Algérie. Les autorités doivent abandonner immédiatement les charges retenues contre Mohamed Tadjadit et 12 autres militant·e·s du Hirak

Les autorités algériennes doivent abandonner immédiatement les charges pesant sur le poète Mohamed Tadjadit, figure de premier plan du Hirak, et 12 autres militant·e·s, qui sont accusés d’atteintes à la sécurité de l’État passibles de longues peines d’emprisonnement, voire de la peine capitale, pour avoir exercé leurs droits humains, a déclaré Amnesty International à la veille de l’ouverture de leur procès le 30 novembre 2025. L’ organisation appelle les autorités à libérer immédiatement et sans condition tous les militant·e·s détenus uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique.

Il est scandaleux qu’en Algérie des militant·e·s, comme Mohamed Tadjadit, risquent de lourdes peines de prison ou même la peine de mort pour avoir simplement réclamé des réformes politiques

Hussein Baoumi, directeur régional adjoint d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord

« Il est scandaleux qu’en Algérie des militant·e·s, comme Mohamed Tadjadit, risquent de lourdes peines de prison ou même la peine de mort pour avoir simplement réclamé des réformes politiques », a déclaré Hussein Baoumi, directeur régional adjoint d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

« L’utilisation abusive, par les autorités algériennes, de lois sur la sécurité formulées en termes vagues pour réduire au silence les personnes qui les critiquent est une grave injustice qui doit cesser. Ces charges infondées doivent être abandonnées, et les militant·e·s doivent être libérés immédiatement et sans condition. »

L’ Algérie n’a procédé à aucune exécution depuis 1993. Cependant, elle n’a toujours pas aboli la peine capitale ni ratifié le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces dernières années, les autorités ont prononcé des condamnations à mort, notamment contre des opposant·e·s, à l’issue de procès inéquitables. L’application de la peine de mort à l’issue de procédures iniques rend le recours à ce châtiment arbitraire au regard du droit international et des normes y afférentes.

Amnesty International s’oppose catégoriquement à la peine de mort dans tous les cas et en toutes circonstances. 

Poursuites injustes et risque de condamnation à mort pour l’expression d’opinions dissidentes

Le procès des 13 militant·e·s du Hirak va s’ouvrir le 30 novembre devant le tribunal de première instance de Dar El Beïda, à Alger. Les accusé·e·s sont visés par des charges liées à la sécurité de l’État fondées uniquement sur leur action militante pacifique en faveur de réformes politiques.

Ils sont inculpés de « complot ayant pour but d’inciter les citoyens à s’armer contre l’autorité de l’État et de porter atteinte à l’intégrité du territoire national » (articles 77 paragraphe 1, 78 et 79 du Code pénal). Cette infraction pénale est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 30 ans d’emprisonnement ou de la peine de mort.

Le ministère public accuse aussi les militant·e·s d’avoir « reçu des fonds pour accomplir des actes portant atteinte à la sécurité ou à la stabilité de l’État […] en exécution d’un plan concerté à l’intérieur ou à l’extérieur du pays », « publié des contenus de nature à nuire à l’intérêt national » et « incité à un attroupement non armé », respectivement aux termes des articles 95 bis, 95 bis 1, 96 et 100 du Code pénal. Ces infractions sont passibles de peines allant de 11 à 30 ans de prison.

Ces dispositions pénales formulées en termes vagues et trop larges, qui prévoient de lourdes peines, manquent de clarté sur le plan juridique, érigent directement en infraction l’exercice pacifique des droits humains, et ouvrent la porte à une application arbitraire et discrétionnaire, en violation du droit international relatif aux droits humains et des normes liées. Par ailleurs, les actes poursuivis n’entrent pas dans la catégorie des « crimes les plus graves » (interprétés comme étant les homicides volontaires) qui, seuls, peuvent être passibles de la peine capitale au titre du droit international relatif aux droits humains et des normes en la matière.

Les seules « preuves » sur lesquelles s’appuie le parquet sont des publications sur les réseaux sociaux et des échanges numériques privés dans lesquels les militant·e·s se plaignent de la situation socioéconomique du pays et soutiennent les manifestations du Hirak.

Dans certains cas, le ministère public utilise des publications en ligne pour lesquelles les accusé·e·s ont déjà été condamnés par le passé, ce qui constitue une violation du principe interdisant la double incrimination. Par exemple, l’accusation s’appuie sur une vidéo publiée par Mohamed Tadjadit et quatre de ses coaccusés qui montre le témoignage d’un mineur torturé en garde à vue. Or, les cinq hommes ont déjà été condamnés à 16 mois d’emprisonnement pour ces faits.

Mohamed Tadjadit a déjà été déclaré coupable et condamné dans au moins sept autres affaires depuis 2019. Le 11 novembre, il s’est vu infliger une peine de cinq ans de prison dans une autre affaire s’appuyant sur des accusations infondées de terrorisme. Parmi les 13 accusé·e·s, beaucoup sont aussi confrontés à des condamnations multiples dans différentes affaires liées à leur militantisme pacifique.

« Les poursuites à répétition engagées par les autorités algériennes contre des militant·e·s pour le seul fait qu’ils ont exprimé des opinions dissidentes ou participé à des rassemblements pacifiques sont le signe d’une tentative délibérée de fermer l’espace civique et de museler toute forme de critique, a déclaré Hussein Baoumi.  

Les autorités algériennes doivent faire marche arrière de toute urgence, en libérant ces militant·e·s immédiatement et sans condition et en cessant d’ériger la dissidence en infraction

Hussein Baoumi

« Les autorités algériennes doivent faire marche arrière de toute urgence, en libérant ces militant·e·s immédiatement et sans condition et en cessant d’ériger la dissidence en infraction. » 

Complément d’information 

Depuis le début des manifestations du « Hirak » en 2019, les autorités algériennes continuent sans relâche de réprimer toutes les formes d’opposition en arrêtant, détenant et condamnant des militant·e·s, des journalistes et des détracteurs qui expriment leur opposition au gouvernement ou d’autres opinions critiques à l’égard du régime.

Source : Amnesty International – 27/11/2025 https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2025/11/algeria-authorities-must-immediately-drop-charges-against-mohamed-tadjadit-and-12-hirak-activists/

Sahara Occidental. L’ Algérie face aux pressions des États-Unis – Lakhdar Benchiba

La dernière résolution du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental, adoptée le 31 octobre 2025, a été accueillie en Algérie, par une combinaison de critique officielle molle, de déni médiatique et, surtout, d’inquiétudes face à des pressions étatsuniennes qui s’esquissent.

La résolution 2797 (2025) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU)1adoptée le 31 octobre 2025, introduit une évolution notable dans le dossier du Sahara occidental. Les États-Unis, auteurs d’un projet initial ouvertement pro-marocain et prônant l’autonomie comme unique solution, ont accepté de l’édulcorer pour faire passer l’essentiel. La résolution finale réaffirme ainsi le principe d’autodétermination comme base juridique du processus onusien, tout en mettant explicitement en avant le plan d’autonomie marocain qui « pourrait représenter la solution la plus faisable ».

Cette inflexion politique ne modifie pas le statut du territoire, toujours considéré comme non autonome par l’ONU, mais elle oriente l’action diplomatique vers une solution négociée autour de l’autonomie. Si la résolution évoque un accord « mutuellement accepté », elle ne mentionne plus le référendum comme voie d’expression de l’autodétermination, principale revendication des Sahraouis, pourtant constamment réaffirmée dans les résolutions antérieures de l’ONU.

L’explication de la « chaise vide »

Si les médias algériens minimisent ou pratiquent le déni, le chef de la diplomatie algérienne, Ahmed Attaf, a mis en avant les efforts de l’Algérie pour reformuler la résolution préparée par les États-Unis, qui ont déjà reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en contrepartie de la normalisation avec Israël.

Le discours officiel algérien évite toute critique directe à l’encontre de Washington, tout en se voulant rassurant vis-à-vis d’une opinion publique attachée au principe de l’autodétermination. L’Algérie, a affirmé le ministre des affaires étrangères sur la chaîne algérienne AL24 News, « était à deux doigts de voter pour la résolution » du Conseil de sécurité2. Mais le maintien, dans le préambule, de l’affirmation qu’une « autonomie véritable sous souveraineté marocaine pourrait constituer une solution des plus réalisables » a incité Alger à ne pas participer au vote.

Le représentant permanent algérien auprès des Nations unies, Amar Bendjama, a expliqué que l’Algérie a refusé de participer au vote pour marquer « sa prise de distance avec un texte qui ne reflète pas fidèlement et suffisamment la doctrine onusienne en matière de décolonisation »3.

Cette explication de la « chaise vide » est accueillie en Algérie avec scepticisme. Des analystes y voient surtout un souci de ne pas « froisser » les États-Unis et de défendre une diplomatie algérienne qui vit sur le capital, devenu lointain, de la guerre d’indépendance. Le lent effritement du soutien international au référendum d’autodétermination du Sahara occidental, y compris en Afrique où il était très élevé, en est une illustration.

Dans un pays où les médias sont aux ordres, c’est dans les réseaux sociaux que surgissent des interrogations sur l’échec possible d’un investissement politique, diplomatique et financier d’un demi-siècle dans le dossier du Sahara occidental, devenu au fil des années l’axe central de la politique extérieure du pays.

Certes, la résolution du Conseil de sécurité n’octroie pas le Sahara occidental au Maroc, mais la tendance imprimée au dossier par les États-Unis (la résolution a été approuvée par 11 voix, contre trois abstentions — la Russie, la Chine et le Pakistan — et l’absence de l’Algérie) va se renforcer dans les mois à venir.

Réalistes vs orthodoxes

Le vote du Conseil de sécurité a fait réapparaître en Algérie un courant minoritaire — qui a toujours existé au sein du régime — appelant à se débarrasser de l’affaire du Sahara occidental et des charges qu’elle impose au pays.

En mars 2003, l’ancien ministre de la défense, le général Khaled Nezzar (1937-2023), dont l’influence est restée grande au sein du pouvoir, avait défrayé la chronique en déclarant à La Gazette du Maroc que « l’Algérie n’a pas besoin d’un nouvel État à ses frontières (…) ». Il avait renvoyé la décision de débloquer les choses au président Abdelaziz Bouteflika : « Si le président de la République ne peut ou plutôt ne veut pas aller dans le sens du déblocage, l’armée ne pourra pas y faire face, elle est à la disposition du politique. »4

Le propos avait choqué et Nezzar avait essuyé quelques commentaires acerbes dans les médias. Abdelaziz Rahabi, ancien ministre de la communication, avait alors dénoncé des affirmations préjudiciables « aux intérêts diplomatiques du pays ». Il avait rétorqué que l’armée algérienne « participe substantiellement à la conception, la définition et l’exécution de la politique extérieure et de défense du pays ». Il avait également souligné que la question du Sahara occidental n’était pas une simple question de « politique étrangère », car elle s’appuie « sur un des socles fondateurs de la Révolution et de l’État algérien, qui est le droit à l’autodétermination et à l’indépendance. Elle se pose à nos frontières et devient ainsi un problème de sécurité nationale. »

Un rappel de l’orthodoxie qui avait été efficace. Khaled Nezzar, probablement recadré par ses pairs, n’a plus évoqué le sujet, mais le débat est revenu à la faveur de la dernière résolution du Conseil de sécurité. Ce courant « réaliste » s’est exprimé de nouveau par la voix de Noureddine Boukrouh5, deux fois ministre sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika et aujourd’hui à l’étranger, qui a estimé que les jeux étaient faits.

Dans un article titré « Le dernier quart d’heure » — expression maladroite qui renvoie en Algérie au discours de l’armée coloniale française6— et publié sur son site personnel, il estime que « le choix laissé au Polisario n’est plus entre le statut d’autonomie et l’indépendance, mais entre l’autonomie et le statut de terroriste, entre le plan marocain et rien du tout faute d’avoir pensé à élaborer un plan B. »7

Pour Boukrouh, le Front Polisario doit désormais être réaliste et renoncer à une « aléatoire République arabe sahraouie démocratique [RASD] » et accepter une « Région autonome du Sahara (RAS) réelle et viable ».

Il s’est attiré une réponse acerbe du chroniqueur Abed Charef dans un article intitulé « Noureddine Boukrouh, victime collatérale de l’effet Trump au Sahara occidental », publié le 28 octobre 2025 sur Al-hirak al-ikhbari. Pour Abed Charef, le vote du Conseil de sécurité ne change pas la donne :

« Ce n’est pas à travers cette démarche que les États-Unis vont remodeler la carte de la région à leur guise. Pour une raison bien simple : il y a, en face, un peuple qui aspire à exercer son droit à l’autodétermination. Et ce peuple est soutenu par d’autres peuples, épris de liberté ».

Une position conforme à l’orthodoxie algérienne.

La proposition d’une médiation

Pourtant, dans sa conférence de presse du 18 novembre, Ahmed Attaf a confirmé qu’Alger n’était plus dans sa zone de confort habituelle de défense du principe de l’autodétermination par voie référendaire comme en témoigne sa disponibilité à soutenir une médiation entre le Maroc et le Front Polisario :

« Compte tenu des données et des responsabilités qui lui incombent en tant que pays voisin des deux parties au conflit, l’Algérie n’hésitera pas à apporter son soutien à toute initiative de médiation entre le Front Polisario et le Maroc »8.

Ce soutien est assorti de « conditions ». La médiation doit s’inscrire dans :

« le cadre des Nations unies, qu’elle adhère, dans sa forme et son contenu, aux principes d’une solution juste, durable et définitive à la question du Sahara occidental, tels qu’ils sont stipulés dans toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, y compris la dernière résolution n° 2797 ».

Malgré le rappel de ces « conditions », cette évolution où l’Algérie jouerait un rôle de « facilitateur » laisse perplexe. D’abord, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc en août 2021, accusant le Maroc d’actions hostiles, ce qui ne la rend pas la plus apte à jouer aux facilitateurs. Plus fondamentalement, le « sujet » de la médiation, si elle se mettait en place, pourrait-il être autre que celui de l’autonomie mise en avant dans la résolution et que les États-Unis veulent passer comme un exercice effectif de l’autodétermination des Sahraouis  ?

Sous l’attention particulière de Washington

La question du rapport aux États-Unis est cruciale. L’Algérie fait face à des difficultés géostratégiques majeures. Elle a des situations difficiles à toutes ses frontières — Libye, Mali, Niger, Maroc —. Son « amitié » avec la Russie est troublée par des intérêts divergents au Sahel. Et la Chine commerce avec tout le monde, et même davantage avec le Maroc. Le plus grand pays d’Afrique fait donc l’objet d’une attention particulière des États-Unis.

L’ ambassadrice étatsunienne à Alger, Elizabeth Moore Aubin, en poste depuis 2022, fait d’ailleurs preuve d’un activisme inhabituel. Depuis son arrivée, elle multiplie les déplacements en Algérie, y compris hors d’Alger, rencontre entrepreneurs, ONG, start-ups, élus locaux et étudiants — une présence publique rarement observée de la part d’un diplomate occidental dans le pays. Même lors des bombardements les plus intenses sur Gaza, elle n’a pas réduit son exposition médiatique, signe d’une diplomatie étatsunienne affirmée et déterminée.

Cet interventionnisme de Washington dans le dossier du Sahara occidental s’inscrit également dans un contexte de retour des pétroliers étatsuniens en Algérie. En août 2025, Occidental Petroleum a signé deux conventions avec l’Agence nationale pour la valorisation des ressources en hydrocarbures (Alnaft) pour explorer les périmètres d’El Ouabed et Dahar dans le sud algérien. ExxonMobil et Chevron sont proches de finaliser un accord pour l’exploitation du gaz de schiste. Un article de Maghreb émergent relevait que « l’entrée d’acteurs américains sur les gisements de gaz non conventionnels en Algérie » pourrait, à défaut de sauver le plan onusien d’autodétermination, être un levier pour atténuer les pressions étatsuniennes9.

Le fonctionnement brutal des États-Unis crée cependant de l’incertitude. Les concessions algériennes dans ce domaine seront-elles une « transaction » suffisante pour atténuer les pressions d’une administration Trump pressée d’ajouter la question du Sahara occidental à son trophée de « faiseur de paix » ?

Un vote troublant sur Gaza

La vraie interrogation — et, pour certains, la véritable appréhension — porte sur l’usage que feront les États-Unis de cette résolution, qui donne un coup de pouce diplomatique au plan d’autonomie. À Alger, l’affirmation sur la chaîne CBS de Steve Witkoff, conseiller de Donald Trump pour le Proche-Orient, selon laquelle un « accord de paix » serait conclu entre l’Algérie et le Maroc « d’ici 60 jours » n’est pas passée inaperçue10. Elle a été très largement perçue comme le début des pressions annoncées. Attaf s’est empressé d’extirper l’Algérie du tête-à-tête avec le Maroc, projeté par le conseiller étatsunien :

« Je pense qu’il y a eu confusion entre ce que tentent de faire les États-Unis dans le dossier du Sahara occidental et les relations algéro-marocaines. Je pense qu’il voulait parler de l’initiative américaine, en coopération avec l’ONU, de proposer un plan de résolution de la question sahraouie ».

Christopher Ross, envoyé personnel du secrétaire général de l’ONU pour le Sahara occidental (2009–2017), tout en qualifiant la résolution du conseil de sécurité de « recul », a compris autrement : « La prédiction de Steve Witkoff (…) relève, je le crains, de l’utopie. » L’Algérie, a-t-il ajouté, « n’est pas réputée pour céder aux pressions ni pour pratiquer une diplomatie transactionnelle »11.

Anna Theofilopoulou, ancienne conseillère auprès de James Baker, lui-même ancien envoyé personnel au Sahara occidental du secrétaire général de l’ONU (1997-2004), est moins catégorique. Dans une déclaration au média espagnol El Indepediente, le 9 novembre 2025, elle se pose des questions sur le rôle de l’Algérie :

« L’ ancien régime algérien (…) était très dur, mais il savait ce qu’il faisait. (…) Maintenant, avec Tebboune, je ne sais pas. Je parlais avec un ami, et on riait de la perspective de voir Trump et Boulos, son conseiller pour le Sahara occidental, sur place. Il m’a dit : “Avant, j’aurais dit que les Algériens l’auraient dévoré au petit-déjeuner. Aujourd’hui, j’en suis moins sûr… ”

La résolution du Conseil de sécurité n’étant pas une reconnaissance de jure de la « marocanité » du Sahara occidental, la suite dépendra de l’action — ou non — des États-Unis envers l’Algérie et le Front Polisario, et de la capacité de ces derniers à résister aux pressions de l’administration Trump.

Le 17 novembre, le vote, troublant, de l’Algérie sur la résolution étatsunienne sur Gaza — alors que la Russie et la Chine se sont abstenues — suscite des doutes sur cette capacité. À Alger, certains interprètent ce vote — inhabituellement conciliant envers Washington — comme le signe d’une nouvelle configuration du rapport de force. Face aux critiques et aux dénonciations exprimées sur les réseaux sociaux — malgré les risques encourus dans un pays où une publication sur Facebook peut mener en prison —, la réaction officielle s’est faite très menaçante.

L’agence de presse officielle algérienne APS a rappelé, le 18 novembre, que la Constitution « fait de la politique extérieure un domaine réservé du président de la République, en sa qualité d’unique et seul artisan de la décision politique extérieure, au nom de la Nation algérienne ». Elle a dénoncé des « parties internes » qui se lancent dans une « tentative exécrable d’instrumentaliser la politique extérieure du pays au service de calculs politiciens étriqués ».

Le commentaire affirme que l’État national « ne permettra jamais que sa décision souveraine en matière de politique extérieure soit transformée en outil de marchandages politiques ou partisans, étroits dans leur portée comme dans leur vision ». Le message est clair : silence dans les rangs.

Source : Orient XXI – 25/11/2025 https://orientxxi.info/Sahara-Occidental-L-Algerie-face-aux-pressions-des-Etats-Unis

Réactions à la libération de Sansal : entre geste humanitaire, calcul diplomatique et appel à la cohérence politique – Samia Naït Iqbal

La grâce présidentielle accordée à l’écrivain Boualem Sansal continue de susciter des réactions contrastées, oscillant entre soulagement, scepticisme et exigence de cohérence.

Si la décision du chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, intervenue à la suite d’une intercession du président allemand Frank-Walter Steinmeier, a été officiellement présentée comme un geste humanitaire, elle soulève en Algérie et à l’étranger des interrogations d’ordre politique, éthique et diplomatique.

Un geste interprété comme un aveu

Pour l’ancien président du RCD et écrivain Saïd Sadi, cette grâce met en lumière une contradiction profonde : « En Algérie, l’humanisme c’est comme les hydrocarbures ; c’est bon pour l’exportation. » Derrière la formule cinglante, il pointe une dépendance morale à la reconnaissance extérieure : « L’ humanisme d’un chef d’État dépendrait de la stimulation d’un homologue étranger », écrit-il, estimant que le geste, bien qu’heureux pour l’écrivain et sa famille, révèle une faiblesse politique autant qu’un déficit d’autonomie morale.

Sadi souligne en outre la coïncidence troublante entre la libération de Sansal et la condamnation à cinq ans de prison du poète Mohamed Tadjadit, figure du Hirak : « La même peine, la même société, deux destins opposés. » Pour lui, la juxtaposition des deux affaires illustre une logique sélective de la clémence et une gestion symbolique de la justice.

Entre diplomatie et justice sélective

Du côté politique, les réactions oscillent entre approbation prudente et mise en garde contre toute instrumentalisation diplomatique.

Le président du parti Jil Jadid, Sofiane Djilali, reconnaît le caractère « humanitaire » de la décision, mais avertit : « Ne pas étendre le geste à d’autres détenus incarcérés pour des motifs bien moindres serait perçu comme une injustice. » Selon lui, la clémence présidentielle « ne doit pas dépendre d’un plaidoyer étranger ni créer une hiérarchie entre citoyens ».

Le magistrat à la retraite Habib Achi adopte un ton plus institutionnel. Il voit dans cette grâce « un acte de diplomatie raisonnée », inscrit dans un équilibre d’intérêts internationaux. Mais il appelle à « une cohérence interne entre les gestes extérieurs et la justice domestique », suggérant une seconde mesure de grâce pour les détenus d’opinion, « afin d’éviter le double standard et d’affirmer la souveraineté morale de l’État ».

Une exigence d’ouverture démocratique

Dans un communiqué, le président du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), Atmane Mazouz, salue une décision « bénéfique et positive », rappelant que son parti avait plaidé pour la libération de Sansal sans partager ses positions sur la question de l’intégrité territoriale. « Le courage politique, écrit-il, c’est aussi de défendre la liberté d’expression, même pour ceux avec qui nous sommes en désaccord. »

Mazouz replace la grâce dans une perspective plus large : la nécessité de « tourner la page de la répression » et d’ouvrir un dialogue national fondé sur la liberté et la justice. « L’Algérie, conclut-il, ne retrouvera sa place et sa dignité internationales que dans la liberté et la justice. »

Une société en attente de signaux forts

Les réactions de la société civile abondent dans le même sens. Un citoyen de Tizi-Ouzou, vétérinaire de profession, a résumé sur les réseaux sociaux un sentiment partagé : « Le Président s’est libéré d’un fardeau encombrant. Il est temps maintenant de libérer tous les détenus d’opinion et, ce faisant, de libérer sa conscience. »

Même tonalité chez le journaliste Hafid Derradji, qui se félicite de la libération de Sansal tout en appelant à la cohérence : « Si cette décision sert la dignité de l’Algérie, qu’elle soit suivie d’un geste envers ceux qui ont été condamnés pour leurs idées. C’est ainsi qu’on renforce l’unité nationale. »

Entre humanisme affiché et réalités politiques

Au-delà de l’émotion et des lectures diplomatiques, la grâce accordée à Boualem Sansal renvoie à une question plus essentielle : celle de la crédibilité de l’État face à la justice et aux libertés. L’ acte humanitaire, s’il n’est pas accompagné d’une dynamique politique interne, risque d’apparaître comme une concession circonstancielle plutôt qu’une orientation durable.

Dans un pays où l’espace public demeure sous tension, cette libération pourrait constituer soit un précédent encourageant, soit un simple épisode dans la chronologie des ajustements diplomatiques. Tout dépendra de la suite — c’est-à-dire de la capacité du pouvoir à faire de l’humanisme, non plus un produit d’exportation, mais une valeur nationale.

Source : Le Matin d’Algérie – 12/11/2025 https://lematindalgerie.com/reactions-a-la-liberation-de-sansal-entre-geste-humanitaire-calcul-diplomatique-et-appel-a-la-coherence-politique/

L’ Algérie et le vote du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental : le naufrage diplomatique de Tebboune

Dernier épisode d’une longue série de revers diplomatiques, le vote du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental a mis à nu l’isolement d’une Algérie qui persiste à croire que la défiance peut tenir lieu de stratégie. Pour le faire oublier, le pouvoir et ses relais multiplient les célébrations folkloriques du 1er novembre 1954, un événement dont la portée est trahie depuis 1962.

On est plus à un échec près avec Abdelmadjid Tebboune. Malgré une mobilisation de dernière minute pour rallier Pékin, Moscou et Islamabad à sa cause, Alger a vu ses alliés s’abstenir, laissant passer le texte américain favorable au plan d’autonomie marocain. La diplomatie de la taghenant* montre ses limites. Et prouve si besoin que ces supposés alliés ne le sont pas réellement. En vrai : que peut offrir l’Algérie en contrepartie à ces pays ?

Le verdict du Conseil de sécurité de l’ONU sur le Sahara occidental, adopté le 1ᵉʳ novembre, a résonné comme un coup d’assommoir à Alger. En renouvelant le mandat de la MINURSO et en réaffirmant la “primauté” de la proposition marocaine d’autonomie, le texte américain a infligé un nouveau camouflet à la diplomatie algérienne. Celle-ci, fidèle à sa ligne de défiance — cette fameuse taghenant érigée en doctrine —, s’est retrouvée une fois de plus isolée, impuissante à infléchir le cours des choses.

Jusqu’aux dernières heures ayant précédé le vote, Alger a pourtant tout tenté pour mobiliser des soutiens autour du principe de la “décolonisation” du Sahara occidental. Le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, a multiplié les entretiens téléphoniques avec ses homologues chinois, russe et pakistanais, espérant un front de refus. En vain. Les représentants de ces trois pays au Conseil de sécurité ont préféré s’abstenir, laissant la voie libre au texte américain. Une abstention lourde de sens, qui en dit long sur l’isolement diplomatique de l’Algérie jusque dans les rangs de ses partenaires dits “stratégiques”.

Une diplomatie à bout de souffle

Ce revers n’est pas un accident. Il s’inscrit dans une série noire de déconvenues qui traduisent l’essoufflement d’une diplomatie désormais plus démonstrative que stratégique. Depuis l’arrivée d’Abdelmadjid Tebboune au pouvoir, les faux pas s’accumulent : échec retentissant de la candidature au club des BRICS, détérioration des rapports avec les voisins du Sahel, bras de fer perdus avec l’Espagne et la France, tensions avec les Émirats arabes unis, et impasse totale dans le projet d’un “Maghreb sans Maroc”.

L’ Algérie a voulu jouer seule et contre tous. Résultat : elle se retrouve seule, tout court. Même au sein de la Ligue arabe, son influence s’érode. Le “sommet du retour” organisé à Alger en 2022 s’est soldé par un fiasco diplomatique. Exclue du dossier syrien, marginalisée dans le dossier palestinien, la diplomatie algérienne n’est plus la voix audible qu’elle fut dans les décennies précédentes.

Le prix du réflexe de défiance

Ce déclin ne tient pas seulement à des erreurs d’appréciation conjoncturelles. Il découle d’une culture politique et diplomatique figée, fondée sur la posture, la suspicion et  le réflexe de confrontation. La “taghenant” — cette raideur érigée en vertu nationale — a fini par se retourner contre ceux qui l’invoquent à tout propos et qui oublient que le pragmatisme est une vertu cardinale en diplomatie. 

Face à l’évolution rapide des rapports de force régionaux, Alger persiste à croire que la fermeté suffit à tenir lieu de stratégie. Or, la diplomatie moderne récompense la flexibilité, la capacité à bâtir des alliances et à composer avec la réalité. Ce n’est pas le cas de l’Algérie actuelle, qui préfère camper sur ses certitudes et se draper dans un discours souverainiste déconnecté des équilibres du monde.

Le désenchantement d’une puissance déclassée

Le naufrage diplomatique observé au Conseil de sécurité illustre ce désenchantement. Les capitales qui, hier encore, faisaient bloc derrière Alger, regardent désormais ailleurs. Même Moscou et Pékin, longtemps perçus comme des soutiens indéfectibles, ont choisi la neutralité. L’Algérie ne pèse plus, ni en Afrique, ni au sein des BRICS, ni dans le monde arabe.

En s’enfermant dans une logique de fierté blessée, le pouvoir algérien a transformé la diplomatie en vitrine de politique intérieure : tonner contre le monde pour mieux galvaniser l’opinion, brandir la “souveraineté nationale” pour masquer l’isolement. Mais la réalité internationale ne se plie pas aux discours.

Le vote du 31 octobre n’est pas seulement un revers dans le dossier du Sahara occidental. Il consacre la faillite d’une méthode : celle d’un pays qui confond dignité et raideur, et qui, à force de vouloir défier tous les autres, a fini par se défier lui-même.

La Rédaction 

*La posture de taghenant qui signifierait : raideur, défiance, confrontation, fermeté exagérée et inopportune 

Source : Le Matin d’Algérie – 02/11/2025

Algérie. Accident de la route, cahots politiques – Jean-Pierre Serini

Quand un dramatique accident de minibus à Alger sert de révélateur à une crise sociale mais aussi politique

    Vue d'une ville côtière avec des bâtiments, port et nuages. Ambiance calme et urbaine.
    Alger, avril 2014. Un minibus circule sur la route.Cercamon / Fl

    Vendredi 15 août. La semaine est finie, le week-end a commencé. Peu avant 18 heures, un minibus, de marque japonaise Isuzu, qui dessert deux quartiers d’Alger, Mohammadia et La Glacière, dévie brusquement de sa route. Il fracasse la rambarde du grand pont qui enjambe l’oued El-Harrach. Le véhicule plonge directement dans ses eaux fétides. La foule se presse rapidement sur les berges. Les plus courageux, pour secourir les naufragés. La majorité, pour suivre les efforts de la Protection civile qui débarque avec vingt-cinq ambulances, seize plongeurs harnachés et les équipages de quatre bateaux pneumatiques. Un seul responsable est présent, le chef d’état-major, le général Saïd Chengriha.

    Les « bus de la mort »

    Fait inhabituel, la télévision privée filme et diffuse en direct les images de la catastrophe à des millions de téléspectateurs. Le retour de bâton ne se fait pas attendre. Quatre chaînes sont sanctionnées — El Bilad TV, El Wataniya TV, El Hayat TV et Echourouk TV, 48 heures de suspension de diffusion — pour avoir émis des « images sensibles sans filtre ». En clair : sans exercer la censure habituelle et « oublier » les manifestants qui dénoncent les « bus de la mort » ou la vétusté du matériel de transport. Quelques heures plus tard, le bilan officiel tombe : 18 morts et 24 blessés.

    Le 19 août, le procureur de la République, Rostom Mansouri, révèle les résultats glaçants du contrôle technique automobile : le minibus était surchargé, le chauffeur, occasionnel, n’était pas assuré et le véhicule était frappé d’une interdiction de circuler par la Direction des transports de la wilaya d’Alger. Raison principale du drame « Le blocage du système de direction à cause d’une panne au niveau de la rotule de direction, ce qui a paralysé le bus. » Le propriétaire, le chauffeur, le receveur et le contrôleur technique, qui a fermé les yeux sur l’état critique du véhicule, sont poursuivis pour « homicide involontaire, blessures involontaires et exposition de la vie d’autrui au danger ». Ils sont placés sous mandat de dépôt après leur audition par un juge d’instruction.

    Le 25 août, le ministre des transports, Saïd Sayoud — un proche du président Abdelmadjid Tebboune qui a fait sa carrière —, précise que « 84 000 bus âgés de plus de 30 ans » devront être remplacés « dans les prochains mois ». Il met également en cause les conducteurs de cars qui « ne respectent pas la limitation de vitesse ». Un deuil national de 24 heures est décrété. Les drapeaux sur les bâtiments publics sont mis en berne. Maigre consolation, chaque famille de victime reçoit l’équivalent de 300 euros.

    Le président a disparu

    Dans la foulée, une rumeur envahit bientôt Alger. Où est passé le président Tebboune ? Depuis début août, il n’a pas été vu en public. Les bruits les plus fous circulent. On le dit à l’étranger, malade, indisponible, viré. L’inquiétude gagne les milieux officiels. L’accident ravive en effet le mécontentement des Algériens. Les réseaux sociaux se déchaînent, les vidéos se multiplient et dénoncent la vétusté du parc de bus, la mauvaise conduite des chauffeurs et le manque d’empressement des autorités vis-à-vis des familles de victimes d’accidents de la route. Et si le Hirak, reprenait ? Ce mouvement populaire, qui a vu manifester pacifiquement des centaines de milliers d’Algériens de février 2019 à mars 2020, avait obtenu la démission du président de la République d’alors, Abdelaziz Bouteflika. Chaque jour, le tollé monte et le malaise grandit.

    Onze jours après l’accident, le président Tebboune réagit. Mardi 26 août, une spectaculaire réunion se tient en sa présence, et en celle de son alter ego en kaki, le général Saïd Chengriha. Présence plus étonnante, d’autres militaires sont là en force pour traiter de la responsabilité des… auto-écoles, ou des conséquences de l’état des chaussées. Deux décisions majeures sont prises : l’achat de pneumatiques, et surtout de 10 000 bus pour remplacer ceux en service. Mais le hic est que les seuls fournisseurs possibles sont des constructeurs étrangers. Or les importations de bus sont interdites depuis janvier 2019. Celles de pneumatiques sont découragées pour soutenir la production nationale.

    Les problèmes ne sont pas que techniques. Le torchon brûle à la tête de l’État entre civils et militaires. Pendant une bonne semaine, le président Tebboune a refusé de se séparer de son premier ministre, Nadir Larbaoui, son ancien directeur de cabinet qu’il a nommé en 2023. On reproche à ce dernier, à mi-voix, son absence à la grande messe du 26 août due à une visite privée à New York. Finalement, Tebboune s’exécute. Il débarque Larbaoui le 28 août. Mais, au passage, signe de sa mauvaise humeur, il nomme un intérimaire à la tête du gouvernement — ce que ne prévoit pas la Constitution — et confie le poste au ministre de l’industrie, Sifi Ghrieb, à l’expérience politique fort brève puisqu’il est ministre depuis seulement novembre 2024… Tôt ou tard, Tebboune devra confirmer sa nomination.

    Importations interdites

    Avec les multiples pénuries de pièces détachées — aux côtés de celles de bananes ou de lait UHT —, les déplacements quotidiens sont une galère pour les habitants des grandes villes, dont la métropole algéroise qui compte entre 3 et 4 millions de résidents. La géographie n’aide pas : la ville est un amphithéâtre où une grande masse de la population vit sur les hauteurs. Ils n’ont pas d’autre solution, en dehors des privilégiés propriétaires d’automobiles, que les minibus.

    Le transport en commun terrestre a été privatisé en 1987 puis ouvert dix ans plus tard aux bénéficiaires de l’aide aux chômeurs qui ont pu, avec leur pécule, acheter un minibus. Quatre-vingts pour cent des véhicules sont fabriqués en Asie, comme le véhicule accidenté le 15 août. Quatre-vingts pour cent des transporteurs sont propriétaires d’un seul bus. Les prix des billets fixés par le gouvernement sont trop bas pour acheter plusieurs véhicules, qu’il est de toute façon interdit d’importer. Alors le chauffeur raccourcit les trajets pour éviter les embouteillages, oublie des arrêts pour gagner du temps, prend des risques avec la sécurité des voyageurs qu’on entasse au-delà du raisonnable. Le minibus accidenté avait deux fois plus de passagers qu’autorisés. Si tout se passe comme annoncé le 26 août, à peine 10 % des bus trentenaires seront remplacés dans quelques mois. Quatre-vingt-dix pour cent continueront à rouler comme avant…

    Source : Orient XXI – 11/09/2025 https://orientxxi.info/magazine/algerie-accident-de-la-route-cahots-politiques,8485

    Harga : l’Algérie tarit la route italienne, mais la jeunesse prend le large vers l’Espagne

    Par la Rédaction

    Les relations algéro-italiennes connaissent une phase ascendante, portées par une coopération énergétique stratégique et une coordination sécuritaire qui, selon des médias algériens, a permis de « tarir » presque totalement les flux de migrants irréguliers en direction de la péninsule italienne.

    L ’ambassadeur d’Algérie en Italie, Mohamed Khalifi, a affirmé récemment que les départs depuis les côtes algériennes vers l’Italie sont aujourd’hui « proches de zéro », fruit d’un partenariat bilatéral étroit et de mesures strictes de surveillance des frontières.

    Ce discours, qui reflète indéniablement le succès d’une coopération ciblée entre Alger et Rome, soulève toutefois une interrogation majeure : pourquoi, dans le même temps, les départs vers l’Espagne connaissent-ils une recrudescence spectaculaire ?

    La côte ouest, nouveau théâtre des traversées

    Alors que l’axe Est–Méditerranée semble verrouillé par la coopération sécuritaire algéro-italienne, c’est sur la façade ouest, face à l’Espagne, que s’exprime désormais la pression migratoire. Depuis le début de l’été, des centaines de jeunes Algériens ont pris la mer à bord d’embarcations de fortune, défiant les risques et les dispositifs de contrôle.

    Mercredi dernier, huit adolescents ont même réussi à voler une embarcation à La Pérouse (Tamentefoust), avant de rejoindre les côtes espagnoles. Dans les 48 heures qui ont suivi, un autre groupe de mineurs a également pris la mer dans des conditions similaires. Ces traversées spectaculaires, qui alimentent un flot continu d’arrivées sur les plages d’Almería ou de Murcie, illustrent la vigueur persistante du phénomène de la harga en dépit des politiques répressives.

    Source : Le Matin d’Algérie – 09/09/2025 https://lematindalgerie.com/harga-lalgerie-tarit-la-route-italienne-mais-la-jeunesse-prend-le-large-vers-lespagne/

    Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante – Salem Chaker

    La Kabylie reste le théâtre d’un face-à-face politique et idéologique avec Alger, enraciné dans les divisions du mouvement national algérien. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie.

    À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.

    En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni du groupe Imaziɣen Imula composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :

    « Vingt ans de dictature déjà, Sans compter ce qui nous attend »

    Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.

    À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :

    « Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »

    Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière… On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui. Kabyles et Berbères : luttes incertaines (éditions L’Harmattan, 2022).

    Continuité d’une répression multiforme

    Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :

    • L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella- Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.
    • La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.
    • La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.
    • L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).
    • Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).
    • Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).

    Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».

    Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.

    Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.

    Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (Ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle). Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.

    Continuité d’une politique de neutralisation

    Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.

    Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.

    Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.

    À partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.

    Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.

    Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes. Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.

    On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.

    Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.

    Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».

    Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.

    Salem Chaker est professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)

    Source : The Conversation – 05/08/2025 https://theconversation.com/kabylie-etat-algerien-une-confrontation-politique-persistante-262078

    Crise ouverte au FLN : La guerre des communiqués s’intensifie – Nabila Amir

    Le Front de libération nationale (FLN) est de nouveau secoué par une énième crise interne, signe d’un mal profond qui traverse l’ex-parti unique depuis plusieurs années. 

    Régulièrement fragilisé par des luttes de clans, des conflits de légitimité et des querelles d’appareil, le FLN apparaît, aux yeux de certains observateurs, comme un parti à bout de souffle, dont l’existence même devrait être « reléguée au musée ». Mais pour une partie de sa base militante, il demeure un levier politique à préserver, à condition d’en extirper les pratiques opaques et de rétablir les principes démocratiques. 

    Cette fois encore, la contestation est vive. Une fronde prend forme dans plusieurs wilayas, portée par des militants regroupés autour de la Coordination nationale pour le sauvetage du FLN. 

    En ligne de mire : le départ du secrétaire général actuel, Abdelkrim Benmbarek, accusé de « dérive autoritaire » et de légitimité « contestée ». Une marche de protestation a ainsi été organisée samedi à Alger, jusqu’au siège central du parti à Hydra, réunissant des militants venus de différentes régions du pays. Cette mobilisation a aussitôt déclenché une vague de réactions contrastées dans les rangs du parti, marquant le début d’une véritable guerre des communiqués.

    D’un côté, plusieurs mouhafadhas, dont celles de Tizi Ouzou, Bou Saâda et Aïn Defla, ont publié des textes de soutien à la direction actuelle. Ces structures dénoncent les « agissements anarchiques » et les « atteintes » aux statuts du parti « perpétrés par les contestataires », qu’elles qualifient de « fauteurs de troubles ». 

    Elles réaffirment leur attachement aux résolutions du 11e congrès et au mandat de cinq ans accordé à Benmbarek. A Bou Saâda, le comité local affirme que « la phase de transition est terminée » et que « toute légitimité doit désormais émaner des bases militantes, dans le respect des statuts et des institutions ». Même ton à Tizi Ouzou, où l’on met en garde contre « les nostalgiques de l’hégémonie partisane » et où l’on rappelle que « la politique du ‘‘dégage pour que je monte’’ n’a plus sa place dans notre parti ». 

    Appel à une « refondation » du parti

    Pour un membre de la direction qui a requis l’anonymat, cette manifestation est un « non-événement ». Mais en face, la fronde s’élargit. Des structures locales, notamment à Skikda, ont rejoint le mouvement de contestation, appelant à une refondation profonde du parti. Les manifestants exigent la tenue d’un congrès extraordinaire pour élire un nouveau secrétaire général, mettre en place un bureau politique renouvelé, désigner un comité central issu des bases militantes et permettre le retour des figures historiques du FLN. 

    « Le FLN appartient à ses militants, pas à ceux qui s’imposent à la tête de l’appareil par la force ou les arrangements opaques. Nous disons non à la légitimité falsifiée, au viol de la volonté militante et nous sommes pour un changement radical », déclarent les opposants au premier responsable de l’ex-parti unique. 

    Dans un communiqué publié hier, l’Instance nationale de coordination pour le sauvetage du FLN a accusé la direction du parti d’avoir orchestré des communiqués de soutien « rédigés d’avance », imposés à certaines mouhafadhas par le biais de pressions. Elle dénonce une direction « illégitime », issue d’une « logique de confiscation », et qualifie le congrès projeté de « coup de force contre la base militante ». 

    La protestation de samedi dernier, selon elle, a été une « expression légitime et civilisée » d’un rejet populaire, portée par des militants « sincères, venus de plusieurs wilayas », opposés à « la falsification, à l’exclusion et à la marginalisation ». Tout en se défendant de vouloir remplacer le FLN, l’Instance affirme être « une initiative transitoire née de la crise » et soutenue par la base. « Le FLN ne sera jamais que celui de ses militants sincères », conclut-elle. 

    La Coordination nationale, qui affirme s’étendre à l’ensemble du territoire, assure que « le compte à rebours a commencé » et que « la mobilisation pacifique ne s’arrêtera pas tant que le parti ne sera pas rendu à ses véritables enfants ». Elle accuse Abdelkrim Benmbarek de gouverner « à huis clos », de « museler les voix libres » et de « confisquer la volonté des militants ».

    Ce qui n’était, il y a encore quelques semaines, qu’un malaise latent au sein de l’ex-parti unique, s’est désormais transformé en un bras de fer ouvert. Deux visions s’affrontent : celle d’une direction qui se réclame de la légalité organique issue du 11e congrès, et celle d’une base militante qui revendique une refondation pour mettre fin à « une gestion jugée autoritaire, opaque et dépassée ». 

    Source : El Watan – 04/08/2025 https://elwatan-dz.com/crise-ouverte-au-fln-la-guerre-des-communiques-sintensifie

    L’anglais promu, le français stigmatisé : El Khabar et le piège de l’unilinguisme militant – Samia Naït Iqbal

    L’introduction de l’anglais dans le cycle primaire en Algérie, officialisée par les autorités depuis la rentrée 2022-2023, a marqué un tournant dans la politique linguistique nationale. Cachez-moi cette langue française que je puis supporter, nous intime le courant arabo-baathiste.

    Présentée comme une réforme structurante, cette décision s’inscrit dans une volonté de préparer les élèves dès le jeune âge à maîtriser une langue désormais incontournable dans les domaines de la science, de la technologie et de la communication globale. Un choix que le journal El Khabar a salué à travers plusieurs articles, en insistant sur sa portée stratégique.

    Mais au-delà de la pertinence de cette réforme, la tonalité adoptée par le quotidien dans son traitement éditorial soulève des interrogations. En opposant frontalement l’anglais au français, et en présentant ce dernier comme un « reliquat de la colonisation », El Khabar semble s’engager dans une logique de rupture, là où d’autres voix plaident pour une approche complémentaire et inclusive.

    Un virage éditorial assumé

    On est désormais bien loin du quotidien El Khabar historique qu’Issad Rebrab a failli acheter ! Depuis quelque temps, El Khabar adopte une ligne éditoriale résolument favorable à un recentrage linguistique autour de l’arabe et de l’anglais, au détriment du français.

    En cela, le quotidien, fondé par des journalistes profondément attachés aux valeurs de modernité, d’ouverture et de pluralisme sous toutes ses formes, semble aujourd’hui s’éloigner de cet héritage. En adoptant des postures idéologiques rigides, il glisse vers une vision réductrice du débat linguistique, qui n’a parfois rien à envier aux discours les plus fermés et conservateurs qu’il dénonçait autrefois.

    Cette orientation, si elle peut se comprendre dans le cadre d’un repositionnement stratégique, marque toutefois une rupture nette avec l’esprit fondateur du journal.

    Des figures comme Rezki Cherif, Ali Djerri ou le regretté Omar Ourtilane incarnaient un attachement profond à une modernité ouverte et inclusive, où la pluralité linguistique était considérée non comme une entrave à l’identité nationale, mais comme une richesse à cultiver. En s’éloignant de cet héritage, El Khabar semble aujourd’hui céder à une lecture plus rigide et idéologique, au détriment de la complexité et du dialogue.

    À travers une rhétorique qui oppose désormais systématiquement « anglais moderne » à « français hérité », le journal s’inscrit dans une lecture à forte charge symbolique, où la langue française est réduite à son passé colonial, sans considération pour sa place actuelle dans la vie académique, scientifique et culturelle du pays.

    Un débat complexe, à mener sans passion

    La valorisation de l’anglais, en soi, est une orientation qui répond à des impératifs réels : ouverture sur les savoirs, adaptation aux mutations technologiques, facilitation de l’accès aux publications scientifiques internationales. La formation d’enseignants, le recrutement de professeurs d’anglais et l’intégration de cette matière dans les premières années de scolarité témoignent d’un effort structuré.

    Cependant, il serait contre-productif de penser cette avancée en termes de substitution ou d’exclusion. Le français, qu’on le veuille ou non, reste une langue de travail dans de nombreux secteurs en Algérie — santé, droit, université — et continue de jouer un rôle d’interface dans les échanges internationaux. Le rejeter ou le marginaliser pourrait créer des déséquilibres contreproductifs, notamment pour les jeunes générations appelées à évoluer dans un monde plurilingue. Pas seulement, tout indique que cette traque du français est menée par un courant arabo-islamiste proche de la Turquie. Un courant qui œuvre depuis longtemps pour éloigner l’Algérie de la France. D’où l’entretien des braises antifrançaises par tous les moyens.

    Une vision apaisée de la pluralité linguistique

    L’enjeu pour l’Algérie n’est pas de trancher entre les langues, mais d’en faire un usage intelligent et complémentaire. Une politique linguistique efficace ne se bâtit pas sur le ressentiment ou les oppositions symboliques, mais sur des critères d’efficacité, d’inclusion et de cohérence. L’arabe, l’anglais, le français — et même tamazight — peuvent coexister dans un cadre structuré, équilibré, au service de l’intérêt national.

    Le rôle de la presse, à cet égard, est essentiel. Elle peut contribuer à enrichir le débat, à éviter les raccourcis idéologiques, et à accompagner sereinement les mutations linguistiques du pays. Car ce qui est en jeu, au fond, ce n’est pas une langue contre une autre, mais la capacité à bâtir une école et une société ouvertes sur leur temps.

    L’anglais est un outil d’avenir. Le français reste un acquis. L’arabe et tamazight demeurent un socle. La pluralité linguistique n’est pas un luxe, c’est une richesse. Encore faut-il la penser sans crispation.

    Source : Le Matin d’Algérie – 08/07/2025 https://lematindalgerie.com/langlais-promu-le-francais-stigmatise-el-khabar-et-le-piege-de-lunilinguisme-militant/

    Algérie. Des cafés littéraires au numérique, la culture résiste – Kaïs Tamalt

    Dans un pays où la liberté d’expression est réprimée par le régime, la scène culturelle algérienne traverse une profonde métamorphose. Et invente des stratégies de contournement.

    « Notre centre culturel dispose d’une bibliothèque contenant de nombreux ouvrages relatifs aux droits humains, à la justice, au droit constitutionnel… Différentes initiatives ont pour but de la valoriser auprès de la nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs », explique Hassan M., journaliste et animateur de rencontres à Alger. Il ajoute : « Malgré les embûches auxquelles se confrontent les cafés littéraires, certaines rencontres ont attiré une diversité de profils. »

    Ces dernières années, post-Covid, un lieu et un usage nouveaux s’invitent dans le paysage culturel algérien : le café littéraire. « Café » pour la praticité du terme, il s’agit surtout d’un lieu (une librairie, le salon d’un particulier, une salle d’un espace culturel…, voire un café) où des écrivaines et écrivains se réunissent pour discuter de leurs dernières lectures et échanger des idées, aux côtés de citoyens lambda, sans hiérarchie, hommes, femmes, générations diverses. Il accueille aussi bien l’étudiant qui révise ses cours de philosophie que la retraitée qui redécouvre Kateb Yacine. Autre lieu, même usage : l’espace numérique. Des influenceurs culturels et artistes digitaux investissent ce champ et ouvrent de nouvelles thématiques d’études et de discussions. Mais à quel prix ?

    Des lieux déterminés à exister

    Lieu d’émulation intellectuelle, de rencontres et d’échanges, dans les langues de la région où il est implanté, le café littéraire doit commencer par surmonter un imbroglio administratif pour exister. Celui de la commune kabyle de Tichy, située à une quinzaine de kilomètres de Béjaïa, sur la côte, en est l’illustration : bien qu’autorisée par l’assemblée populaire communale1, cette initiative a fait face à un mur d’interdictions administratives. Kamel, qui en est l’organisateur, témoigne de mécanismes de censure complexes :

    « Les rencontres que je coordonne dans ce local subissent constamment la censure des autorités, qui multiplient les obstacles administratifs et remettent systématiquement en question la légitimité de nos activités culturelles ».

    Ces entraves bureaucratiques ne sont pas isolées : elles relèvent d’une stratégie systématique de contrôle. La dichotomie entre le traitement des activités politico-religieuses et celui des événements culturels révèle un mécanisme délibéré d’annihilation de la pensée critique. Tandis que les premières sont « autorisées, encadrées, subventionnées et même sécurisées », précise Kamel, du café littéraire de Tichy, les secondes suscitent une suspicion constante.

    Parfois, la répression prend des formes particulièrement brutales. Ahmed K., organisateur d’un café littéraire dans la wilaya d’Oran, raconte ainsi l’intervention violente des autorités : « Elles ont empêché la tenue d’un colloque sur la justice transitionnelle en Algérie, arrêtant les responsables de l’association, les employés, tous ceux présents dans les locaux, et refusant catégoriquement que le colloque ait lieu. » Ou des formes inattendues : la censure ne provient pas uniquement des autorités. Une partie de l’élite intellectuelle participe, de façon plus insidieuse, à un climat d’autocensure. « Un autre type de censure vient d’une partie des élites intellectuelles elles-mêmes, qui soutiennent le pouvoir ou tentent d’éviter sa colère, afin de conserver leurs postes et leurs avantages », poursuit Kamel. Ce phénomène s’est accentué depuis le Hirak2, créant une fracture au sein même de la communauté intellectuelle : entre ceux qui défendent la liberté d’expression, parfois au prix de leur carrière, et ceux qui préfèrent le compromis pour préserver leur statut.

    Un membre de l’association Azday Adelsan n Weqqas (« le café littéraire d’Aokas »), jolie petite ville côtière dans la wilaya de Béjaïa, retrace l’évolution des pressions subies : « Entre juillet 2017 et le début du Hirak, en 2019, il n’était pas nécessaire de demander une autorisation pour organiser des conférences. Il suffisait de réserver la salle et d’inviter les intervenants. » Cette relative liberté n’était pourtant qu’apparente. « Nous savons que les cafés littéraires d’Aokas ont toujours été étroitement surveillés. Dans toutes les conférences, des policiers en civil étaient présents — étant donné qu’il s’agit d’une petite localité, nous les connaissons. » L’escalade répressive s’est accentuée avec la pandémie et les suites du Hirak.

    « Les cafés littéraires se sont arrêtés, comme toutes les autres activités, pendant la période du Covid-19. Et, comme vous le savez, cette période a été marquée par la répression du Hirak et de l’ensemble du peuple algérien. Les cafés littéraires ont donc disparu ».

    Les intimidations ont alors pris des formes plus frontales et sophistiquées. « Parmi les premières mesures directes, l’association a reçu ce que l’on pourrait appeler une “mise en demeure”. » Rapidement, les faits s’enchaînent : « L’association a reçu, en mai 2022, un document du ministère de la justice lui indiquant qu’un procès la concernant s’était tenu en octobre 2021 » à la suite d’une plainte de la wilaya de Béjaïa pour « prosélytisme religieux ». La dissolution d’Azday Adelsan n Weqqas, prononcée en avril 2023 par le tribunal administratif de Béjaïa, témoigne de la volonté des autorités d’éradiquer ces structures. Depuis, un bras de fer judiciaire s’est engagé, l’association ayant interjeté appel.

    Ces témoignages révèlent, en plus de l’arsenal judiciaire, l’étendue des pressions déployées contre ces initiatives : « Nous avons vu des murs tagués sur les locaux, avec des messages ambigus, comme : “L’association met fin à ses activités”, sans plus de précision », poursuit le membre du café littéraire d’Aokas. Paradoxalement, chaque tentative de musellement renforce la détermination des acteurs culturels et suscite un élan de solidarité. Ces animations littéraires participent d’une dynamique plus large de préservation et de transmission du patrimoine culturel algérien. Dans la ville kabyle d’Aokas, malgré huit conférences interdites et la dissolution judiciaire du café littéraire, ses fondateurs poursuivent leur mobilisation culturelle. Rachid T., organisateur de cafés littéraires, incarne aussi cette détermination : « Un café internet dans le centre-ville organise des rencontres littéraires. Malgré le ramadan, nous faisons tout pour les maintenir jusqu’à aujourd’hui. »

    Face aux offensives liberticides, la diaspora algérienne joue un rôle crucial. Présente principalement en Europe et en Amérique du Nord, elle constitue un relais essentiel pour les voix censurées. Farid L., membre d’un collectif citoyen à Montréal, explique : « Nous servons de caisse de résonance pour les artistes et intellectuels réduits au silence. Grâce à nos réseaux, nous faisons connaître leurs œuvres et idées au-delà des frontières, contrôlées. »

    L’émergence d’« influenceurs culturels » en ligne

    La pandémie de Covid-19 a accéléré la digitalisation des échanges culturels. Festivals littéraires virtuels, expositions en ligne, résidences artistiques à distance… Post-Covid, les collaborations ont été non seulement maintenues, mais parfois intensifiées. Dans la nécessité d’innover pour exister, les acteurs culturels se sont rapidement saisis de ces nouveaux usages.

    Le numérique est devenu leur principal vecteur de libération. L’université Batna 2, dans l’Est algérien, a été l’un des premiers bastions de cette résistance technologique, avec le développement de plateformes alternatives quelque temps après le début du Hirak. « Nos plateformes numériques sont devenues des espaces où les étudiants peuvent dialoguer librement ; les professeurs, partager des perspectives variées ; et la pensée critique ; continuer de bourdonner », explique Karim R., responsable numérique.

    Le numérique dilue la notion de territoire administratif, complique la mise en œuvre des interdictions locales, et permet une diffusion instantanée et massive des contenus, compliquant l’efficacité de la censure. Quantité d’« influenceurs culturels » algériens ont ainsi émergé sur le Web. Jeunes, technophiles, ces nouveaux médiateurs créent des communautés virtuelles autour de thématiques culturelles variées. Ces espaces virtuels sont aussi le lieu de formes hybrides d’expression artistique, comme le « digital storytelling » algérien, où l’information prend la forme d’un récit incarné, avec ses héros, ses émotions… et dans la plupart des cas un happy end. Cette forme, qui mêle traditions orales et outils numériques, séduit particulièrement les jeunes générations. Nabil K., artiste digital de Constantine :

    « Nous réinventons nos contes traditionnels à travers des podcasts, des animations, des installations interactives. C’est une façon de préserver notre patrimoine tout en le rendant attrayant et accessible pour la génération Z ».

    Cette webrésistance participe d’une redéfinition profonde de l’identité culturelle. En s’affranchissant des canaux officiels, les acteurs algériens de la culture agrandissent le champ des thématiques à étudier et sortent des tabous anciens, comme les tensions religieuses et la laïcité ou encore la guerre civile des années 1990. Les jeunes artistes contemporains interrogent les récits nationaux établis, revendiquant une diversité linguistique et culturelle jusque-là niée. Par exemple, la culture amazighe, longtemps marginalisée, existe davantage dans ces espaces alternatifs.

    Mais au-delà des technologies, c’est la détermination inébranlable des créateurs, penseurs et activistes culturels qui fait la force de ce mouvement. Cette évolution, pour être pleinement comprise, doit être replacée dans le contexte plus large des transformations sociales et politiques du monde arabe. Loin des simplifications médiatiques, l’effervescence culturelle algérienne témoigne d’une vitalité intellectuelle et créative. Elle nous rappelle une vérité essentielle : aucun système, aussi répressif soit-il, ne peut durablement étouffer la voix d’un peuple déterminé à s’exprimer. C’est là que réside, peut-être, le plus grand espoir pour l’avenir de la culture algérienne.

    Source : Orient XXI – 20/06/2025 https://orientxxi.info/dossiers-et-series/algerie-des-cafes-litteraires-au-numerique-la-culture-resiste,8316