Le souffle Fanon – Viviane Candas

Frantz Fanon secoue notre consternation et parle à la jeunesse. Contre les formes réactualisées du racisme et du colonialisme, son centenaire offre une arme idéale qu’il aura lui-même forgée dans un moment crucial de l’histoire française. « Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital Blida-Joinville… », un film d’Abdenour Zahzah présenté en avant-première ce 22 juillet à 20 h au cinéma Saint André des arts à Paris.

Frantz Fanon, un film de Abdenour Zahzah – Bande-annonce © Shellac Films

« Il avait deviné que le colonialisme, ses faits et ses méfaits, n’étaient qu’une poussière dans le vaste et très profond séisme qui allaient dramatiquement relier les peuples, les peaux, les cultures, les civilisations et leurs histoires, dans une irréversible marée d’entremêlements, de chocs génériques, d’abîmes génésiques, et donc de relations. » écrit Patrick Chamoiseau1.

Le film d’Abdenour Zahzah est justement axé sur la relation. Elle s’exprime avec calme et fermeté dans le jeu très intériorisé de l’acteur Alexandre Desane qui observe cliniquement en même temps qu’il phosphore puis théorise avec fulgurance. Le psychiatre martiniquais apparaît d’abord comme un vecteur de consciences, un regard traversé par les êtres qu’il soigne en inventant par la relation établie avec eux la possibilité d’une réparation.

Ce faisant, il plonge tout entier dans l’expérience algérienne, sa révolution débarrassée de toute mythologie, il en incarne le se vivant, sensible et violent, qui est sa dimension « laboratoire ». 2 Il en fonde la singularité et le génie.

Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital de Blida-Joinville au temps où le docteur était chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956, film algérien d’Abdenour Zahzah, coproduit et distribué par Shellac, n’offre à première vue rien de bien commercial avec son long titre et son image noir et blanc. Pourtant, il vous absorbe comme un cauchemar dont seul le psychiatre révolutionnaire saura vous libérer.

Tout commence dans le clair-obscur très contrasté d’un angle de mur, une femme frappe contre une porte close, criant qu’on la libère. La force de vérité qui se dégage de la frêle actrice (Houria Bahloul) noue le cœur à l’évidence qu’elle incarne le pays enchaîné. Ce choix du noir et blanc, hommage littéral à l’auteur de Peaux noires, masques blancs, relève le défi de transposer à l’image le lyrisme de Frantz Fanon (DOP : Aurélien Py). Comment traiter ce lyrisme fanonien qui touche aujourd’hui une jeunesse qui achète de plus en plus ses livres ?

Par une mise en scène retenue qui est la réussite artistique du film de Zahzah. La rigueur formelle de ses plans, sa distance avec les corps secoués par la folie où Fanon installe calmement un ordre. Celui du jeu d’abord qui libère la parole et permet au refoulé de remonter. Et il remonte, ce refoulé, au travers de ses zones grises qui se forment face au blanc clinique.

Des dégradés de gris en plans fixes constituent un panoramique des zones de l’inconscient des malades mentaux. Si se sentir expulsé de son imaginaire définit cliniquement la folie, Frantz Fanon les y fait rentrer par une fenêtre. La mise en scène fait surgir les êtres au moment où le psychiatre leur ouvre cette fenêtre sur eux-mêmes. La maladie mentale réside dans le cerveau, elle s’exprime dans le corps enfermé dans ce grand corps qu’est l’hôpital, espace blanc. Face noire et blouse blanche, Fanon traverse tous ces gris pour en libérer les corps.

Parmi ces êtres, un nombre important de femmes dont les histoires vont former la part la plus vivante du film. Soit qu’elles montent en premier plan, comme cette poupée brisée (Amal Kateb), jadis adoptée par une Française qui l’a faite enfermer ; incarnant l’Algérie sans parole et sans droits mais que Fanon invite chez lui avec sa douce épouse Josie (Chahrazad Kracheni). Soit au contraire que le film les tenant hors-champ, elles en sont héroïnes, le temps d’une séquence où l’on parle d’elles. Elles deviennent sacrées aux yeux des hommes, comme cette infirmière de l’hôpital montée au maquis.

Puis, au travers du récit poignant d’un moudjahid (Nacereddine Djoudi) en fin de convalescence et qui livre enfin son tourment à Fanon. Son épouse a été violée. Elle devient l’héroïne invisible du moment où son drame est avoué par son époux. L’homme en éprouve une culpabilité car il estime sa responsabilité : « C’est moi que les soldats cherchaient » mais il formule aussi son dégoût. Désemparé, le moudjahid avoue au psychiatre : »Avant, ma femme ne m’intéressait pas »Mais il se dit que ce qui lui est arrivé, c’est à cause de lui, il se demande s’il doit la reprendre, il demande au docteur ce qu’il ferait à sa place.

Le sujet tabou du viol des Algériennes est traité là avec une pudeur austère qui en fait un moment très émouvant du film. Il ouvre sur un arrière-plan peu exposé3 mais que la décennie noire aura atrocement réactualisée, l’une des forces actives du film de Zahzah est de prendre en charge cette dimension refoulée. Ce qui rend cette scène si forte, c’est qu’il ne l’arrache pas à la mythologie de la révolution de novembre, il ouvre une trappe secrète sur son inconscient ou impensé ; le viol est contemporain, il touche à nos corps, là, maintenant.

L’invisibilisation héroïque des femmes (maintenues hors-champ) joue en pleine métaphore de ce qui est resté une plaie ouverte en Algérie, encore si douloureuse qu’elle rend aphasique le dialogue entre femmes et hommes. La société est toute percluse de culpabilités masculines à l’égard des femmes qui ont tant sacrifié à la révolution mais n’en ont pas été remerciées à l’Indépendance.

Pire, elles n’ont pas été protégées durant la décennie noire, lycéennes abattues quand elles sortaient sans voile, mères égorgées devant leurs enfants. À cette douleur vivace, le cinéma peut donner corps et parole. C’est l’une des plus surprenantes réussites du film de Zahzah que de la traiter au travers de la démonstration thérapeutique de Fanon lui-même. Ce faisant, il touche à l’universel en même temps qu’il mobilise en chacune et chacun, la mémoire, l’émotion et rappelle à quel point elles sont toujours vivantes.

Il faut noter qu’il y a en Algérie de nombreux talents de comédien.ne.es qui portent dans leur corps et leur regard l’effroi sans fin de la décennie noire qui a marqué leur enfance (et l’humour ravageur qu’elle a produit). On trouve en elles et eux l’intensité semblable à celle de l’actorat russe d’après 1945. Fouad Trifi et Sarah Yahiaoui, couple fondateur de Wojooh, la première agence d’acteurs.trices du Maghreb, qui a réussi un casting à la hauteur des ambitions artistiques du film.

Ambitions qui n’étaient pas moins que de filmer l’inconscient, d’éclairer la maladie mentale comme métaphore cinématographique des ravages de la colonisation sur l’intime. De susciter une empathie aussi forte pour la femme violée, son mari et le commissaire tortionnaire. Lui faire assumer ses propres zones grises, son refoulé mémoriel, le déni de sa violence historique, parler à l’inconscient français. Le mettre devant l’innommable : l’enfant qui veut venger le massacre des siens, assassine son camarade d’école. Le film devient psychiatre de la haine et de sa fécondité.

Dire ici que l’on pense à Gaza est-il décent ? La force spirituelle du film de Zahzah est d’instiller cette fraternité humaine que les chrétiens appellent la miséricorde. Quel que soit son nom, nous en ayons besoin.

Traiter de la torture au cinéma

S’il faut dire d’où l’on parle, j’ai vécu mon enfance dans la guerre d’Algérie et l’engagement de mes parents avocats du FLN historique. J’ai côtoyé des « fellagas » dont certains avaient été torturés dans les commissariats français ou autres lieux. J’ai vu leurs cicatrices, les ai parfois touchées. Mon père en donnait l’explication d’une voix neutre : celui-ci avait eu les lèvres déchirées par des clous, cet autre avait gardé le souffle rauque après le supplice de la baignoire.

La mémoire est restée la forme la plus populaire de résistance de l’Algérie à sa conquête par la France, elle se transmet entre générations, par les mères autant que les pères, au travers de récits de souvenirs violents, parfois atroces. En France, nous subissons une inversion totale du processus. Le trauma colonial4 fait l’objet dans l’hexagone d’un refoulement et d’un déni parvenus ensemble à l’état de gangrène, aujourd’hui le terreau fertile des idées de l’extrême droite et de son hégémonie.

Le film de Zahzah offre une radioscopie de l’origine du processus : la séquence où un commissaire de police (joué par Frédéric Restagno) vient, sous prétexte d’enquête, se livrer à Fanon de sa propre violence à l’égard de sa femme et de ses enfants. Parce qu’il n’en peut plus de torturer, mais qu’il est obligé de le faire par conscience professionnelle. Le commissaire demande l’impossible, il demande à être sauvé. En face, Fanon écoute. Et l’acteur Alexandre Desane n’est jamais aussi intensément présent que dans l’écoute. Il devient alors un masque en miroir qui réfléchit tout ce noir que lui raconte le Blanc. Lequel en appelle à sa miséricorde…

Abdenour Zahzah évite totalement la mise en scène réaliste de la torture. La façon dont il la tient hors-champ, par distanciation de ses personnages, la ramène plus fortement au premier plan car il opère un dévoilement de ce qui torture le tortionnaire, le dégrade et le détruit. Le tortionnaire le sait, il l’admet en le vivant comme un châtiment pour l’horreur de son obéissance aux ordres. Et s’il s’est décidé à venir parler à Fanon, le commissaire c’est qu’il a compris qu’il avait commencé à détruire les siens, sa femme, attachée et frappée par lui, comme leur bébé… Il vient tenter désespérément d’arrêter quelque chose de sa déshumanisation. Il est filmé au moment où sa conscience vacille. Où il veut rester humain. De ce point de vue, Abdenour Zahzah traite en partie de la même chose que Jonathan Glazer dans « La zone d’intérêt » mais, avant que le nazi ait supplanté l’homme, il lui laisse une dernière chance.

Nous aurons vu Fanon ouvrir toutes les fenêtres. Chaque cas est une expérience qui le remue et le fait avancer lui-même. Le lien dialectique entre soigné et soignant est le fil du funambule propulsé dans l’expérimentation psychiatrique et l’expérience politique à la fois. Chacun y joue sa peau. Il n’est pas possible de revenir en arrière, ni vers l’aliénation, ni vers la colonisation.

Depuis son initiation par le docteur Tosquelles (à qui Fanon doit sa formation) la psychothérapie institutionnelle que revendique Fanon et qu’il met en place dans l’hôpital de Blida-Joinville, fut reprise par Jean Oury, recrue de Fanon, à la clinique de Labordeoù exerça Félix Guattari, c’est à dire l’antipsychiatrie. Quelle est la dette de l’antipsychiatrie française à Fanon et à toutes les expériences menées, déjà en Algérie après l’indépendance auprès des orphelins de guerre, entre autres par la neurologue Annette Roger5 ?

Enfin, si des voyageurs comme Jean Claude Carrière et Yann Arthus Bertrand ont dit que l’Algérie est le plus beau pays du monde ; après plusieurs années vécues là-bas, je crois que ce qu’on y rencontre de plus beau ce sont les gens. Médecins et psychiatres sont ceux qui m’en auront le mieux parlé. Un psychiatre disait qu’il devrait payer la consultation pour le bonheur d’entendre « la poésie » de ses patientes et patients. Cette poésie est folie sublimée et contenue dans l’ADN d’un peuple. En cela le film de Zahzah est très profondément et fidèlement algérien.

Ce film est une claque, encore douce mais ferme car urgente, à celles et ceux qui, craignant le jugement de l’Histoire sur leur inaction d’aujourd’hui, s’arrogent le droit de la juger.

La guerre d’Algérie étant totalement absente dans le cinéma français depuis six décennies, n’explique pas seulement la faible conscience politique du milieu mais surtout son inconsistance à force d’effacer tout arrière-plan historique. Le cinéma français n’a jamais voulu se laisser traverser par son traumatisme colonial, comme le cinéma allemand le fut par le nazisme ou l’américain par la guerre du Vietnam, donnant lieu à des chefs d’œuvres. Le cinéma français a évité l’histoire de son pays, il s’en est protégé. 6

Dans un tel contexte, comment le film d’un Algérien sur une figure nationale et aussi mythique de l’anticolonialisme peut-il être reçu en France ?

Produit par Atlas Film avec le soutien du ministère de la culture algérien via le CADC et coproduit avec le distributeur français Shellac, le film sort en France sur une quarantaine de salles.

Il sera présenté en avant-première le 22 juillet à 20 h au cinéma Saint André des arts, Paris 5ème avec le Forum France Algérie, l’historien Amzat Boukari-Yabara, la philosophe et écrivaine Seloua Luste Boulbina et Sabrina Kassa, responsable éditoriale aux questions raciales pour Mediapart.

Ce cinéma est situé au cœur du Quartier Latin qui fut depuis les années 50 celui de la cinéphilie française alors dominée par la Nouvelle Vague. Sauf « Adieu Philippine » (1962) de Jacques Rozier et « Muriel » (1963) d’Alain Resnais où la guerre d’Algérie tenue hors-champ est le problème des deux héros qui y sont appelés ou de celui qui en est revenu traumatisé, d’autres cinéastes vont filmer plus volontiers l’extrême droite en perspective de l’Algérie française. Dans « Le Petit Soldat » (1963) de Jean Luc Godard, un tueur chargé d’assassiner un commentateur de la télévision sera torturé par le FLN. Dans « Le Combat dans l’île » (1962), Alain Cavalier suit le parcours d’un bourgeois (Trintignant marié à Romy Schneider) membre lui aussi d’un commando OAS. Tourné avant la fin de la guerre d’Algérie, le film est un échec critique et commercial.

Ce qui n’empêche pas Cavalier de réaliser ensuite « L’Insoumis » (1964), inspiré de l’enlèvement d’une avocate du FLN par l’OAS à Alger7, On y voit Alain Delon tuer son complice OAS pour libérer la captive Léa Massari avec qui il vivra une liaison le temps de sa cavale mortelle. S’il s’agissait de subvertir le politique par le désir amoureux, le puritanisme du réalisateur autant que son absence de sincérité échouent à traiter cette dimension et le film en ressort hémiplégique.8

À la mort d’Alain Delon, Le Monde classe pourtant « L’insoumis » parmi ses treize meilleurs films. Que dans la riche filmographie de Delon, un critique choisisse de ressusciter ce film oublié signale un inquiétant phénomène révisionniste activé par l’offensive mémorielle de l’extrême droite française. Qui plus est, il est difficile en 2024 de ne pas l’associer à une collaboration passive du cinéma français avec le régime de Netanyahu.

La cinéphilie française fit d’ailleurs peu cas en 1970 de « La bataille d’Alger » de Gillo Pontecorvo, Lion d’or à Venise en 1966, quand la censure fut enfin levée sur le film que ni Godard, ni Truffaut, ni Rivette, n’avaient défendu. Il faut dire que dès Kapo, précédente oeuvre de Gillo Pontecorvo, Jacques Rivette avait lancé son fatal : « Le travelling est une affaire de morale »9 qui sera ensuite érigé en dogme absolu du cinéma d’auteur et perdure depuis.

« La bataille d’Alger » deviendra un mythe à travers le monde, mais pas en France. C’était le film que regardaient les étudiants sur les campus américains durant leur occupation en 2024 en solidarité avec Gaza.

Tel est l’arrière-plan historique à la sortie d’un film algérien sur Frantz Fanon qui se termine en 1957 au moment de la bataille d’Alger.

Adam Shatz, auteur d’une biographie de Fanon qui fait autorité, explique ailleurs10 « le sentiment d’exaltation » éprouvé par Fanon qui admirait chez les Algériens « ce qui sous-tendait leur résistance : la dignité, l’esprit de sacrifice, le refus d’être déracinés, l’attachement à leur culture et la détermination à se constituer en nation – soit cela même que les Palestiniens désignent depuis des décennies du nom de « sumud », qui exprime la fermeté inébranlable dans la résilience. (…) Dans les manifestations de solidarité organisées sur les campus étatsuniens, on a entendu scander le slogan « Nous sommes tous palestiniens » Comme Fanon lui-même disait « Nous les Algériens ».

Si Fanon reste une boussole irremplaçable, les réactions du public à la sortie du film d’Abdenour Zahzah, en plein cœur de l’été, seront un révélateur intéressant de l’état des consciences politiques et humaines qui semblent se réveiller d’une longue anesthésie.

« C’est la fièvre de la jeunesse qui donne la température du monde. Quand la jeunesse a froid, le monde claque des dents » rappelle Bernanos, écrivain catholique.

Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital de Blida-Joinville au temps où le docteur était chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956, film algérien d’Abdenour Zahzah, distribution Shellac, sortie France le 23 juillet 2025

1 Patrick Chamoiseau,Discours prononcé en hommage à F. Fanon, au congrès international d’addictologie, à Fort de France le 24 10 2011.

2 Hassan II, roi du Maroc, aurait dit péjorativement : « Oh, vous, l’Algérie, vous êtes un laboratoire ! »

3 Avec entre autres les enquêtes de la journaliste Florence Beaugé recueillant pour Le Monde le récit de la moudhahida Louisette Ighilahriz, les travaux des historiennes Sylvie Thenault et Raphaëlle Branche

4 « Le trauma colonial »Karima Lazali, éditions La Découverte, 2017

5 Anne Beaumanoir, connue sous le nom de Annette Roger ou la doctoresse rouge pendant la guerre d’Algérie, épileptologue chercheuse en 1956 en URSS, arrêtée par la police française en 1959 comme porteuse de valises pour le FLN, condamnée à dix ans de prison, elle s’évade et rejoint le FLN en Tunisie où elle prend la suite de Frantz Fanon comme psychiatre de l’ALN. Désignée comme conseiller du ministère de la Santé sous les deux premiers gouvernements de Ben Bella, elle mettra en place tout le système d’éducation sanitaire et médicale pour pallier au déficit de soignants dans l’Algérie indépendante.

6 « Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. » (Guy Debord, Commentaire sur la société du Spectacle). 

7 Maître Mireille Glaymann, qui portera plainte contre la production pour « atteinte à la vie privée » et obtiendra que soient coupées plus de vingt minutes du film.

8 Quarante ans plus tard, présentant ce film devant le public très complaisant de la Cinémathèque française, le cinéaste à plusieurs reprises se déclare « innocent » de tout calcul (https://g.co/kgs/VMsCixs ).

9 Pour un gros plan inséré à la fin d’un travelling sur des barbelés où l’héroïne vient s’électrocuter

10 Conférence d’Adam Shatz donnée à la Martinique le 3/05/2025 https://blogs.mediapart.fr/adam-shatz/blog/050625/gaza-a-lumiere-de-fanon?utm_ )

Source : Médiapart – Billet de blog – 21/07/2025 https://blogs.mediapart.fr/viviane-candas/blog/210725/le-souffle-fanon

En ligne : conférence avec Alain Ruscio et Aïssa Kadri sur la relation France-Algérie, enjeux historiques et sociopolitiques – 18/07/2025

18 juillet @ 21h00 – 23h00

Le Groupe de Réflexion sur l’Algérie (GRAL) vous convie à la conférence : « La relation France-Algérie : enjeux historiques et sociopolitiques », le vendredi 18 juillet 2025 à 21h (heure de Paris) et 20h (heure d’Alger).

Ce sera l’occasion de réfléchir en profondeur sur les dynamiques complexes qui marquent les relations entre nos deux pays, un sujet de première importance dans le contexte actuel.

Nous aurons l’honneur d’accueillir deux intervenants de renom :

  • Alain Ruscio, historien reconnu pour ses travaux sur la colonisation et l’histoire contemporaine de l’Algérie.
  • Aissa Kadri, sociologue et expert en relations internationales, qui analysera les aspects sociaux et politiques de cette relation.

La conférence sera suivie d’un temps de débat et de questions-réponses, afin de favoriser un échange enrichissant entre les participants.

L’événement se tiendra en distanciel , la diffusion sera assurée par Alternatv, notre partenaire média, sur Youtube et les réseaux sociaux.

Pour suivre l’émission , cliquer sur le lien ci-dessous :

Relation France-Algérie : Décryptage du GRAL – YouTube

Lyazid Benhami, Président du GRAL

Les balles du 14 juillet 1953, un massacre oublié – Daniel Kupferstein

14 juillet 1953 : un massacre de manifestants algériens à Paris – Daniel Kupferstein

Qui sait que, bien avant le début de la guerre d’indépendance algérienne, la police française tua en plein Paris et en toute impunité des manifestants algériens ?

Le massacre à Paris de manifestants algériens pacifiques le 17 octobre 1961 est désormais largement connu et partiellement reconnu par la France. Mais qui sait que, bien avant le début de la guerre d’indépendance algérienne, la police française tua déjà en plein Paris et en toute impunité des manifestants algériens ? Le 14 juillet 1953, les nationalistes algériens du MTLD de Messali Hadj s’étaient joints aux organisations politiques et syndicales de la gauche française pour la manifestation populaire alors traditionnelle. Et la police parisienne tira dans la foule, sept personnes furent tuées et une centaine blessées. Daniel Kupferstein, auteur d’un film et d’un livre sur ce drame, tous deux intitulés « Les balles du 14 juillet 1953″*, fait revivre l’histoire de ce carnage oublié. Cet article a été publié le 1er juin 2023 par notre partenaire Orient XXI. Le 12 juillet 2025 aura lieu à Paris une commémoration de ce drame dont le programme figure après cet article.

Les balles du 14 juillet 1953 (film documentaire, 2014) et Les balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris, réédité par Le Croquant, 2024.

Les balles du 14 juillet 1953, un massacre oublié Daniel Kupferstein

En 1953, le monde est entré dans l’ère de la confrontation Est-Ouest pour le partage du monde : d’un côté, les États-Unis et les grandes puissances occidentales (France et Royaume-Uni), de l’autre, l’URSS et les « démocraties populaires ». C’est aussi le temps des décolonisations, et l’empire colonial français craque de partout : Vietnam, Madagascar, Cameroun, Maroc, Tunisie, sans parler de l’Algérie et des massacres du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois.

En France, la gauche politique et syndicale est surtout focalisée autour de la guerre d’Indochine et contre les États-Unis (1) et plusieurs militants et dirigeants communistes ou cégétistes sont arrêtés et inculpés pour « atteinte à la sûreté de l’État », comme le soldat Henri Martin (2).

La police protège l’extrême droite

Peu de gens le savent, mais pendant longtemps les organisations politiques et syndicales de la gauche française ont défilé le 14 juillet depuis 1935. Ces défilés faisaient partie des traditions ouvrières au même titre que le 1er mai. Ils étaient autorisés et à partir de 1950, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du Parti du peuple algérien (PPA) — interdit depuis 1939 —, avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement ouvrier français. `

La manifestation démarre place de la Bastille à Paris, et on peut y voir d’anciens combattants, le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l’Union de la jeunesse républicaine de France, l’Union des étudiants communistes et de l’Union des femmes françaises (UFF). La CGT suit avec ses différentes fédérations syndicales (cheminots, métallurgie…), puis viennent les organisations de la banlieue parisienne. On voit aussi des bonnets phrygiens, des Marianne qui font des rondes, des fanfares républicaines. Une tribune avec un grand nombre de personnalités politiques de gauche est placée à l’arrivée, place de la Nation. Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! » Enfin, en queue du défilé viennent les Algériens du MTLD. Mais avant même que le cortège des Algériens ne se mette en marche, un petit groupe d’une vingtaine de militants d’extrême droite cherche à les provoquer et à les frapper. Très rapidement, ils se retrouvent encerclés par le service d’ordre de la CGT et des Algériens. La police va alors intervenir, mais pour les protéger et non les arrêter.

Passé cet accrochage, les militants du MTLD poursuivent leur défilé. Ils sont très organisés en six groupes, précédés chacun d’un numéro désignant leurs différents secteurs. Au total, ils sont entre 6 000 et 8 000, soit plus d’un tiers de la totalité des manifestants (15 000 à 20 000). Ils défilent derrière le portrait de leur dirigeant Messali Hadj, et sont encadrés par un service d’ordre repérable à ses brassards verts. Quelques drapeaux algériens apparaissent ici et là. Ils sont très applaudis sur le parcours et scandent leurs propres mots d’ordre réclamant l’égalité entre Français et Algériens et la libération de Messali Hadj, qui se trouve en résidence surveillée depuis plus d’un an.

Arrivé place de la Nation, le premier cortège des Algériens passe devant la tribune officielle où il est applaudi, et commence à se disloquer. Un orage éclate au moment où les policiers chargent pour enlever les drapeaux, portraits et banderoles du MTLD. Le brigadier-chef Marius Schmitt(3) dira plus tard : « Selon les ordres reçus, nous avons essayé de dégager la place et de fragmenter le groupe de manifestants ». Pour le gardien de la paix Henri Choquart : « C’est un inspecteur principal adjoint qui a donné l’ordre. Il s’agissait de disperser un cortège de Nord-Africains qui criaient et portaient des banderoles ou pancartes. » Et le gardien Pierre Gourgues : « Suivant les ordres reçus, nous nous sommes emparés des banderoles et, brusquement, à partir des rangs situés à l’arrière de la colonne de manifestants, nous furent jetés toutes sortes de projectiles ».

« Les caniveaux étaient rouges »

Selon de nombreux manifestants, l’affrontement s’est déroulé en plusieurs temps. Premier temps, les policiers chargent matraque à la main, mais les Algériens ne se laissent pas faire. Ils utilisent des barrières en bois qui servent à un marché et se défendent comme ils peuvent. D’autres vont chercher des bouteilles et des verres qu’ils trouvent sur les terrasses des cafés et les lancent sur les forces de l’ordre… Les policiers en nombre inférieur sortent alors leurs armes et tirent une première fois dans la foule. Malgré ces premiers morts, les Algériens avancent toujours et les policiers pris de panique reculent et se retirent derrière leurs cars en attendant les secours. Pendant ce temps-là, un fourgon et une voiture de police sont incendiés. Puis, selon plusieurs témoins, deux policiers seraient restés à terre. Soixante ans après, le gardien de la paix Robert Rodier le confirme :

Nous, on allait repartir dans les cars. Mais quelqu’un a dit : “Attention ! Vous laissez deux gars là-haut !” Alors on a fait demi-tour et on est repartis pour aller les ramener. Alors là, […] je voyais les collègues qui tenaient leurs pétards à l’horizontale. Ce n’étaient pas des coups de feu en l’air pour faire peur. […] C’étaient des coups de pétard avec le revolver à l’horizontale. Et les gars arrivaient, le premier rang tombait, et ça revenait derrière. Les caniveaux étaient rouges, ouais ! Ça, je m’en souviendrai toujours. Et ça tirait ! Deux cent dix douilles sur le terrain. […] Moi aussi, j’ai tiré, mais ça, je ne le disais pas(4).

Les affrontements les plus violents ont lieu entre les carrefours du boulevard de Charonne et du boulevard de Picpus, et de chaque côté de l’avenue du Trône et du cours de Vincennes. Puis, une véritable chasse à l’homme est organisée dans tout le quartier. Il y a de nombreux blessés, tabassés par la police. On relèvera sept morts (six Algériens et un Français qui voulaient s’interposer entre les policiers et les Algériens). Le climat politique et le racisme à l’œuvre dans la police parisienne mènent à ce massacre. Conclusion de l’historien Emmanuel Blanchard :

Il est important de rappeler que si cet événement est alors inédit du point de vue parisien, il est d’une certaine façon courant de longue date aux colonies. Mais ce qui est peu commun, c’est que cela se passe à Paris, un 14 juillet, sur la place de la Nation.

Tandis que les balles sifflent encore sur place de la Nation, les secours s’organisent. Beaucoup d’Algériens préfèrent se soigner chez eux, ils craignent de se faire arrêter à l’hôpital. Les hôpitaux les plus proches sont pleins, un formidable mouvement de solidarité envers les blessés s’organise. On fait la queue (surtout chez des gens de gauche) pour les voir, leur parler et les réconforter. On leur apporte des fruits, des légumes, des cadeaux…

Une « émeute communiste »

Le traitement de l’information est diamétralement différent dans les journaux. D’un côté, la presse anticommuniste reprend la version policière de l’émeute algérienne. Scénario que l’on retrouve dans Le Figaro, l’Aurore, le Parisien libéré, France-Soir, ou de façon atténuée dans Le Monde, quotidien qui va évoluer au fil des jours. Exemple de L’Aurore qui titre en une : « Ce 14 juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste ». Sous-titre : « 2 000 Nord-Africains attaquent sauvagement la police ». Les articles de deux journaux de gauche (Libération et L’Humanité) rétablissent la vérité. Mais l’information va progressivement disparaître de la une à partir du 24 juillet.

En Algérie, il y aura quelques arrêts de travail, mais peu de débrayages. Le 21 juillet 1953, un hommage est rendu à la Mosquée de Paris devant les cercueils des victimes algériennes recouverts du drapeau algérien. Le soir, un important meeting de protestation est organisé au Cirque d’hiver à Paris et le 22 juillet, c’est le jour des obsèques du militant CGT Maurice Lurot à la Maison des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud (Paris 11e). Le drapeau algérien recouvre ceux des victimes algériennes et le drapeau rouge celui de Maurice Lurot. Dans l’après-midi, c’est le départ des convois funéraires des victimes algériennes jusqu’à Marseille pour les ramener en Algérie. Ensuite, une foule estimée à plusieurs milliers de personnes accompagne à pied le cercueil de Maurice Lurot jusqu’au cimetière du Père-Lachaise. En fait, les autorités françaises ont très peur du rapatriement des corps en Algérie, car la tuerie du 14 juillet a un grand retentissement. C’est surtout le quotidien de la gauche algérienne, Alger républicain, proche du Parti communiste algérien (PCA)et dirigé par Henri Alleg qui donne le plus d’écho à cet événement. Des grèves éclatent, des débrayages ont lieu et un large comité de soutien aux familles des victimes se constitue avec des représentants du MTLD, du PCA, et de toutes les forces progressistes du pays. La foule se presse devant le port d’Alger et se recueille devant les cercueils. Puis les convois funéraires prennent les directions de leurs villages.

Les mensonges des policiers et de la justice

Évidemment, le soir même du drame, la hiérarchie policière et le gouvernement ont entrepris une vaste opération que l’on peut résumer à un véritable « mensonge d’État ». Pour eux, ce sont les Algériens qui étaient agressifs et qui ont même tiré sur les forces de l’ordre d’où leur conclusion de « légitime défense ». Ainsi dans les archives de la police ou du juge d’instruction, l’unanimisme des affirmations des représentants des forces de l’ordre est pour le moins troublant, car ils seront 55 à avoir, sans aucune preuve, « entendu des coups de feu qui venaient du côté des manifestants ou du côté de la place de la Nation », là où se trouvaient les Algériens.

La fabrication du mensonge d’État s’est aussi illustrée par la façon dont le juge Guy Baurès a sélectionné les déclarations des policiers pour rendre ses conclusions de non-lieu. En effet, lorsqu’on regarde de plus près les dépositions mensongères des policiers, on remarque dans la marge de petits traits qui correspondent aux phrases que le juge d’instruction a relevées. Ces annotations vont lui servir à rendre son avis sur cette « violence à agents ». Bien entendu, le juge va écarter toutes les déclarations des Algériens, car pour lui elles ne sont pas assez précises, bien qu’accablantes pour la police.

L’autre grand mensonge d’État concerne l’analyse des balles et la récupération des douilles. On sait qu’au moins une soixantaine de balles ont été tirées (les 50 blessés par balle et les 7 tués). Or le dossier d’instruction ne fait état que de 17 douilles ramassées place de la Nation : une véritable anomalie. Or l’analyse des balles n’a été faite que sur les armes des 8 policiers qui ont affirmé avoir tiré. Soixante ans après, Robert Rodier qui reconnaît avoir alors tiré sur les Algériens confirme qu’il ne l’a jamais dit lors de l’enquête judiciaire : « Moi je sais que j’avais deux chargeurs de dix cartouches, il en est parti neuf. Et c’était à l’horizontale. » Et il confirme la manipulation :

C’est les gars en civil de notre service qui ont ramassé les douilles ! … C’est pour cela que l’on nous avait convoqués au Grand Palais un jour, et on nous a dit : “Ici vous pouvez parler. Vous pouvez dire ce que vous voulez.” Mais il fallait la mettre en veilleuse après !

André Brandého est encore plus précis sur cette question :

Mais les balles… Les gars allaient en chercher chez Gastinne-Renette, avenue Franklin-Roosevelt, là où il y avait une armurerie [pour mettre des neuves dans leur chargeur] ; j’ai un collègue qui a pris une boîte complète pour remplacer celles qu’il avait tirées.

Dans les archives du département de la Seine, j’ai pu identifier, à partir des archives accessibles, 47 manifestants blessés par les tirs policiers du 14 juillet 1953. Deux autres blessés par balle, et hospitalisés à l’hôpital Saint-Antoine (Paris 12e) : Vasvekiazan (tête) et Cyprien Duchausson (main) sont également mentionnés dans L’Algérie libre, le journal du MTLD (numéro spécial du 29 juillet 1953), mais je n’ai retrouvé aucune trace de leur hospitalisation. Cela dit, il y a eu certainement d’autres blessés par balle, comme Mohamed Zalegh, qui n’est pas allé à l’hôpital, mais m’a déclaré en 2012 : « La bagarre a commencé quand ils ont voulu prendre le portrait de Messali. Moi, j’ai été touché là ! Au derrière par une cartouche. Cela brûle la veste, la peau ».

À tous ces blessés par balle, il faut bien entendu ajouter les nombreux blessés à coups de matraque.

« La suite, c’est le déclenchement de la révolution du 1er novembre 1954 »

La hiérarchie policière va profiter du mensonge d’État pour renforcer son arsenal répressif. Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après le 14 juillet. Un premier, les compagnies d’intervention ou compagnies de district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de l’ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne.

L’autre corps qui est créé dès le 20 juillet est la “Brigade des agressions et violences” (BAV). Qui se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus nord-africains.

Enfin, une autre conséquence, très surprenante, de cette manifestation est donnée par l’historienne Danielle Tartakowsky :

À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu’en 1968. Il n’y aura plus de défilés du 1er Mai à Paris, mais seulement des rassemblements, souvent dans le bois de Vincennes… Et ce sera aussi le dernier défilé populaire du 14 juillet à Paris.

Enfin, dernière conséquence et non des moindres, le massacre du 14 juillet 1953 va être un déclic pour nombre de militants nationalistes pour passer à la lutte armée. En effet, il faut savoir qu’en 1953, le MTLD était déjà en crise. Le conflit entre Messali Hadj et le comité central du mouvement avait pris un tournant dès le congrès d’avril 1953, quand de nouveaux statuts limitant les pouvoirs du président avaient été adoptés. L’été 1954 verra la création de deux congrès du MTLD, les uns excluant les autres. Dans cette situation, Mohamed Boudiaf et 5 autres militants nationalistes contactent les anciens de l’Organisation spéciale (OS), organisation paramilitaire du PPA pour créer le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). Officiellement pour unir le parti, mais surtout pour passer à la lutte armée. Cette décision amena à la « réunion des 22 » militants du PPA qui fixera au 1er novembre 1954 le déclenchement de la libération nationale avec la création du FLN. Finalement, la répression aveugle en plein Paris du 14 juillet 1953 sonne à la fois comme un prélude et un déclic à une véritable lutte armée guerre totale. Indiscutablement, comme l’affirment certains témoins de cette répression aveugle, on peut dire que ce 14 juillet 1953, ont été tirés les premiers coups de feu de la guerre d’Algérie.

Un drame effacé des mémoires

En dehors d’une banderole du MTLD dépliée le 1er mai 1954 au bois de Vincennes, d’une minute de silence observée à la mémoire des victimes lors du congrès « messaliste » du MTLD en juillet 1954, d’un article dans Liberté, organe du PCA et d’un très bon reportage dans le mensuel du Secours populaire (La Défense, juillet-août 1954), on peut dire que dès l’été 1953, le drame du 14 juillet est quasiment oublié. En Algérie, la division du mouvement nationaliste et surtout la guerre d’Algérie (avec ses milliers de morts) auront vite recouvert cette tuerie. Et puis, le nouveau pouvoir issu de la révolution de 1962 — dirigé par Ahmed Ben Bella puis par Houari Boumediene après son coup d’État de 1965 — a cultivé un certain « patriotisme sélectif », au détriment de la vérité historique.

Honorer des gens qui défilaient derrière le portrait de Messali Hadj, qualifié pendant longtemps de « traître à la révolution », était impensable pour ce nouvel État au parti unique. Ces six victimes algériennes n’ont jamais été reconnues par le pouvoir comme martyrs de la révolution et aucune indemnité n’a été versée aux familles jusqu’à aujourd’hui.

En France, le drame du 14 juillet 1953 a lui aussi disparu très tôt de la mémoire collective. De plus, pour l’ensemble des Français, l’intérêt pour les événements internationaux se focalise non pas sur l’Algérie, mais sur la guerre en Indochine (commencée en 1946). Cela dit, un autre facteur a favorisé l’effacement mémoriel de l’événement, comme l’explique l’historienne Danielle Tartakowsky : quelques mois avant le 14 juillet, le PCF, par la voix de Maurice Thorez, avait décidé d’abandonner la ligne dure d’affrontement « classe contre classe » pour revenir à une union de la gauche et de toutes les forces démocratiques. La grève d’août 1953 sera dans la droite ligne de cette nouvelle stratégie, avec un recentrage sur des problèmes salariaux et syndicaux. Cette manifestation du 14 juillet vient donc perturber la nouvelle orientation.

L’histoire de France ne veut pas se souvenir ni même retenir ces morts algériens, comme ce fut le cas pour ceux du 17 octobre 1961, contrairement à la répression au métro Charonne de la manifestation du 8 février 1962 : des écoles, des stades, des rues portent les noms des victimes. Là, rien… Cette forme de différentialisme fondé sur le « eux et nous » puise sa source dans un patriotisme ethnocentré, loin des valeurs universelles. Il y a aura pourtant en France, comme en Algérie un timide retour de la mémoire à partir des années 1980-1990, mais surtout dans les années 2000 avec le chapitre du livre de Danielle Tartakowsky sur Les Manifestations de rue en France, 1918-1968 (éditions de la Sorbonne, 1997), et le premier livre sur ce drame écrit par Maurice Rajsfus, 1953. Un 14 juillet sanglant (Viénot, 2003 ; éditions du Détour, 2021) et enfin, plusieurs chapitres très documentés du livre d’Emmanuel Blanchard La Police parisienne et les Algériens (1944-1962) (Nouveau Monde, 2011). En Algérie, on peut quand même signaler un hommage rendu à Amar Tadjadit dans son village à Tifra en 2006 et une journée d’étude sur Larbi Daoui à Tiout en 2009.

Ce massacre doit être reconnu comme crime d’État, au même titre que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. Une première étape importante de cette réhabilitation a déjà eu lieu le 6 juillet 2017. La mairie de Paris, sur proposition de Nicolas Bonnet Oulaldj, président du groupe communiste, a organisé la pose d’une plaque commémorative place de la Nation à la mémoire des victimes de cette répression du 14 juillet 1953. Depuis, avec la Ligue des droits de l’homme, la mairie du 12e arrondissement de Paris et différentes associations et partis, chaque année une commémoration et un bal populaire sont organisés place de la Nation pour perpétuer cette mémoire.

Les sept victimes du 14 juillet 1953

Affiche, 1953

➞ Abdallah Bacha (25 ans), né en 1928 à Agbadou (Algérie). Atteint d’une balle dans la région dorsale qui est ressortie à la base du cou, il est décédé à 18 h à l’Hôtel-Dieu ;
➞ Larbi Daoui (27 ans), né en 1926 à Aïn Sefra (Algérie). La balle, que l’on n’a pas retrouvée, est entrée par le sternum et a traversé le cœur. Décédé à 18 h 30 à l’hôpital Tenon. Il habitait à Saint-Dié (Vosges), où il était manœuvre et domestique ;
➞ Abdelkader Draris (32 ans), né en 1921 à Djebala (Algérie). Il a été atteint d’une balle dans la région temporale gauche, qui est ressortie par la tempe droite. Décédé à 18 h à l’hôpital Saint-Louis, il travaillait chez Chausson ;
➞ Mouhoub Illoul (20 ans), né en 1933 à Oued Amizour (Algérie). La balle est entrée dans le sourcil gauche jusqu’à la boîte crânienne puis est ressortie. Décédé à 20 h 30 à l’hôpital Saint-Louis, il habitait et travaillait comme ouvrier du bâtiment au centre de formation de Saint-Priest (Rhône) ;
➞ Maurice Lurot (41 ans), né en 1912 à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes). La balle est entrée dans la poitrine au niveau du sternum et a traversé le poumon et le thorax. Décédé à l’hôpital Saint-Louis, il était ouvrier métallurgiste à Paris ;
➞ Tahar Madjène (26 ans), né en 1927 au douar Harbil (Algérie). Frappé d’une balle sous la clavicule gauche qui lui a perforé le cœur et les poumons, il est décédé à 17 h 40 à l’hôpital Tenon ;
➞ Amar Tadjadit (26 ans), né en 1927 au douar Flissen (Algérie). Il a reçu une balle qui a atteint le cerveau dans la région frontale gauche. Il présentait, en plus, de nombreuses traces de violences au niveau de la face. Décédé à 20 h à l’hôpital Saint-Louis.

NOTES

1. NDLR. Manifestation violente à Paris le 28 mai 1952 lors de la venue dans la capitale française du général Matthew Ridgway, commandant les troupes de l’OTAN en Corée.

2. NDLR. Militant du Parti communiste français (PCF), alors marin, Henri Martin est envoyé en Indochine française, en 1945. Il y assiste au bombardement de Haiphong par la marine française, le 23 novembre 1946. De retour en France, il commence un travail de propagande à l’arsenal de Toulon et distribue des tracts invitant les marins à réclamer la cessation des hostilités en Indochine. Il est arrêté par la police militaire le 14 mars 1950, jugé et condamné par le tribunal maritime de Brest, le 20 octobre de la même année, à cinq ans de réclusion pour propagande hostile à la guerre d’Indochine.

3. Tous les témoignages des policiers cités ici figurent dans Daniel Kupferstein, Les balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris (La Découverte, 2017, Le Croquant, 2024). Ils sont extraits du dossier d’instruction sur le 14 juillet 1953 consulté par l’auteur aux Archives de Paris.

4. Témoignage figurant dans le film  Les balles du 14 juillet 1953.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Edition du 01 au 15 juillet 2025 https://histoirecoloniale.net/14-juillet-1953-un-massacre-de-manifestants-algeriens-a-paris-par-daniel-kupferstein/

L’anglais promu, le français stigmatisé : El Khabar et le piège de l’unilinguisme militant – Samia Naït Iqbal

L’introduction de l’anglais dans le cycle primaire en Algérie, officialisée par les autorités depuis la rentrée 2022-2023, a marqué un tournant dans la politique linguistique nationale. Cachez-moi cette langue française que je puis supporter, nous intime le courant arabo-baathiste.

Présentée comme une réforme structurante, cette décision s’inscrit dans une volonté de préparer les élèves dès le jeune âge à maîtriser une langue désormais incontournable dans les domaines de la science, de la technologie et de la communication globale. Un choix que le journal El Khabar a salué à travers plusieurs articles, en insistant sur sa portée stratégique.

Mais au-delà de la pertinence de cette réforme, la tonalité adoptée par le quotidien dans son traitement éditorial soulève des interrogations. En opposant frontalement l’anglais au français, et en présentant ce dernier comme un « reliquat de la colonisation », El Khabar semble s’engager dans une logique de rupture, là où d’autres voix plaident pour une approche complémentaire et inclusive.

Un virage éditorial assumé

On est désormais bien loin du quotidien El Khabar historique qu’Issad Rebrab a failli acheter ! Depuis quelque temps, El Khabar adopte une ligne éditoriale résolument favorable à un recentrage linguistique autour de l’arabe et de l’anglais, au détriment du français.

En cela, le quotidien, fondé par des journalistes profondément attachés aux valeurs de modernité, d’ouverture et de pluralisme sous toutes ses formes, semble aujourd’hui s’éloigner de cet héritage. En adoptant des postures idéologiques rigides, il glisse vers une vision réductrice du débat linguistique, qui n’a parfois rien à envier aux discours les plus fermés et conservateurs qu’il dénonçait autrefois.

Cette orientation, si elle peut se comprendre dans le cadre d’un repositionnement stratégique, marque toutefois une rupture nette avec l’esprit fondateur du journal.

Des figures comme Rezki Cherif, Ali Djerri ou le regretté Omar Ourtilane incarnaient un attachement profond à une modernité ouverte et inclusive, où la pluralité linguistique était considérée non comme une entrave à l’identité nationale, mais comme une richesse à cultiver. En s’éloignant de cet héritage, El Khabar semble aujourd’hui céder à une lecture plus rigide et idéologique, au détriment de la complexité et du dialogue.

À travers une rhétorique qui oppose désormais systématiquement « anglais moderne » à « français hérité », le journal s’inscrit dans une lecture à forte charge symbolique, où la langue française est réduite à son passé colonial, sans considération pour sa place actuelle dans la vie académique, scientifique et culturelle du pays.

Un débat complexe, à mener sans passion

La valorisation de l’anglais, en soi, est une orientation qui répond à des impératifs réels : ouverture sur les savoirs, adaptation aux mutations technologiques, facilitation de l’accès aux publications scientifiques internationales. La formation d’enseignants, le recrutement de professeurs d’anglais et l’intégration de cette matière dans les premières années de scolarité témoignent d’un effort structuré.

Cependant, il serait contre-productif de penser cette avancée en termes de substitution ou d’exclusion. Le français, qu’on le veuille ou non, reste une langue de travail dans de nombreux secteurs en Algérie — santé, droit, université — et continue de jouer un rôle d’interface dans les échanges internationaux. Le rejeter ou le marginaliser pourrait créer des déséquilibres contreproductifs, notamment pour les jeunes générations appelées à évoluer dans un monde plurilingue. Pas seulement, tout indique que cette traque du français est menée par un courant arabo-islamiste proche de la Turquie. Un courant qui œuvre depuis longtemps pour éloigner l’Algérie de la France. D’où l’entretien des braises antifrançaises par tous les moyens.

Une vision apaisée de la pluralité linguistique

L’enjeu pour l’Algérie n’est pas de trancher entre les langues, mais d’en faire un usage intelligent et complémentaire. Une politique linguistique efficace ne se bâtit pas sur le ressentiment ou les oppositions symboliques, mais sur des critères d’efficacité, d’inclusion et de cohérence. L’arabe, l’anglais, le français — et même tamazight — peuvent coexister dans un cadre structuré, équilibré, au service de l’intérêt national.

Le rôle de la presse, à cet égard, est essentiel. Elle peut contribuer à enrichir le débat, à éviter les raccourcis idéologiques, et à accompagner sereinement les mutations linguistiques du pays. Car ce qui est en jeu, au fond, ce n’est pas une langue contre une autre, mais la capacité à bâtir une école et une société ouvertes sur leur temps.

L’anglais est un outil d’avenir. Le français reste un acquis. L’arabe et tamazight demeurent un socle. La pluralité linguistique n’est pas un luxe, c’est une richesse. Encore faut-il la penser sans crispation.

Source : Le Matin d’Algérie – 08/07/2025 https://lematindalgerie.com/langlais-promu-le-francais-stigmatise-el-khabar-et-le-piege-de-lunilinguisme-militant/

René Vautier (1928 – 2015), cinéaste anticolonialiste

 « Résistant sous l’occupation, emprisonné pour son premier film, passé du côté du FLN pendant la guerre d’Algérie, membre du groupe Medvedkine après mai 1968, défenseur de l’autonomie bretonne, le cinéaste René Vautier est mort le 4 janvier en Bretagne. Il avait 86 ans », écrit Thomas Sotinel dans Le Monde en 2015. Il y a dix ans disparaissait un artiste engagé, connu pour son film de 1972 Avoir vingt ans dans les Aurès qui relatait « la désertion d’un soldat français en Algérie qui refusait l’exécution sommaire d’un prisonnier algérien »[1].
Breton, fils d’ouvrier, René Vautier s’est engagé dans la Résistance dès l’âge de 15 ans, au sein du groupe d’Éclaireurs de France dont il faisait partie. Il est décoré de la Croix de guerre à seize ans, et le groupe « jeunes » du clan René Madec est cité de manière collective à l’ordre de la Nation par le général Charles de Gaulle pour faits de Résistance (1944). Après la guerre, Vautier adhère au parti communiste.

Afrique 50, vibrant réquisitoire contre le colonialisme

En 1950, « la Ligue de l’enseignement le charge de réaliser un film sur l’éducation française en Afrique subsaharienne. Vautier détourne la commande et évoque une réalité méconnue : le travail forcé, les violences des autorités coloniales contre les populations entre la Côte d’Ivoire et le Mali. Le film qu’il rapporte de ce que l’on appelait alors l’A.O.F., Afrique 50, est non seulement censuré (il le restera quarante ans), mais vaut à son auteur une condamnation à un an de prison, exécutée dans les prisons militaires. » [2]

Ce film, tourné dans les villages de Côte d’Ivoire, de Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso), du Sénégal et du Soudan français (l’actuel Mali), était initialement destiné à mettre en valeur la mission éducative de la France dans ses colonies pour montrer aux élèves des lycées et des collèges « comment vivent les villageois d’Afrique occidentale française ». « Je suis allé là-bas en 1950 pour le compte de la Ligue de l’enseignement, qui avait demandé à un groupe de jeunes de rapporter en France des images sur la vie réelle des paysans africains en Afrique-Occidentale française, images destinées aux écoliers. On m’a très vite demandé d’arrêter de filmer en vertu d’un décret de Pierre Laval de 1934 (qui n’autorisait à filmer dans les colonies qu’en présence d’un représentant de l’administration) », se souvient le cinéaste[3]. Il se voit interdire de continuer à filmer, et assigné à résidence à Bamako. Il continue pourtant à le faire en cachette, aidé de son camarade Raymond Vogel.

Le documentaire, qui a failli ne jamais voir le jour car les autorités lui ont confisqué ses bobines, commence comme un reportage paisible sur la vie quotidienne des hommes, femmes, et enfants de l’AOF. Cependant, le commentaire en voix off, de René Vautier lui-même, est rapidement critique : montrant des enfants qui jouent avec des jouets de fortune, il indique que c’est parce qu’« il n’y a place dans les écoles que pour 3% des enfants » de ces colonies. Puis, le film devient plus mouvementé, vif : il dénonce le travail forcé, les massacres perpétrés sur des villages par les autorités coloniales car les villageois n’ont pas réussi à payer l’impôt colonial, très lourd ; et il dénonce l’ampleur des richesses extraites et accumulées par les grandes compagnies coloniales, qu’il nomme, chiffres à l’appui, et qu’il compare à des vautours, montrant dans un rapide plan-séquence quelques-uns de ces funestes oiseaux noirs à titre de comparaison frappante. Il donne des noms d’habitants massacrés. Il dépeint la désolation sur des villages où l’on voit encore des impacts de balles et le bétail tué. Enfin, le film se termine sur une note d’espoir, montrant et magnifiant des manifestations unitaires et enthousiastes dans lesquelles les travailleurs africains sont côte à côte avec des ouvriers français, et la voix off devient lyrique, annonçant de grands changements à venir, du fait que les Africains ont pris conscience de leurs droits et de leur lutte qui va pouvoir enfin prochainement aboutir.

Des persécutions policières et une longue censure

Vibrant d’émotion, d’indignation et de révolte, ce film a valu à René Vautier des démêlées avec la police, qui saisit les négatifs du film. Le jeune réalisateur de 22 ans est cité à comparaître pour « avoir […] procédé à des prises de vues cinématographiques sans l’autorisation du gouverneur[9] ». Il réussit cependant à sauver quelques bobines et, c’est avec les quelques bobines restantes qu’il a monté et sonorisé en hâte et en cachette ce documentaire, projeté clandestinement, et qui éveillera les consciences anticolonialistes de toute une génération. » J’ai pu récupérer illégalement dix-sept des cinquante bobines tournées qui avaient été saisies dans les locaux de la Ligue de l’enseignement. Je n’ai pas voulu en utiliser certaines, qui étaient très dures », témoignera-t-il dans une interview en 2007[4]. René Vautier et Félix Houphouët-Boigny sont jugés pour avoir enfreint le décret de 1934 de Pierre Laval, alors ministre des Colonies. René Vautier est incarcéré à la prison militaire de Saint-Maixent-l’École, puis à Niederlahnstein en zone française d’occupation en Allemagne de l’Ouest. Il en est libéré seulement en juin 1952. Le film sera interdit pendant plus de quarante ans, jusqu’en 1990. Vautier n’a récupéré lui-même son film qu’en 1996.

Si Afrique 50 est interdit en France, il est, à l’inverse, acclamé de l’autre côté du rideau de fer, recevant la médaille d’or au festival du cinéma de Varsovie en 1952.
La longue interdiction d’Afrique 50 en France a donné à Vautier l’occasion de s’engager contre la censure politique dans le cinéma. En 1973, après 33 jours de grève de la faim et aidé par le soutien de plusieurs amis cinéastes, René Vautier obtient la suppression de cette censure.

Un fort engagement en faveur de l’Algérie

Pendant la Guerre d’Algérie (1954-62), Vautier est d’abord en Tunisie, où il tourne deux courts métrages, puis sur place en Algérie au cœur des combats, où il lutte dans les maquis du FLN. Il y tourne deux films documentaire, Une nation, l’Algérie (1954), aujourd’hui perdu, qui présentait la véritable histoire de la conquête de l’Algérie comme une agression et une spoliation du territoire des Algériens (Vautier sera poursuivi pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État pour une phrase du film : « L’Algérie sera de toute façon indépendante »), et L’Algérie en flammes, en 1958. Cela « lui vaut d’être poursuivi par les autorités françaises et René Vautier reste en exil jusqu’en 1966 », comme le relate Thomas Sotinel. Aux côtés des opprimés, des sans-voix, des persécutés, il tourne d’autres films engagés sur l’Algérie, comme Peuple en marche, en 1963, qui dresse un bilan de la guerre d’Algérie en retraçant l’histoire de l’ALN et qui dépeint l’effort collectif du peuple algérien pour reconstruire du pays, après les destructions de ce conflit sanglant.

En 1972 sort Avoir vingt ans dans les Aurès, film qui dénonce le sort difficile des jeunes Français appelés à aller combattre en Algérie (les Aurès étant un massif montagneux du nord-est de l’Algérie), qui obtient le Prix international de la critique au festival de Cannes cette année-là. D’autres films sur l’Algérie suivront, comme Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1982) et Le Cinéma des premiers pas (1985), qui illustre la participation de Vautier au développement de l’activité cinématographique dans l’Algérie indépendante.

En 1972, René Vautier entame une grève de la faim car les autorités françaises ont refusé de donner un visa d’exploitation pour le film Octobre à Paris, réalisé par Jacques Panijel et dénonçant le massacre des manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961. « Vautier voulait enfin sortir le film à travers sa société de distribution, et ne cesse sa grève qu’après avoir reçu du ministre de la culture de l’époque, Jacques Duhamel, l’assurance que les critères politiques n’entreront plus en ligne de compte dans les décisions de la commission de contrôle cinématographique. »[5]

Un constant engagement anti-raciste

L’antiracisme est une constante chez Vautier, un fil rouge qui irrigue tous ses films. Ainsi, pour dénoncer la prégnance du racisme en France, il réalise en 1970 les trois cousins, une fiction tragique sur les conditions de vie de trois cousins algériens à la recherche d’un travail en France. Il obtient la même année le Prix du meilleur film pour les Droits de l’Homme à Strasbourg. Puis suivra, entre autres films, en 1986, Vous avez dit : français ?, une réflexion en images sur la notion de citoyenneté française et l’histoire de l’immigration en France.
Vautier s’engage également pour une grande cause du XXe siècle : la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Avec Le Glas, réalisé sous le pseudonyme algérien de Férid Dendeni, inspiré par son indignation face à la pendaison de trois révolutionnaires de Rhodésie du Sud, il signe un brûlot, interdit en France, puis autorisé en 1965 parce qu’il était autorisé en Grande-Bretagne. En 1976, il réalisera Frontline où il filme Oliver Tambo, militant anti-apartheid et prédécesseur de Nelson Mandela à la tête de l’ANC. Ce dernier film sera d’ailleurs co-produit avec l’ANC.

Un focus sur l’extrême droite française

Son antiracisme et sa sensibilité à la cause des opprimés amènent Vautier à tourner des films dénonçant l’extrême droite française. À propos de… l’autre détail, en 1984 est un documentaire monté à partir de témoignages sur la torture de personnes ayant vécu la guerre, comme l’historien Pierre Vidal-Naquet, le militant de la non-violence Jacques Pâris de Bollardière, le préfet de police d’Alger Paul Teitgen, la déportée Germaine Tillion.

Dans Châteaubriand, mémoire vivante, en 1985, le cinéaste exalte la mémoire des 27 résistants français, dont 21 militants communistes, qui ont été fusillés en 1941 dans ce camp militaire allemand en Loire atlantique. Il leur rend ainsi hommage et montre, à l’encontre de ceux qui soutiennent que les communistes ne seraient entrés dans la Résistance qu’au moment où l’Allemagne a envahi l’URSS (22 juin 1941), qu’en réalité la Résistance communiste a commencé bien avant. La télévision française refuse de soutenir le projet. Le film est réalisé avec Fernand Grenier, un responsable de l’Amicale des anciens de Châteaubriand.

Des témoignages sur la torture perpétrée en Algérie par Jean-Marie Le Pen

En 1985, lors du procès qui oppose Le Canard enchaîné à Jean-Marie Le Pen au sujet des tortures infligées par l’homme politique d’extrême-droite pendant la guerre d’Algérie, l’hebdomadaire produit à charge le témoignage crucial et déterminant d’une des victimes de Le Pen, Ali Rouchaï, rencontré à Alger. De même le témoignage de l’Algérien Hadj Boukhalfa, torturé par l’officier parachutiste Jean-Marie Le Pen, témoignage filmé dans À propos de… l’autre détail, sera utilisé de manière déterminante pour défendre Le Canard enchaîné lors du procès pour diffamation intenté par Jean-Marie Le Pen. Le film est alors projeté et certains témoins viennent également soutenir le journal. Mais la loi d’amnistie de 1963 protège Le Pen, loi qui interdit l’utilisation d’images pouvant nuire à des personnes ayant servi pendant la guerre d’Algérie.

Des centres d’intérêt variés mais toujours engagés

Vautier tournera aussi des films sur les mouvements féministes des années 1960-70, comme Quand les femmes ont pris la colère, coréalisé avec sa femme Soazig Chappedelaine-Vautier en 1977, mais aussi sur sa Bretagne natale, où il a fondé l’Unité de production cinématographique de Bretagne, comme le film La Folle de Toujane, coréalisé avec Nicole Le Garrec en 1974. En 1976, Le poisson commande obtient l’Oscar du meilleur film sur la mer.

Il se préoccupe aussi du problème de la pollution, tournant Marée noire, colère rouge, en 1978, qui est récompensé comme meilleur film documentaire mondial 1978 au festival de Rotterdam. Plus précisément, il dénonce les dégâts environnementaux des essais nucléaires dans le Pacifique, avec Mission pacifique, en 1988, et Hirochirac, en 1995, tourné au moment du 50e anniversaire d’Hiroshima et à l’heure où Jacques Chirac décide de reprendre les essais nucléaires français dans le Pacifique.

Bibliographie

Tanguy Perron, « René Vautier », notice dans le Maitron, 2021.

Marie-José Sirach et Olivier Azam, « René Vautier, le cinéaste français le plus censuré ». L’Humanité Magazine, N° 806, 12 mai 2022, p. 37-39.

Thomas Sotinel, « Mort de René Vautier, cinéaste combattant », Le Monde, 04.01.2015
Interview. René Vautier : « Je filme ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai », Le Monde, 24.08.2007.
René Vautier, Caméra citoyenne – Mémoires, Rennes, Apogée, 1998.

[1] Thomas Sotinel, « Mort de René Vautier, cinéaste combattant », Le Monde, 04.01.2015.

[2] Th. Sotinel, article cité.

[3] René Vautier : « Je filme ce que je vois… », interview citée.

[4] Interview

[5] Th. Sotinel, article cité.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 juillet 2025 https://histoirecoloniale.net/rene-vautier-1928-2015-cineaste-anticolonialiste/

 « Sept mois que Toul se fait capitale de la torture » : des riverains en justice pour déboulonner la statue de Bigeard – Laura Wojcik

Une association de riverains se mobilise contre la statue du général tortionnaire, récemment érigée dans la ville de naissance de Marcel Bigeard en Meurthe-et-Moselle. Ils viennent de saisir le tribunal administratif pour déboulonner le monument, « crachat à la figure » des victimes de torture en Algérie.

Toul (Meurthe-et-Moselle).– « Photo, photo, photo ! », gloussent quelques jeunes devant la stature de pierre d’un militaire au garde-à-vous, buste en avant, cortège de médailles, pectoraux saillants et regard pointé vers l’horizon. Un merle vient de se poser sur le képi de bronze de cette œuvre de deux mètres cinquante de haut.

Le perchoir de ce volatile n’est autre que la statue de l’une des figures les plus emblématiques de la torture commise durant la guerre d’Algérie : le général Marcel Bigeard. Un enfant du coin, que la municipalité divers gauche de Toul a choisi d’honorer avec ce monument érigé le 24 octobre 2024. 

La statue, façonnée par le sculpteur proche de l’extrême droite Boris Lejeune, a discrètement été installée, « en catimini, un beau jour, sans le dire à personne », selon Samir Aridja, enseignant en histoire, natif de Toul et engagé contre le lieu de mémoire. Depuis qu’il trône dans un square verdoyant, entre un bras de canal, une aire de camping-cars et le monument aux morts voisin, il suscite de vives critiques de riverains, qui viennent de déposer un recours au tribunal administratif deNancy.

« Député de Toul et ancien ministre », ainsi que le mentionne la stèle, Marcel Bigeard est connu depuis les années 1990 pour les récits des barbaries qu’il a généralisées et même enseignées à l’école militaire dans les années 1950. Dès 1987, une émission de France Culture relaie le témoignage du général Massu racontant un Bigeard prompt à manier la gégène, une méthode de torture à l’électricité qu’il aurait apprise lors de la guerre d’Indochine. « On ne peut pas décider aujourd’hui que c’est ce passé-là qu’on veut valoriser. On peut décider de le regarder en face, écouter les historiens, qui ont désormais tout démontré », déplore Sylvie Prévost, native de Toul engagée contre la statue. 

« Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur le fait qu’il est l’une des personnes qui incarnent le mieux les exactions commises en Indochine et en Algérie », confirme l’historien Fabrice Riceputi. En 2010, à sa mort, le possible transfert des cendres de l’ancien parachutiste aux Invalides avait déjà suscité l’hostilité, et le projet avait finalement été abandonné.

« Atteinte à l’ordre public »

Tous les 24 du mois, un collectif de riverain·es engagé·es contre la statue se rassemble en fin de journée, face au monument. Le 24 mai, ils sont une quarantaine à dérouler des affichettes et banderoles « Stop à la violence coloniale » ou « Bigeard = torture = crimes contre l’humanité ». Sylvie Prévost résume la sculpture à « un crachat à la figure ». Devant la stèle, des draps blancs tachetés de rouge cachent temporairement le visage du général au côté de panneaux sur lesquels est inscrit : « 7 mois que Toul se fait capitale de la torture. » 

Mariam, 23 ans, fait partie des quelques étudiant·es venu·es là pour la première fois. À ses yeux, la silhouette de bronze « redonne des coups dans la plaie, comme s’il n’y avait aucune volonté d’aller vers une reconnaissance de l’histoire et une réparation ».« L’extrême droite s’installe partout, en politique et dans l’espace public, glisse cette étudiante française d’origine algérienne. Le passé colonial était violent sous toutes ses formes et aujourd’hui on nous soumet encore de la violence dans le paysage» « C’est honteux que cet homme soit là, j’en pleurerais »,grince Sakina, riveraine qui s’est arrêtée là par hasard avec ses deux enfants.

Mardi 24 juin, les opposant·es ont saisi le tribunal administratif de Nancy. Mediapart a pu prendre connaissance de cette requête, qui décrit le monument comme « une apologie, en pied et en bronze, des actes commis par cet homme sous cet uniforme ».

Le document estime que « cette représentation apologétique de l’auteur, théoricien et promoteur d’actes gravement attentatoires aux droits et libertés fondamentaux, d’actes de tortures et de crimes de guerre, érigée dans le domaine public toulois, heurte à juste titre, une grande partie de la population ». Les pourfendeurs du monument estiment ainsi qu’« ériger en 2024 une statue à la gloire de Marcel Bigeard, dans sa tenue de soldat du colonialisme, porte gravement atteinte à l’ordre public ».

Aux yeux des plaignant·es, le monument est aussi « contraire au principe de neutralité des services publics auquel est soumise la commune de Toul, comme toutes les collectivités publiques »,en ce qu’« il ne fait aucun doute que dans la dispute qui se poursuit entre tenants de la vérité historique et partisans de la mythologie coloniale, l’érection de cette statue à la gloire d’un tortionnaire et colonialiste notoire prend le parti de l’extrême droite ».

Les requérant·es espèrent un retrait du domaine public du monument dans un délai de un mois et entendent astreindre la commune à verser 2 000 euros à chacun·e.

« J’estime qu’un état de fait n’est pas un bon argument. Il y a des statues qui, au cours de l’histoire, ont été déplacées, enlevées ». Sylvie Prévost, de l’association Collectif juillet 1961

Plusieurs riverain·es ont décidé de joindre leurs voix à cette requête judiciaire, aux côtés d’associations comme Collectif juillet 1961, créée en mémoire de « la nuit des paras » de Metz, durant laquelle quatre Maghrébins trouvèrent la mort le 23 juillet 1961. 

C’est le cas aussi de Samir Aridja, descendant de victime de la torture en Algérie. Lors de l’érection de la statue, l’enseignant a d’abord pensé à une mauvaise blague. Il dit : « Quand j’ai su que c’était en plus un collectif affilié à l’extrême droite, et que le sculpteur aussi, je me suis dit que ce n’était pas seulement un faux pas politique, mais que c’était grave. C’est une faute politique grave. »

Sa mère, Louiza Aridja, entend aussi participer avec son époux au recours juridique : « Ce n’est pas bon pour nous de voir ça, s’alarme la retraitée. Moi, je n’ai pas vécu la guerre, je suis née après mais mes parents ont vécu ces tortures, mon mari aussi. Mes beaux-parents aussi. J’entendais de mauvaises choses [sur Bigeard]. Il a donné des ordres de torture à son armée. »

« Certains disent que maintenant que la statue est là, on a perdu. Elle est là mais elle peut repartir aussi, si la mairie entend raison ou si la justice casse la décision, avance Sylvie Prévost, engagée dans l’association. J’estime qu’un état de fait n’est pas un bon argument. Il y a des statues qui, au cours de l’histoire, ont été déplacées, enlevées. »

Malgré les dénégations répétées de Marcel Bigeard et son incapacité à reconnaître la réalité de ce qu’il qualifiait d’« interrogatoires musclés », méthodes qu’il estimait avoir déployées « proprement », le passé du général regorge de récits accablants. Des viols répétés et systématiques décrits par l’activiste du FLN Louisette Ighilahriz dans Le Monde en 2000 aux « crevettes Bigeard ».

« C’était une expression répandue à Alger en 1957, qui désignait les cadavres d’Algérien·nes qu’on avait retrouvés rejetés par la mer. Ils avaient été jetés d’hélicoptères les pieds coulés dans une bassine de ciment et parfois réapparaissaient », détaille l’historien Fabrice Riceputi.

« Ériger une statue comme ça pour un tortionnaire, malgré tous les mouvements des peuples contre la colonisation, comment aujourd’hui une ville peut-elle encore accepter ce genre d’actions ? », questionne Mariam. « Si ça arrive dans une mairie de gauche, que se passe-t-il dans une ville d’extrême droite à ce moment-là ? », s’inquiète Samir Aridja.

La décision d’installer cette stèle remonte au conseil municipal du 26 juin 2018, soit plus de six ans avant son érection. Le compte rendu indique que le chantier est alors impulsé à la suite de « la sollicitation de la Fondation Général Bigeard », associée à la fille du général, qui s’engageait à financer la réalisation du monument.

« Le but étant de perpétuer l’œuvre et la mémoire du général, en s’attachant notamment à promouvoir auprès de la jeunesse le courage et l’amour de la patrie dans l’esprit du général », arguait alors Anne-Marie Quenette, présidente de la fondation. La décision avait alors été validée à l’unanimité, comme le rappelle le PV du conseil municipal. 

« Pour nous, c’est incompréhensible, notamment de la part d’un maire ex-membre du Parti socialiste. Ils avaient tout à fait la possibilité de revenir sur leur décision. Ils ne l’ont pas fait, le maire s’est totalement accroché à cette décision, fulmine Philippe Sidre, de la section nancéienne de la Ligue des droits de l’homme. Quand le collectif a commencé à se mettre en place, ils avaient tout à fait le temps de revenir en arrière. Un arrêté municipal ça peut se casser. »

« C’est un des généraux les plus décorés de France, si on avait estimé qu’il avait commis des actes condamnables, il aurait été déchu ». Alde Harmand, maire de Toul, en mars 2024

Samir Aridja, l’enseignant en histoire, tente de dénicher des explications. « Soit c’est de la couardise, de la lâcheté politique, avec des élus qui face à l’extrême droite ont décidé de baisser la tête uniquement au motif qu’il s’agit d’un Toulois à glorifier. Soit c’est l’ignorance, la méconnaissance… » Sakina, la voisine, ironise : « Quand je vois les gens qui sont aujourd’hui au pouvoir à Toul, c’est quand même pas des “teubés”, ils savent ce qu’ils font. »

Contacté à plusieurs reprises par Mediapart, le maire de Toul, Alde Harmand, n’a pas souhaité répondre à nos questions. Interrogé par L’Humanité en mars 2024, l’édile estimait alors que « [Marcel Bigeard], c’est quelqu’un d’important pour Toul, il y est né, il y est mort. C’est un des généraux les plus décorés de France, si on avait estimé qu’il avait commis des actes condamnables, il aurait été déchu ».

« Ce discours est un discours négationniste », estime l’historien Fabrice Riceputi auprès de Mediapart. Croisé à l’Assemblée nationale, Dominique Potier, député socialiste, élu en dissidence du Nouveau Front populaire, n’a pas souhaité s’étendre non plus sur le sujet, aspirant désormais à un « moment de pacification ». Lorsqu’il analyse les sympathies locales autour de l’ancien général, il décrit « le personnage Bigeard »« la bonhommie » du « vieux soldat », qui a suscité l’affection malgré une « part d’ombre immense ».

Il renvoie vers une « déclaration très claire »,relayée par L’Est républicain en mai 2024.Dans ce texte, il appelle à une « sortie par le haut »,estimant que cette statue ne permettait pas de remplir sa « vocation », celle « d’élever » et « de rassembler » « Nous pouvons par exemple imaginer sa destination dans un musée : un espace où la polémique cède sa place à la pédagogie. » Un point de chute qui convainc aussi certains opposants au buste de Bigeard. « Pour expliquer ce qu’il a été », abonde ainsi Sylvie Prevost.

La statue n’attire pas que des merles et des moineaux, mais aussi des nostalgiques de la France coloniale. Le 18 juin, un rassemblement d’une quarantaine de personnes, civils et militaires, a été organisé par un particulier pour saluer les quinze ans de la disparition du parachutiste.

Des gerbes de fleurs et de la terre de Dien Biên Phu, lieu de défaite majeure de l’armée française au Vietnam et terrain de gloire de Marcel Bigeard, ont été déposées devant la silhouette de bronze. 

Source : Mediapart – 24/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/240625/sept-mois-que-toul-se-fait-capitale-de-la-torture-des-riverains-en-justice-pour-deboulonner-la-statue-de-b

Dix-sept essais nucléaires ont eu lieu en Algérie : La France face à ses mensonges – M-F Gaïdi

C’est un coup de tonnerre dans un ciel longtemps plombé par le silence et le secret. Le 17 juin, la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires français a publié son rapport. Un document de plusieurs centaines de pages qui brise, enfin, des décennies dénégation officielle.  « Oui, il y a eu des mensonges », affirme sans ambages le rapport. L’État y est décrit comme ayant adopté une « attitude rétive » vis-à-vis des conséquences humaines, sanitaires et environnementales de sa politique nucléaire. 

Entre 1960 et 1996, la France a procédé à 210 explosions nucléaires. Les 17 premières, entre 1960 et 1966, ont été réalisées en Algérie, à Reggane et In Ecker, alors que le pays venait à peine d’arracher son indépendance. Les 193 suivantes ont eu lieu en Polynésie française, à Mururoa et Fangataufa, jusqu’à la fin des essais en 1996. Durant toute cette période, un mantra officiel a prévalu : « nos essais nucléaires sont propres.» Ce mensonge d’État est aujourd’hui mis en lumière. Depuis 2010, la loi Morin devait permettre l’indemnisation des personnes atteintes de maladies radio-induites. Mais selon les conclusions de la commission, le dispositif est un échec patent : seulement 1026 victimes ont été indemnisées en 14 ans, un chiffre très éloigné des milliers de personnes potentiellement touchées. Civils, militaires, populations autochtones : beaucoup n’ont jamais vu la couleur d’une reconnaissance ou d’un dédommagement. Le rapport propose 45 recommandations pour refonder la politique de réparation. 

Parmi les mesures phares : la suppression du critère de seuil du millisievert, jugé scientifiquement contestable ; le droit à l’indemnisation pour les victimes par ricochet, à l’image du régime existant pour l’amiante ; et le financement d’études indépendantes sur les effets transgénérationnels des rayonnements ionisants. Selon un communiqué officiel d’ICAN France, dont El Watan détient une copie, cette commission d’enquête marque une « avancée historique » dans la reconnaissance des injustices liées aux essais nucléaires français. Le texte souligne pour la première fois la reconnaissance politique de la notion de « justice nucléaire » et appelle à « des mesures concrètes pour réparer les préjudices sanitaires, environnementaux et sociaux causés par les 210 explosions menées par la France entre 1960 et 1996 ».

L’ Algérie, le grand oublié

Mais à côté de ces progrès, une absence criante est dénoncée : l’Algérie. Si la Polynésie commence à obtenir réparation, les 17 essais réalisés dans le Sahara algérien semblent avoir été éludés du rapport. Ni reconnaissance, ni mesures spécifiques, ni engagement sur la levée du secret-défense qui empêche toujours l’accès aux archives. Un silence d’autant plus inquiétant que les conséquences des explosions à Reggane et In Ecker continuent de se faire sentir : sols contaminés, nappes phréatiques touchées, pathologies lourdes chez d’anciens militaires français et des civils algériens ayant travaillé ou vécu dans les zones irradiées. 

Pour Jean-Marie Collin, directeur d’ICAN France, cette reconnaissance partielle pose problème : «La notion de justice nucléaire fait enfin irruption dans le débat public, mais tant que les victimes algériennes seront écartées, cette justice restera incomplète et inéquitable. » Même alerte du côté de Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements : « Il ne faudrait pas que la non-prise en compte des conséquences des explosions dans le Sahara conduise à un double standard mémoriel et réparateur.» Le rapport constitue indéniablement une étape historique. Il reconnaît des faits longtemps niés, ouvre la voie à des réparations plus larges, et amorce un travail mémoriel crucial. Mais il ne peut être perçu comme un aboutissement. 

Au contraire, c’est un point de départ pour aller plus loin. Les parlementaires sont désormais appelés à mettre en œuvre sans délai les recommandations formulées. Et, surtout, à ouvrir une nouvelle commission d’enquête spécifiquement dédiée aux essais en Algérie, comme le réclament les associations, chercheurs et victimes depuis des années. Car sans vérité pour tous, sans justice pour chacun, la page du nucléaire français restera entachée de mensonges, de silences… et d’inégalités.

Source : El Watan – 21/06/2025  https://elwatan-dz.com/dix-sept-essais-nucleaires-ont-eu-lieu-en-algerie-la-france-face-a-ses-mensonges

Algérie. Des cafés littéraires au numérique, la culture résiste – Kaïs Tamalt

Dans un pays où la liberté d’expression est réprimée par le régime, la scène culturelle algérienne traverse une profonde métamorphose. Et invente des stratégies de contournement.

« Notre centre culturel dispose d’une bibliothèque contenant de nombreux ouvrages relatifs aux droits humains, à la justice, au droit constitutionnel… Différentes initiatives ont pour but de la valoriser auprès de la nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs », explique Hassan M., journaliste et animateur de rencontres à Alger. Il ajoute : « Malgré les embûches auxquelles se confrontent les cafés littéraires, certaines rencontres ont attiré une diversité de profils. »

Ces dernières années, post-Covid, un lieu et un usage nouveaux s’invitent dans le paysage culturel algérien : le café littéraire. « Café » pour la praticité du terme, il s’agit surtout d’un lieu (une librairie, le salon d’un particulier, une salle d’un espace culturel…, voire un café) où des écrivaines et écrivains se réunissent pour discuter de leurs dernières lectures et échanger des idées, aux côtés de citoyens lambda, sans hiérarchie, hommes, femmes, générations diverses. Il accueille aussi bien l’étudiant qui révise ses cours de philosophie que la retraitée qui redécouvre Kateb Yacine. Autre lieu, même usage : l’espace numérique. Des influenceurs culturels et artistes digitaux investissent ce champ et ouvrent de nouvelles thématiques d’études et de discussions. Mais à quel prix ?

Des lieux déterminés à exister

Lieu d’émulation intellectuelle, de rencontres et d’échanges, dans les langues de la région où il est implanté, le café littéraire doit commencer par surmonter un imbroglio administratif pour exister. Celui de la commune kabyle de Tichy, située à une quinzaine de kilomètres de Béjaïa, sur la côte, en est l’illustration : bien qu’autorisée par l’assemblée populaire communale1, cette initiative a fait face à un mur d’interdictions administratives. Kamel, qui en est l’organisateur, témoigne de mécanismes de censure complexes :

« Les rencontres que je coordonne dans ce local subissent constamment la censure des autorités, qui multiplient les obstacles administratifs et remettent systématiquement en question la légitimité de nos activités culturelles ».

Ces entraves bureaucratiques ne sont pas isolées : elles relèvent d’une stratégie systématique de contrôle. La dichotomie entre le traitement des activités politico-religieuses et celui des événements culturels révèle un mécanisme délibéré d’annihilation de la pensée critique. Tandis que les premières sont « autorisées, encadrées, subventionnées et même sécurisées », précise Kamel, du café littéraire de Tichy, les secondes suscitent une suspicion constante.

Parfois, la répression prend des formes particulièrement brutales. Ahmed K., organisateur d’un café littéraire dans la wilaya d’Oran, raconte ainsi l’intervention violente des autorités : « Elles ont empêché la tenue d’un colloque sur la justice transitionnelle en Algérie, arrêtant les responsables de l’association, les employés, tous ceux présents dans les locaux, et refusant catégoriquement que le colloque ait lieu. » Ou des formes inattendues : la censure ne provient pas uniquement des autorités. Une partie de l’élite intellectuelle participe, de façon plus insidieuse, à un climat d’autocensure. « Un autre type de censure vient d’une partie des élites intellectuelles elles-mêmes, qui soutiennent le pouvoir ou tentent d’éviter sa colère, afin de conserver leurs postes et leurs avantages », poursuit Kamel. Ce phénomène s’est accentué depuis le Hirak2, créant une fracture au sein même de la communauté intellectuelle : entre ceux qui défendent la liberté d’expression, parfois au prix de leur carrière, et ceux qui préfèrent le compromis pour préserver leur statut.

Un membre de l’association Azday Adelsan n Weqqas (« le café littéraire d’Aokas »), jolie petite ville côtière dans la wilaya de Béjaïa, retrace l’évolution des pressions subies : « Entre juillet 2017 et le début du Hirak, en 2019, il n’était pas nécessaire de demander une autorisation pour organiser des conférences. Il suffisait de réserver la salle et d’inviter les intervenants. » Cette relative liberté n’était pourtant qu’apparente. « Nous savons que les cafés littéraires d’Aokas ont toujours été étroitement surveillés. Dans toutes les conférences, des policiers en civil étaient présents — étant donné qu’il s’agit d’une petite localité, nous les connaissons. » L’escalade répressive s’est accentuée avec la pandémie et les suites du Hirak.

« Les cafés littéraires se sont arrêtés, comme toutes les autres activités, pendant la période du Covid-19. Et, comme vous le savez, cette période a été marquée par la répression du Hirak et de l’ensemble du peuple algérien. Les cafés littéraires ont donc disparu ».

Les intimidations ont alors pris des formes plus frontales et sophistiquées. « Parmi les premières mesures directes, l’association a reçu ce que l’on pourrait appeler une “mise en demeure”. » Rapidement, les faits s’enchaînent : « L’association a reçu, en mai 2022, un document du ministère de la justice lui indiquant qu’un procès la concernant s’était tenu en octobre 2021 » à la suite d’une plainte de la wilaya de Béjaïa pour « prosélytisme religieux ». La dissolution d’Azday Adelsan n Weqqas, prononcée en avril 2023 par le tribunal administratif de Béjaïa, témoigne de la volonté des autorités d’éradiquer ces structures. Depuis, un bras de fer judiciaire s’est engagé, l’association ayant interjeté appel.

Ces témoignages révèlent, en plus de l’arsenal judiciaire, l’étendue des pressions déployées contre ces initiatives : « Nous avons vu des murs tagués sur les locaux, avec des messages ambigus, comme : “L’association met fin à ses activités”, sans plus de précision », poursuit le membre du café littéraire d’Aokas. Paradoxalement, chaque tentative de musellement renforce la détermination des acteurs culturels et suscite un élan de solidarité. Ces animations littéraires participent d’une dynamique plus large de préservation et de transmission du patrimoine culturel algérien. Dans la ville kabyle d’Aokas, malgré huit conférences interdites et la dissolution judiciaire du café littéraire, ses fondateurs poursuivent leur mobilisation culturelle. Rachid T., organisateur de cafés littéraires, incarne aussi cette détermination : « Un café internet dans le centre-ville organise des rencontres littéraires. Malgré le ramadan, nous faisons tout pour les maintenir jusqu’à aujourd’hui. »

Face aux offensives liberticides, la diaspora algérienne joue un rôle crucial. Présente principalement en Europe et en Amérique du Nord, elle constitue un relais essentiel pour les voix censurées. Farid L., membre d’un collectif citoyen à Montréal, explique : « Nous servons de caisse de résonance pour les artistes et intellectuels réduits au silence. Grâce à nos réseaux, nous faisons connaître leurs œuvres et idées au-delà des frontières, contrôlées. »

L’émergence d’« influenceurs culturels » en ligne

La pandémie de Covid-19 a accéléré la digitalisation des échanges culturels. Festivals littéraires virtuels, expositions en ligne, résidences artistiques à distance… Post-Covid, les collaborations ont été non seulement maintenues, mais parfois intensifiées. Dans la nécessité d’innover pour exister, les acteurs culturels se sont rapidement saisis de ces nouveaux usages.

Le numérique est devenu leur principal vecteur de libération. L’université Batna 2, dans l’Est algérien, a été l’un des premiers bastions de cette résistance technologique, avec le développement de plateformes alternatives quelque temps après le début du Hirak. « Nos plateformes numériques sont devenues des espaces où les étudiants peuvent dialoguer librement ; les professeurs, partager des perspectives variées ; et la pensée critique ; continuer de bourdonner », explique Karim R., responsable numérique.

Le numérique dilue la notion de territoire administratif, complique la mise en œuvre des interdictions locales, et permet une diffusion instantanée et massive des contenus, compliquant l’efficacité de la censure. Quantité d’« influenceurs culturels » algériens ont ainsi émergé sur le Web. Jeunes, technophiles, ces nouveaux médiateurs créent des communautés virtuelles autour de thématiques culturelles variées. Ces espaces virtuels sont aussi le lieu de formes hybrides d’expression artistique, comme le « digital storytelling » algérien, où l’information prend la forme d’un récit incarné, avec ses héros, ses émotions… et dans la plupart des cas un happy end. Cette forme, qui mêle traditions orales et outils numériques, séduit particulièrement les jeunes générations. Nabil K., artiste digital de Constantine :

« Nous réinventons nos contes traditionnels à travers des podcasts, des animations, des installations interactives. C’est une façon de préserver notre patrimoine tout en le rendant attrayant et accessible pour la génération Z ».

Cette webrésistance participe d’une redéfinition profonde de l’identité culturelle. En s’affranchissant des canaux officiels, les acteurs algériens de la culture agrandissent le champ des thématiques à étudier et sortent des tabous anciens, comme les tensions religieuses et la laïcité ou encore la guerre civile des années 1990. Les jeunes artistes contemporains interrogent les récits nationaux établis, revendiquant une diversité linguistique et culturelle jusque-là niée. Par exemple, la culture amazighe, longtemps marginalisée, existe davantage dans ces espaces alternatifs.

Mais au-delà des technologies, c’est la détermination inébranlable des créateurs, penseurs et activistes culturels qui fait la force de ce mouvement. Cette évolution, pour être pleinement comprise, doit être replacée dans le contexte plus large des transformations sociales et politiques du monde arabe. Loin des simplifications médiatiques, l’effervescence culturelle algérienne témoigne d’une vitalité intellectuelle et créative. Elle nous rappelle une vérité essentielle : aucun système, aussi répressif soit-il, ne peut durablement étouffer la voix d’un peuple déterminé à s’exprimer. C’est là que réside, peut-être, le plus grand espoir pour l’avenir de la culture algérienne.

Source : Orient XXI – 20/06/2025 https://orientxxi.info/dossiers-et-series/algerie-des-cafes-litteraires-au-numerique-la-culture-resiste,8316

Disparition du cinéaste algérien Mohamed Lakhdar Hamina, seul africain sacré à Cannes – Houda Ibrahim

Le réalisateur et producteur algérien, Mohamed Lakhdar Hamina, seul cinéaste arabe et africain couronné à Cannes, est mort ce vendredi 23 mai à l’âge de 95 ans, a annoncé sa famille. Il y a 50 ans, jour pour jour, le 23 mai 1975, la Palme d’or du festival de Cannes lui était décernée. Vendredi, le palais du festival et le festival de Cannes avaient prévu un hommage pour ce 50e anniversaire, en projetant dans le cadre de Cannes classique son film Chronique des années de braise. Une projection qui est donc survenue le jour du décès du cinéaste.

Avec notre envoyée spéciale à Cannes, Houda Ibrahim

« Mes deux frères sont restés au chevet de mon père », a déclaré Malik Lakhdar Hamina avant la projection du film Chronique des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina son père. Quelques heures avant l’annonce de sa mort par la famille à Alger. Il était le doyen des lauréats de la Palme d’or encore en vie, et son film récompensé l’avait propulsé définitivement sur la scène mondiale du septième art.

Fresque historique

Mohamed Lakhdar Hamina est l’un des rares cinéastes africains à avoir concouru quatre fois à la compétition officielle au festival de Cannes. Avant d’avoir la Palme d’or, il a été récompensé par le prix de la première œuvre pour Le vent des Aurès, en 1967. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie était au cœur de cette grande fresque historique qui raconte en six chapitres de 1939 à 1945 l’acheminement du peuple algérien vers sa liberté.

Pendant la guerre d’Algérie, son père avait été enlevé, torturé et tué par l’armée française. Il a été lui-même appelé en 1958, il avait rejoint la résistance algérienne à Tunis. Et c’est à Tunis en autodidacte qu’il a appris le cinéma en faisant des stages aux actualités tunisiennes avant de se lancer dans de premiers courts-métrages.

Un hommage à une « mémoire »

« Aujourd’hui à Cannes, nous ne célébrerons pas seulement un film », a déclaré son fils, « nous rendons hommage à une mémoire, à une conscience et à une œuvre qui à travers l’art a su porter la voix d’un peuple, l’histoire d’une lutte et l’âme d’un continent ».  

Source : RFI – 24/05/2025 https://www.rfi.fr/fr/culture/20250524-le-cin%C3%A9aste-alg%C3%A9rien-mohamed-lakhdar-hamina-seul-africain-sacr%C3%A9-%C3%A0-cannes-est-mort

Benjamin Stora : « Je ne vois pas comment cette crise peut se dénouer » – Brahim Saci

Benjamin Stora est un historien français reconnu pour ses travaux sur l’Algérie contemporaine, la colonisation et les mémoires postcoloniales. Né à Constantine dans une famille juive, il porte les traces profondes de l’exil et des silences entourant la guerre d’indépendance, ce qui a façonné son travail d’historien.

Professeur des universités, il a enseigné à Paris XIII et à l’INALCO, et a occupé le poste d’inspecteur général de l’Éducation nationale. Il a présidé le Conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration, contribuant à la mise en lumière des récits souvent invisibilisés.

Auteur de nombreux ouvrages, il a bouleversé notre compréhension de la guerre d’Algérie en intégrant la mémoire et la transmission des blessures. La Gangrène et l’Oubli (1991) analyse l’effacement de ce conflit dans le récit national, tandis que Ils venaient d’Algérie (1992) explore l’immigration algérienne en France. Plus récemment, il a codirigé Histoire des relations entre juifs et musulmans, mobilisant plus d’une centaine de chercheurs.

En 2021, il remet à Emmanuel Macron un rapport sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie, dont il tire France-Algérie. Les passions douloureuses, un texte suscitant débats et initiatives comme la création d’une Commission « Mémoires et vérité ». 

En 2023, L’Arrivée revient sur son itinéraire d’exilé, mêlant autobiographie et réflexion sur l’histoire. 

Benjamin Stora a contribué à la reconnaissance des mémoires plurielles de la guerre d’Algérie, faisant dialoguer des récits longtemps cloisonnés. Il a œuvré à lever les tabous et encourager une lecture lucide et apaisée de l’histoire, articulant exigence académique et engagement civique. Son travail démontre que l’histoire n’est pas seulement affaire d’archives, mais aussi de transmission et de reconnaissance des mémoires blessées.

Dans cet entretien, l’historien Benjamin Stora revient avec une rare densité sur les fils entremêlés de son itinéraire personnel et intellectuel. De Constantine à Paris, de l’engagement militant à la rigueur académique, il déploie une parole lucide et habitée sur la guerre d’indépendance, les silences de la mémoire coloniale et les enjeux contemporains du récit historique.

Alors que son nom reste étroitement lié aux avancées mémorielles franco-algériennes, Stora interroge ici les limites du travail historien face aux crispations identitaires, tout en ouvrant des perspectives sensibles autour de l’exil, de la transmission et du rapport à l’histoire. Une parole à la fois intime et politique, qui éclaire les fractures d’hier et les défis de demain.

Le Matin d’Algérie : Votre parcours personnel étant intrinsèquement lié à l’histoire franco-algérienne, en quoi votre départ de Constantine a-t-il façonné votre vocation d’historien et influencé votre approche de la mémoire coloniale ?

Benjamin Stora : Ce n’est pas mon départ de Constantine, avec mes parents en 1962, qui a conditionné mon travail sur l’Algérie. Comme je l’ai déjà expliqué dans mes livres récents (Les clés retrouvées, ou l’Arrivée), c’est mon engagement politique à l’extrême-gauche dans les années 1970, à l’université de Nanterre, qui m’a poussé à m’intéresser à la guerre d’indépendance algérienne.

Dans mon engagement trotskiste de l’époque, j’ai alors pu rencontrer de nombreux militants révolutionnaires et nationalistes algériens comme Hocine Ait Ahmed, Mohamed Boudiaf, Ali Haroun, ou la fille de Messali Hadj qui m’a aidé dans ma connaissance de l’histoire du nationalisme algérien. Avec l’historien Mohammed Harbi, j’ai aussi beaucoup travaillé en particulier pour l’élaboration de mon Dictionnaire des militants nationalistes algériens, 600 biographies, parues en 1985. Dans les années 2000 ; j’ai commencé à « regarder » mon parcours intime, familial, personnel, avec la parution du livre en 2006, Les trois exils des juifs d’Algérie.

Le Matin d’Algérie : Votre contribution à l’historiographie de la guerre d’Algérie a marqué un tournant dans la manière de l’étudier. Qu’est-ce qui vous a conduit à intégrer les récits personnels et la mémoire dans votre démarche historique ?

Benjamin Stora : Effectivement, à partir de la rédaction de l’ouvrage, La gangrène et l’oubli publié en 1991, j’ai commencé à considérer la façon dont se construisait la mémoire algérienne avec les blessures, les silences, les non-dits de l’histoire. Je me suis aperçu que la production académique, à partir de sources écrites, comme les archives étatiques, que j’ai beaucoup regardé à Aix-en-Provence ou aux archives de Vincennes, ne suffisait pas. Il fallait aussi se diriger vers le vécu des différents acteurs. Comprendre l’histoire de cette histoire, pour tenter d’expliquer les mémoires de revanche, de ruminations, de nostalgies. 

Le Matin d’Algérie : Dans La Gangrène et l’oubli, vous décrivez un refoulement collectif autour de la guerre d’Algérie. Pensez-vous que ce silence s’est estompé au fil du temps, ou reste-t-il encore des non-dits dans la mémoire nationale ?

Benjamin Stora : Oui, la guerre d’Algérie a longtemps été refoulée dans l’espace public en France. En particulier par l’absence d’enseignement de cette histoire. Pendant trente ou quarante ans, cette mémoire ne s’exprimait que de manière « souterraine » par les récits personnels notamment, d’acteurs algériens ou français.

Par exemple, du côté algérien, je pense aux récits de Mohamed Lebjaoui, Vérités sur la révolution algérienne, paru en 1970, et qui décrivait l’assassinat d’Abane Ramdane par d’autres dirigeants du FLN ; aux Mémoires d’un combattant d’Hocine Ait Ahmed, paru en 1982,  ou aux Mémoires de Messali Hadj, que j’ai aidé pour la publication (Messali Hadj avait rédigé ses mémoires sur la naissance du nationalisme algérien, juste avant son décès en 1974, au moment, précisément où je commençais à travailler sur l’histoire d’Algérie).

Du côté français, dominaient alors les récits des partisans de l’Algérie française, comme les livres autobiographiques des généraux Salan, Massu, Challe, ou ils tentaient de justifier leur comportement. Le livre de Massu sur « la bataille d’Alger » a d’ailleurs été vivement réfuté par l’historien Pierre Vidal Naquet, en 1972.

Puis nous sommes sortis de ce silence « public » au début des années 2000, en particulier grâce aux enquêtes de journalistes, comme Florence Beaugé, qui, dans Le Monde, a publié des articles sur l’attitude de Le Pen et la pratique de la torture ; ou le rôle du général Aussaresses dans l’assassinat des dirigeants algériens comme Ali Boumendjel ou Larbi Ben M’hidi. Et puis, les travaux de jeunes universitaires sont arrivés en grand nombre, en particulier grâce à l’ouverture d’archives nouvelles. Je pense en particulier aux travaux de Raphaëlle Branche, Sylvie Thenaut, Linda Amiri, Tramor Quemeneur, Naima Yahi, Marie Chominot, Emmanuel Alcaraz, ou Lydia Ait Saadi. Du côté algérien, on pourrait citer les travaux de Hassan Remaoun, Omar Carlier, Fouad Soufi, Amar Mohand Amer, Tahar Khalfoune, et, bien sûr, les écrits de mon ami Abdelmadjid Merdaci, récemment décédé. J’en oublie sûrement…  Toute cette production n’a pas empêché les saignements autour de la mémoire algérienne, mais nous sommes enfin passé à une connaissance scientifique plus grande.  

Le Matin d’Algérie : Votre rapport remis à Emmanuel Macron a engendré des réactions contrastées. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces réactions ?

Benjamin Stora : Ce rapport, rédigé à la demande du président de la République française Emmanuel Macron, et remis en janvier 2021, devait traiter de la mémoire de la guerre d’Algérie, et les blessures mémorielles provoquées par cette histoire, en France.

On m’a expliqué à l’époque, qu’un rapport devait être fait du côté algérien, mais cela ne s’est jamais produit. J’ai été critiqué par une partie de la gauche française pour n’avoir pas publié un rapport de condamnation global du système colonial, et qu’il ne fallait pas procéder par application de reconnaissances particulières par l’état, sur des questions portant sur l’utilisation de la torture, ou l’assassinat de militants algériens. J’ai, surtout, était vivement attaqué par la droite et l’extrême-droite, ce sont les groupes les plus influents en France aujourd’hui, qui ne veulent pas toucher à « la mission civilisatrice de la France » dans les colonies. Dans leur langage, cela signifie qu’il ne faut pas de « repentance ».

Pour l’Algérie, à la différence de la Seconde Guerre mondiale et du régime de Vichy, il ne faut jamais « regarder dans le rétroviseur » comme l’a expliqué le ministre Retailleau. En dépit de toutes ces difficultés, à la suite de mes recommandations, la République française a reconnu officiellement les assassinats des militants Maurice Audin, d’Ali Boumendjel, et de Larbi Ben M’hidi ; une reconnaissance officielle également des massacres des travailleurs algériens le 17 octobre 1961 à Paris ; l’ouverture plus grande des archives de la guerre d’Algérie ; l’érection d’une statue de l’Emir Abdelkader à Amboise, la ville où il avait été retenu en captivité….

D’autres recommandations n’ont pas abouti, par exemple l’entrée de Gisèle Halimi au Panthéon, avocate des militants algériens, à la suite d’une pétition de filles harkis ; également, le nettoyage par la France des déchets atomiques laissés au Sahara. J’espérais poursuivre ces recommandations, notamment par la mise en place d’une commission mixte des historiens français et algériens en 2022.

L’objectif était, non pas d’écrire une histoire commune, mais de partager le savoir sur l’histoire coloniale, en commençant par la terrible conquête coloniale du XIXe siècle. Nous nous sommes réunis à quatre reprises, mais les aléas de la vie politique entre la France et l’Algérie sont venus percuter cette activité en 2024. J’espère que tous les acquis de reconnaissances obtenus à la suite de tout ce travail mémoriel ne seront pas remis en question dans l’avenir.

Le Matin d’Algérie : L’Arrivée revient sur votre jeunesse entre Constantine et Paris. Qu’est-ce qui vous a poussé à dévoiler cet aspect plus intime de votre parcours à ce moment précis ?

Benjamin Stora : En juin 1962, c’est le départ d’Algérie. Seuls les adultes débarquent en France avec dans leur mémoire les tombes des aïeux qu’ils ne reverront jamais plus, mais pas les enfants. J’ai onze ans en juin 1962.

Pour l’enfant que je suis, le voyage est excitant, prometteur d’aventures. Mes parents, eux, se demandent comment ils vont faire bouillir la marmite. Et la France, qu’ils ne connaissent pas, est bien peu accueillante. L’arrivée – De Constantine à Paris est plus qu’un livre mémoriel, plutôt un « album-miroir ». Sur 240 pages, c’est tout un monde qui défile. De Gaulle, les Trente Glorieuses, Mai 68, une décennie à peine mais si riche en événement. Ce monde qui défile, le lecteur peut l’effeuiller page après page à travers le prisme d’un gosse de Constantine, devenu chercheur de la question algérienne, après avoir été un trotskyste membre de l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme. Cet engagement à gauche a été celui de beaucoup de jeunes de ma génération.

J’ai donc raconté les heurs et malheurs de ces sixties mais aussi mes parents, déclassés après l’exode et vivant dans un HLM de Sartrouville. Je découvre la condition ouvrière par ma mère qui travaille comme OS à l’usine Peugeot, et qui maintient à la maison la tradition juive constantinoise, par le biais de plats cuisinés qui correspondent aux nombreuses fêtes religieuses. J’ai donc opéré une sorte de travelling arrière en revisitant surtout le regard de mes parents, mais il me faudra plusieurs années encore avant de comprendre le poids du déracinement, la brûlure de leur arrachement. 

Le Matin d’Algérie : Quels leviers pourraient permettre une réconciliation durable des mémoires franco-algériennes ? Le travail des historiens suffit-il ou d’autres initiatives sont-elles nécessaires pour combler les fractures du passé ?

Benjamin Stora : Je ne peux que répondre sur le plan des actes mémoriels, qu’il faut poursuivre. Mais avec la montée en puissance d’un courant néo-nationaliste en France qui s’appuie sur la nostalgie de l’Empire perdu, ce travail est difficile. Notamment sur le plan médiatique où se développe une stigmatisation de la population d’origine algérienne. Avec la circulation de stéréotypes très négatifs. Je crois qu’il faut mettre en valeur les apports de cette immigration à l’histoire de France. D’autres initiatives peuvent être prises, notamment sur les échanges culturels entre universités. Mais pour l’heure, je ne vois pas comment cette crise peut se dénouer sur le plan politique entre les deux Etats.

Le Matin d’Algérie : L’historien Omer Bartov, spécialiste de l’Holocauste, affirme que le gouvernement Netanyahu est passé de l’intention à la mise en œuvre d’actes génocidaires. Il considère que les pays fournissant des armes à Israël se rendent complices de ces actes. Comment interprêtez-vous le silence de nombreux historiens à ce sujet ?

Benjamin Stora : Je me suis très vite élevé contre le massacre en cours à Gaza, et me suis auparavant prononcé contre les massacres de civils israéliens le 7 octobre 2023. Ce que nous vivons en ce moment, les déplacements et l’écrasement d’une population civile palestinienne est très grave et relèvent d’actes génocidaires qu’il faut dénoncer. Dans le même temps, doit s’affirmer au plan politique la création d’un Etat palestinien. Je reste attaché à la solution des deux Etats, position que j’ai toujours défendu depuis une quarantaine d’années.

Le Matin d’Algérie : Quel regard portez-vous sur l’Algérie d’aujourd’hui ?

Benjamin Stora : Il faut, à mon sens, passer dans Algérie actuelle de la recherche de légitimité par le recours à l’histoire-guerre, à l’établissement d’une culture démocratique.

Le recours à l’histoire est nécessaire pour comprendre la séparation avec le système colonial, mais cela ne doit pas consister à s’enfermer dans une culture issue de la guerre.

Au contraire, à comprendre la pluralité des sensibilités autour de l’histoire longue du nationalisme algérien. C’est pour cela que j’ai publié les biographies de Ferhat Abbas en 1994 et de Messali Hadj (réédité en 2005), qui montrent les chemins différents pouvant parvenir à un même objectif : aller vers plus de citoyenneté, de liberté, et d’indépendance.

Il existe un fossé entre l’accumulation du savoir académique et universitaire, et sa transmission, sa diffusion dans le grand public. Autour de la question d’histoires de la guerre, circulent énormément d’idées reçues, des préjugés négatifs et des stéréotypes sur la primauté de la lutte armée au détriment du facteur politique. 

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Benjamin Stora : J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire sensible, la mémoire, avec également toute une recherche iconographique, que j’ai exposé dans mon dernier livre : Un historien face au torrent des images (Ed de L’Archipel, 2025). Le documentaire, Les années algériennes, trois heures sur la guerre d’Algérie, à partir de la mémoire de ses acteurs a été diffusé en 1991. Avec L’indépendance aux deux visages, diffusé en 2002, j’ai réalisé des entretiens avec dix grands acteurs de la révolution algérienne, de Hocine Ait Ahmed à Youcef Khatib, en passant par Salah Goudjil ou Abderrazak Bouhara. La fabrication des images et leur interprétation a été une source importante. Les images, donc, mais aussi les paysages, à la fois ruraux et urbains.

Sur le thème des voyages, des paysages, voir leurs transformations dans l’histoire est un projet que j’aimerai mener à bien. C’est tout le sens de mon travail sur L’Algérie vue du ciel avec Yann Arthus Bertrand, le documentaire et le film diffusé en 2005. Je reste marqué par mon expérience vietnamienne. Le Vietnam c’est l’Indochine, et on ne peut pas travailler sur la guerre d’Algérie sans connaître l’histoire de l’Indochine.

Quand je suis arrivé au Vietnam en 1995 – ce fut aussi le cas au Maroc en 1998 – mes promenades à travers les villes ont été fondamentales. Elles me permettaient de saisir l’histoire sensible, de voir comment elle s’incarnait. Au Vietnam, je suis évidemment allé à Diên Biên Phu, lieu de la défaite militaire française en mai 1954. Et ce qui m’a sauté aux yeux, c’est que l’image que je m’en faisais ne correspondait pas à la réalité. J’imaginais une « cuvette », les montagnes et les soldats français qui se sont faits encerclés. En fait, Diên Biên Phu, c’est une grande plaine, et les montagnes sont loin. Une idée reçue sautait tout d’un coup.

Les officiers français n’avaient pas prévu que les Vietnamiens allaient réussir à installer des canons très puissants sur ces montagnes si lointaines, si hautes, et « arroser » la plaine de leur artillerie. Voir le paysage exact change la perception. C’est pour cela qu’il est important d’aller dans les villes, de circuler dans les campagnes, d’observer les paysages, c’est également une de mes sources ; le voyage fabrique aussi des imaginaires, contredit des stéréotypes, des fantasmes. Voilà un projet sur les voyages et l’écriture de l’histoire.

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Benjamin Stora : J’ai réalisé beaucoup de travaux et d’ouvrages sur l’Algérie. Non parce que mon activité de recherches était simplement ce pays, mais surtout par volonté de comprendre la guerre et l’exil. Que cela se passe en Algérie, je n’en disconviens pas, mais ce qui m’a obsédé, mes grandes thématiques, ce sont les chagrins et les bouleversements causés par la guerre, le déracinement et l’exil.

J’ai aussi vécu en exil pendant de nombreuses années et au sujet desquels j’ai écrit deux livres : Voyage en postcolonies et Imaginaires de guerre. Il est vrai que, fondamentalement, je me suis enraciné dans l’histoire intérieure algérienne, mais avec une portée beaucoup plus large, j’allais presque dire universelle. Les thèmes très généraux dont je traite, la mémoire de la violence, du bouleversement né de la guerre sont liés, et on peut les examiner en rapport à différents pays. Il se trouve que l’Algérie et son histoire ont concentré en moi tous ces phénomènes de séparation, de violence, et d’exil. Mais aussi de bonheurs de mon enfance.

Entretien réalisé par Brahim Saci

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Source : Le Matin d’Algérie – 18/05/2025 https://lematindalgerie.com/benjamin-stora-je-ne-vois-pas-comment-cette-crise-peut-se-denouer/