniaux-en-afrique-et-la-visite-dune-delegation-de-parlementaires-francais/