Paris et Alger renouent le dialogue – Malik Ben Salem

Le déplacement à Alger du chef de la diplomatie française, Jean-Noël Barrot, le 6 avril confirme le dégel dans les relations franco-algériennes. L’objectif était de ne pas rester au stade des déclarations d’intention, mais de tracer une feuille de route pour une sortie de l’impasse diplomatique, qui paraissait encore inextricable il y a quelques jours.

Un peu plus d’une semaine après le coup de théâtre dans la crise entre la France et l’Algérie et la reprise du dialogue entre Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot a effectué le 6 avril une visite officielle à Alger. Au programme : une rencontre avec son homologue, ainsi qu’avec le président algérien, rapporte le site d’information TSA. L’occasion pour le chef de la diplomatie française d’annoncer la « réactivation dès aujourd’hui de tous les mécanismes de coopération dans tous les secteurs ».

Clairement, le réchauffement des relations entre Paris et Alger se traduit par une reprise des contacts entre les services de renseignements des deux pays, notamment sur des questions stratégiques comme le Sahel, qui fera l’objet d’une réunion « des plus hauts responsables de la sécurité ». Au niveau judiciaire, comme prévu, la visite du ministre de la Justice Gérald Darmanin est maintenue pour entamer une « reprise du dialogue judiciaire » entre la France et l’Algérie.

Un autre dossier brûlant a été au centre des discussions du ministre des Affaires étrangères français avec la partie algérienne, précise de son côté le site d’information Le Matin d’Algérie : celui des biens mal acquis, qui fera prochainement l’objet d’une réunion de travail à Paris « entre le parquet national financier et ses homologues algériens ».

Le Matin d’Algérie rappelle que la justice française a refusé d’extrader vers l’Algérie l’ancien ministre de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb, condamné pour corruption. Une affaire qui a contribué, entre autres, à la crispation des relations entre les deux pays.

Retailleau, le grand perdant

Jean-Noël Barrot a par ailleurs confirmé les engagements des deux présidents qui, lors de leur entretien téléphonique du 31 mars, avaient annoncé la « reprise sans délai de la coopération migratoire ». Tout n’a pas été réglé lors de cette visite dans le dossier des réadmissions et des visas, mais le chef de la diplomatie française a laissé comprendre que les détails seront traités progressivement à travers « les accords existants via les procédures normales et fluides de la coopération consulaire ».

Pour le journal algérien arabophone Echorouk, cette visite, et plus largement l’apaisement des tensions entre la France et l’Algérie, sonne comme un désaveu du ministre de l’Intérieur français, Bruno Retailleau, le « plus grand perdant du rapprochement entre l’Algérie et la France ». Retailleau, qui était l’un des plus virulents au sein du gouvernement français sur le dossier algérien, est aujourd’hui critiqué jusque dans son propre camp, souligne le quotidien.

Signe de la détente relativement rapide des relations franco-algériennes après la conversation entre les deux présidents, « la commission mixte algéro-française sur l’histoire et la mémoire reprendra prochainement ses travaux à Paris », rapporte le journal algérien El Watan (https://anpnpa.fr/commission-mixte-algero-francaise-sur-lhistoire-les-archives-de-la-colonisation-comme-prealable-m-abdelkrim/). La question mémorielle reste au cœur des relations complexes et des tensions sporadiques entre Alger et Paris.

Le quotidien El Khabar fait quant à lui une lecture sémiologique de cette rencontre. Contrairement aux sourires de circonstance qui accompagnent les visites diplomatiques, les visages de Barrot et de son homologue algérien Ahmed Attaf étaient plutôt fermés, ce qui reflète « la profondeur de la crise entre les deux pays ».

La presse algérienne n’a pas commenté les échanges au sujet de la condamnation de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, dont le ministre français a à nouveau demandé qu’il puisse bénéficier d’un « geste d’humanité » de la part du président Tebboune.

Source : Courrier International – 07/04/2025 https://www.courrierinternational.com/article/paris-et-alger-renouent-le-dialogue_229629

Commission mixte algéro-française sur l’Histoire : Les archives de la colonisation comme préalable – M. Abdelkrim

La Commission mixte algéro-française sur l’histoire et la mémoire reprendra prochainement ses travaux à Paris. Des travaux qui interviennent dans un contexte politique marqué par une désescalade entre les deux capitales, entamée depuis quelques semaines à la faveur d’un entretien téléphonique entre le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, et son homologue français, Emmanuel Macron. 

C’est dans ce même contexte que le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, entamera dès aujourd’hui ( 06/04/2025) une visite officielle  à Alger.  Une visite qui acte une reprise de la  coopération algéro-française. Le coprésident de la Commission mixte algéro-française sur l’histoire et la mémoire, Lahcen Zeghidi, s’est exprimé, à cette occasion, sur la conduite à suivre pour faire avancer les négociations sur un dossier d’une extrême importance entre les deux pays.  

Selon le quotidien El Khabar, M. Zeghidi a appelé, instamment, vendredi, la partie française à mettre en œuvre les accords de la cinquième réunion du comité.  Dans une déclaration au quotidien arabophone, il a insisté notamment sur la nécessité de rouvrir le dossier des archives.  S’adressant à ses homologues français au sein du comité, il a suggéré de fixer un « calendrier concret » pour la restitution des archives et des biens spoliés pendant la colonisation française de l’Algérie, y compris ceux qui re-montent à la période ottomane. 

Sixième round

Par ailleurs, il a exhorté la partie française, lors d’un déjeuner offert par Anne-Claire Le Gendre, conseillère du président Emmanuel Macron pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (en marge du quatrième round, ndlr), à surmonter les obstacles législatifs qui considèrent que tous les éléments transférés des colonies sont la propriété de la France. « Nous avons insisté pour qu’un décret présidentiel soit publié, ce qui a suscité des réactions », a souligné M. Zeghidi, faisant référence aux « parties » qui s’opposent, toujours, à la restitution des archives et des biens pillés.

Il a, toujours selon El Khabar, ajouté que la délégation algérienne se rendra à Paris (pour participer au sixième round, décidé après l’appel téléphonique entre les Présidents des deux pays) afin de mettre en œuvre les accords du cinquième round. A ce propos, il a déclaré : « Nous nous rendrons à Paris pour récupérer les archives et non pour dialoguer ou discuter, ainsi que pour inspecter les zones du sud de la France où les sites d’archives n’ont pas été examinés. » 

M. Zeghidi s’est dit, par ailleurs, étonné par l’inventaire des biens algériens dans dix-neuf institutions et structures françaises (Bibliothèque nationale, musées, etc.) qui ont été examinées lors de la dernière mission de dix jours de la commission en France et qui ont fait l’objet de pillage. L’historien a également rappelé que l’accord conclu entre les deux parties portait sur la restitution de plus de deux millions de documents d’archives (copies numérisées) et des biens et possessions remontant à la période précédant l’invasion (1830), y compris des armes, comme des canons, des archives papier et des biens ayant une symbolique particulière pour les Algériens, dont certains ont été pillés au palais du Dey. « Nous avons dit à la partie française que nous ne céderons sur rien, même s’il s’agit d’un stylo, ainsi que les biens de l’Emir Abdelkader : son burnous, sa copie du Coran, ses épées et ses canons », a-t-il précisé.  

M. Zeghidi a fait savoir que la partie algérienne s’est appuyée sur un rapport du consul américain à l’époque de la chute d’Alger, présenté par le Dr Ali Tablit, pour appuyer ces revendications.  « Nous avons reçu des données et des informations de la part d’historiens, de scientifiques et d’experts algériens nationaux et de la diaspora qui ont renforcé l’argumentaire algérien contre la partie française », a-t-il dit. « Ces données ont mis en lumière des choses que nous ne savions pas », a-t-il enchaîné. 

Notons que le quatrième cycle de travail de la commission, le plus long, a permis à la partie algérienne d’examiner les archives détenues par la partie française, y compris celles détenues par le ministère de la Défense. 

Ce cycle a abouti à un accord sur la création d’un portail en ligne et sur l’échange de chercheurs (quinze par pays) pour mener des recherches.  

Source : El Watan – 06/04/2025 https://elwatan-dz.com/commission-mixte-algero-francaise-sur-lhistoire-les-archives-de-la-colonisation-comme-prealable

Le berger, le caïd et le bachaga : une histoire d’impunité militaire durant la guerre d’Algérie – Fabrice Riceputi

C’est une archive que l’on dirait tirée d’un pamphlet antimilitariste, mais qui a été produite par l’armée française elle-même en 1957, au sujet d’un triple assassinat commis par l’un des siens. Elle montre les voies tortueuses que pouvait emprunter l’institution militaire pour sauver son « honneur ».

Au printemps 1957, un magistrat rend compte au général Allard, commandant du corps d’armée d’Alger, du jugement de deux sous-officiers prononcé par le tribunal militaire permanent des forces armées d’Alger1. L’enquête a permis, selon lui, de reconstituer les faits comme suit.

Ils sont survenus près de la ville d’Aumale, aujourd’hui Sour El Ghozlane, à 120 kilomètres au sud d’Alger, dans la région montagneuse du Titteri. Au cours de l’après-midi du samedi 13 avril 1957, une jeep et un camion GMC de l’armée française quittent la petite ville. À bord des deux véhicules se trouve un petit détachement de membres du 5régiment de spahis algériens (RSA). Ils reviennent d’une cérémonie religieuse en mémoire de treize soldats de leur régiment tués non loin de là le 2 mars 1957 dans un affrontement avec des maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN).

Les spahis rejoignent leur cantonnement à Beni Slimane, à une cinquantaine de kilomètres. Parmi eux, deux jeunes sous-officiers, militaires de carrière : l’adjudant François Bart, 31 ans, originaire de la Sarthe, et le maréchal des logis René Naux, 28 ans, parisien.

Il semble que tous soient alors ivres morts. En effet, « la cérémonie terminée, les sous-officiers et hommes de troupe se répandirent dans les cafés de la ville. Les deux sous-officiers consommèrent de nombreux apéritifs et déjeunèrent au Grand Hôtel. Au cours de leur repas, ils continuèrent à boire plus que de raison, aussi étaient-ils en état d’ivresse lorsque dans l’après-midi ils reprirent la direction du retour ». Mais les voilà qui reboivent encore, souligne le magistrat : « N’estimant pas, sans doute, avoir assez bu, en passant à nouveau devant le Grand Hôtel ils faisaient stopper le convoi pour y consommer entre autres boissons, du champagne. »

Au bout « d’une heure » de ces agapes, le petit convoi prend donc la route de Beni Slimane. « Les premiers kilomètres du parcours s’effectuèrent sans incidents. » Même si, note le magistrat, « les deux sous-officiers [ont] tiré des coups de feu dans toutes les directions ».

Puis, après cinq kilomètres seulement, au lieu-dit Les Carrières, Bart stoppe le convoi et décide « de son propre chef » de « procéder à des vérifications d’identité ».

Tout d’abord, un cycliste échappe au pire du fait de l’état lamentable de Bart. « Il arrêta d’abord un cycliste qui, pris de peur, abandonna sa bicyclette et se sauva à toutes jambes. BART voulu le poursuivre, mais trébucha dans le fossé et ne put se relever sans le secours de deux spahis. »

C’est alors qu’« un troupeau de moutons se présenta ensuite conduit par deux bergers ».Et qu’unpremier meurtre est commis : « Tandis que l’un d’eux emmenait le troupeau, l’autre était contrôlé par les deux sous-officiers et Naux l’abattait d’une rafale de mitraillette au bout de quelques pas»

La tuerie n’est pas finie : « Une voiture automobile Citroën traction avant fut ensuite arrêtée. Le Caïd MAHMOUDI BEN TAIBI et le Bachaga BRAHIMI Ahmed en descendaient. Pris de panique devant l’attitude menaçante de NAUX le Caïd parut tenter de fuir, Naux tira une rafale de sa mitraillette et l’abattit puis, tandis que le Bachaga Brahimi Ahmed remontait au volant de la voiture et démarrait, Naux s’emparait alors d’une carabine d’un des spahis à ses côtés et le tuait net d’une balle dans la tête. »

Le convoi reprend la route de Beni Slimane, « non sans tirer cette fois quelques rafales de mitrailleuse de 50 vers un djebel », un massif montagneux. Naux et Bart rejoignent enfin leur caserne. C’est le lendemain qu’on peut « établir la preuve de leur culpabilité ». Ils sont alors ramenés à Aumale, où ils sont mis aux arrêts de rigueur.

Acquittés pour cause d’ivresse

Tous deux comparaissent dès le 30 avril 1957 devant le Tribunal permanent des forces armées d’Alger. L’un est poursuivi pour « meurtres », l’autre pour « défaut d’assistance à personnes en péril ». Le tribunal est présidé par un magistrat militaire assisté de six officiers et sous-officiers.

Le jugement indique que « les deux inculpés […] se sont présentés correctement »,c’est-à-dire sans doute qu’ils sont sobres. Cependant, ils n’ont guère été prolifiques en explications. Ils « ont reconnu les faits, quoique ne se souvenant des événements de cet après-midi que de façon très imparfaite, pour ne pas dire inexistante ».

Les spahis qui accompagnaient les prévenus, témoins et acteurs directs du drame, ont été « cités à l’audience » mais « ne se sont pas présentés ». Ils ont néanmoins attesté, sans doute par écrit, que Naux et Bart « n’avaient aucune conscience » de ce qu’ils faisaient. Le médecin militaire a quant à lui déposé longuement sur « l’état mental » des prévenus. Et a conclu « à une responsabilité atténuée du fait de l’intoxication alcoolique aiguë » de Naux et Bart.

Et le compte rendu d’audience d’indiquer, semble-t-il sans ironie aucune, que la défense a « soutenu brillamment que les prévenus par leur état d’ivresse étaient dans un état qui les privait de tout contrôle de leurs actes et qu’ils ne pouvaient dans ces conditions avoir eu intention de commettre ces actes, intention qui nécessite l’intervention de la réflexion ». En conséquence de quoi, conclut le magistrat, René Naux et François Bart ont été déclarés non coupables et remis en liberté.

Comme toutes les archives, spécialement celles, plutôt rares, dans lesquelles l’armée garda une trace d’exactions commises par elle, celles de « l’affaire Naux et Bart » doivent être lues au second degré et, comme on dirait aujourd’hui, « debunkées ».

« Le prestige de l’Armée française » entaché

Trois Algériens ont donc été tués par des militaires lors d’un contrôle sur une route de campagne. En 1957 en Algérie, il n’y a rien là que de très banal : les forces de l’ordre sont autorisées à faire feu à volonté sur tout fuyard et le font très souvent. 

Mais ici, nous dit la note d’un colonel, les faits furent jugés « particulièrement graves pour le prestige de l’Armée française ». Le général Allard a tenu à faire savoir son indignation. De fait, l’affaire remonta illico d’Aumale à Alger, puis d’Alger à Paris. Le ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury lui-même en fut informé par un télégramme signé du général Raoul Salan en personne.

C’est bien sûr l’identité de deux des victimes qui posait problème : un bachaga et un caïd, puissants notables régionaux, chefs de tribus, agents importants de l’administration coloniale, symboles officiels s’il en était de l’attachement supposé des « musulmans » à la présence française.

La mort d’Ahmed Brahimi préoccupait particulièrement. Car, comme le général Salan l’indiquait au ministre Bourgès-Maunoury, le « Bachaga BRAHIMI avait des attaches dans certains milieux parlementaires français à Paris ». Il était en effet notamment l’oncle d’un ancien député « musulman » à l’Assemblée nationale. Un scandale était à éviter.

Mais l’armée avait aussi à traiter en interne un scandaleux dysfonctionnement. Naux et Bart avaient gravement manqué à la discipline la plus élémentaire et donné un exemple déplorable à leur régiment. On ne pouvait, fût-ce en état d’ivresse, tuer de précieux alliés de la France en Algérie et compromettre ainsi l’œuvre de ralliement des « musulmans » à la présence française. D’où la décision prise en haut lieu de faire comparaître Naux et Bart devant la justice militaire.

Les deux sous-officiers ne pouvaient cependant pas être condamnés. Il y allait en effet du « moral des troupes ». Celles-ci ne devaient pas se sentir menacées de prison dans l’accomplissement de leur difficile mission de « pacification ». Quant à leur acquittement pour état d’ivresse, il était entendu que nul n’en aurait jamais connaissance. Le jugement fut prononcé à huis clos, et ses traces écrites toutes tamponnées « très secret ».

Une expédition punitive

Venons-en aux faits eux-mêmes. L’existence du triple meurtre le 13 avril 1957 à la sortie d’Aumale n’est pas douteuse. Les identités des victimes et des coupables non plus. Selon l’armée, il se serait agi d’un crime sans mobile, occasionné par « l’inconscience » des meurtriers. Le berger, le caïd et le bachaga auraient donc été victimes du malheureux hasard de s’être trouvés sur la route de dangereux ivrognes. Il n’en est évidemment rien.

En avril 1957, la région d’Aumale connaît une forte activité de la guérilla nationaliste, à un moment où le FLN/ALN est à l’apogée de son emprise politique et militaire sur nombre de zones rurales. Aumale se trouve en bordure sud de la Wilaya III du FLN. De nombreuses katibas, des bataillons de combattants algériens, y opèrent, rendant les sorties de l’armée toujours très périlleuses.

Un mois et dix jours avant le triple meurtre, le 2 mars, l’une d’elles a attaqué près d’Aumale un convoi du régiment de spahis auquel appartenaient Naux et Bart, lui infligeant de très lourdes pertes : treize tués, dont « dix Européens et trois musulmans », selon la presse. Le Monde signale l’embuscade meurtrière deux jours plus tard comme la plus grave des dernières journées, indiquant aussi que huit des spahis avaient survécu.

La cérémonie à laquelle Naux, Bart et leurs hommes ont assisté au matin du 13 avril concernait leurs proches camarades de régiment et a ravivé le souvenir d’un événement particulièrement tragique pour eux. On ne peut exclure qu’ils l’aient eux-mêmes vécu directement, soit qu’ils aient été parmi les survivants, soit qu’ils aient été de ces « renforts » accourus dont Le Monde nous dit que leur « intervention a permis de tuer vingt et un membres de la bande rebelle ».

Les historiens savent qu’au lendemain d’attentats et d’actions armées du FLN, les représailles collectives étaient monnaie courante. Aucune enquête sérieuse n’est jamais menée. Le comportement du détachement de spahis à son retour d’Aumale semble bien relever de cet habitus typiquement colonial. L’archive nous dit que les spahis tirent en roulant « dans toutes les directions ». Et qu’après le triple meurtre, ils continuent à le faire, à l’arme lourde – une « mitrailleuse de 50 » –, « sur le djebel », c’est-à-dire probablement sur des riverains. Leur sortie d’Aumale ressemble fort à une sauvage expédition punitive.

Le double jeu du bachaga

Mais un véritable règlement de comptes par exécution délibérée n’est pas à exclure. Selon le tribunal militaire, Naux n’eut pas conscience de ce qu’il faisait et ne se rendit donc pas compte de l’identité de ses victimes en principe intouchables. Cela est parfaitement invraisemblable.

Il entrait notamment dans les fonctions des membres du corp caïdal de représenter les tribus lors des cérémonies officielles. Ils y paraissaient vêtus d’un burnous d’apparat couleur fauve et bardés des médailles et décorations dont la France les avait gratifiés. Il est plus que probable qu’au matin du 13 avril 1957, Ahmed Brahimi et Mahmoudi ben Taïbi ont, eux aussi, participé à Aumale à la cérémonie en mémoire des spahis tués par l’ALN. Et qu’ils en revenaient quand ils ont rencontré leurs meurtriers, qui les ont nécessairement reconnus dans leur automobile de prix et leur costume d’apparat. Pourquoi Naux les a-t-il néanmoins abattus, faisant preuve malgré son état d’une redoutable efficacité dans son unique tir mortel et sans en être empêché par le reste du détachement ? 

Dans la mythologie de « l’Algérie française » abondamment diffusée à l’époque, les bachagas et caïds sont la figure par excellence de l’Algérien qui a « choisi la France ». On exhiba notamment beaucoup le bachaga Saïd Boualam, qui dirigea une troupe de harkis dans l’Ouarsenis, fit la guerre au FLN et fonda notamment le Front Algérie française (FAF). Adulé jusqu’à nos jours par les nostalgiques de l’Algérie coloniale, exécré comme traître par bien des Algériens, il était en réalité, en 1957, très loin d’être représentatif de l’ensemble de ses pairs2.

En 1956, le sous-préfet d’Aumale accusait certains de ces agents de son administration « musulmane » de complicité avec des nationalistes qu’ils étaient pourtant chargés de lui dénoncer. Et une note préfectorale signalait même nommément toute « la famille Brahimi »« comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député »,comme purement et simplement « acquise à la rébellion3 ».

Ahmed Brahimi ne faisait pas exception. Les autorités françaises, au moins celles d’Aumale, en étaient informées. Trois jours après sa mort, le général Allard fut en effet destinataire d’une note, annexée au dossier d’archive, qui lui indiquait que Brahimi misait lui aussi « sur deux tableaux ». Il aurait même été « collecteur de fonds FLN » et « aurait hébergé à plusieurs reprises des chefs importants du FLN4 ». Le fait était si notoire dans la région d’Aumale, ajoute la note, que certains croyaient savoir que Brahimi avait été exécuté par le rival nationaliste du FLN, le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj.

Maquillé en crime du FLN

Naux et Bart connaissaient-ils ce soupçon de complicité avec le FLN du bachaga qu’ils avaient vu à la cérémonie et qu’ils retrouvaient durant l’après-midi ? C’est très probable et cela constitue sans doute l’explication véritable de son assassinat.

Enfin, l’armée ne se contenta pas de cacher la vérité de ce triple meurtre. Si l’identité des meurtriers et leurs vraies motivations ne furent jamais révélées, la mort du bachaga fut tout de même l’objet d’un communiqué de l’armée en direction de la presse d’Algérie et de France. Elle attribuait tout bonnement les meurtres au FLN.

Le 16 avril 1957, dans sa chronique quotidienne de l’activité « terroriste » en Algérie, Le Monde livrait à ses lecteurs et lectrices des informations diffusées à la presse par le ministère de l’Algérie. Il indiquait que « les attentats [avaient fait] plusieurs morts et blessés dans les deux communautés ». Et signalait que « trois musulmans » avaient été « assassinés » dans la région d’Aumale. Une des victimes était nommée : le bachaga Ahmed Brahimi, bien « connu pour ses sentiments profrançais ». Et donc victime, comme tant d’autres Algériens collaborant avec la France, du « terrorisme » du FLN. Qui pouvait en douter ?

Notes

1. Affaire Naux et Bart, « exactions imputées aux forces de l’ordre », 1 H 2698, SHD. Toutes les citations en italique entre guillemets sont tirées de l’archive. 

2. Voir Isabelle Chiavassa, « Contournement et transgression de la norme chez des notables et fonctionnaires “indigènes” : les caïds de commune mixte en Kabylie (1940-1956) », et Neil Mac Master, Guerre dans les djebels. Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958, ed. du Croquant, 2024.

3. « Famille Brahimi à Bir Rabalou, acquise à la rébellion, mais comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député : correspondance avec le préfet et le colonel commandant le secteur », ANOM, 9125 36.

4. SHD, « Exactions imputées aux forces de l’ordre », note de l’antenne d’Aumale, 1 H 2698.

Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent.

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/le-berger-le-caid-et-le-bachaga-une-histoire-d-impunite-militaire-durant-la-guerre-d-algerie

Benjamin Stora : l’instrumentalisation de la crise diplomatique par la droite et  l’extrême droite françaises – Samia Naït Iqbal

Dans un entretien accordé au quotidien L’Humanité, l’historien Benjamin Stora revient sur la crise diplomatique actuelle entre la France et l’Algérie

Membre d’une commission mixte franco-algérienne chargée d’examiner les questions mémorielles, il analyse les tensions récurrentes entre les deux pays et met en garde contre l’instrumentalisation politique de cette crise par la droite et l’extrême droite françaises.

Une crise diplomatique d’une rare intensité

Interrogé sur le caractère inédit de la situation, Benjamin Stora estime que le rappel de l’ambassadeur algérien en France, toujours non remplacé, est un fait sans précédent. Il souligne toutefois que les tensions entre Paris et Alger ne sont pas nouvelles et ont jalonné l’histoire des relations franco-algériennes depuis l’indépendance en 1962.

Benjamin Stora évoque notamment la crise de 1973, marquée par une vague de crimes racistes en France et un attentat contre le consulat algérien à Marseille, ainsi que le refroidissement diplomatique qui a suivi la visite de Valéry Giscard d’Estaing en 1975.

D’autres périodes de tensions sont également mentionnées, comme celles de 1992 après l’arrêt du processus électoral en Algérie ou encore de 2005, lorsque le vote d’une loi en France vantant les « aspects positifs » de la colonisation a torpillé un projet de traité d’amitié entre les deux pays.

L’instrumentalisation de la crise à des fins politiques

Benjamin Stora met en lumière l’exploitation de la question algérienne dans la politique intérieure française, particulièrement en période électorale. Il rappelle que Nicolas Sarkozy, lors de sa campagne de 2007, a récupéré la nostalgie de l’Algérie française pour séduire l’électorat du Front national.

Aujourd’hui, il voit en Bruno Retailleau l’héritier de cette stratégie, l’accusant de reprendre et radicaliser les thématiques de l’extrême droite, notamment sur l’immigration et la remise en cause de la décolonisation.

Il estime que cette instrumentalisation vise à effacer la frontière entre la droite républicaine et l’extrême droite, notamment en contestant l’accord franco-algérien de 1968, qui découle directement des accords d’Évian ayant mis fin à la guerre d’Algérie.

Une méconnaissance persistante des crimes coloniaux

L’historien déplore également le manque de connaissance du passé colonial français, malgré les avancées historiographiques des vingt dernières années. Il note que, bien que de jeunes chercheurs aient produit des travaux remarquables grâce à l’ouverture des archives, une partie de la classe politique continue à minimiser ou nier les crimes de la colonisation.

Il explique ce décalage par l’ancrage du nationalisme français dans l’histoire impériale, où l’Algérie occupait une place particulière en tant que territoire administrativement intégré à la France. Cette spécificité explique, selon lui, pourquoi la perte de l’Algérie a été vécue comme une crise nationale et pourquoi la colonisation n’a jamais fait l’objet d’un véritable examen de conscience en France.

Quelle issue pour la crise ?

Benjamin Stora conclut en appelant à la poursuite du travail mémoriel entamé ces dernières années. Il rappelle son rapport remis en 2021 au président Emmanuel Macron, dans lequel il recommandait des gestes symboliques pour reconnaître les crimes coloniaux, notamment l’assassinat d’Ali Boumendjel par l’armée française.

Il regrette la suspension des travaux de la commission mixte franco-algérienne d’historiens à cause des tensions diplomatiques, tout en insistant sur l’importance de maintenir un dialogue avec ses collègues algériens. Enfin, il affirme que, malgré les crises successives, les liens entre la France et l’Algérie restent profonds et ancrés dans une histoire commune qui ne saurait être effacée.

Ainsi, Benjamin Stora met en garde contre la tentation de faire de cette crise un enjeu électoraliste en France et insiste sur la nécessité d’un travail historique et mémoriel dépassionné pour apaiser les relations entre les deux pays.

Source : Le Matin d’Algérie – 22/03/2025 https://lematindalgerie.com/benjamin-stora-avertit-contre-linstrumentalisation-de-la-crise-diplomatique-par-la-droite-et-lextreme-droite-francaises/

Nils Andersson, grand témoin de la résistance à la guerre d’Algérie

Nous revenons ici sur le rôle majeur que Nils Andersson joua dans la résistance française à la guerre coloniale d’Algérie, particulièrement comme éditeur en Suisse de livres interdits en France

C’est en 1960, par un livre intitulé La Pacification, que furent connues hors d’Algérie les toutes premières accusations de torture portées contre le député-parachutiste Jean-Marie Le Pen. L’éditeur de cette copieuse chronique de certains des crimes commis par la France durant les six premières années de la guerre était franco-suédois et résidait à Lausanne : Nils Andersson.

Alors que sévissait en France une censure féroce et que se multipliaient saisies judiciaires et condamnations pour « atteinte au moral de l’armée » ou « incitation à la désobéissance » à l’encontre des éditeurs, Nils Andersson permit à nombre des livres interdits dans l’Hexagone d’y circuler sous le manteau et d’y être lus. Cette « résistance éditoriale » à la guerre coloniale française par un intellectuel militant se qualifiant de « dreyfusard-bolchevik », résultait d’une entente avec les éditions de Minuit, fondées en 1942 dans la clandestinité par des résistants comme Vercors et dirigées depuis 1948 par Jérôme Lindon.

En 1958, Minuit publie La Question d’Henri Alleg, terrible témoignage d’une victime de la torture par l’armée française à Alger en 1957 qui deviendra un classique de la littérature française. Avant que le pouvoir n’ait le temps de le saisir, 65 000 exemplaires sont écoulés en 14 jours. A la demande de Jérôme Lindon, Nils Andersson, qui diffuse déjà des publications françaises en Suisse, prend le relais depuis Lausanne et le publie à son tour, fondant La Cité-Editeur. Il accompagne La Question d’ « Une victoire », texte puissant de Jean-Paul Sartre, dans lequel ce dernier se livre à une violente charge contre le gouvernement français et ses parachutistes, « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices ». Une grande quantité d’exemplaires est diffusée.

« C’est l’acte fondateur d’une maison d’édition dont le catalogue, riche de seulement 35 titres, aura un rayonnement international et un impact important sur l’histoire politique et intellectuelle », comme l’écrit Pascal Cottin. L’année suivante, c’est La Gangrène, publiée par Minuit, qui est saisi. Ce livre documente et dénonce également la torture désormais pratiquée dans l’Hexagone, par la police, ici dans les locaux de la DST, rue des Saussaies à Paris, en décembre 1958. La Cité le publie à Lausanne et en écoule beaucoup. Citons encore un autre livre important, quoique moins connu et jamais réédité. En 1959 toujours, Nils Andersson a édité Les Disparus. Le cahier vert : 175 témoignages de « disparitions » d’Algériens entre les mains de l’armée françaises recueillis par trois avocats à Alger en quelques jours, avant leur expulsion d’Algérie. Dans une postface, l’historien Pierre Vidal-Naquet analyse le système de terreur dont ont été victimes ces morts sous la torture ou par exécutions extra-judiciaires. Puis est publiée La Pacification, sous le nom d’Hafid Keramane. Ce dernier ouvrage est utilisé en 1960 comme colis piégé contre trois anticolonialistes belges. L’un d’entre eux, Georges Laperche, trouve la mort en ouvrant le paquet du livre qui lui était adressé.

Entre 1958 et 1962, les bureaux de La Cité voient passer des militants de la lutte anticoloniale, des membres des réseaux Jeanson ou Curiel – ces fameux « porteurs de valise » qui collectent et transportent fonds et faux papiers pour les agents du Front de libération national – et bon nombre d’Algériens présents en Suisse, mais aussi l’éditeur et écrivain français François Maspero. En 1961, Nils Andersson est arrêté à Lyon en compagnie de Robert Davezies, membre actif des réseaux d’aide au FLN. La même années, les locaux de La Cité sont plastiqués par l’OAS. Trop subversif pour les autorités helvétiques, Nils Andersson sera expulsé de Suisse en 1967.

L’ancien éditeur de La Cité a raconté la suite dans ses passionnantes Mémoires éclatées (Éd. d’en bas, 544 p. , 2017). Il tient un blog ici et un autre sur Mediapart.

L’Appel du 4 mars 2024

Indiquons enfin qu’en mars 2024, Nils Andersson a été à l’initiative d’un appel solennel aux plus hautes autorités de la République présenté lors d’une conférence de presse au siège de la Ligue des droits de l’Homme, qui a été signé par 25 associations et de nombreuses personnalités : « Pour la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie ».

Le quotidien Le Monde a publié quelques mois plus tard, le 1er novembre 2024, une tribune collective signée de plus de 80 personnalités qui rendaient public leur soutien à cet « Appel du 4 mars ». Ils ont dit leur insatisfaction à la suite de la déclaration publiée par le président de la République, Emmanuel Macron, lors de sa visite, en septembre 2018, à Josette Audin, la veuve du jeune mathématicien Maurice Audin assassiné par les militaires français à Alger en juin 1957. Ils estiment que la reconnaissance par l’Elysée de cet assassinat et de la pratique de la torture institutionnalisée comme système par l’armée française à ce moment n’est pas suffisante. Car elle a été rendue possible par des dysfonctionnements de l’Etat et de ses institutions, militaires, administratives et judiciaires. Il n’est toujours pas répondu à la question : Comment, quelques années après la défaite du nazisme, a-t-il été possible que soit conceptualisée, enseignée dans les écoles militaires, pratiquée et couverte par les autorités de la République, une théorie qui l’impliquait, celle de la « guerre contre-révolutionnaire », avec l’aval ou le silence de l’Etat, de l’armée et de la justice ? Dans l’armée, ceux qui ont pratiqué la torture ont été promus et décorés, ceux qui l’ont dénoncée ont été condamnés, à l’exemple du général de Bollardière, et des mesures disciplinaires ont été prises à l’encontre de ceux qui ont alerté leur hiérarchie et dont les protestations n’ont pas été entendues. Paul Teitgen a démissionné de son poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, Robert Delavignette de celui de gouverneur général de la France d’outre-mer, Maurice Garçon de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels qui ne remplissait pas son rôle, et Daniel Mayer de son poste de député.

Signataire de l’« Appel du 4 mars », l’avocat Henri Leclerc, mort le 31 août 2024, a mis en garde : « L’Etat n’est ni fasciste ni raciste, mais il y a une faiblesse dans son contrôle qui permet le pire. » Sans un retour sur cette page sombre de l’histoire de la République française, rien ne la préserve de retomber dans les mêmes dérives. Il ne s’agit pas de repentance, mais d’un acte de réaffirmation et de confiance dans les valeurs dont se réclame notre nation. C’est cette claire reconnaissance au plus haut niveau de l’Etat et ce travail de recherches historiques et de réflexion juridique que demandent les citoyens et citoyennes signataires de l’« Appel du 4 mars » dont la liste complète est à retrouver ici. A ce jour, ils n’ont pas reçu de réponse.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 15/03/2025 https://histoirecoloniale.net/nils-andersson-grand-temoin-de-la-resistance-a-la-guerre-dalgerie/

« Algérie, Sections Armes Spéciales », film déprogrammé par France Télévisions 

Réalisatrice : Claire Billet

 

Ce documentaire révèle comment et à quelle échelle l’armée française a fait usage de gaz chimiques interdits, pendant la guerre d’indépendance algérienne.

Les responsables de l’époque ont ordonné, testé puis utilisé à grande échelle des gaz toxiques pour éliminer les combattants de l’Armée de Libération Nationale (ALN) retranchés dans des grottes, notamment dans les Aurès et en Kabylie. Avec la torture et le déplacement des populations, la guerre chimique est le dernier élément d’une série de brèches dans les engagements internationaux de la France que celle-ci a bafoués pour mener sa guerre coloniale.

Enquête inédite sur ce scandale qui demeure encore largement méconnu aujourd’hui.

Enquête : Claire Billet, documentariste, et Christophe Lafaye, historien

Conseillère scientifique : Raphaëlle Branche, historienne

Production : Solent Production, France TV et la RTS 

Ce film devait être diffusé le dimanche 16 mars 2025 sur France 5, mais France Télévisions l’a déprogrammé, et l’a par la suite (solution médiane) mis en ligne. Vous le trouverez ci-dessous.

En complément : https://histoirecoloniale.net/le-film-algerie-sections-armes-speciales-sur-lusage-darmes-chimiques-par-larmee-francaise/

« Oradour algériens » – Avant Aphatie, René Vautier et Aimée Césaire

Peut-on comparer le massacre nazi d’Oradour-sur-Glane aux crimes coloniaux des Français en Algérie ? Bien avant Jean-Michel Aphatie, des militants anticolonialistes comme René Vautier et Aimée Césaire avaient déjà fait le parallèle.

Réalisation et écriture : Seumboy Vrainom

Histoires crépues – Mars 2025 – (5mn)

France-Algérie : la stratégie de la tension

« Riposte graduée », « humiliation », « rapport de force » : Bruno Retailleau fait monter la tension envers l’Algérie, dont le pouvoir ne cesse de se raidir. Quelles sont les vraies raisons de cette escalade ? Peut-on en sortir, et comment ?

Nejma Brahim, journaliste à Mediapart

Adlene Mohammedi, chercheur et enseignant en géopolitique 

Nadia Henni-Moulaï, journaliste, autrice d’Un rêve, deux rives (éd. Slatkine et Cie)

Akram Belkaïd, journaliste, rédacteur en chef du Monde diplomatique, auteur de L’Algérie en 100 questions. Un pays empêché (éd. Tallandier)

Mathieu Belezi, écrivain, auteur d’Attaquer la terre et le soleil, prix du livre Inter 2022 (éd. Le Tripode), et plus récemment de Moi, le glorieux (même éditeur)

Mediapart – 07/03/2025

La Cité de l’Histoire de l’Arche de la Défense, une vision zemmouriste de l’histoire coloniale de la France

Nous avons visité la Cité de l’Histoire à Paris. Sa présentation de l’histoire coloniale française est particulièrement éloignée de la vérité historique.

Nous avons déjà écrit dans notre édition précédente que la « Cité de l’histoire » – installée dans la grande Arche de la Défense qui avait accueilli le 26 août 1989 la commémoration solennelle du bicentenaire de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 ! –, colporte des contre-vérités chères à l’extrême droite, notamment sur la guerre d’Algérie. Mais c’est toute l’histoire de la France et notamment son histoire coloniale qui y est relatée dans une version aussi inexacte qu’insidieuse relevant purement et simplement d’un discours d’extrême droite.

Un scandale qu’il faut regarder en face

Il faut aller à l’Arche de la Défense visiter la Cité de l’Histoire, quitte parfois – souvent – à esquisser un rictus. Le slogan du site n’a rien d’original, mais il a le mérite de la clarté quant à son ambition : « Plongez au cœur de l’Histoire ». Le grand public, trois générations, est invité à « remonter le temps » et à « découvrir les plus belles pages de l’Histoire de l’humanité […] grâce à des spectacles et animations technologiques et ultra-immersives ». « Petits et grands » pourront ainsi « revivre les grands évènements du passé, rencontrer les figures emblématiques de l’Histoire de France et vivre de nouvelles émotions ! ». Bien. Mais, comme en toutes choses, il faut garder en éveil permanent son sens critique. Et notre équipe, qui a l’ambition de connaître – et de faire connaître – le mieux possible l’histoire coloniale et postcoloniale, vient de subir un choc en visitant ce lieu.

Des panneaux truffés de contresens

Les (trop rares) panneaux qui évoquent nos pôles d’intérêt sont affligeants, truffés de contresens, d’affirmations agressives jamais démontrées, jamais référencées. Il faut naviguer sur le site pour découvrir le principal animateur (et rédacteur ?) des cartouches insérés : Franck Ferrand.

Sa formation universitaire ne fut pas époustouflante (un DEA en 1991), mais il sut frapper à la bonne porte : celle de Bolloré, dont il partage les conceptions hyper-réactionnaires. Ferrand, prolifique, hypermédiatisé et… « historien de garde » : il fut portraitisé comme tel par William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin (Les Historiens de Garde, la résurgence du roman national, Inculte, 2013). Alors qu’il était présent, par ailleurs, sur les ondes de Radio Classique, qui appartient à LVMH de Bernard Arnault, Bolloré lui a ouvert toutes les portes de son empire médiatique, de Valeurs actuelles à CNews. La fiche Wikipédia de Franck Ferrand nous apprend que pratiquement chacune de ses interventions fait l’objet de protestations d’historiens éminents, dont Jean-Jacques Becker. On lira également avec intérêt sur Mediapart la chronique plus généraliste d’Antoine Perraud, « Exploration de la cité pour la propagation de la foi en la France éternelle », (Mediapart, 13 avril 2024). 

Qui a bien pu confier un vaste et coûteux projet, cette Cité de l’Histoire – et donc l’éducation de nos enfants, invités à venir en masse – à un « historien de garde » politiquement proche des thèses de Zemmour et professionnellement discrédité ? 

Nous citons ici in extenso trois panneaux directement liés à notre thème de travail. Nos commentaires sont en italiques. 

Premier panneau : « 1843 Prise de la Smala d’Abd el-Kader. La France renforce son implantation en Algérie »

« Au début du dix-neuvième siècle Alger capitale de la régence ottomane d’Alger était le centre méditerranéen de la piraterie. De nombreux navires barbaresques en partaient pour aller piller navires et côtes européennes puis y revenaient pour écouler leur butin et vendre comme esclaves les prisonniers faits [La piraterie « barbaresque » (pourquoi, au passage, reprendre ce terme désuet du vieux vocabulaire colonialiste ?) était un fait… mais elle avait pour pendant une piraterie européenne, qui pratiquait exactement de la même manière, pillait et faisait des esclaves. Il y avait au XIX è siècle plusieurs centaines d’esclaves musulmans, en particulier dans le sud de la France]. Devant l’incapacité ottomane à maîtriser le phénomène, la France monta une expédition et s’empara d’Alger [Pourquoi ne pas évoquer les vraies raisons de cette invasion : la volonté de contrecarrer l’influence britannique en Méditerranée par la conquête d’un point d’appui sur la côte nord de l’Afrique ; le projet proprement colonial de conquérir des terres, volées aux « indigènes » pour les attribuer aux colons ; enfin, pourquoi taire le vol pur et simple du Trésor de la Casbah ?]. Son regard se porta alors sur le reste du territoire. Devant le danger que représentaient les Français une résistance se monta, l’un de leurs chefs [en bon français, on aurait dû écrire : l’un de ses chefs]les plus talentueux étant Abd el-Kader. Harcelant les troupes du général Bugeaud, il leur mena la vie dure [le rédacteur a-t-il eu conscience de l’horreur de cette formule : en fait, ce furent les 100 000 soldats du général Bugeaud qui « harcelèrent » les populations algériennes, et leur menèrent non pas « la vie dure », mais la mort violente, par centaines de milliers]. Mais après une campagne difficile, l’armée française réussit à prendre sa smala, son campement itinérant servant de base logistique. Abd el-Kader vaincu [petite leçon d’histoire : la prise de la smalah datait de mai 1843, la défaite finale, dans l’honneur, de l’Émir, survint en décembre 1847], la résistance algérienne déclina et la France sortie vainqueur du conflit ». 

Second panneau : « 1975. Prise de Saigon. La défaite des États-Unis dans la guerre du Vietnam aura marqué un tournant et renforce le monde communiste »

« Après l’agression du Sud-Vietnam républicain par le Nord-Vietnam communiste [Première phrase de mise en condition : l’historien de garde qui a rédigé cet texte a « oublié » l’unité multiséculaire du Vietnam, qui dut subir une division entre nord et sud du seul fait de l’intervention américaine, avec l’accord tacite de la diplomatie française, après la signature des accords de Genève de juillet 1954, division qui fut à l’origine de la guerre américaine du Viet Nam], et plus de deux décennies d’affrontements entre eux, l’un soutenu par la Chine et l’URSS et l’autre soutenu par les Américains, Saigon, la capitale du Sud, tomba entre les mains des communistes. La guerre du Vietnam se terminait dans le sang [elle avait commencé trente ans plus tôt « dans le sang » par la volonté française de ré-imposer la domination coloniale, puis s’était poursuivie, par la plus longue intervention américaine du XX è siècle]. Les USA avaient pourtant engagé des moyens colossaux, ils avaient déployé des troupes dans le pays et bombardé absolument massivement le territoire [jolie formule : les épandages de défoliants font aujourd’hui encore des victimes, des centaines d’enfants nés avec des déformations, des cancers innombrables, etc.].  Mais, après huit années de guerre, l’impopularité de leur intervention fut elle qu’ils avaient dû se retirer du conflit [perpétuation du révisionnisme : si « l’impopularité » de leur intervention fut loin d’être négligeable, voir les protestations aux USA et dans le monde entier, le facteur premier fut la farouche résistance du Viet Nam, qui bouta hors du pays les « moyens colossaux »]. Eux partis, plus rien ne retenait l’avancée des communistes qui prirent Saigon et le renommèrent Ho Chi Minh-ville. Trois millions de Vietnamiens s’enfuirent du pays et des centaines de milliers furent massacrés ou mis en camp de concentration » [la fuite des Boat People et la répression contre les Vietnamiens pro-Américains furent de tristes et évidents faits d’histoire, que nul ne conteste. Mais où diable ledit historien de garde a-t-il été pécher ces chiffres. Même le Livre noir du communisme n’osa pas à ce point amplifier jusqu’à la déraison ces statistiques].

Troisième panneau : « 1962. Accords d’Évian. À l’issue d’un conflit meurtrier avec la France, l’Algérie accède à l’indépendance »

« Après huit ans de guerre, le 18 mars 1962, les accords d’Évian sont signés, la France et le FLN sont en paix, après 130 ans de présence française en Afrique du Nord, l’Algérie devient indépendante. La guerre qui y mena fut jalonnée d’attentats du FLN aussi bien en Algérie qu’en métropole [elle fut surtout « jalonnée » par des ratissages, des épandages de napalm, l’usage de la torture et des enlèvements et assassinats d’Algériens et de Français indépendantistes, comme le président Macron l’a récemment reconnu],  d’affrontements sanglants avec l’armée française, ainsi que de sabotages de la part des communistes en France [qu’est-ce que c’est que ce délire, jamais rencontré dans les ouvrages d’histoire ? Peut-on avancer toutes les sottises – nous pesons nos mots – dès lors qu’il s’agit de salir une force politique détestée ? Oui, il y eut des « sabotages », mais ils furent le fait de la sinistre OAS, qui sema la terreur chez les Algériens et les Français partisans de la paix], l’armée avait malgré tout réussi à s’imposer, mais sans solution politique et sociale, la situation était restée intenable, le général De Gaulle décida alors d’octroyer son indépendance au territoire [De Gaulle « n’octroya » rien : après une arrivée au pouvoir portée par les partisans de l’Algérie française, et sous la menace d’un raid de parachutistes en mai 1958, il évolua certes vers une position de conciliation, puis vers l’acceptation douloureuse mais raisonnable de l’indépendance. Si l’on veut absolument employer ce verbe, suggérons : “Le peuple algérien s’est octroyé sa propre indépendance“]. Le départ français fut catastrophique, les Algériens pro-français ; les harkis furent persécutés, emprisonnés et massacrés par dizaines de milliers, tandis que le pays resta marqué pendant des décennies par des conflits internes violents ». 

Quelques modestes suggestions aux maîtres de ces lieux

Le site de la Cité de l’Histoire annonce : « Chaque mois, à la Cité de l’Histoire, d’éminents historiens viennent partager leur passion pour le passé lors de conférences sur divers sujets. Accessibles à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’Histoire, elles vous transporteront dans des moments et des destinées inoubliables, chacunes [faute d’orthographe], étant introduites [bis repetita], par Franck Ferrand ». 

Nous suggérons donc à la Cité d’inviter des spécialistes reconnus, dont certains de nos collaborateurs-trices et ami-e-s.

• Pour le panneau sur la prise de la Smalah d’Abd el-Kader : Alain Ruscio, auteur d’une somme qui évoque (en 772 pages !) cette période, La Première Guerre d’Algérie, une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, (Éditions La Découverte), ouvrage salué par la critique. 

• Pour le panneau sur la prise de Saigon : une femme d’un courage exceptionnel, Mme Tran To Nga, qui a subi durent des années les épandages de l’agent Orange par l’armée américaine et qui en garde aujourd’hui encore de graves séquelles. Mme Nga est depuis des années en procès contre les firmes qui fabriquaient cette semence de mort.

• Pour la fin de la guerre d’indépendance de l’Algérie, Malika Rahal, autrice d’Algérie 1962. Une histoire populaire (éditions La Découverte, 2022, grand prix du livre d’Histoire de Blois), l’étude la plus aboutie sur ce moment clé des relations franco-algériennes, mais aussi de la décolonisation.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 01/03/2025 https://histoirecoloniale.net/la-cite-de-lhistoire-de-larche-de-la-defense-une-vision-zemmouriste-de-lhistoire-coloniale-de-la-france/

Y eut-il des « Oradour algériens » durant la conquête ? Quelques faits incontournables

L’évocation « d’Oradours » durant la conquête de l’Algérie par Jean-Michel Aphatie a suscité des réactions indignées qui témoignent d’un déni persistant des connaissances historiques.

Les déclarations du journaliste Jean-Michel Apathie sur les « nombreux Oradours » commis par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie, ont suscité une avalanche de protestations indignées. Leur thème dominant fut : des soldats français ne pouvaient pas avoir fait cela.

Ces protestations ignorent l’histoire concrète de nombreux épisodes des guerres coloniales, de la conquête de l’Algérie à celle de l’Indochine, en passant par les raids sur des villages africains ou les massacres de kanak, une histoire documentée depuis des lustres par une quantité imposante de témoignages et de traces écrites. Elles partent du principe qu’il y aurait une nature intrinsèque de l’être humain français sous l’uniforme qui rendrait impossible que de tels faits pourtant parfaitement établis aient pu être commis.

Aucune de ces protestations ne s’est appuyée sur la documentation existante, notamment sur l’abondante correspondance des généraux de la conquête de l’Algérie, dont Bugeaud, qui ont décrit par le menu de tels actes.

La parution récente de l’ouvrage d’Alain Ruscio, qui porte précisément sur la période de cette « première guerre d’Algérie », permet cependant d’affirmer qu’il y eut maints et maints assauts de villages qui se sont achevés dans le sang, parfois, par l’extermination de populations entières.

Nous présentons ici quelques pages issues de cet ouvrage, décrivant des destructions totales de lieux et des élimination physiques de masse. Comparaison n’est pas raison : mais comment ne pas penser à Oradour ? 

Le duc de Rovigo et le massacre de la tribu des El Ouffia, avril 1832

Les dix-huit mois de la présence française virent défiler trois commandants en chefs, remerciés pour des raisons variées. Le quatrième fut un homme à poigne : Anne Jean-Marie René Savary, duc de Rovigo nommé le 6 décembre 1831. Sa nomination, en remplacement de Berthezène, jugé conciliateur par les colonistes, eut une signification évidente : seule la manière forte pouvait mettre les indigènes à la raison. Car Rovigo avait une longue carrière, connue de tous, aux côtés de Bonaparte, souvent faite de brutalités et d’exactions à l’extérieur (Égypte 1798-1799, Espagne 1808) et à l’intérieur (il avait été ministre de la Police de 1810 à 1814, se distinguant par son « mépris des garanties légales et de la vie humaine »). À son âge, 57 ans à ce moment, il n’allait pas changer ses « habitudes impériales » (Amédée Desjobert).

La population algérienne devait vite subir ces « habitudes ». C’est sous son mandat qu’éclata la plus grave affaire des cimetières détruits et des ossements dispersés (voir chapitre 20). 

Les morts furent donc profanés… et les vivants furent assassinés. 

La terrible affaire du massacre de la tribu d’El Ouffia, installée à El Harrach, débuta comme un banal fait divers. Des émissaires d’un caïd* du Constantinois, Ferhat ben Saïd, surnommé « le grand serpent du désert », allié des Français, furent interceptés et dépouillés par des maraudeurs, non loin de Maison-Carrée, à dix kilomètres d’Alger, sur un territoire où vivait la tribu d’El Ouffia, celle-ci n’ayant en rien participé au vol. Malgré cela, une expédition punitive fut immédiatement décidée. Dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, une colonne, entre 600 et 800 hommes, selon les sources, fondit sur le village au petit jour. Les habitants, écrivit Pellissier de Reynaud, furent égorgés, « sans que ces malheureux cherchassent même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; tout ce qui pouvait être pris fut enlevé ; on ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe ». Seuls furent épargnés « quelques femmes et quelques enfants », par « l’humanité d’un petit nombre d’officiers. » Furent également épargnés – provisoirement – deux chefs de la tribu, Rahbia ben sidi Grahnem, appelé par les textes postérieurs El Rabbia, et Bourachba, en vue de faire un exemple marquant les esprits (voir infra).

La plupart des récits estiment qu’il y eut entre 80 et 100 morts. Si ces chiffres sont fondés, cela signifie qu’il y eut entre six et huit assaillants pour un habitant tué.  

Le raid avait été rapide. Dès l’après-midi, la troupe revint. Certains soldats français arboraient fièrement des têtes piquées sur leurs lances. Afin de doubler cette répression, une opération visant à terrifier la population algéroise, le reste du butin – « des bracelets de femmes qui entouraient encore des poignets coupés et des boucles d’oreilles pendant à des lambeaux de chair » fut exposé au marché de Bab-Azoun. Enfin, pour célébrer cette « grande victoire », le commissaire de police de la ville d’Alger ordonna à la population indigène d’illuminer la ville « en signe de réjouissance. »

Or, entre temps, les vrais coupables, appartenant à la tribu toute différente des Krechnas, avaient été découverts et avaient même rendu le produit du larcin. Se produisit alors un épisode qui ajouta le sordide au criminel. Que faire des deux chefs de la tribu ramenés à Alger, évidemment innocents, dès lors que la responsabilité de leur tribu était de façon publique écartée ? Le baron Louis-André Pichon, intendant civil, plaida pour la relaxe. Ce à quoi Rovigo répondit d’une formule qui en dit long sur l’état d’esprit de bien des officiers de l’époque : « Je n’ai pas d’autre justice que la justice militaire (…), il vaudrait mieux n’en avoir pas du tout que de traiter ces peuples-ci avec les ménagements qui suffisent pour gouverner ceux de notre pays. » Selon cette logique implacable, quatre condamnations à mort pour « crime d’embauchage » et « trahison envers la France » furent prononcées, dont deux par contumace (14 avril). Rovigo bafoua même la propre loi des Français, qui ne prévoyait d’exécutions capitales que lorsque des Français avaient été victimes (arrêté Clauzel, 15 octobre 1830, article 1er). L’appel fut rejeté (17 avril). Deux sentences furent donc appliquées. Les condamnés furent exécutés en public le 19 avril, à Bab Azoum. Ce fut, affirma l’historien Dieuzaide, un « assassinat juridique ». Entre le début du drame et ces exécutions, il s’était passé deux semaines. 

Après l’injustice, les coups bas. Le commandant en chef, outré qu’un civil ait osé remettre en cause son autorité, obtint rapidement le rappel du baron Pichon (d’autant qu’un accrochage sur une question politique d’importance, l’accélération ou non de la colonisation des terres, les avait déjà opposés. Voir chapitre 13). Le 10 mai 1832, un mois après les exécutions, Pichon fut remplacé par Pierre Genty de Bussy (1795-1867). Le 12 mai, une ordonnance royale accorda à Rovigo la prééminence totale, désormais, sur les autorités civiles. 

Rovigo, se débarrassant d’un opposant à Alger, envoya en fait un ennemi tenace à Paris. Pichon se révéla redoutable, contactant divers milieux, donnant des détails sur le forfait. Devant le scandale, une commission d’enquête fut dépêchée et fournit en juillet 1833 un rapport accablant : l’attitude du commandant en chef fut jugée « en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison ». Le rapport final dénonçait le drame d’El Ouffia : 

« Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est restée plus que douteuse depuis. […] Nous avons égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes. » 

Le duc de Rovigo ne fut pour cela être inquiété. Et pour cause : le 4 mars précédent, il avait quitté l’Algérie, suite à un mal de gorge persistant qui se révéla être un cancer du larynx. Arrivé à Paris le 30 mars, il fut jugé par les médecins inopérable. Il mourut le 2 juin 1833, un mois avant la publication de ce rapport. 

Un fait, pourtant, ne fut pas relevé par la presse. Trois semaines après le massacre, une colonne de la Légion étrangère fut attaquée et anéantie dans la même région. Cette colonne avait participé à ce massacre, et tout laisse à penser qu’elle fut ciblée pour cette raison. Christian Pitois (1811-1877), historien de la colonisation (qui signait P. Christian) ne put que constater, désolé : « Le duc de Rovigo ne savait que nous faire haïr et mépriser. » 

Mais la mémoire coloniale n’eut pas cette sévérité : en 1846, un village de colonisation, à moins de 30 km d’El Ouffia, reçut le nom de Rovigo. Le nom du duc est honoré sur l’un des piliers de l’Arc-de-Triomphe.   

L’enfumade de Dahra, juin 1845

Enfumer : contraindre des populations à se réfugier dans des endroits isolés, en l’occurrence des grottes, puis les brûler et / ou les asphyxier. Cette forme de répression fut, quantitativement, une goutte d’eau dans l’océan des victimes de la période étudiée. Mais son caractère particulièrement macabre, puis, surtout, l’éclatement du scandale en métropole, ont grandement contribué à en faire un symbole de l’inhumanité de cette guerre. 

Celle des grottes du Dahra est passée à la postérité par les révélations qui furent faites quasi immédiatement et portées à la connaissance du public.  La répression n’avait pas mis fin à l’agitation dans l’ouest algérien. Il fallait en finir. 

Le général Aimable Pélissier, commandant de la subdivision de Mostaganem, était à la poursuite des tribus insurgées. Il avait correspondu avec Bugeaud, alors en poste à Orléansville, après avoir lui-même guerroyé. C’est de ce poste que Bugeaud adressa à son subordonné une phrase terrifiante : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbeahs ; fumez-les à outrance, comme des renards » (11 juin). En possession de ce blanc-seing, Pélissier passa à l’acte. Sa colonne possédait une supériorité écrasante : 2 254 soldats bien armés, disciplinés, encadrés, face à une à deux centaines d’hommes dont le seul avantage était la connaissance du terrain (ils n’appartenaient pas aux troupes régulières d’Abd el-Kader, ils étaient plutôt des francs-tireurs) armés de fusils de chasse ou d’armes récupérées auprès des Français. 

Le drame se déroula sur trois jours, les 18, 19 et 20 juin 1845. La colonne avait été harcelée par des tireurs isolés. Elle fit le vide devant elle en brûlant habitations, récoltes, champs et vergers de la région. Face à cette avancée, les combattants et les populations (leurs familles) se replièrent vers les grottes du Frechich, qu’ils connaissaient bien. Pélissier chargea un interprète de leur faire savoir qu’ils risquaient la mort par l’incendie ou l’asphyxie. Cinquante-six mules chargées de produits combustibles accompagnaient la troupe. Le reste, pour alimenter le feu, fut fourni par les fascines (fagots faits avec les broussailles environnantes). Les négociations échouèrent : Pélissier demandait une reddition pure et simple. Quelques coups de feu furent échangés. Malice, couverture (dans la crainte d’une éventuelle divulgation de l’acte) ou strict sens de la discipline, Pélissier ponctuait son récit d’une référence aux ordres de Bugeaud : 

« Je n’eus plus qu’à suivre la marche que vous m’aviez indiquée, je fis faire une masse de fagots et après beaucoup d’efforts un foyer fut allumé et entretenu à l’entrée supérieure. […] À trois heures, l’incendie commença sur tous les points et jusqu’à une heure avant le jour le feu fut entretenu tant bien que mal afin de bien saisir ceux qui pourraient tenter de se soustraire par la fuite à la soumission ». 

Cette précision permet d’affirmer que le feu intense dura de l’ordre de 14 à 15 heures (de 3 heures de l’après-midi à 5 ou 6 heures du matin – « une heure avant le jour »). Pélissier rendait également compte des armes saisies : 60 fusils, une douzaine de sabres, quelques pistolets et quelques lames de baïonnettes françaises. Rappelons que la colonne Pélissier comptait 2 254 hommes armés, donc autant de fusils, plus des pièces d’artillerie. 

On imagine que, comme celle de Cavaignac l’année précédente, les autorités auraient volontiers masqué à l’opinion l’enfumade du Dahra. Mais deux témoignages fuitèrent. Le premier fut le rapport Pélissier lui-même : envoyé d’abord à Alger, il fut immédiatement transmis à Paris. Canrobert, candide, donna l’explication : « Si le maréchal Bugeaud avait été à Alger, il eût arrêté le rapport ; mais il était en expédition. » Mais il y avait une faille plus importante encore dans la volonté de masquer le drame : Pélissier avait eu la maladresse d’accepter un observateur étranger, un officier espagnol, non nommé dans les sources, qui assista à la scène et envoya son témoignage au quotidien madrilène, très lu, Heraldo. Ce texte, repris par la presse française à partir du 12 juillet, devint le support de l’accusation. L’officier fit partie du premier groupe, une soixantaine d’hommes, qui pénétra dans les grottes après le drame :

« À l’entrée se trouvaient des animaux morts, déjà on putréfaction, et enveloppés de couvertures de laine qui brûlaient encore. On arrivait à la porte par une traînée de cendre et de poussière d’un pied de haut, et de là nous pénétrâmes dans une grande cavité de trente pas environ. Rien ne pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer. Le sang leur sortait par la bouche. Mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons des sacs de fèves, etc. On voyait aussi des vases de terre qui avaient contenu de l’eau, des caisses, des papiers et un grand nombre d’effets. »

Les odeurs pestilentielles étaient si insupportables, précisa-t-il encore, que les soldats durent se déplacer « d’une demi-lieue » (de l’ordre de 2 kilomètres) pour pouvoir respirer normalement. Le terrain était libre pour « les corbeaux et les vautours […] que, de notre campement, nous voyions emporter d’énormes débris humains ».  

Au total, combien y eut-il de victimes ? On peut imaginer qu’en ces temps de mépris pour les indigènes, l’état-major de la colonne ne prit guère le temps de compter précisément les cadavres : l’acte accompli, la troupe repartit. Pélissier, dans son rapport, avança une estimation : « plus de cinq cents ». L’officier espagnol contesta ce chiffre : « Le nombre des cadavres s’élevait de 800 à 1 000 ». Une étude ultérieure confirme une fourchette haute : « entre 700 et 1 200 personnes ». 

Cet épouvantable drame fut l’occasion d’une polémique, probablement la plus intense de toute la première guerre d’Algérie. Dès le 11 juillet, un débat, vif, se déroula à la Chambre des Pairs. Un ancien officier de l’armée d’Afrique, Napoléon-Joseph Ney, second prince de la Moskowa (1803-1857), fils du célèbre maréchal, qualifia cet épisode de « récit inouï, sans exemple et heureusement sans précédent dans notre histoire militaire » (ce « sans précédent » était quelque peu aventureux). Il fustigea « un colonel » (non nommé) pour avoir commis un acte « d’une cruauté inexplicable, inqualifiable ». Le prince employa la formule la plus adéquate : il s’était agi d’un « meurtre consommé avec préméditation sur des Arabes réfugiés sans défense ». Le maréchal Soult répondit avec embarras, au milieu de protestations : « Pour le fait lui-même, le Gouvernement le désapprouve hautement », mais tempéra cette désapprobation par la pénurie de renseignements – ce qui était un mensonge, il était en possession d’un rapport détaillé de Bugeaud depuis le 25 juin. Soult fut ensuite apostrophé par le comte de Montalembert (1810-1870) : « Le mot de désapprouver dont vient de se servir monsieur le maréchal est trop faible pour un attentat pareil ». Soult reprit alors la parole : « Si l’expression de désapprobation que j’ai employée au sujet du fait dont il est question est insuffisante, j’ajoute que je le déplore ». 

Contrairement à d’autres exactions contemporaines, la presse rendit compte avec précision – et effroi – de cette enfumade. La société française fut un temps secouée. L’Algérie, courrier d’Afrique, périodique publié en métropole, dénonça la mort de « cinq cents martyrs », La Réforme évoqua « l’acte de barbarie le plus atroce dont l’histoire fasse mention », Le National fit un parallèle (audacieux) avec les officiers d’antan qui n’auraient jamais procédé de la sorte, Le Courrier français dit que cette « grillade »  avait été « commise de sang-froid, et sans nécessité », etc. Christian Pitois, qui avait été peu de temps auparavant secrétaire particulier de Bugeaud, se brouilla avec lui et publia un ouvrage décrivant entre autres le drame, avec une gravure due à l’illustrateur renommé Tony Joannot (1803-1852). Plus tard, Victor Hugo, pour illustrer la « férocité » de l’armée française en Algérie, donna comme exemple « Colonel Pélissier, les Arabes fumés vifs » (15 octobre 1852). Outre Pélissier, la principale cible de la protestation fut, logiquement, Bugeaud. Le Charivari, journal satirique d’opposition, s’en prit à « M. Bugeaud, l’ordonnateur des brûleries du Dahra » (27 juillet), responsable de « cet horrible événement du Dahra, qui est comme la rue Transnonain de l’Afrique » (28 juillet). 

Zaatcha ou la destruction totale d’une ville fortifiée, juillet-novembre 1849

La reddition quasi simultanée d’Abd el-Kader (décembre 1847) et d’Ahmed bey (janvier 1848) put faire croire un instant aux Français que c’en était fini des combats en Algérie. Il n’en fut rien. Dans le Sud-Constantinois, près de Biskra, Ahmed Bû Zyân, dit le cheikh Bouziane, prêcha la révolte, commença à lever des troupes et fut bientôt appelé le Mahdi* (réputé de la famille du Prophète). L’armée française, envoyée en hâte, Bouziane se réfugia dans l’oasis de Zaatcha. Le terme oasis peut d’ailleurs être trompeur ; il ne s’agissait nullement de quelques palmiers répartis autour d’un point d’eau, mais d’une véritable ville fortifiée de 12 kilomètres de périmètre, à l’abri d’une muraille et d’un fossé empli d’eau de 6 à 8 mètres de large. Les premières troupes envoyées en juillet 1849 contre les insurgés, le 2e régiment de la Légion, commandées par le colonel Carbuccia (1808-1854), pensaient pouvoir enlever la place en quelques jours. Elles furent accueillies par une pluie de balles et durent reculer, après avoir subi de fortes pertes. Il semble que, trompé lui-même par ce mot de « oasis », le colonel ignorait qu’il y avait des fortifications. L’état-major prit alors – enfin – la mesure de la résistance et envoya une nouvelle colonne de 3 300 hommes, commandée par le général Herbillon, commandant de la province de Constantine, ensuite rejointe par deux autres colonnes, commandées par les colonels de Barral et Canrobert, en tout 4 500 combattants. Herbillon arriva à Zaatcha le 7 octobre « avec la persuasion que les habitants ne résisteraient pas à nos armes (fut) frappé de les voir tenaces et persévérants dans la défense et audacieux dans leurs attaques », selon ses propres termes.

Un épisode tragi-comique déstabilisa un temps la garnison, puis alimenta quelques quolibets en métropole. Une personnalité, Pierre-Napoléon Bonaparte (1815-1881), fils de Lucien et donc neveu de l’empereur déchu, se joignit au campement mais, peut-être surpris par l’âpreté du combat, n’y resta pas et repartit pour la France sans même passer par Alger (ce fut ce même Bonaparte qui, en janvier 1870, assassina le journaliste Victor Noir).

Le siège commença. Un premier assaut eut lieu le 20 du même mois, mais il échoua.

À ce moment, un autre acteur, non invité, compliqua considérablement la situation : le choléra, apporté par la colonne Canrobert. Certains soldats moururent avant même d’atteindre le lieu du combat… et les autres contaminèrent leurs camarades déjà sur place. « À chaque instant on entendait les plaintes des malheureux soldats que venait frapper le fléau. Leurs cris mêlés au bruit continuel des coups de feu, au mugissement sourd des palmiers toujours agités par les vents, jetait dans tous les cœurs la plus profonde tristesse. » 

Les officiers préparèrent malgré tout l’assaut final. L’une des pratiques fut l’abattage de 10 000 palmiers, afin de dégager le terrain. La puissance de feu des assaillants était impressionnante. Mais en face, il y avait également des centaines de combattants, armés (dont certains fusils pris aux Français lors des assauts précédents), ayant l’énergie du désespoir, retranchés dans des lieux qu’ils connaissaient parfaitement. 

L’assaut commença le 26 novembre à huit heures. On imagine l’état d’esprit des troupes : quatre mois de siège impuissant, à coucher par terre dans des conditions pénibles, des camarades tombant autour d’eux à chaque tentative d’approche, des informations sur le sort des quelques Français prisonniers ou des blessés abandonnés lors des assauts précédents (tortures, décapitations, émasculations). Et, danger permanent, les ravages du choléra. L’heure de la vengeance avait sonné. Ce fut un « carnage », comme le décrivit un très jeune officier, Charles Bourseul (1829-1912) : 

« Les rues, les places, les maisons, les terrasses sont partout envahies. Des feux de peloton couchent sur le sol tous les groupes d’Arabes que l’on rencontre. Tout ce qui reste debout dans ces groupes, tombe immédiatement sous la baïonnette. Ce qui n’est pas atteint par le feu, périt par le fer. »

Pourtant, le courage face à la mort des habitants, combattants et civils confondus, impressionna les Français. Ce même officier alla même jusqu’à une forme de respect pour les défenseurs : 

« Pas un seul des défenseurs de Zaatcha ne cherche son salut dans la fuite, pas un seul n’implore la pitié du vainqueur, tous succombent les armes à la main, en vendant chèrement leur vie, et leurs bras ne cessent de combattre que lorsque la mort les a rendus immobiles. Ceux qui sont embusqués dans les maisons crénelées font sur nous un feu meurtrier, qui ne s’éteint pas même lorsque ces maisons sautent par la mine ou s’écroulent par le boulet. Ensevelis sous leurs ruines, les Arabes tirent encore, et leurs longs canons de fusil, passant à travers les décombres, semblent adresser aux vainqueurs une dernière vengeance et un dernier défi. »

Le cœur de la résistance, la maison de Bouziane, fut l’objet d’une canonnade intense. Lorsqu’elle s’effondra, les rescapés firent sur les assaillants « une décharge, la dernière ! Puis, abordés à la baïonnette, ils tomb[èr]ent les armes à la main, frappés par devant comme s’honoraient de l’être les guerriers de l’antiquité ». Cependant, Bouziane et l’un de ses fils, 15 ans, qui avait combattu, ainsi que Si Moussa, considéré comme le marabout, furent pris vivants. Le général Herbillon ordonna leur exécution. L’adolescent ne fut pas épargné. Ils furent tous trois passés par les armes « avec une cinquantaine d’autres Arabes ». L’ouvrage d’Herbillon, plus tard, évita d’évoquer cette répression contre des combattants vaincus et désarmés. Il expédia le fait d’une seule phrase : « Le chef des rebelles est passé par les armes », concédant quelques lignes plus loin que son fils avait été tué également, avec comme épitaphe : « Le louveteau ne deviendra pas loup. » 

Que faire des cadavres des trois principales victimes ? Ils furent comme de coutûme décapités. Leurs têtes furent placées au bout de trois piques, puis déposées et restèrent sur place durant 48 heures, enfin furent transférées et exposées sur le marché de Biskra, on imagine dans quel état, afin une fois de plus d’impressionner les populations locales. Les crânes ont été ensuite envoyés en France, où ils furent entreposés, avec d’autres, dans les sous-sols du musée de l’Homme. 

Pourtant, ce n’était pas encore totalement terminé. Des tireurs isolés poursuivirent ce combat désespéré jusqu’à trois heures de l’après-midi : le combat dura donc sept heures. Ce qui eut le don d’exaspérer plus encore les soldats français. Un massacre ininterrompu (re)commença. La mère, la femme, la fille et le fils cadet de Bouziane furent exécutés dans la maison familiale. La population fut passée au fil de l’épée – ou, le plus souvent, de la baïonnette. Le général Herbillon se crut obligé de fournir cette précision : « Un aveugle et quelques femmes furent seuls épargnés ». Charles Bocher évalua à « à peine une vingtaine » de femmes épargnées, « la plupart blessées portant leurs enfants au sein ». La destruction de la ville fut totale, méthodique. Les maisons qui restaient encore debout furent minées, De même pour les deux mosquées de la ville, pour « prouver aux Arabes que leur Dieu qu’ils invoquaient contre nous ne pouvait désormais les protéger dans leur révolte ». La végétation restante fut rasée. 

Les pertes totales de la population algérienne sont difficilement chiffrables. Les témoignages cités supra amènent à penser qu’il put y avoir 2 000 victimes.  Le 7 décembre, le général d’Hautpoul (1754-1807), ministre de la Guerre, annonça la nouvelle aux députés : « Les 800 hommes qui étaient dans la place se sont fait tuer jusqu’au dernier ». Oui, « 800 hommes », mais il n’eut pas un mot sur les femmes, enfants et vieillards également morts. Les pertes françaises furent minimisées par le même ministre : 40 morts et 150 blessés. En réalité, elles furent plus importantes que dans la plupart des assauts de cette période : 570 morts (dont 250 du choléra) et 680 blessés, probablement les plus importantes depuis l’échec du premier assaut sur Constantine en 1836 et de Sidi-Brahim en 1845. 

Lorsque les circonstances du drame furent connues en France, la réaction fut classique : la plus grande partie du monde politique et de la presse salua ce « glorieux fait d’armes ». Les morts des assiégés furent attribuées à leur fanatisme, thème classique. « Les défenseurs de Zaatcha s’étaient recrutés parmi les hommes les plus fanatiques », affirma Le Moniteur algérien, apportant une preuve irréfutable : « On croit même qu’il y avait quelques gens de La Mecque ». Mais, sous les phrases ronflantes et triomphatrices, l’inquiétude perçait : « Il est permis de croire que l’Algérie pourra se reposer quelque temps sur ce succès » affirma le très officiel Moniteur algérien (20 décembre 1849). Il y avait dans ce « quelque temps » autant de réalisme que d’appréhension.   

Le drame de Zaatcha est totalement oublié en France. Par contre, si la mémoire algérienne ne bénéficia pas de l’arme de l’écriture, elle garda une place de choix pour les martyrs, en particulier pour Bouziane et son fils.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 01/03/2025 https://histoirecoloniale.net/y-eut-il-des-oradour-algeriens-durant-la-conquete-quelques-faits-incontournables/