Paris et Alger renouent le dialogue – Malik Ben Salem

Le déplacement à Alger du chef de la diplomatie française, Jean-Noël Barrot, le 6 avril confirme le dégel dans les relations franco-algériennes. L’objectif était de ne pas rester au stade des déclarations d’intention, mais de tracer une feuille de route pour une sortie de l’impasse diplomatique, qui paraissait encore inextricable il y a quelques jours.

Un peu plus d’une semaine après le coup de théâtre dans la crise entre la France et l’Algérie et la reprise du dialogue entre Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot a effectué le 6 avril une visite officielle à Alger. Au programme : une rencontre avec son homologue, ainsi qu’avec le président algérien, rapporte le site d’information TSA. L’occasion pour le chef de la diplomatie française d’annoncer la « réactivation dès aujourd’hui de tous les mécanismes de coopération dans tous les secteurs ».

Clairement, le réchauffement des relations entre Paris et Alger se traduit par une reprise des contacts entre les services de renseignements des deux pays, notamment sur des questions stratégiques comme le Sahel, qui fera l’objet d’une réunion « des plus hauts responsables de la sécurité ». Au niveau judiciaire, comme prévu, la visite du ministre de la Justice Gérald Darmanin est maintenue pour entamer une « reprise du dialogue judiciaire » entre la France et l’Algérie.

Un autre dossier brûlant a été au centre des discussions du ministre des Affaires étrangères français avec la partie algérienne, précise de son côté le site d’information Le Matin d’Algérie : celui des biens mal acquis, qui fera prochainement l’objet d’une réunion de travail à Paris « entre le parquet national financier et ses homologues algériens ».

Le Matin d’Algérie rappelle que la justice française a refusé d’extrader vers l’Algérie l’ancien ministre de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb, condamné pour corruption. Une affaire qui a contribué, entre autres, à la crispation des relations entre les deux pays.

Retailleau, le grand perdant

Jean-Noël Barrot a par ailleurs confirmé les engagements des deux présidents qui, lors de leur entretien téléphonique du 31 mars, avaient annoncé la « reprise sans délai de la coopération migratoire ». Tout n’a pas été réglé lors de cette visite dans le dossier des réadmissions et des visas, mais le chef de la diplomatie française a laissé comprendre que les détails seront traités progressivement à travers « les accords existants via les procédures normales et fluides de la coopération consulaire ».

Pour le journal algérien arabophone Echorouk, cette visite, et plus largement l’apaisement des tensions entre la France et l’Algérie, sonne comme un désaveu du ministre de l’Intérieur français, Bruno Retailleau, le « plus grand perdant du rapprochement entre l’Algérie et la France ». Retailleau, qui était l’un des plus virulents au sein du gouvernement français sur le dossier algérien, est aujourd’hui critiqué jusque dans son propre camp, souligne le quotidien.

Signe de la détente relativement rapide des relations franco-algériennes après la conversation entre les deux présidents, « la commission mixte algéro-française sur l’histoire et la mémoire reprendra prochainement ses travaux à Paris », rapporte le journal algérien El Watan (https://anpnpa.fr/commission-mixte-algero-francaise-sur-lhistoire-les-archives-de-la-colonisation-comme-prealable-m-abdelkrim/). La question mémorielle reste au cœur des relations complexes et des tensions sporadiques entre Alger et Paris.

Le quotidien El Khabar fait quant à lui une lecture sémiologique de cette rencontre. Contrairement aux sourires de circonstance qui accompagnent les visites diplomatiques, les visages de Barrot et de son homologue algérien Ahmed Attaf étaient plutôt fermés, ce qui reflète « la profondeur de la crise entre les deux pays ».

La presse algérienne n’a pas commenté les échanges au sujet de la condamnation de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, dont le ministre français a à nouveau demandé qu’il puisse bénéficier d’un « geste d’humanité » de la part du président Tebboune.

Source : Courrier International – 07/04/2025 https://www.courrierinternational.com/article/paris-et-alger-renouent-le-dialogue_229629

Commission mixte algéro-française sur l’Histoire : Les archives de la colonisation comme préalable – M. Abdelkrim

La Commission mixte algéro-française sur l’histoire et la mémoire reprendra prochainement ses travaux à Paris. Des travaux qui interviennent dans un contexte politique marqué par une désescalade entre les deux capitales, entamée depuis quelques semaines à la faveur d’un entretien téléphonique entre le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, et son homologue français, Emmanuel Macron. 

C’est dans ce même contexte que le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, entamera dès aujourd’hui ( 06/04/2025) une visite officielle  à Alger.  Une visite qui acte une reprise de la  coopération algéro-française. Le coprésident de la Commission mixte algéro-française sur l’histoire et la mémoire, Lahcen Zeghidi, s’est exprimé, à cette occasion, sur la conduite à suivre pour faire avancer les négociations sur un dossier d’une extrême importance entre les deux pays.  

Selon le quotidien El Khabar, M. Zeghidi a appelé, instamment, vendredi, la partie française à mettre en œuvre les accords de la cinquième réunion du comité.  Dans une déclaration au quotidien arabophone, il a insisté notamment sur la nécessité de rouvrir le dossier des archives.  S’adressant à ses homologues français au sein du comité, il a suggéré de fixer un « calendrier concret » pour la restitution des archives et des biens spoliés pendant la colonisation française de l’Algérie, y compris ceux qui re-montent à la période ottomane. 

Sixième round

Par ailleurs, il a exhorté la partie française, lors d’un déjeuner offert par Anne-Claire Le Gendre, conseillère du président Emmanuel Macron pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (en marge du quatrième round, ndlr), à surmonter les obstacles législatifs qui considèrent que tous les éléments transférés des colonies sont la propriété de la France. « Nous avons insisté pour qu’un décret présidentiel soit publié, ce qui a suscité des réactions », a souligné M. Zeghidi, faisant référence aux « parties » qui s’opposent, toujours, à la restitution des archives et des biens pillés.

Il a, toujours selon El Khabar, ajouté que la délégation algérienne se rendra à Paris (pour participer au sixième round, décidé après l’appel téléphonique entre les Présidents des deux pays) afin de mettre en œuvre les accords du cinquième round. A ce propos, il a déclaré : « Nous nous rendrons à Paris pour récupérer les archives et non pour dialoguer ou discuter, ainsi que pour inspecter les zones du sud de la France où les sites d’archives n’ont pas été examinés. » 

M. Zeghidi s’est dit, par ailleurs, étonné par l’inventaire des biens algériens dans dix-neuf institutions et structures françaises (Bibliothèque nationale, musées, etc.) qui ont été examinées lors de la dernière mission de dix jours de la commission en France et qui ont fait l’objet de pillage. L’historien a également rappelé que l’accord conclu entre les deux parties portait sur la restitution de plus de deux millions de documents d’archives (copies numérisées) et des biens et possessions remontant à la période précédant l’invasion (1830), y compris des armes, comme des canons, des archives papier et des biens ayant une symbolique particulière pour les Algériens, dont certains ont été pillés au palais du Dey. « Nous avons dit à la partie française que nous ne céderons sur rien, même s’il s’agit d’un stylo, ainsi que les biens de l’Emir Abdelkader : son burnous, sa copie du Coran, ses épées et ses canons », a-t-il précisé.  

M. Zeghidi a fait savoir que la partie algérienne s’est appuyée sur un rapport du consul américain à l’époque de la chute d’Alger, présenté par le Dr Ali Tablit, pour appuyer ces revendications.  « Nous avons reçu des données et des informations de la part d’historiens, de scientifiques et d’experts algériens nationaux et de la diaspora qui ont renforcé l’argumentaire algérien contre la partie française », a-t-il dit. « Ces données ont mis en lumière des choses que nous ne savions pas », a-t-il enchaîné. 

Notons que le quatrième cycle de travail de la commission, le plus long, a permis à la partie algérienne d’examiner les archives détenues par la partie française, y compris celles détenues par le ministère de la Défense. 

Ce cycle a abouti à un accord sur la création d’un portail en ligne et sur l’échange de chercheurs (quinze par pays) pour mener des recherches.  

Source : El Watan – 06/04/2025 https://elwatan-dz.com/commission-mixte-algero-francaise-sur-lhistoire-les-archives-de-la-colonisation-comme-prealable

Un crime d’État. Règlements de comptes au cœur du pouvoir algérien  – Farid Alilat

Présentation de l’éditeur

Le livre-enquête truffé de révélations sur l’assassinat de Krim Belkacem, chef historique du FLN et signataire des accords d’Évian

20 octobre 1970, dans une chambre de l’Intercontinental de Francfort, Krim Belkacem est retrouvé mort, assassiné deux jours auparavant.

Homme politique algérien faisant partie des neuf membres historiques du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’indépendance algérienne, il a signé, en tant que plus haut gradé des anciens maquisards, les accords d’Évian, et sera par la suite un fervent opposant à Boumédiène.

Pourquoi et comment Krim Belkacem s’est-il retrouvé dans cette chambre d’hôtel ? Comment, entre Alger, Paris, Rabat, Genève, Beyrouth et Francfort, s’est tramé son assassinat ? Quels en sont les commanditaires ?

Cinquante-quatre ans plus tard, sa mort est encore nimbée de mystères. Grâce à des documents exclusifs obtenus auprès des archives de la police et de la justice allemandes et auprès de la famille, Farid Alilat répond à ces questions au cœur d’une enquête brillamment menée, conduite en Allemagne, en France, en Suisse, au Liban et au Maroc.

Par sa connaissance approfondie de l’histoire et de la politique algériennes, le journaliste retrace dans ce récit qui se lit comme un roman haletant un des moments clés des relations entre l’Algérie et la France : que nous dit cet assassinat des relations entre les deux pays ?

Il revient pour ce faire sur la guerre d’Algérie, l’importance du rôle de De Gaulle dans le processus d’indépendance, la présence de Krim Belkacem en France, qui savait que sa tête était mise en prix, et sur l’intrication des différents réseaux, avec pour commanditaire Boumédiène.

Un crime d’État. Règlements de comptes au cœur du pouvoir algérien, de Farid Alilat, préface de Kamel Daoud, Plon, 272 p., 21 €, numérique 14 €

Précédentes publications de Farid Alilat, journaliste et écrivain, spécialiste de l’Algérie : Idir, un Kabyle du monde, éditions du Rocher ; Bouteflika, une histoire secrète, éditions du Rocher ; Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts, brûlot coécrit avec Shéharazade Hadid, sur la répression sanglante du printemps noir.

Le berger, le caïd et le bachaga : une histoire d’impunité militaire durant la guerre d’Algérie – Fabrice Riceputi

C’est une archive que l’on dirait tirée d’un pamphlet antimilitariste, mais qui a été produite par l’armée française elle-même en 1957, au sujet d’un triple assassinat commis par l’un des siens. Elle montre les voies tortueuses que pouvait emprunter l’institution militaire pour sauver son « honneur ».

Au printemps 1957, un magistrat rend compte au général Allard, commandant du corps d’armée d’Alger, du jugement de deux sous-officiers prononcé par le tribunal militaire permanent des forces armées d’Alger1. L’enquête a permis, selon lui, de reconstituer les faits comme suit.

Ils sont survenus près de la ville d’Aumale, aujourd’hui Sour El Ghozlane, à 120 kilomètres au sud d’Alger, dans la région montagneuse du Titteri. Au cours de l’après-midi du samedi 13 avril 1957, une jeep et un camion GMC de l’armée française quittent la petite ville. À bord des deux véhicules se trouve un petit détachement de membres du 5régiment de spahis algériens (RSA). Ils reviennent d’une cérémonie religieuse en mémoire de treize soldats de leur régiment tués non loin de là le 2 mars 1957 dans un affrontement avec des maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN).

Les spahis rejoignent leur cantonnement à Beni Slimane, à une cinquantaine de kilomètres. Parmi eux, deux jeunes sous-officiers, militaires de carrière : l’adjudant François Bart, 31 ans, originaire de la Sarthe, et le maréchal des logis René Naux, 28 ans, parisien.

Il semble que tous soient alors ivres morts. En effet, « la cérémonie terminée, les sous-officiers et hommes de troupe se répandirent dans les cafés de la ville. Les deux sous-officiers consommèrent de nombreux apéritifs et déjeunèrent au Grand Hôtel. Au cours de leur repas, ils continuèrent à boire plus que de raison, aussi étaient-ils en état d’ivresse lorsque dans l’après-midi ils reprirent la direction du retour ». Mais les voilà qui reboivent encore, souligne le magistrat : « N’estimant pas, sans doute, avoir assez bu, en passant à nouveau devant le Grand Hôtel ils faisaient stopper le convoi pour y consommer entre autres boissons, du champagne. »

Au bout « d’une heure » de ces agapes, le petit convoi prend donc la route de Beni Slimane. « Les premiers kilomètres du parcours s’effectuèrent sans incidents. » Même si, note le magistrat, « les deux sous-officiers [ont] tiré des coups de feu dans toutes les directions ».

Puis, après cinq kilomètres seulement, au lieu-dit Les Carrières, Bart stoppe le convoi et décide « de son propre chef » de « procéder à des vérifications d’identité ».

Tout d’abord, un cycliste échappe au pire du fait de l’état lamentable de Bart. « Il arrêta d’abord un cycliste qui, pris de peur, abandonna sa bicyclette et se sauva à toutes jambes. BART voulu le poursuivre, mais trébucha dans le fossé et ne put se relever sans le secours de deux spahis. »

C’est alors qu’« un troupeau de moutons se présenta ensuite conduit par deux bergers ».Et qu’unpremier meurtre est commis : « Tandis que l’un d’eux emmenait le troupeau, l’autre était contrôlé par les deux sous-officiers et Naux l’abattait d’une rafale de mitraillette au bout de quelques pas»

La tuerie n’est pas finie : « Une voiture automobile Citroën traction avant fut ensuite arrêtée. Le Caïd MAHMOUDI BEN TAIBI et le Bachaga BRAHIMI Ahmed en descendaient. Pris de panique devant l’attitude menaçante de NAUX le Caïd parut tenter de fuir, Naux tira une rafale de sa mitraillette et l’abattit puis, tandis que le Bachaga Brahimi Ahmed remontait au volant de la voiture et démarrait, Naux s’emparait alors d’une carabine d’un des spahis à ses côtés et le tuait net d’une balle dans la tête. »

Le convoi reprend la route de Beni Slimane, « non sans tirer cette fois quelques rafales de mitrailleuse de 50 vers un djebel », un massif montagneux. Naux et Bart rejoignent enfin leur caserne. C’est le lendemain qu’on peut « établir la preuve de leur culpabilité ». Ils sont alors ramenés à Aumale, où ils sont mis aux arrêts de rigueur.

Acquittés pour cause d’ivresse

Tous deux comparaissent dès le 30 avril 1957 devant le Tribunal permanent des forces armées d’Alger. L’un est poursuivi pour « meurtres », l’autre pour « défaut d’assistance à personnes en péril ». Le tribunal est présidé par un magistrat militaire assisté de six officiers et sous-officiers.

Le jugement indique que « les deux inculpés […] se sont présentés correctement »,c’est-à-dire sans doute qu’ils sont sobres. Cependant, ils n’ont guère été prolifiques en explications. Ils « ont reconnu les faits, quoique ne se souvenant des événements de cet après-midi que de façon très imparfaite, pour ne pas dire inexistante ».

Les spahis qui accompagnaient les prévenus, témoins et acteurs directs du drame, ont été « cités à l’audience » mais « ne se sont pas présentés ». Ils ont néanmoins attesté, sans doute par écrit, que Naux et Bart « n’avaient aucune conscience » de ce qu’ils faisaient. Le médecin militaire a quant à lui déposé longuement sur « l’état mental » des prévenus. Et a conclu « à une responsabilité atténuée du fait de l’intoxication alcoolique aiguë » de Naux et Bart.

Et le compte rendu d’audience d’indiquer, semble-t-il sans ironie aucune, que la défense a « soutenu brillamment que les prévenus par leur état d’ivresse étaient dans un état qui les privait de tout contrôle de leurs actes et qu’ils ne pouvaient dans ces conditions avoir eu intention de commettre ces actes, intention qui nécessite l’intervention de la réflexion ». En conséquence de quoi, conclut le magistrat, René Naux et François Bart ont été déclarés non coupables et remis en liberté.

Comme toutes les archives, spécialement celles, plutôt rares, dans lesquelles l’armée garda une trace d’exactions commises par elle, celles de « l’affaire Naux et Bart » doivent être lues au second degré et, comme on dirait aujourd’hui, « debunkées ».

« Le prestige de l’Armée française » entaché

Trois Algériens ont donc été tués par des militaires lors d’un contrôle sur une route de campagne. En 1957 en Algérie, il n’y a rien là que de très banal : les forces de l’ordre sont autorisées à faire feu à volonté sur tout fuyard et le font très souvent. 

Mais ici, nous dit la note d’un colonel, les faits furent jugés « particulièrement graves pour le prestige de l’Armée française ». Le général Allard a tenu à faire savoir son indignation. De fait, l’affaire remonta illico d’Aumale à Alger, puis d’Alger à Paris. Le ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury lui-même en fut informé par un télégramme signé du général Raoul Salan en personne.

C’est bien sûr l’identité de deux des victimes qui posait problème : un bachaga et un caïd, puissants notables régionaux, chefs de tribus, agents importants de l’administration coloniale, symboles officiels s’il en était de l’attachement supposé des « musulmans » à la présence française.

La mort d’Ahmed Brahimi préoccupait particulièrement. Car, comme le général Salan l’indiquait au ministre Bourgès-Maunoury, le « Bachaga BRAHIMI avait des attaches dans certains milieux parlementaires français à Paris ». Il était en effet notamment l’oncle d’un ancien député « musulman » à l’Assemblée nationale. Un scandale était à éviter.

Mais l’armée avait aussi à traiter en interne un scandaleux dysfonctionnement. Naux et Bart avaient gravement manqué à la discipline la plus élémentaire et donné un exemple déplorable à leur régiment. On ne pouvait, fût-ce en état d’ivresse, tuer de précieux alliés de la France en Algérie et compromettre ainsi l’œuvre de ralliement des « musulmans » à la présence française. D’où la décision prise en haut lieu de faire comparaître Naux et Bart devant la justice militaire.

Les deux sous-officiers ne pouvaient cependant pas être condamnés. Il y allait en effet du « moral des troupes ». Celles-ci ne devaient pas se sentir menacées de prison dans l’accomplissement de leur difficile mission de « pacification ». Quant à leur acquittement pour état d’ivresse, il était entendu que nul n’en aurait jamais connaissance. Le jugement fut prononcé à huis clos, et ses traces écrites toutes tamponnées « très secret ».

Une expédition punitive

Venons-en aux faits eux-mêmes. L’existence du triple meurtre le 13 avril 1957 à la sortie d’Aumale n’est pas douteuse. Les identités des victimes et des coupables non plus. Selon l’armée, il se serait agi d’un crime sans mobile, occasionné par « l’inconscience » des meurtriers. Le berger, le caïd et le bachaga auraient donc été victimes du malheureux hasard de s’être trouvés sur la route de dangereux ivrognes. Il n’en est évidemment rien.

En avril 1957, la région d’Aumale connaît une forte activité de la guérilla nationaliste, à un moment où le FLN/ALN est à l’apogée de son emprise politique et militaire sur nombre de zones rurales. Aumale se trouve en bordure sud de la Wilaya III du FLN. De nombreuses katibas, des bataillons de combattants algériens, y opèrent, rendant les sorties de l’armée toujours très périlleuses.

Un mois et dix jours avant le triple meurtre, le 2 mars, l’une d’elles a attaqué près d’Aumale un convoi du régiment de spahis auquel appartenaient Naux et Bart, lui infligeant de très lourdes pertes : treize tués, dont « dix Européens et trois musulmans », selon la presse. Le Monde signale l’embuscade meurtrière deux jours plus tard comme la plus grave des dernières journées, indiquant aussi que huit des spahis avaient survécu.

La cérémonie à laquelle Naux, Bart et leurs hommes ont assisté au matin du 13 avril concernait leurs proches camarades de régiment et a ravivé le souvenir d’un événement particulièrement tragique pour eux. On ne peut exclure qu’ils l’aient eux-mêmes vécu directement, soit qu’ils aient été parmi les survivants, soit qu’ils aient été de ces « renforts » accourus dont Le Monde nous dit que leur « intervention a permis de tuer vingt et un membres de la bande rebelle ».

Les historiens savent qu’au lendemain d’attentats et d’actions armées du FLN, les représailles collectives étaient monnaie courante. Aucune enquête sérieuse n’est jamais menée. Le comportement du détachement de spahis à son retour d’Aumale semble bien relever de cet habitus typiquement colonial. L’archive nous dit que les spahis tirent en roulant « dans toutes les directions ». Et qu’après le triple meurtre, ils continuent à le faire, à l’arme lourde – une « mitrailleuse de 50 » –, « sur le djebel », c’est-à-dire probablement sur des riverains. Leur sortie d’Aumale ressemble fort à une sauvage expédition punitive.

Le double jeu du bachaga

Mais un véritable règlement de comptes par exécution délibérée n’est pas à exclure. Selon le tribunal militaire, Naux n’eut pas conscience de ce qu’il faisait et ne se rendit donc pas compte de l’identité de ses victimes en principe intouchables. Cela est parfaitement invraisemblable.

Il entrait notamment dans les fonctions des membres du corp caïdal de représenter les tribus lors des cérémonies officielles. Ils y paraissaient vêtus d’un burnous d’apparat couleur fauve et bardés des médailles et décorations dont la France les avait gratifiés. Il est plus que probable qu’au matin du 13 avril 1957, Ahmed Brahimi et Mahmoudi ben Taïbi ont, eux aussi, participé à Aumale à la cérémonie en mémoire des spahis tués par l’ALN. Et qu’ils en revenaient quand ils ont rencontré leurs meurtriers, qui les ont nécessairement reconnus dans leur automobile de prix et leur costume d’apparat. Pourquoi Naux les a-t-il néanmoins abattus, faisant preuve malgré son état d’une redoutable efficacité dans son unique tir mortel et sans en être empêché par le reste du détachement ? 

Dans la mythologie de « l’Algérie française » abondamment diffusée à l’époque, les bachagas et caïds sont la figure par excellence de l’Algérien qui a « choisi la France ». On exhiba notamment beaucoup le bachaga Saïd Boualam, qui dirigea une troupe de harkis dans l’Ouarsenis, fit la guerre au FLN et fonda notamment le Front Algérie française (FAF). Adulé jusqu’à nos jours par les nostalgiques de l’Algérie coloniale, exécré comme traître par bien des Algériens, il était en réalité, en 1957, très loin d’être représentatif de l’ensemble de ses pairs2.

En 1956, le sous-préfet d’Aumale accusait certains de ces agents de son administration « musulmane » de complicité avec des nationalistes qu’ils étaient pourtant chargés de lui dénoncer. Et une note préfectorale signalait même nommément toute « la famille Brahimi »« comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député »,comme purement et simplement « acquise à la rébellion3 ».

Ahmed Brahimi ne faisait pas exception. Les autorités françaises, au moins celles d’Aumale, en étaient informées. Trois jours après sa mort, le général Allard fut en effet destinataire d’une note, annexée au dossier d’archive, qui lui indiquait que Brahimi misait lui aussi « sur deux tableaux ». Il aurait même été « collecteur de fonds FLN » et « aurait hébergé à plusieurs reprises des chefs importants du FLN4 ». Le fait était si notoire dans la région d’Aumale, ajoute la note, que certains croyaient savoir que Brahimi avait été exécuté par le rival nationaliste du FLN, le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj.

Maquillé en crime du FLN

Naux et Bart connaissaient-ils ce soupçon de complicité avec le FLN du bachaga qu’ils avaient vu à la cérémonie et qu’ils retrouvaient durant l’après-midi ? C’est très probable et cela constitue sans doute l’explication véritable de son assassinat.

Enfin, l’armée ne se contenta pas de cacher la vérité de ce triple meurtre. Si l’identité des meurtriers et leurs vraies motivations ne furent jamais révélées, la mort du bachaga fut tout de même l’objet d’un communiqué de l’armée en direction de la presse d’Algérie et de France. Elle attribuait tout bonnement les meurtres au FLN.

Le 16 avril 1957, dans sa chronique quotidienne de l’activité « terroriste » en Algérie, Le Monde livrait à ses lecteurs et lectrices des informations diffusées à la presse par le ministère de l’Algérie. Il indiquait que « les attentats [avaient fait] plusieurs morts et blessés dans les deux communautés ». Et signalait que « trois musulmans » avaient été « assassinés » dans la région d’Aumale. Une des victimes était nommée : le bachaga Ahmed Brahimi, bien « connu pour ses sentiments profrançais ». Et donc victime, comme tant d’autres Algériens collaborant avec la France, du « terrorisme » du FLN. Qui pouvait en douter ?

Notes

1. Affaire Naux et Bart, « exactions imputées aux forces de l’ordre », 1 H 2698, SHD. Toutes les citations en italique entre guillemets sont tirées de l’archive. 

2. Voir Isabelle Chiavassa, « Contournement et transgression de la norme chez des notables et fonctionnaires “indigènes” : les caïds de commune mixte en Kabylie (1940-1956) », et Neil Mac Master, Guerre dans les djebels. Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958, ed. du Croquant, 2024.

3. « Famille Brahimi à Bir Rabalou, acquise à la rébellion, mais comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député : correspondance avec le préfet et le colonel commandant le secteur », ANOM, 9125 36.

4. SHD, « Exactions imputées aux forces de l’ordre », note de l’antenne d’Aumale, 1 H 2698.

Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent.

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/le-berger-le-caid-et-le-bachaga-une-histoire-d-impunite-militaire-durant-la-guerre-d-algerie

Fanon – Jean-Claude Barny (sortie en salle le 02/04/2025)

Il y a des films qui tombent à pic. Fanon, de Jean-Claude Barny, qui sortira en salle le 2 avril, est de ceux-là.

Dès l’ouverture, un coup de feu claque, nous arrachant au confort de nos sièges pour nous jeter au cœur du fracas colonial. Nous sommes en pleine guerre d’Algérie. Puis ces mots de Fanon s’imposent à l’écran : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir. » Le ton est donné. 

Il fallait ce film pour rappeler que Fanon n’est pas qu’un nom sur une page d’universitaire, mais un corps, une voix, un combat. En France, il reste un grand absent. On cite son nom, mais qui sait encore ce qu’il a dit, écrit, défendu ? Barny retrace l’itinéraire de ce Martiniquais devenu l’une des figures de la lutte algérienne, psychiatre et penseur dont l’œuvre est un cri contre toutes les oppressions.

En ces temps où l’on suspend un journaliste pour avoir rappelé les crimes coloniaux, que des documentaires sur l’Algérie disparaissent des écrans, Fanon pose une question dérangeante: que faisons-nous de notre histoire coloniale ?

Car nous vivons à l’ère de la post-vérité, où les faits historiques deviennent secondaires face aux récits que l’on fabrique, aux émotions que l’on manipule, aux vérités que l’on adapte. Barny nous ramène à l’essentiel : l’histoire, les luttes, la réalité brute de la colonisation et de ses séquelles.

Peau Noire, Masques Blancs : une boussole universelle

Peau Noire, Masques Blancs n’est jamais loin, ce texte de jeunesse, cette thèse refusée, qui demeure une boussole pour quiconque cherche à comprendre la mécanique implacable de la colonisation. Barny le filme, littéralement. À travers la figure d’un Fanon médecin, psychiatre à Blida, où les murs de l’hôpital bruissent de la violence coloniale, où soigner signifie résister. Là, dans ce lieu censé réparer les âmes, Fanon comprend que la psychiatrie coloniale est aussi une arme pour maintenir l’oppression.

Mais Fanon est avant tout un film d’introspection. Un homme qui doute, qui pense, qui écrit. Aux côtés de Josie, son épouse, et d’Olivier, leur fils né à Alger, il s’ancre dans une vie familiale, loin du mythe figé.

Des images qui marquent

Barny parsème son film d’allégories qui interrogent. Ce crabe, sur lequel Fanon tire enfant, est-ce la maladie tapie en lui, ou le mal colonial qui gangrène les corps et les âmes ? Cette mangrove suspendue au mur d’Alger, miroir de ses racines martiniquaises ou dédale intérieur où se perdent ses patients ? Et cette mer face à lui au moment ultime, serait-elle l’exil, le passage du milieu, l’histoire des opprimés ? Jean-Claude Barny nous pousse à regarder au-delà des images.

Un film pour aujourd’hui, un film pour demain

En cette année du centenaire de Frantz Fanon, le film de Jean-Claude Barny ne se contente pas d’un hommage. Il ravive une pensée toujours brûlante, qui éclaire nos sociétés et leurs rapports aux dominations passées et présentes.

Barny filme un Fanon vivant et insoumis car l’histoire ne s’efface pas et une société ne se construit pas sur l’oubli. Ce film est un rappel : chaque génération doit affronter sa mission. Mais la nôtre en est-elle digne ?

Source : Médiapart/ Billet de blog Eléonore Bassop – 15/03/2025 https://blogs.mediapart.fr/eleonore-bassop/blog/150325/fanon-de-jean-claude-barny

Pieds-noirs progressistes : « l’Algérie au cœur », plus que jamais – Nadjib Touaibia

Jacques Pradel, président de « l’Association des Pieds-Noirs Progressistes », revient sur les missions, les actions et la vision de son organisation, dans un contexte marqué par les tensions franco-algériennes

Méditerranée. Quels objectifs se sont fixés les pieds-noirs progressistes en se constituant en association ?

Jacques Pradel. L’association a été créée en 2008, bien que nous ayons toutes les raisons de le faire plus tôt. Elle s’est fixée, pour l’essentiel, un double objectif. D’une part, il s’agissait, pour nous enfants d’Algérie, d’affirmer notre rejet de la confiscation de la parole des pieds-noirs par les organisations d’extrême droite, les anciens de l’OAS. Nous en avions assez qu’ils prétendent parler au nom de tous les pieds-noirs. D’autant qu’elles étaient reconnues, par les politiques et par les médias, comme étant des porte-parole légitimes. Sans surprise, nous avons été durement confrontés à ces organisations sur le terrainD’autre part, il importait de cultiver la relation avec l’Algérie, notamment en se battant ici en France contre le racisme anti-algérien, en portant une parole de fraternité. Ce deuxième objectif, tourné vers l’avenir, est devenu bien plus important, car il nous faut à tout prix contrecarrer les actions et les pressions sur la société française des nostalgiques du système colonial.

De quelles façons entretenez-vous cette relation avec l’Algérie ?

Jacques Pradel. Depuis les années 2010, l’essentiel de notre activité est l’organisation de voyages en Algérie. Nous le faisons avec une autre organisation qui partage notre vision de l’histoire croisée des deux pays, l’Association des Anciens Appelés en Algérie Contre la Guerre (4ACG), composée de gens magnifiques. Elle a été créée par quatre petits paysans qui avaient fait la guerre à 20 ans, et qui, quand ils ont eu 60 ans, ont eu droit à une pension de retraite à titre militaire. Et ces gens-là ont dit : cet argent, on ne peut pas le garder ; c’est l’argent du sang, qui va nous brûler les doigts. Ils ont donc décidé de se rassembler en association et d’y consacrer la totalité de leurs pensions. Avec ces ressources, ils financent, de manière très modeste, des initiatives dans la société civile en Algérie, et également aujourd’hui en Palestine. Nous avons effectué avec la 4ACG toute une série de voyages en Algérie pour rencontrer des associations et la population. L’autre volet de notre activité consiste à participer en France, avec d’autres, à des manifestations autour de moments particuliers, l’autre 8 mai 1945 (massacres de Sétif et Guelma, NDLR),le 17 octobre 1961 (répression sanglante de manifestation pacifique d’Algériens à Paris, NDLR) … Par exemple, à Marseille, lors du soixantième anniversaire de l’indépendance, nous avons créé, avec l’association Ancrage, un collectif dénommé « l’Algérie au cœur ». Pendant l’année 2022, celui-ci a permis la tenue de plus d’une vingtaine de soirées autour de l’histoire croisée de la France et de l’Algérie, en mettant beaucoup en avant la culture partagée comme vecteur. Nous poursuivons ce type d’activité à Grenoble, à Perpignan, à Toulouse, à Paris.

Quel est le sentiment des pieds-noirs progressistes dans le contexte actuel de fortes tensions entre les deux pays?

Jacques Pradel. La crise est en effet assez grave et inquiétante. Mais pourquoi cette détérioration comme jamais des relations entre les deux États, pourquoi maintenant ? Pour ma part, je ne peux m’empêcher de penser que c’est en relation avec la montée des idéologies d’extrême droite. Je pense que, globalement, les forces progressistes antifascistes, tant les organisations que les partis politiques, n’ont pas été capables de mener correctement une bataille idéologique. Si bien que les idées véhiculées par le Rassemblement national, ainsi que par la droite qui avant était Républicaine, ont largement pénétré la société française. La première conséquence est que la mémoire coloniale est réhabilitée sous un angle positif, ce qui alimente de manière terrible le racisme anti-maghrébin, anti-arabe, l’islamophobie… Nos frères algériens sont les premiers ciblés. Tout se passe comme si nous avions en France deux ministres de l’Intérieur. Darmanin et Retailleau rivalisent de surenchère qui pourrait aggraver encore plus la crise entre la France et l’Algérie. La situation s’apaise-t-elle ? Je ne vois pas pour l’instant de réponse. Seul signe encourageant toutefois : la récente interview du président Tebboune. Un message a été passé : pas de réponse aux agitateurs, seul importe le dialogue avec son homologue chef de l’État, Emmanuel Macron. Dans ce contexte houleux, nous partageons aussi les interrogations et les inquiétudes de ces Algériens, combattants pour le progrès social, qui se sont exilés de leur pays durant la décennie noire et ont fait le choix de vivre en France.

Quelle nature de relations souhaitent les pieds-noirs progressistes entre la France et l’Algérie ?

Jacques Pradel. Disons d’abord que Macron et ses ministres doivent se ressaisir, mettre un terme aux messages contradictoires. Nous souhaitons avant tout une parole claire, loin des propos de ces soldats du feu que sont Darmanin et Retailleau. Et puis, comment ne pas tenir compte de tous ceux qui ont quelque chose à voir avec l’Algérie, soit autour de 20 % de la population peut-être. Sur le fond, la France a tout à gagner dans un apaisement. L’Algérie est un grand pays aujourd’hui. Quand bien même les belles valeurs portées par le Hirak ne sont pas prises en compte. La répression demeure forte sur les associations, et les détenus d’opinion sont nombreux. Honnêtement, c’est une réalité dont on ne peut pas se détourner. Reste qu’il y a beaucoup d’espoir, le pays va beaucoup mieux.

Source : Médi@terranée – 24/03/2025 https://www.mediaterranee.com/2412025-pieds-noirs-progressistes-lalgerie-au-coeur-plus-que-jamais.html

Mathieu Belezi : « En Algérie, nous avons été des barbares » – Mathieu Magnaudeix

Lauréat du prix du Livre Inter en 2022 avec « Attaquer la terre et le soleil », l’écrivain Mathieu Belezi documente depuis des années la férocité de la colonisation en Algérie. Il constate à nouveau l’ignorance entêtée que notre pays entretient autour des massacres qui l’ont accompagnée. 

Dans Attaquer la terre et le soleil (éd. Le Tripode, 2022), Mathieu Belezi raconte le quotidien infernal des tout premiers colons d’Algérie, arrivés miséreux des campagnes hexagonales pour un lopin de terre, malades de fièvre, protégés tant bien que mal des assauts des Algériens expropriés par une armée française qui commet massacre sur massacre. 

Avant qu’il ne reçoive en 2022 le prix du Livre Inter pour ce récit, l’Algérie coloniale était depuis longtemps un de ses thèmes de prédilection, déplié depuis 2001 avec Les Vieux Fous,récit halluciné de la vie et de la chute d’Albert Vandel, « l’homme le plus riche d’Alger » en 1962, C’était notre terre (2008), ou encore Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015) – des livres quasiment tous réédités en 2024 par les éditions Le Tripode sous les titres Moi, le glorieuxLe Temps des crocodiles et Emma Picard

Pour l’émission « À l’air libre » du 6 mars sur les tensions entre la France et l’Algérie, Mathieu Belezi avait accepté un entretien lors duquel nous abordions l’ignorance et les résistances de la société française face aux crimes de la conquête algérienne, la question de la mémoire et son instrumentalisation par les politiques. Nous publions l’intégralité de cet entretien, réalisé le dimanche 2 mars. 

Mediapart : Bruno Retailleau a alimenté ces derniers mois une surenchère verbale contre l’Algérie, Jean-Michel Aphatie a été vilipendé pour avoir rappelé les massacres de l’armée française au XIXe siècle, et l’extrême droite, indignée et offusquée, a parlé de la colonisation comme d’une« bénédiction »Que vous a inspiré cet épisode, vous qui racontez ces réalités depuis deux décennies ?

Mathieu Belezi : Je ne suis pas étonné que nos dirigeants et les dirigeants de l’Algérie puissent s’invectiver et faire monter une espèce de dispute. Entre la France et l’Algérie, rien n’est réglé. Chaque Français, et je pense chaque Algérien, a au fond de lui cette mémoire qui est en train de moisir et qui ne sort pas. Ce contentieux, on n’en parle pas. À la place, on fait monter une espèce de tension, de ressentiment et de violence.

C’est comme si on revenait aux années 1960 : « L’Algérie, c’est la France. » Bruno Retailleau a-t-il lu l’histoire de la conquête de l’Algérie d’Alain Ruscio [La Première Guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, éd. La Découverte, 2022 – ndlr] ou bien le livre de Pierre Darmon [Un siècle de passions algériennes. Une histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1940, éd. Fayard, 2009 – ndlr] ? J’aimerais lui poser la question.

Que comprendrait-il s’il les lisait ?

Ce qui se cache derrière les images d’Épinal de la colonisation. Entre 1830 et 1870, il y a eu quarante ans de guerre inadmissible, terrible, raciste. Nous avons été des barbares. Pourquoi la France a-t-elle pu se comporter de la sorte ? Je repense très souvent à une déclaration d’Emmanuel Macron, qui a dit en 2022 : « Entre la France et l’Algérie, c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique. » Mais comment cela peut-il être une histoire d’amour ?

Tant que nous n’aurons pas fait ce travail d’« affronter l’entaille », comme dit l’historien Patrick Boucheron, on ne s’en sortira pas. Il ne s’agit pas de culpabiliser nos générations. Mais qu’on accepte de reconnaître ce qui s’est passé au XIXe siècle, et ce qui a perduré, comme l’a montré Pierre Bourdieu, qui parlait à la fin de la colonisation de la population algérienne des campagnes de sa misère effroyable, de la famine. Si on mettait tout ça sur la table, ça soulagerait beaucoup de Français et beaucoup d’Algériens.

Emmanuel Macron a fait un certain nombre de gestes mémoriels. Ils auraient dû être faits il y a dix ou vingt ans. La clé, ce serait de reconnaître la torture en Algérie.

La surenchère verbale du ministre, les réactions des éditorialistes et médias ou élus conservateurs et d’extrême droite ces dernières semaines nous montrent qu’il semble très facile de réactiver en France la rancœur, un antagonisme contre l’Algérie. Que cela nous dit-il de la France ?

Là encore, aucun étonnement. À sa sortie, le livre de Pierre Darmon qui disait la vérité historique n’a eu aucune presse. Et quand il est sorti en poche chez Perrin, en 2015, les 270 premières pages qui concernaient les toutes premières décennies de la colonisation entre 1830 et 1870 ont été censurées – j’appelle ça une censure. Il y a un réseau très puissant qui s’active à chaque fois très facilement. Moi aussi j’ai connu des censures. Mon roman Attaquer la terre et le soleil a eu du succès, mais je n’ai jamais été invité à la télévision pour en parler. En Belgique oui, mais pas en France. Le Théâtre de la Liberté à Toulon (Var) avait pris une option pour une adaptation sur scène de C’était notre terre, mais au bout d’un an ils ont dû renoncer.

Une comédienne a fait une adaptation d’Emma Picard et elle a du mal à la faire tourner dans des petites villes. À Rome, j’ai fait un jour une présentation d’un de mes romans qui ne parlait pas du tout de l’Algérie, et l’ambassadeur avait fait savoir que ce serait mieux que je ne parle pas de l’Algérie. C’était notre terre est à nouveau en train d’être adapté au théâtre, avec une création prévue pour l’an prochain en région parisienne, puis à Genève. Je suis curieux de voir quelle sera la réaction.

Le souvenir des enfumades de Bugeaud, massacres de tribus entières, a été rappelé par Jean-Michel Aphatie, qui les a comparées à autant d’« Oradour-sur-Glane ». Vos romans, qui par ailleurs ne cachent rien des immenses difficultés auxquelles ont été confrontés les colons venus dans le sillage de l’« armée d’Afrique », sont parsemés de ces massacres.

Dans un des romans, j’ai imaginé un épisode qui ressemble aux enfumades. Au fond, je ne comprends toujours pas. Comment on peut en arriver là ? Comment l’Europe qui au XIXe siècle, par d’autres aspects, était quand même une sorte de phare culturel du monde a pu faire ça ? Dans mes romans, je fais très attention à ne pas en rajouter dans la violence parce que ce n’est pas peine, il y en a assez dans la vérité historique dont je me suis inspiré.

Tous les Français devraient savoir ce qu’ont été les enfumades du Dhara. Tous les Français devraient lire les livres qui parlent de cette époque. Au moins pour essayer de comprendre cette colonisation furieuse qui concerne toute l’Europe. Parce que ce n’est pas seulement la France : c’est l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, comme le raconte David Van Reybrouck dans Congo. Une histoire.

Pour nous, Européens, c’est très important parce que nous pouvons très vite retourner dans la barbarie, et je suis bien placé pour en témoigner pour vivre en Italie, où beaucoup font comme si ce gouvernement d’extrême droite était un gouvernement comme les autres. On ne doit rien lâcher. Et on doit cesser de mettre l’histoire sous le tapis.

Quand vous avez commencé à écrire, était-ce pour combler ce manque de récits sur la colonisation ?

Pas vraiment. Le premier livre sur l’Algérie, C’était notre terre, c’était d’abord un travail littéraire sur la langue, sa musicalité. Je connaissais assez peu de choses sur l’Algérie coloniale, mais j’avais le sentiment que cette histoire, à cause de sa folie, pouvait bien convenir à mon travail d’écriture, au style que je voulais avoir, dans son baroquisme, sa démesure. J’ai cherché une manière de raconter les choses.

C’est vrai, je m’étais dit que la littérature française n’avait pas abordé la conquête algérienne. Cela m’étonnait. Je n’avais pas conscience que cela heurterait, que je me confronterais à une résistance qui ne dit pas son nom. En revanche, c’est cette résistance qui m’a donné envie de continuer. Même si ça a été une période difficile pour moi. Attaquer la terre et le soleil avait été refusé par cinq ou six grands éditeurs avant d’être publié par les éditions Le Tripode. J’en étais à me dire : voilà, à l’âge que j’ai, j’ai raté mon coup, je continuerai à écrire mais je ne publierai plus.

Le succès de vos livres montre aussi que beaucoup de gens sont avides de connaître cette histoire…

Dans les rencontres en librairie, il y a de vieux Algériens qui me remercient, des pieds-noirs avec qui je discute. Je me rappelle une présentation que j’avais faite pour C’était notre terre avec des libraires. Une dame d’une cinquantaine d’années était venue me voir à la fin : elle découvrait que l’armée française n’avait pas été accueillie à bras ouverts quand elle a débarqué en Algérie. Bref, on ne sait pas ! Et quand on découvre, c’est terrible. Raison de plus pour tout mettre sur la table. Même si, dans le contexte politique actuel, en effet, ce n’est pas gagné. 

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/mathieu-belezi-en-algerie-nous-avons-ete-des-barbares

Benjamin Stora : l’instrumentalisation de la crise diplomatique par la droite et  l’extrême droite françaises – Samia Naït Iqbal

Dans un entretien accordé au quotidien L’Humanité, l’historien Benjamin Stora revient sur la crise diplomatique actuelle entre la France et l’Algérie

Membre d’une commission mixte franco-algérienne chargée d’examiner les questions mémorielles, il analyse les tensions récurrentes entre les deux pays et met en garde contre l’instrumentalisation politique de cette crise par la droite et l’extrême droite françaises.

Une crise diplomatique d’une rare intensité

Interrogé sur le caractère inédit de la situation, Benjamin Stora estime que le rappel de l’ambassadeur algérien en France, toujours non remplacé, est un fait sans précédent. Il souligne toutefois que les tensions entre Paris et Alger ne sont pas nouvelles et ont jalonné l’histoire des relations franco-algériennes depuis l’indépendance en 1962.

Benjamin Stora évoque notamment la crise de 1973, marquée par une vague de crimes racistes en France et un attentat contre le consulat algérien à Marseille, ainsi que le refroidissement diplomatique qui a suivi la visite de Valéry Giscard d’Estaing en 1975.

D’autres périodes de tensions sont également mentionnées, comme celles de 1992 après l’arrêt du processus électoral en Algérie ou encore de 2005, lorsque le vote d’une loi en France vantant les « aspects positifs » de la colonisation a torpillé un projet de traité d’amitié entre les deux pays.

L’instrumentalisation de la crise à des fins politiques

Benjamin Stora met en lumière l’exploitation de la question algérienne dans la politique intérieure française, particulièrement en période électorale. Il rappelle que Nicolas Sarkozy, lors de sa campagne de 2007, a récupéré la nostalgie de l’Algérie française pour séduire l’électorat du Front national.

Aujourd’hui, il voit en Bruno Retailleau l’héritier de cette stratégie, l’accusant de reprendre et radicaliser les thématiques de l’extrême droite, notamment sur l’immigration et la remise en cause de la décolonisation.

Il estime que cette instrumentalisation vise à effacer la frontière entre la droite républicaine et l’extrême droite, notamment en contestant l’accord franco-algérien de 1968, qui découle directement des accords d’Évian ayant mis fin à la guerre d’Algérie.

Une méconnaissance persistante des crimes coloniaux

L’historien déplore également le manque de connaissance du passé colonial français, malgré les avancées historiographiques des vingt dernières années. Il note que, bien que de jeunes chercheurs aient produit des travaux remarquables grâce à l’ouverture des archives, une partie de la classe politique continue à minimiser ou nier les crimes de la colonisation.

Il explique ce décalage par l’ancrage du nationalisme français dans l’histoire impériale, où l’Algérie occupait une place particulière en tant que territoire administrativement intégré à la France. Cette spécificité explique, selon lui, pourquoi la perte de l’Algérie a été vécue comme une crise nationale et pourquoi la colonisation n’a jamais fait l’objet d’un véritable examen de conscience en France.

Quelle issue pour la crise ?

Benjamin Stora conclut en appelant à la poursuite du travail mémoriel entamé ces dernières années. Il rappelle son rapport remis en 2021 au président Emmanuel Macron, dans lequel il recommandait des gestes symboliques pour reconnaître les crimes coloniaux, notamment l’assassinat d’Ali Boumendjel par l’armée française.

Il regrette la suspension des travaux de la commission mixte franco-algérienne d’historiens à cause des tensions diplomatiques, tout en insistant sur l’importance de maintenir un dialogue avec ses collègues algériens. Enfin, il affirme que, malgré les crises successives, les liens entre la France et l’Algérie restent profonds et ancrés dans une histoire commune qui ne saurait être effacée.

Ainsi, Benjamin Stora met en garde contre la tentation de faire de cette crise un enjeu électoraliste en France et insiste sur la nécessité d’un travail historique et mémoriel dépassionné pour apaiser les relations entre les deux pays.

Source : Le Matin d’Algérie – 22/03/2025 https://lematindalgerie.com/benjamin-stora-avertit-contre-linstrumentalisation-de-la-crise-diplomatique-par-la-droite-et-lextreme-droite-francaises/

Une ferme en Algérie. L’enracinement paradoxal 1871-1999 – Didier Guignard

Une ferme en Algérie. L’enracinement paradoxal 1871-1999 – Didier Guignard, CNRS éditions, 662 p. Ouvrage publié avec le soutien de l’IREMAM

À l’automne 1934, un contremaître européen tue un saisonnier algérien dans une ferme coloniale de Basse Kabylie. Ce drame nous fait entrer dans une histoire rurale et sociale plus longue, celle d’une exploitation agricole et de ses occupants, entre l’insurrection algérienne de 1871 et la fin des années 1990.

L’enquête de Didier Guignard explore les multiples facettes et mutations de ce domaine, soumis aux aléas de la conjoncture économique et politique, aux relations changeantes entre donneurs d’ordres et exécutants, et qui, pourtant, dans la durée, déroule un même fil inattendu.

Car, en dépit d’une violence récurrente, des familles dépossédées par la colonisation maintiennent ici leur ancrage et se réapproprient ce morceau de plaine d’autres manières. Au gré des compétences et des alliances, hommes et femmes y consolident leur place de domestiques ou d’ouvriers, combinent leurs maigres salaires avec les fruits de quelques parcelles en bordure de domaine. Certains proposent même aux maîtres leurs services comme entrepreneurs agricoles ou marchands de récoltes. Seuls la nationalisation des fermes européennes après 1962 et le terrorisme islamiste de la « décennie noire » les obligeront à se retirer, au moins partiellement, des lieux qui leur sont chers.

Didier Guignard est chargé de recherche au CNRS, rattaché à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) à Aix-en-Provence et HDR en histoire contemporaine.