La Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme relocalise son action en France – Mustapha Kessous

L’organisation emblématique de la société civile algérienne, créée en 1985, a été dissoute par le pouvoir en juin 2022. En exil, des militants ont décidé de poursuivre leur combat humaniste de Paris.

Le combat des militants des droits de l’homme algériens continue. Non plus de Tizi-Ouzou, Béjaïa ou Tamanrasset, mais de Paris. Dissoute en catimini en juin 2022 par le tribunal administratif d’Alger – une décision que les responsables ont apprise sept mois plus tard –, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) a été « réactivée sous une forme juridique différente de l’étranger », ont annoncé au Monde des membres de l’organisation, aujourd’hui en exil en France.

Le 29 octobre, ces derniers ont déposé les statuts d’une nouvelle association, appelée « Collectif de sauvegarde de la ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme » (CS-LADDH), à la préfecture de la Seine-Saint-Denis, afin de continuer à dénoncer l’arbitraire en Algérie.

« Nous relocalisons la lutte en France afin de poursuivre notre mission de résistance, martèle son président, Adel Boucherguine. On ne va pas laisser tranquille le régime de notre pays. » Même lorsque celui-ci annonce des gestes d’« apaisement », comme la grâce, le 25 décembre, de 2 471 détenus par le président algérien Abdelmadjid Tebboune, la méfiance reste de mise. « On ne fait pas confiance à ce régime », explique M. Boucherguine.

Pour ce journaliste de 38 ans, réfugié politique dans l’Hexagone, il s’agit de continuer à documenter la répression qui vise des voix dissidentes : les militants démocrates, les partisans du Hirak, le soulèvement populaire de 2019, ou les journalistes.

La diaspora « dans son rôle historique »

« Il n’y a plus de témoin de l’arbitraire en Algérie, assure Aissa Rahmoune, directeur exécutif de l’association et désormais réfugié politique en France. Pour un like [sur les réseaux sociaux] ou un poème, on peut aller en prison. La peur est omniprésente. » Pour cet avocat, il faut être « la voix de ceux qui ne peuvent plus rien dire ». « De Paris, on peut alerter l’opinion algérienne et internationale sans rien risquer, tout en poussant les autorités à respecter les traités qu’elles ont signés », insiste-t-il.

Pour y arriver, le CS-LADDH compte s’appuyer sur le réseau de la Ligue, « devenu clandestin en Algérie ». Créée en 1985, cette dernière a été une organisation emblématique de la société civile. Elle a survécu à toutes les convulsions politiques du pays, y compris à la « décennie noire » des années 1990. Depuis le Hirak, elle est devenue la cible privilégiée des tenants de la restauration autoritaire en cours en Algérie.

Plusieurs de ses responsables, comme son vice-président Kaddour Chouicha, ont été poursuivis pour avoir participé au soulèvement pacifique et critiqué le pouvoir. D’autres membres de l’organisation ont été condamnés et sont en détention. « Même Abdelaziz Bouteflika [président algérien de 1999 à 2019] et le général Toufik, tout-puissant patron du renseignement [de 1990 à 2015], n’avaient osé dissoudre la Ligue, rappelle Adel Boucherguine, elle a toujours été tolérée. Aujourd’hui, le pays a sombré dans le tout répressif. »

Le CS-LADDH a aussi une autre ambition : rassembler les autres organisations algériennes des droits humains basées à l’étranger. « La diaspora est encore le seul élément qui échappe au régime et qui lui résiste », note Ali Ait Djoudi, président de l’association Riposte internationale.

 « Elle est dans son rôle historique, pointe le militant Saïd Salhi, réfugié en Belgique et ancien vice-président de la LADDH. Lors des moments difficiles pendant la guerre d’Algérie [1954-1962], la diaspora avait pris le relais et permis au mouvement national de sortir vainqueur. Espérons que, comme par le passé, cette mobilisation fasse naître un changement durable pour l’Algérie. »

Source : Le Monde Afrique – 31/12/ 2024 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/12/31/la-ligue-algerienne-pour-la-defense-des-droits-de-l-homme-relocalise-son-action-depuis-la-france_6475277_3212.html

En Algérie, la fuite des cerveaux s’accélère – A. Boumezrag

Comme d’autres pays du Maghreb, l’Algérie subit une hémorragie continue de ses élites diplômées vers les pays occidentaux. Un phénomène dont les racines plongent dans un avenir bouché, des pesanteurs sociales et un état des libertés en peau de chagrin, analyse “Le Matin d’Algérie”. L’urgence est donc de refonder le pacte social et de miser sur les forces et compétences des diasporas algériennes.

L’ Algérie a longtemps été perçue comme un pays aux richesses naturelles inépuisables. Le pétrole et le gaz continuent de dominer les discours officiels, les stratégies économiques et les échanges internationaux.

Pourtant, un autre type d’exportation, moins visible mais ô combien stratégique, prend de l’ampleur : celle des cerveaux. Médecins, ingénieurs, artistes, intellectuels… Ils forment ce nouveau “gazoduc” invisible, qui alimente l’Europe en savoir-faire et en talents, tandis que le pays d’origine voit son capital humain se dissiper, comme un gaz précieux qui s‘échappe sans retour.

L’avenir est ailleurs

L’expression “exportations hors hydrocarbures” fait sourire amèrement les Algériens. Officiellement, elle désigne des produits manufacturés ou agricoles. Officieusement, elle symbolise l’exode massif de la jeunesse diplômée.

Des milliers de médecins formés dans les facultés algériennes opèrent aujourd’hui dans les hôpitaux européens. Des ingénieurs, aux compétences aiguisées dans des universités locales, conçoivent des projets innovants loin de leur terre natale. Des artistes, en quête de reconnaissance et de liberté, font vibrer des scènes étrangères.

Le paradoxe est cruel : le pays investit dans la formation de ces talents, mais c’est ailleurs qu’ils déploient leur potentiel. En retour, l’Algérie ne récolte ni royalties ni dividendes, seulement une hémorragie sociale et intellectuelle. La fuite des cerveaux n’est pas un phénomène nouveau, mais elle s’accélère. Manque de perspectives, climat économique incertain, libertés restreintes, reconnaissance professionnelle limitée…

Contrairement aux hydrocarbures, les talents humains sont une ressource infiniment précieuse et non renouvelable. Chaque médecin qui quitte l’Algérie, c’est un investissement national qui s’évapore. Chaque ingénieur qui part, c’est un projet avorté pour le pays. Chaque artiste exilé, c’est un fragment de culture qui s’éloigne. Le vide laissé est immense, difficile à combler, car les générations futures voient, elles aussi, leur avenir ailleurs.

L’urgence de miser sur les diasporas

Le véritable défi pour l’Algérie n’est pas seulement économique, mais aussi social. Comment retenir ses élites ? Comment transformer cette fuite en force ? Les diasporas sont souvent perçues comme des ressources à distance. Encore faut-il créer les conditions pour qu’elles puissent contribuer au développement national, même de loin. Mais le plus urgent reste de redonner confiance à ceux qui sont encore là, à cette jeunesse qui hésite entre partir ou rester, entre rêver ici ou réussir ailleurs.

L’ Algérie ne manque pas de richesses ; elle manque de vision. Le gaz naturel rapporte des devises, mais les esprits, eux, rapportent un avenir. Ce “gazoduc humain” vers l’Europe pourrait devenir un véritable levier de transformation si le pays décidait enfin d’investir dans ses citoyens avec la même énergie qu’il investit dans ses ressources naturelles.

L’ Algérie se trouve à un tournant décisif. Le pays dispose d’une richesse humaine considérable, mais cette ressource ne pourra jouer pleinement son rôle que si elle est reconnue, valorisée et, surtout, retenue. Le défi n’est pas uniquement de limiter les départs, mais de créer un écosystème où les talents peuvent prospérer. La solution n’est pas de fermer les frontières aux rêves de réussite ailleurs, mais de les ouvrir à la possibilité de réussir ici.

Les investissements dans l’éducation et la formation ne doivent pas être vus comme des coûts, mais comme des paris sur l’avenir. Il est temps de comprendre que la véritable richesse d’un pays ne se mesure pas à ses réserves de pétrole, mais à sa capacité à inspirer et à retenir ses citoyens.

Paradoxalement, la diaspora algérienne, puissante, riche et intelligente, pourrait jouer un rôle clé dans la reconstruction nationale. De nombreux talents exilés ne demandent qu’à contribuer au développement de leur pays d’origine. Mais pour cela, il faut dépasser les symboles et les discours patriotiques. Il est nécessaire de mettre en place des politiques concrètes de réintégration, d’échanges et de coopération avec ceux qui ont choisi de partir. Leur expérience internationale, leur réseau et leur expertise peuvent devenir un moteur puissant pour l’économie et la société algériennes. Encore faut-il leur donner une raison de croire en un retour, même virtuel.

Ce malaise algérien profond

Les tensions sociales, la fuite des cerveaux et l’exode des talents ne sont pas des fatalités. Ce sont les symptômes d’un malaise plus profond. Pour y remédier, des réformes courageuses et structurelles sont indispensables : moderniser l’économie, renforcer l’état de droit, valoriser le mérite, encourager l’innovation et offrir des perspectives concrètes à la jeunesse. Il ne s’agit pas seulement de retenir des compétences, mais de créer un environnement où elles peuvent s’épanouir.

Imaginez un scénario différent : un “gazoduc” humain où les flux s’inversent. Où les médecins, ingénieurs, artistes et intellectuels, loin de partir définitivement, choisiraient de revenir, ne serait-ce que pour des projets temporaires. Où la réussite à l’étranger ne serait pas une fuite, mais une étape avant un retour enrichissant. Où l’Algérie deviendrait un pôle d’attraction pour ses talents, et même pour ceux venus d’ailleurs.

Mais pour cela, il faut cesser de voir ses citoyens comme des ressources exploitables et commencer à les considérer comme les véritables architectes de l’avenir.

Car, au final, le plus grand défi de l’Algérie n’est pas de remplir ses pipelines de gaz, mais de remplir les esprits de rêves réalisables. C’est là, et seulement là, que réside la véritable souveraineté nationale.

L’ Algérie est à la croisée des chemins, où le choix entre exploiter les talents et les laisser s’échapper devient crucial. Investir dans l’humain, c’est assurer la durabilité d’une économie aujourd’hui trop dépendante des hydrocarbures. La richesse d’une nation se mesure à son capital humain : une jeunesse bien formée, un tissu entrepreneurial dynamique, et des institutions qui font naître l’émergence de leaders capables de transformer le pays.

Imaginons une Algérie…

Les exemples de nations qui ont réussi à se réinventer ne manquent pas. Prenons l’exemple de la Corée du Sud, autrefois dévastée par la guerre, aujourd’hui géant technologique et culturel. Son secret ? Un investissement massif dans l’éducation et l’innovation, et une valorisation sans compromis de ses talents nationaux. L’Algérie, avec sa jeunesse dynamique et ses ressources naturelles, possède tous les ingrédients pour réussir une transition similaire. Mais cela nécessite une vision claire et, surtout, une volonté politique de passer de la parole aux actes.

Aujourd’hui, les meilleurs cerveaux partent faute de perspectives. Mais imaginons une Algérie où les médecins ne s’exilent plus en France pour échapper à des conditions de travail précaires, où les ingénieurs ne cherchent plus refuge dans la Silicon Valley faute de reconnaissance, où les artistes ne s’exilent plus en Europe pour pouvoir créer librement.

Le retour des compétences algériennes ne doit pas seulement être souhaité, il doit être activement encouragé. Faciliter les démarches administratives pour les entrepreneurs de la diaspora, valoriser les diplômes obtenus à l’étranger, créer des partenariats avec les universités internationales : autant de mesures concrètes qui pourraient transformer la fuite des cerveaux en un véritable réseau mondial au service du développement national.

La crise actuelle n’est pas seulement économique, elle est aussi sociale. Les jeunes Algériens ont besoin de perspectives, pas de discours. Ils veulent un pays où le mérite l’emporte sur les passe-droits, où l’avenir n’est pas conditionné par la naissance ou les relations, mais par le talent et l’effort. Ce nouveau pacte social doit être fondé sur la justice, l’équité et l’égalité des chances. C’est la condition sine qua non pour retenir les talents et redonner confiance à une jeunesse désabusée.

Source : Courrier international – 09/12/2024 https://www.courrierinternational.com/article/economie-en-algerie-la-fuite-des-cerveaux-s-accelere_225028

L’ Algérie : un géant aux pieds d’argile ou un phénix en devenir ? – Dr A. Boumezrag

Il est difficile de parler de l’Algérie sans évoquer ses paradoxes. Ce pays, riche d’une histoire millénaire, d’une jeunesse dynamique et de ressources naturelles inestimables, se retrouve pourtant enlisé dans des dysfonctionnements structurels qui freinent son envol.

Dans ce clair-obscur, où les espoirs de renaissance côtoient les ombres de l’immobilisme, l’Algérie oscille entre le poids d’un rentier passé et la promesse d’un avenir à réinventer. Alors, quel visage l’histoire retiendra-t-elle ? Celui d’un géant aux pieds d’argile ou celui d’un phénix renaissant de ses cendres ?

Les pieds d’argile : rente et inertie

L’ Algérie repose sur un modèle économique hérité des années d’indépendance, où la rente pétrolière et gazière est devenue le pilier d’une économie hyper-centralisée. Avec plus de 90 % des recettes d’exportation provenant des hydrocarbures, cette dépendance chronique a non seulement fragilisé le pays face aux fluctuations des prix mondiaux, mais aussi nourri une culture de l’immobilisme.

Pourquoi innover lorsque la matière pétrolière assure le minimum vital ? Pourquoi diversifier lorsque l’État, omniprésent mais inefficace, subventionne l’immédiat au détriment du long terme ?

Ajoutez à cela une bureaucratie pléthorique, souvent décriée pour son opacité et ses lenteurs, et vous obtenez une machine étatique qui étouffe les initiatives au lieu de les encourager. Ce système a créé un terrain fertile pour la corruption et la cooptation, deux fléaux qui, en détournant les ressources nationales, alimentent le désespoir d’une jeunesse en quête de perspectives.

Les cendres du Hirak : une nation en ébullition

Pourtant, l’Algérie n’est pas condamnée à l’inertie. Le Hirak, ce mouvement populaire qui a émergé en 2019, a révélé une société civile consciente de ses défis et déterminée à exiger le changement. Si le système politique a tenté d’endiguer cette vague en multipliant les promesses de réforme, il n’en demeure pas moins que l’esprit du Hirak continue de nourrir une aspiration collective à une Algérie meilleure : plus transparente, plus inclusive, et surtout , plus ambitieuse.

Cependant, la route est semée d’embûches. La répression des voix dissidentes, combinée à une absence de vision économique claire, risque de transformer ce printemps démocratique en simple parenthèse historique. Mais dans chaque crise, une opportunité se cache, et l’Algérie, grâce à sa résilience, pourrait encore surprendre.

Le phénix en devenir : l’urgence de la transformation

Le potentiel de l’Algérie est immense. Sa jeunesse, majoritaire, est éduquée, connectée au monde et avide de contribuer à l’essor de son pays. Ses ressources naturelles, bien que menacées par la transition énergétique mondiale, pourraient servir de levier pour financer des projets structurants, notamment dans les énergies renouvelables, l’agriculture durable et l’économie numérique.

Mais pour que ce phénix renaisse, des réformes profondes et courageuses sont indispensables :

Diversifier l’économie : rompre avec la dépendance aux hydrocarbures en investissant massivement dans les secteurs porteurs, comme l’agriculture, le tourisme ou encore l’industrie technologique.

Réformer l’État : réduire la bureaucratie, digitaliser les services publics et restaurer la confiance dans les institutions.

Investir dans la jeunesse : offrir des perspectives d’emploi et favoriser l’émergence d’un entrepreneuriat dynamique.

Promouvoir la transparence : lutter contre la corruption en adoptant des mécanismes de gouvernance modernes et inclusifs.

À la croisée des chemins

L’ Algérie est à un moment charnière de son histoire. Le choix est clair : persister dans une posture de géant aux pieds d’argile, fragile et vulnérable, ou embrasser une transformation qui ferait d’elle un acteur majeur de la Méditerranée et de l’Afrique. Le temps presse, car le monde n’attend pas, et les opportunités perdues pourraient devenir autant de regrets.

Dans le clair-obscur algérien, les monstres du passé doivent céder leur place à des bâtisseurs de lumière. Si l’Algérie parvient à se réinventer, elle pourrait bien écrire l’une des pages les plus inspirantes de ce siècle. Et, tel un phénix, montrer au monde que même les défis les plus immenses peuvent être transformés en tremplins vers la grandeur.

Une Algérie à réinventer

L’Algérie, à la croisée des chemins, porte en elle le potentiel d’une transformation historique. Entre le poids d’un passé rentier et les aspirations d’une jeunesse avide de changement, le pays à toutes les cartes en main pour écrire un nouvel avenir. Mais cette métamorphose ne pourra s’opérer sans une prise de conscience collective, un leadership audacieux et des réformes profondes.

Le choix reste d’entretenir l’illusion d’un géant solide, mais vulnérable aux secondes secondes du temps, ou d’embrasser pleinement le rôle d’un phénix, symbole de renaissance et de résilience. Une renaissance qui exigera non seulement des sacrifices, mais aussi une foi inébranlable dans la capacité des Algériens à surmonter les obstacles les plus tenaces.

Dans le tumulte du monde actuel, où les défis s’entrelacent aux opportunités, l’Algérie peut se lever, non pas comme une nation contrainte par son passé, mais comme une force renouvelée, prête à affronter l’avenir avec courage et détermination.

L’histoire appartient à ceux qui osent la réécrire. « L ’Algérie se trouve face à un choix historique : persister dans un modèle du passé, où l’immobilisme conforte les privilèges, ou embrasser une révolution de l’audace, où la transparence, l’innovation et la jeunesse deviennent les moteurs. d’une renaissance collective. »

Source : Le Matin d’Algérie – 19/12/2024 –https://lematindalgerie.com/lalgerie-un-geant-aux-pieds-dargile-ou-un-phenix-en-devenir/

La voie étroite des démocrates algériens pour soutenir Boualem Sansal –  Arezki Aït-Larbi

Dans ce combat éthique qui interpelle les consciences, il est du devoir des démocrates d’être en première ligne pour la libération de Boualem Sansal et de tous les prisonniers d’opinion, revendique l’éditeur algérien Arezki Aït-Larbi.

Rappelons d’abord quelques évidences que les régimes autoritaires semblent ignorer. Les propos d’une personnalité publique sont souvent discutables, parfois choquants. Mais ils relèvent toujours du débat démocratique. Aux outrances – réelles ou supposées – de Boualem Sansal, les autorités algériennes auraient dû opposer la force de l’argument d’un discours contradictoire. Sur l’histoire de l’Algérie et la géographie du Maghreb. Sur le droit des Palestiniens, chassés de leurs terres et soumis à une impitoyable oppression coloniale qui dure depuis plus de soixante-quinze ans. Sur le Sahara-Occidental et l’impuissance de l’ONU qui peine, depuis 1991, à organiser un référendum d’autodétermination.

Nouveau palier dans l’escalade répressive qui a fermé tous les espaces de libre expression, l’emprisonnement d’un écrivain adulé à l’étranger pour son talent, mais chahuté dans son pays pour une maladroite désinvolture, est un clou de plus sur le cercueil de nos libertés bafouées. Pour préparer le bûcher de la « trahison », on convoque l’histoire coloniale et on réveille, une fois encore, les martyrs de la guerre d’indépendance pour légitimer les dérives liberticides d’un pouvoir sans boussole, qui navigue au gré des tempêtes.

Derrière l’écume soulevée par l’affaire Sansal, se profilent les recompositions dans le sérail qui peinent à se stabiliser. Si le pouvoir et les islamistes se sont affrontés violemment durant la guerre civile des années 1990, ils jouent maintenant en duo une partition autoritaire pour neutraliser tout frémissement incontrôlé dans la société, toute contestation autonome. Des partis laïques, des syndicats et des associations libres sont suspendus ou dissous. La presse privée, qui a connu ses heures de gloire après l’ouverture en trompe-l’œil de 1989, est tenue en laisse par la publicité sous contrôle de l’État.

Même les cafés littéraires sont soumis à l’autorisation d’une commission de lecture qui a fini par tomber le masque quant à ses fantasmes idéologiques. Au Salon international du livre d’Alger, les «manuels du parfait salafiste» subventionnés par l’Arabie Saoudite, Mein Kampf de Hitler et les Mémoires de Mussolini sont à l’honneur depuis quelques années. Moins cotés et suspects de subversion, des auteurs critiques, notamment parmi les universitaires, sont blacklistés par les miliciens de la pensée, au mépris de la loi, qui ne reconnaît de pouvoir de censure qu’au seul magistrat.

Sansal est l’otage des forces extrémistes algérienne et française

Dans la crise diplomatique entre les gouvernements algérien et français, Boualem Sansal est l’otage des forces centrifuges de leurs extrémistes respectifs. D’un côté comme de l’autre, les surenchères, en apparence antagonistes mais qui se confortent mutuellement, convergent vers un même objectif : le divorce entre les deux pays pour en finir avec les querelles récurrentes.

Pour Emmanuel Macron, fragilisé par une dissolution suicide, la pression de l’extrême droite algérophobe a eu raison de sa neutralité dans le conflit du Sahara-Occidental ; il finira par s’aligner sur la position marocaine, déclenchant ainsi la colère des Algériens. Ce casus belli signe la fin de la lune de miel avec le président de la République algérienne, Abdelmadjid Tebboune, et conforte les islamo-nationalistes dans leur croisade contre « les traîtres francophones ».

Depuis la mise au pas, en 2020, du Hirak, le mouvement populaire pour le changement qui avait précipité la chute du président Bouteflika, son successeur multiplie les gages de bonne foi aux islamistes domestiqués, qui ont négocié leur soutien contre une influence grandissante dans les institutions. Avec une hégémonie déjà prégnante dans l’école, la justice et la culture, les partisans de l’unicisme arabo-islamique exigent davantage de concessions.

En accédant à leurs revendications, le pouvoir a pris le risque de mettre en péril les équilibres précaires d’une société plurielle, qui peine à retrouver ses marques après une décennie de terreur islamiste et de répression militaire qui n’a pas toujours fait dans le détail. Le résultat ne peut qu’attiser les frustrations : la liberté de conscience n’est plus garantie par la Constitution de 2020 ; le berbère, reconnu en 2016 comme « langue nationale et officielle », est réduit à son expression folklorique ; le français, ce « poison qui pollue l’âme nationale », est déjà banni au profit de l’anglais.

Une régurgitation de l’histoire qui s’impose

Cette guerre en différé contre « la France, ennemi d’hier et d’aujourd’hui », est une régurgitation de l’histoire qui a fini par s’imposer dans l’actualité. Héritière des oulémas, ce mouvement réformiste religieux qui s’était accommodé de l’ordre colonial s’il « respecte l’islam et la langue arabe », la coalition islamo-nationaliste peine à redorer un blason « révolutionnaire » qui est loin d’être glorieux. Dans cette fièvre patriotique, le récit consensuel sur la guerre d’indépendance est déboulonné par un révisionnisme outrancier.

Pour les historiens maison, qui tentent de réécrire le passé à l’aune des alliances du présent, l’insurrection du FLN [le Front de libération nationale, ndlr], le 1er novembre 1954, aurait « été ordonnée par Djamel Abdel Nasser, le raïs égyptien, et planifiée par les oulémas », qui avaient pourtant condamné le déclenchement de la lutte armée comme « une aventure irresponsable ». Même Djamila Bouhired, l’héroïne de la bataille d’Alger en 1957, est accusée par une courtisane aux protections haut placées d’être « une création de la France ».

Au cœur de ces luttes gigognes où les extrémistes des deux rives sont à la manœuvre, Boualem Sansal risque d’être broyé par la conjonction de calculs sournois. Le baiser de Judas de Marine Le Pen, de Philippe de Villiers, d’Eric Zemmour, et de tous les revanchards qui feignent de le défendre pour « faire plier l’Algérie », ne réussira en fin de compte qu’à exciter la répression, encourager le ralliement des indécis derrière les commissaires politiques qui ont dressé l’échafaud, et serrer un peu plus la corde autour du cou de l’écrivain.

Balisée par ces surenchères en miroir sur fond de guerre mémorielle, la voie de la justice et de la raison est étroite. Dans ce combat éthique qui interpelle les consciences, le devoir des démocrates algériens est d’être en première ligne. Pour la libération de Boualem Sansal et de tous les prisonniers d’opinion. Pour l’avenir de l’État de droit et le respect de nos libertés. Et pour l’honneur de l’Algérie, qui est « un idéal plus vaste que le cachot qu’elle est en train de devenir » (1).

(1) Extrait de l’Appel international à la libération du journaliste Ihsane el-Kadi  signé, en mai 2023, par une dizaine de personnalités, dont Noam Chomsky et Annie Ernaux, prix Nobel de littérature.

Arezki Aït-Larbi est journaliste free-lance, directeur de Koukou Éditions, maison d’édition algérienne spécialisée dans l’essai politique, le témoignage historique et le document d’actualité.

Source : Libération 07/12/2024 – https://www.liberation.fr/idees-et-debats/la-voie-etroite-des-democrates-algeriens-pour-soutenir-boualem-sansal-par-arezki-ait-larbi-20241207_Z3HEJ6YISFFU5C6LUKXHS2PCUE/?fbclid=IwY2xjawHCRDZleHRuA2FlbQIxMAABHW1GG8Y4QViWKJGwJEQ590fC1RkElILgIVcijOMbAdy_AxFRxPKymLQF5g_aem_FeNHSkytsK7PulSUfSqNqg