France-Algérie : l’histoire au péril du politique
La commission mixte franco-algérienne d’historiens est en panne suite aux déclarations politiques.
Tout semblait assez bien parti. À la suite du rapport consacré aux questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne remis par Benjamin Stora, le 20 janvier 2021, le président de la République française Emmanuel Macron avait signé, en août 2022, avec son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, la déclaration d’Alger. Elle prévoyait la création d’une commission mixte franco-algérienne d’historiens composée de dix membres : cinq du côté français (Benjamin Stora, qui en assure la coprésidence, Florence Hudowicz, Jacques Frémeaux, Jean-Jacques Jordi et Tramor Quemeneur) et cinq du côté algérien (Mohamed El-Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Filali, Mohamed Lahcen Zeghidi et Djamel Yahiaoui). Côté français, des archives de la guerre d’indépendance ont été ouvertes concernant les disparus. La France a aussi reconnu ses responsabilités dans les assassinats de Maurice Audin, Ali Boumendjel ou Larbi Ben M’hidi.
Côté algérien, en revanche, les choses n’ont guère avancé. L’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance demeure un instrument politique. Et les déclarations d’Emmanuel Macron à Rabat, fin octobre 2024, concernant « la souveraineté du Maroc » sur le Sahara occidental, n’ont rien arrangé.
Le temps de la politique n’est pas celui de l’histoire. Les historiens n’avaient pas attendu les déclarations présidentielles pour travailler. En novembre 2024, l’Institut du monde arabe à Paris a accueilli des rencontres lors desquelles des artistes – l’écrivain Kamel Daoud, prix Goncourt en 2024 pour Houris (l’histoire d’une jeune fille pendant la décennie noire, interdit en Algérie), le dessinateur Jacques Ferrandez ou la réalisatrice Jacqueline Gozland – ont expliqué la place que tient la colonisation dans leur œuvre.
Un colloque devait se tenir au printemps 2025 avec des archivistes et des historiens des deux pays pour identifier les archives de l’époque coloniale (1830-1962) et les localiser. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les Français auraient tout emporté, 80% de ces archives sont toujours en Algérie. Très peu – essentiellement celles qui concernaient le domaine régalien de l’État – ont été rapatriées en France au moment de l’indépendance algérienne. C’est un enjeu important de les ouvrir aux étudiants et jeunes chercheurs très intéressés par cette période. L’arrestation, le 16 novembre 2024, de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal est un coup de tonnerre. Des deux côtés, la politisation instrumentalise et rend difficile le travail des historiens et des archivistes. Pour l’instant, la commission « mixte » est en panne et le colloque risque de n’accueillir que des historiens français.
Source : L’ Histoire, janvier 2025 – https://www.lhistoire.fr/france-alg%C3%A9rie-lhistoire-au-p%C3%A9ril-du-politique
Colonisation, une histoire française – Dimanche 2 février, 21h sur France 5 et france.tv
Documentaire : 180 min – Écrit et réalisé par Hugues Nancy
Le documentaire exceptionnel Colonisation, une histoire française retrace l’histoire de la colonisation française, d’Alger à Madagascar et de Dakar à Saigon entre 1830 et 1945. Cette histoire c’est la nôtre, celle d’une confrontation violente entre des peuples qui va faire naître une irréversible communauté de destin.
Est-il enfin possible de regarder en face ce passé colonial qui trouble encore aujourd’hui les mémoires et qui exacerbe les identités au point de mettre en péril le creuset républicain ? C’est le pari de ce projet ambitieux raconté en immersion dans cette époque tourmentée.
À l’aide d’archives exceptionnelles, ces films nous montrent comment la France a édifié un empire colonial de 11 millions de kilomètres carrés. Un empire où vivaient des dizaines de millions d’habitants qui, contrairement à ce que l’on croit souvent, ont résisté dès l’origine au colonisateur et qui n’ont jamais cessé de se battre pour s’en libérer. Des peuples que la France, malgré plusieurs tentatives de réforme de son système colonial, s’avérera incapable d’accompagner vers l’indépendance quand il en était encore temps, entrainant la désintégration violente de cet empire à partir de 1946.
Conquérir à tout prix, 1830-1914
Avec la conquête de l’Algérie en 1830, c’est un siècle d’expansion sans précédent qui s’ouvre sur les territoires africains puis en Asie. Une expansion menée au nom du « progrès » et de la « mission civilisatrice » de la France. Mais, en réalité, cette extension territoriale française a été, partout, le fruit de conquêtes militaires particulièrement violentes. Car là où la France a tenté de planter son drapeau, elle a dû faire face à une résistance acharnée, de l’Algérie à l’Afrique noire, puis de l’Indochine au Maroc.
Fragile apogée, 1918-1931
L’empire français, le deuxième au monde après celui des Britanniques, atteint en 1920 son apogée territorial. Avec le Liban, la Syrie, le Cameroun et le Togo, jamais le domaine colonial de la France n’avait été aussi étendu. Les Années folles seront celles de l’âge d’or de l’empire. Mais cet empire tout-puissant est en réalité un colosse aux pieds d’argile. Au Maroc comme en Syrie, plusieurs rébellions armées vont sonner comme un avertissement. Alors, la France, au pied du mur, doit mener de profondes réformes et associer enfin les peuples colonisés aux destinées de leurs territoires. C’est ce que tenteront, en vain, plusieurs gouvernements de gauche (Cartel des gauches en 1924 et Front populaire en 1936). Car il est trop tard. La France, sous la pression du lobby colonial, est incapable de réformer en profondeur un système qui semble donc voué à l’échec.
Prémices d’un effondrement, 1931-1945
Le 6 mai 1931, le président de la République Gaston Doumergue, accompagné du maréchal Lyautey, inaugure à Paris la plus grande exposition coloniale jamais imaginée. Plus de huit millions de visiteurs vont se presser au bois de Vincennes pour découvrir ces territoires mystérieux de l’empire que l’on a ici reconstitués avec minutie. Tout a été pensé pour offrir l’image d’un monde colonial idéalisé et parfait. Mais ces visiteurs ne peuvent imaginer que leur empire vient en réalité de vivre son apogée et que les millions de sujets de cet empire, d’Alger à Hanoï et de Tunis à Beyrouth, vont, les uns après les autres, remettre en cause la tutelle française. Et bientôt vont apparaître les prémices d’un effondrement qui va être accéléré par la Seconde Guerre mondiale.
Note du réalisateur Hugues Nancy
C’est d’abord grâce à des fonds d’archives exceptionnels, qui ont été numérisées en HD que ce programme de trois heures a pu voir le jour : l’institut Lumière qui possède les premières images filmées de cet empire à partir de 1895, l’incroyable fonds colonial de Gaumont Pathé Archives qui recèle des trésors dès les années 1900 et tant d’autres…. Des images souvent inédites à la télévision comme ces rushes tournés dans le quartier réservé de Bousbir à Casablanca à la fin des années 1920 ou comme ces images « amateur » qui nous font découvrir avec un autre regard la vie des colons en Algérie ou lors de l’exposition coloniale de 1931… Grâce à la richesse de ces fonds d’archives filmées mais grâce aussi au fonds photographique de l’ECPAD (ministère de la Défense), qui rassemble les reportages réalisés par des militaires en poste dans les colonies, nous avons essayé de nous rapprocher au plus près de la réalité de cette vie coloniale.
Une fois réunies ces archives exceptionnelles et souvent bouleversantes, il était enfin possible de regarder en face ce passé douloureux et d’en faire le récit pour les téléspectateurs de France Télévisions.
Car, longtemps, on a tenté en France de minimiser les crimes commis au nom de l’ambition coloniale française. Ainsi est née ce que notre conseiller historique, le regretté Marc Ferro, appelait la « légende rose » du « temps béni des colonies ». Comme si l’on avait inconsciemment la nostalgie de ces cartes du monde qui subjuguaient les écoliers avec tous ces territoires de l’empire, colorés en rose, pour montrer la puissance de la France et son ambition civilisatrice…
En réalité, rien n’a jamais été « rose » dans les territoires colonisés. D’abord parce que, contrairement à ce l’on croit souvent, aucun peuple colonisé n’a accepté la présence française sans s’y opposer violemment, et ce dès le début de l’expansion. Surtout, la colonisation s’est fondée à la fois sur une profonde inégalité de droits entre les hommes et sur l’exploitation de richesses par la puissance coloniale. Une domination et une exploitation rendues uniquement possibles par la force militaire et policière, nécessaire pour faire respecter un équilibre social et politique de plus en plus précaire au fil des décennies.
L’histoire de la colonisation, c’est donc d’abord une histoire de sang et de larmes qu’il faut regarder en face.
Mais à l’inverse, aujourd’hui, on voudrait ne retenir que la « légende noire » de l’époque coloniale, ses crimes et surtout l’immoralité de l’idée même de colonisation, faisant fi des processus politiques à l’œuvre dans le monde du temps de cette expansion coloniale européenne. Car le processus d’occupation territoriale par des puissances européennes, mais aussi asiatiques, a été un phénomène généralisé à partir du XIXe siècle. Cette part de l’histoire de l’humanité concerne tous les continents et a été la matrice du monde tel que nous le connaissons. En quelques siècles, une poignée d’États européens est ainsi parvenue à contraindre la majeure partie de la planète. Et à compter du jour où un Européen a mis le pied sur une terre loin de son continent, l’avenir de celui qui y vivait venait de basculer. Et leurs histoires, à tous les deux, colonisateur comme colonisé, étaient alors irrémédiablement liées.
C’est en effet par la confrontation avec l’Europe, par l’immersion des nouvelles générations colonisées dans l’effervescence politique de l’Europe de l’entre-deux guerres, que les « indigènes » comme on les appelait, sont devenus des militants nationalistes qui ont libéré leurs pays de la domination européenne. La colonisation a ainsi été comme une véritable « révolution » dans l’histoire du monde et des peuples. Une révolution qui a changé la géopolitique de la planète comme le destin des peuples colonisés.
C’est donc une part de « notre Histoire commune » que cette grande fresque télévisuelle tente d’aborder, en racontant avant tout comment, du côté des colonisés comme des colonisateurs, des hommes et des femmes ont eu le courage de se dresser pour dire non à l’occupation française comme à l’idée même de colonisation. Notre série documentaire donne ainsi en priorité la parole à ceux qui ont résisté dans les colonies comme à ceux, certes minoritaires, qui ont osé contester en métropole le processus de colonisation.
Ce sont ces « résistants » colonisés, des personnalités souvent inconnues ou oubliées, qui vont ainsi nous permettre de raconter la folie coloniale française de 1830 à 1946 : Abd El Kader (Algérie, 1830), Béhanzin, roi du Dahomey (Bénin, 1890), Samory Touré (Afrique de l’Ouest, 1893), reine Ranavalona (Madagascar, 1895), Phan Boi Chau (Indochine, 1908), sultan Moulay Abdelaziz (Maroc, 1908), émir Fayçal (Syrie, 1920), Abdelkrim El Khattabi (Maroc, 1921), sultan El Attrache (Syrie, 1925), Blaise Diagne (Sénégal, 1931), Nguyen Tat Thanh, dit Hô Chi Minh (Indochine, 1931 et 1946), Allal El Fassi (Maroc, 1934), Aimé Césaire (Antilles, 1935), Tayeb El Oqbi, Ferhat Abbas, Messali Haj (Algérie, 1937 et 1945), Habib Bourguiba (Tunisie, 1938).
Et au regard de ces hommes qui n’acceptent pas la colonisation de leurs terres, notre récit prend également appui sur la dénonciation de cette colonisation par des Français, contemporains des événements : Guy de Maupassant (Algérie, 1880), Georges Clemenceau (Madagascar, 1885), Pierre Savorgnan de Brazza (Afrique-Équatoriale, 1905), Jean Jaurès (Maroc, 1908), Jules Roy (Algérie, années 1920), Alexandre Varenne (Indochine, 1925), André Gide (Congo, 1927), Albert Londres (Congo, 1928), Léon Blum (1936), Maurice Violette (Algérie, 1937)…
Ainsi en redonnant la parole et leur juste place dans notre mémoire collective à tous ces « héros » qui ont combattu la colonisation française et en rappelant que nombre de Français ont aussi tenté de s’y opposer, il devient peut-être possible de partager cette histoire par-delà les antagonismes qui fracturent aujourd’hui encore la société française. Une histoire qu’il est temps d’assumer tous ensemble.
Source : https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/70154098
Mémoires d’un départ – Ferhat Mouhali
Voyage en Algérie – ANPNPA et 4ACG
Dynamiques de transmission et enjeux mémoriels : l’héritage pied-noir dans la troisième génération – Adèle Marestin
Jean-Marie Le Pen, la haine en héritage – A l’air libre, Mediapart
15/01/2025
Des plateaux télé où la « saga familiale » des Le Pen a supplanté l’analyse ; des euphémismes qualifiant de « provocations » ou de « dérapages » des décennies de déclarations antisémites, racistes et homophobes, condamnées vingt-cinq fois par la justice ; des magazines célébrant un « tribun » en oubliant son rôle central dans la diffusion des idées d’extrême droite et son passé de tortionnaire en Algérie…
Depuis la mort de Jean-Marie Le Pen, le 7 janvier, la réalité des discours et de l’héritage Le Pen a été trop souvent édulcorée. Alors qu’une célébration religieuse aura lieu jeudi 16 janvier à Paris, où devraient se croiser les constellations de l’extrême droite française, retour dans à « À l’air libre » sur la vie d’un homme dont la haine était le métier.
Une émission préparée et présentée par Mathieu Magnaudeix, avec :
- Marine Turchi, journaliste au pôle enquête de Mediapart, coautrice avec Mathias Destal de Marine est au courant de tout, un livre sur l’argent secret, les financements et les hommes de l’ombre du Front national (Flammarion, 2017) ;
- Florence Beaugé, journaliste qui a révélé dans Le Monde en 2002 la torture du bataillon du lieutenant Le Pen en Algérie. Autrice d’Algérie, une guerre sans gloire (Le Passager clandestin, à paraître le 7 mars) ;
- Raphaël Tresanini, coréalisateur avec Jean-Pierre Canet du documentaire « Jean-Marie Le Pen : à l’extrême » (à voir en replay sur France Télévisions).
France-Algérie : Retailleau tente d’entraîner Macron dans sa bataille – Ilyes Ramdani
Le ministre de l’intérieur pousse l’Élysée à prendre des mesures de rétorsion contre l’Algérie, qu’il sait populaires dans l’électorat de droite. Au sommet de l’État, plusieurs voix alertent sur le danger d’une rupture avec Alger et tentent de maintenir le contact. Tiraillé, Emmanuel Macron doit trancher.
Entre Paris et Alger, la météo diplomatique oscille depuis soixante ans entre épisodes tumultueux, rares éclaircies et longues périodes de froid. Chez celles et ceux que le dossier intéresse, un doute émerge toutefois ces jours-ci : assiste-t-on à une crise plus intense et plus profonde que celles qui ont émaillé les vingt dernières années ?
Dans la salle des fêtes de l’Élysée, lundi 6 janvier, plusieurs diplomates ont été surpris des mots choisis par Emmanuel Macron pour dénoncer la détention de l’écrivain Boualem Sansal. « L’Algérie entre dans une histoire qui la déshonore », a accusé le président de la République, avec une virulence inhabituelle. « Une immixtion éhontée et inacceptable dans une affaire interne », a rétorqué la diplomatie algérienne dans un communiqué.
En parallèle, un autre dossier empoisonne les relations bilatérales : l’interpellation en France de plusieurs influenceurs algériens, accusés d’incitation à la violence contre des opposants au régime. Le cas de l’un d’eux, « Doualemn », expulsé sur décision gouvernementale puis renvoyé par Alger le 9 janvier, a suscité l’ire du ministre de l’intérieur. « L’Algérie cherche à humilier la France, a dénoncé Bruno Retailleau. Je pense qu’on a atteint avec l’Algérie un seuil extrêmement inquiétant. »
Dans les réseaux diplomatiques, le durcissement du ton entre Paris et Alger était attendu depuis qu’Emmanuel Macron a rompu, fin juillet 2024, avec la position historique de la France sur le Sahara occidental. Désireux de renouer avec le Maroc, le chef de l’État a cédé à la revendication pressante du royaume, à savoir la reconnaissance de la « souveraineté marocaine » sur ce territoire considéré comme « à décoloniser » par les Nations unies.
À l’époque, Alger avait rappelé sans tarder son ambassadeur pour signifier sa mauvaise humeur. Et puis plus rien. Alors que le Quai d’Orsay anticipait d’éventuelles mesures de rétorsion, le régime n’a pas bougé, continuant même d’assurer un minimum de coopération sécuritaire et migratoire. Début septembre, l’Élysée note avec satisfaction qu’Abdelmadjid Tebboune, le président algérien, accepte de recevoir Anne-Claire Legendre, la conseillère Maghreb d’Emmanuel Macron, et fasse publiquement état de leur entretien.
Et si Alger, lassé d’un conflit sahraoui vieux de cinquante ans, avait renoncé à en faire un casus belli ? L’espoir au sommet de l’État a fait long feu et la crise est bien là. Bruno Retailleau aimerait même que la France aille plus loin. « Il faut examiner l’ensemble des moyens de rétorsion qui sont à notre disposition », insiste-t-il, appelant le gouvernement et le président de la République à « ne rien s’interdire ».
Une vieille marotte de Retailleau
Dans le viseur de Bruno Retailleau : l’accord franco-algérien de 1968, initialement destiné à réguler la libre circulation des Algérien·nes en France. Révisé à trois reprises depuis, c’est une cible régulière de la droite française, qui estime comme lui que « plus rien ne le justifie ». Édouard Philippe a soutenu sa dénonciation, également réclamée depuis quelques jours par Gabriel Attal.
Parmi les autres mesures imaginées par le ministre de l’intérieur : la réduction du nombre de visas, l’augmentation des tarifs douaniers ou des coupes drastiques dans l’aide au développement. « La France ne peut pas supporter cette situation », martèle Bruno Retailleau. Pour ce dernier, l’enjeu est avant tout politique. Ce rapport de force avec l’Algérie, il l’a théorisé bien avant d’être nommé Place Beauvau.
En novembre 2022 sur LCI, alors candidat à la présidence du parti Les Républicains (LR), l’élu de Vendée est interrogé sur la façon la plus efficace de convaincre les pays d’origine d’accepter le retour de leurs ressortissant·es. Sa réponse fuse : « On assume un bras de fer, tout simplement. Avec comme monnaie d’échange les visas et l’aide au développement. »
Voilà des années que Bruno Retailleau critique les « lâchetés » et les « reculs » de la droite quand elle a été au pouvoir ; des années qu’il se forge une image de « faiseux » qui agit sans écouter la « bien-pensance de gauche » ; des années qu’il dit pis que pendre d’Emmanuel Macron, qui « ne veut pas mettre fin au laisser-aller migratoire ».
L’ancien sénateur, qui n’exclut pas de se présenter en 2027, sait aussi que le temps vaut cher dans un gouvernement minoritaire menacé de censure. Alors il fonce, pour gagner ses galons d’homme de droite courageux et pour rapatrier vers lui demain l’ancien électorat de François Fillon parti à l’extrême droite.
Dans son camp, la dénonciation du régime algérien est une cause qui fédère. Aussi témoigne-t-il régulièrement avec vigueur de la « repentance perpétuelle » et de « l’obsession mémorielle » dont se rendrait coupable Emmanuel Macron. Même les commémorations officielles du 19 mars, en hommage aux victimes civiles de la guerre d’Algérie, ne trouvent pas grâce à ses yeux. « C’est une date qui repose sur une contre-vérité, qui porte une injustice et qui divise », écrivait-il dès 2012.
« On subit l’agenda politique de la droite et de l’extrême droite, qui ont fait de l’Algérie un bouc émissaire pour des raisons électorales, déplore la députée écologiste Sabrina Sebaihi. Il y a, dans l’histoire de cette famille politique, une forme de nostalgie de l’Algérie française, qui a imprégné le logiciel idéologique. »
Président du groupe d’amitié France-Algérie, le sénateur socialiste Rachid Temal regrette « l’hystérie collective » qui s’empare de « certains ». « C’est comme si un bouchon venait de sauter, juge-t-il. C’est le moment où les hommes et les femmes de sagesse doivent dire : “On redescend tous.” » Pas le genre de Retailleau, pointe le député écologiste Pouria Amirshahi : « Il veut faire la démonstration qu’il est le chef de la droite identitaire, donc il pousse le plus loin possible l’urticant algérien dans l’opinion. »
Vu d’Alger, des menaces sans effet
Si elle n’a rien de surprenante, la stratégie guerrière de Bruno Retailleau risque de se fracasser sur le mur de la réalité. Son collègue Gérald Darmanin peut en témoigner, lui qui a déjà tenté au même poste de se servir du levier des visas pour contraindre les pays du Maghreb à accorder plus de laissez-passer consulaires. « Nous l’avons fait avec un succès très relatif, a reconnu l’actuel ministre de la justice sur LCI dimanche. Vous vous fâchez diplomatiquement et ce n’est pas efficace. »
De même, la dénonciation de l’accord de 1968 est certes symbolique pour la droite française, mais inopérante. Révisé donc à trois reprises, il ne présente plus que quelques dispositions avantageuses pour les ressortissant·es algérien·nes. « C’est une coquille vide, a déclaré en octobre Abdelmadjid Tebboune. Cet accord est devenu un slogan politique pour réunir les extrémistes. Ils sont en train de raconter des histoires au peuple français. »
Au Quai d’Orsay, on n’est pas loin de partager cette position. « L’accord de 68 n’est vraiment pas un sujet et c’est pour ça que le président de la République n’y a pas touché », glisse une source diplomatique. La chercheuse Khadija Mohsen-Finan, spécialiste du Maghreb et des relations internationales, résume : « Les deux pays cherchent à se faire mal et ils ne savent pas par quel outil. Côté français, on puise dans le réservoir habituel, à savoir les visas et les accords de 1968. Ce sont de vieilles méthodes qui ont déjà échoué. »
Une liste à laquelle on pourrait ajouter l’aide française au développement, devenue l’argument en vogue de l’extrême droite. Sarah Knafo, députée européenne Reconquête, a même fait l’objet d’une plainte de l’État algérien après avoir martelé le chiffre de 800 millions d’euros accordés par la France. En réalité, il s’agit de 130 millions d’euros par an, une somme qui finance notamment les ONG françaises sur place et des activités de conseil et de formation à certaines administrations. « Ce n’est vraiment pas de nature à faire plier le gouvernement algérien », souffle une source diplomatique.
Président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) franco-algérienne, Michel Bisac regarde avec effarement « l’hystérisation du moment ». « Vous allez couper une aide de 130 millions d’euros à un pays qui a 73 milliards d’euros de réserves de change ? Et c’est la France, avec ses 3 300 milliards d’euros de dette, qui dit ça ? C’est une blague. Au prix où se vendent le pétrole et le gaz, l’Algérie a tous ses indicateurs au vert. Ce n’est pas en les menaçant qu’on réglera la situation. Il n’y a pas d’autre choix que de se parler. »
Désescalade discrète
Si le ton belliqueux du ministre de l’intérieur répond à une logique politique, voir l’exécutif s’en accommoder surprend. Au ministère des affaires étrangères, l’activisme de Bruno Retailleau agace, comme nous le confirment plusieurs sources. « C’est une diplomatie de posture qui ne changera rien et qui peut s’avérer désastreuse pour la suite », pointe l’ancien diplomate Yves Aubin de la Messuzière, qui a dirigé au début des années 2000 le département Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay.
« J’ai assisté à des rendez-vous tendus entre Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika à l’époque, raconte-t-il. J’ai connu des accrocs entre la France et l’Algérie. Mais tout ça se règle diplomatiquement, surtout avec l’Algérie, surtout quand on est l’ancienne puissance coloniale. Chirac tenait parfois des propos difficiles à l’égard de Bouteflika. Mais il faisait en sorte que cela ne se retrouve jamais sur la place publique. Et c’est comme ça qu’il a pu apaiser la relation franco-algérienne. »
L’omniprésence de Bruno Retailleau tient aussi au moment politique. Le premier ministre n’a pas encore finalisé son cabinet et n’a pas demandé à ses ministres de lui faire valider leurs sorties médiatiques, comme c’est l’usage. À l’Élysée, le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, Emmanuel Bonne, a annoncé sa démission le 10 janvier, mais le président de la République souhaite le convaincre de rester.
Des facteurs auxquels il faut ajouter la surface politique d’un Bruno Retailleau conscient d’être indispensable à François Bayrou, soutenu par la droite, l’extrême droite et le chef de l’État. Face à un ministre des affaires étrangères plutôt apprécié des diplomates mais peu connu du grand public, le locataire de la Place Beauvau prend volontiers de l’espace et du temps de parole médiatique.
Face à l’enlisement de la crise et à la fronde de ses services, Jean-Noël Barrot a toutefois pris la parole mardi, dans un entretien à Brut. « C’est au Quai d’Orsay et sous l’autorité du président de la République que se forge la politique étrangère de la France », a-t-il souligné à deux reprises.
En coulisses, le Quai et la cellule diplomatique de l’Élysée tentent de reprendre la main. Malgré la virulence des propos publics, des contacts continuent d’exister entre les deux capitales, et la coopération sécuritaire, jugée indispensable à Paris, n’est pas totalement rompue. Le patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Nicolas Lerner, s’est rendu lundi à Alger avec une délégation de hauts fonctionnaires, comme l’a révélé Le Figaro.
« Il faut que nous sortions de la crise désormais et que nous puissions aller de l’avant », a affirmé Jean-Noël Barrot mardi, après s’être dit prêt à se rendre sur place. Pour Paris, une rupture avec Alger ne serait pas une bonne nouvelle, font savoir les ministères des armées et de l’économie, conscients des intérêts français en Algérie. Au ministère de la santé, on sait que les médecins algériens représentent le contingent extra-européen le plus nombreux en France.
À la tête de la CCI, avec ses 2 800 entreprises, Michel Bisac craint les « répercussions » d’une telle crise. « On a longtemps reproché au gouvernement algérien de se servir de la diplomatie pour faire diversion sur la scène intérieure, souligne-t-il. Est-ce qu’on n’est pas en train de faire la même chose ? Il y a des milliers d’entreprises françaises qui travaillent en Algérie qu’on met en danger avec des propos pareils. Chaque année, ce sont 12 ou 13 milliards d’euros d’échanges commerciaux. Et on va jeter ça pour de la petite politique ? »
Les plus optimistes dans les services de l’État voient d’un bon œil le communiqué du ministère des affaires étrangères algérien, qui assure n’être « d’aucune façon engagé dans une logique d’escalade, de surenchère ou d’humiliation ». Dans ce texte publié le 11 janvier, l’exécutif algérien semble distinguer Bruno Retailleau du Quai et de l’Élysée. « L’extrême droite revancharde et haineuse, ainsi que ses hérauts patentés au sein du gouvernement français mènent actuellement une campagne de désinformation, voire de mystification, contre l’Algérie », dénonce le ministère.
L’énigme présidentielle
C’est désormais vers Emmanuel Macron que les regards se tournent. Une réunion est prévue dans les prochains jours à l’Élysée pour trouver une ligne commune en présence des ministres concernés, comme l’a révélé Jean-Noël Barrot mardi. « Un épisode comme celui-là, on en sort comme on est sorti de celui avec le Maroc : avec un geste et un arbitrage du président de la République, indique la chercheuse Khadija Mohsen-Finan. Pour l’instant, il est resté en retrait. C’est le seul qui peut se positionner en surplomb et faire un pas pour avancer. »
Mais en a-t-il seulement envie ? Les sorties de Bruno Retailleau n’ont pas ulcéré le président de la République, dont le cabinet avait d’ailleurs été prévenu par celui du ministre de l’intérieur. Préoccupé par l’état de santé de Boualem Sansal, le chef de l’État a nourri aussi une déception personnelle à l’égard d’Abdelmadjid Tebboune, à qui il reproche en privé de n’avoir pas tout fait pour « bousculer » un système qu’il jugeait en 2021 « construit sur une rente mémorielle ».
Tenu en privé mais révélé par Le Monde et jamais démenti, le propos avait suscité une crise diplomatique, déjà, et le retrait de l’ambassadeur algérien en France. À l’époque, Macron avait donné à Alger des gages mémoriels de sa bonne volonté. Certains dans son entourage le pressent de poursuivre ce travail, alors que l’Algérie demande toujours le nettoyage des sites des essais nucléaires menés par la France et la restitution d’objets ayant appartenu à l’émir Abdelkader, figure emblématique de la résistance à la colonisation.
Il n’est pas certain du tout que ces voix soient entendues tant l’atmosphère a changé autour d’Emmanuel Macron. Ni sa coalition avec la droite ni son alliance renouvelée avec le Maroc ne le poussent à renouer avec l’Algérie. Son entourage aussi a changé, plus conservateur qu’avant. Un de ses proches, rallié du second mandat, confie par exemple : « On a fait les gentils avec l’Algérie et ça n’a pas marché. Franchement, ça suffit de se faire marcher dessus. »
Source : Mediapart – 15/01/2025 https://www.mediapart.fr/journal/politique/150125/france-algerie-retailleau-tente-d-entrainer-macron-dans-sa-bataille
« Images d’Algérie », Pierre Bourdieu – Centre Georges-Pompidou – Jusqu’au 10/03/2025
Pierre Bourdieu, photographe de l’Algérie coloniale – Dorothée Rivaud
Le sociologue Pierre Bourdieu photographie la domination coloniale pendant la guerre d’indépendance algérienne
Images d’Algérie, c’est le nom d’une exposition de photographies prises par Pierre Bourdieu en Algérie, de 1957 à 1961. L’exposition est présentée dans la collection permanente du Musée national d’Art moderne qui a acquis récemment 800 photos prises par celui qui était alors un jeune agrégé de philosophie devenant sociologue.
Bourdieu arrivé en Algérie pour y faire son service militaire – affecté dans un bureau – y resta en tant qu’assistant à la faculté d’Alger. Soucieux d’analyser les modes de domination invisibles du colonialisme, Bourdieu prit beaucoup de photos, revenant en France avec environ 3 000 négatifs. Celles-ci restèrent très peu vues jusqu’à ce qu’en 1999, son collègue et ami, le suisse Franz Schultheis, insiste pour que ces photos soient connues du public. Bourdieu, craignant les critiques venant de ses compatriotes, accepte cette proposition relayée par Christine Frisinghelli, fondatrice de la revue de photographie autrichienne Camera Austria qui reçoit le fonds de photos et de fiches et le transmet au Centre Pompidou en 2023.
L’exposition est construite en huit tableaux. Les photos sur « le déracinement » sont particulièrement bien relayées par le documentaire réalisé par l’artiste franco-algérienne Katia Kameli dont la projection occupe le centre de l’exposition. En proposant un « ricochet des images », comme l’indique son titre, ce film aide à décrypter l’enquête que mène Bourdieu avec son appareil photographique qui le conduit, en particulier, à saisir le rapport de la population algérienne à l’espace public et à l’habitat. Avec les camps de regroupement et les immeubles d’habitation à bon marché, le colonisateur a cassé le système. L’anthropologue et sociologue Tassadit Yacine, ancienne étudiante de Bourdieu, montre, photos à l’appui, comment les camps de regroupement ont cherché à déculturer les paysans algériens, à détruire leur mode de vie, en s’attaquant particulièrement aux femmes. Dans ces camps, les maisons, ou plutôt les masures, alignées le long de rues, en colonnes, sont d’un seul bloc. La cour qui servait de lieu de vie aux femmes a disparu, celles-ci ne sortent plus pour aller chercher l’eau, la corvée-promenade où les femmes se rendaient sans voile mais selon des codes bien établis est désormais assumée par les jeunes garçons.
FONDATION PIERRE BOURDIEU / CAMERA AUSTRIA, GRAZ
L’architecte et urbaniste Mohamed Larbi Merhoum rejoint, lui aussi, Bourdieu lorsqu’il rend compte des effets du déplacement de populations d’origine paysannes dans les grands ensembles construits dans les années 1950, à l’image des cités des banlieues françaises. Ces populations n’occupaient pas le cœur des grandes villes, elles y vivaient par procuration et ont attendu les années 1970 pour se l’approprier.
Pas de militaire sur ces photos de la domination coloniale, ce qui rend la collection Bourdieu particulièrement intéressante, les photos de l’époque étant surtout militaires.
Source : Histoire coloniale – 01/01/2025 – https://histoirecoloniale.net/pierre-bourdieu-photographe-de-lalgerie-coloniale-une-exposition-au-centre-pompidou-par-dorothee-rivaud/
Dans la guerre des nerfs franco-algérienne, Darmanin lance la bataille des visas – Damien Glez
Le ministre français de la Justice entend supprimer un accord intergouvernemental qui permet aux proches du régime algérien de se rendre en France sans visa. L’annonce n’est qu’un nouvel épisode dans la dégradation des relations entre les deux pays.
Menacé par une motion de censure, le gouvernement français de François Bayrou entend se distinguer de l’équipe censurée – brièvement emmenée par Michel Barnier – par une osmose inédite entre les ministères de la Justice et de l’Intérieur. Les récents soubresauts dans les relations entre la France et l’Algérie viennent de donner l’occasion au tandem de ministres en charge de ces deux portefeuilles – Gérald Darmanin et Bruno Retailleau – de surligner qu’ils sont sur la même longueur d’onde.
Ce dimanche, sur la chaîne de télévision française LCI, le garde des Sceaux a considéré que, « comme l’a évoqué le ministre de l’Intérieur », il paraît « intelligent » et « efficace » de revenir sur un « accord de 2013 […] gouvernemental qui permet à ceux qui ont un passeport […] diplomatique algérien » de « venir en France sans visa pour pouvoir circuler librement ».
L’adoption d’un amendement en ce sens « peut se faire très rapidement », a développé Gérald Darmanin, insistant sur le fait qu’il ne visait qu’une nomenklatura algérienne dont « des milliers » de membres disposeraient de passeports officiels. Et non les 10 % de ses compatriotes « qui ont des liens de sang, de sol, de culture, y compris les pieds-noirs ». Le ministre a ensuite emboîté le pas de son ex-chef de gouvernement, Gabriel Attal, en appelant à « dénoncer » également un accord de 1968 qu’il juge « un peu obsolète » et qui confère aux Algériens un régime dérogatoire au droit commun français en matière de circulation, de séjour et d’emploi dans l’Hexagone.
Mesure de rétorsion
Cette remise en cause des facilités de séjour et du statut particulier de résidence est évidemment à mettre en perspective avec la récente dégradation des relations diplomatiques entre les deux pays. Connu pour son franc-parler, Darmanin qualifie lui-même son souhait en matière de visas de « mesure de rétorsion » contre « la plupart des dirigeants algériens qui ont la position de décision d’humiliation ».
La tension diplomatique croissante a été notamment marquée par des interpellations polémiques des deux côtés de la Méditerranée. La France dénonce l’arrestation à Alger de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal et le garde des Sceaux français considère que le régime algérien « s’honorerait » en le libérant. Côté algérien, c’est l’interpellation de « Doualemn » qui a fait grincer des dents et surtout la tentative d’expulsion avortée de l’influenceur algérien, expulsion qu’Alger qualifie d’« arbitraire et abusive ». Embarqué dans un avion pour l’Algérie, jeudi dernier, l’auteur de vidéos vindicatives sur TikTok a été aussitôt renvoyé en France.
Manque mutuel de respect ?
Le parallélisme des formes s’impose dans les échanges tumultueux entre les deux pays. Comme le ministre français de la Justice sur LCI, le ministre algérien des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, évoque une volonté « d’humiliation » de la part d’une France qui devrait « respecter l’Algérie », comme « l’Algérie doit respecter la France ».
La question des visas profile censément l’activation prochaine d’autres leviers, le ministre français de l’Intérieur ayant appelé à « évaluer tous les moyens qui sont à […] disposition vis-à-vis de l’Algérie » pour « défendre » les « intérêts » de la France.
Source : Jeune Afrique – 13/01/2025 https://www.jeuneafrique.com/1647588/politique/dans-la-guerre-des-nerfs-franco-algerienne-darmanin-lance-la-bataille-des-visas/