
Ils ne descendent pas de capitalistes qui auraient investi dans ce nouveau champ d’accumulation qu’est la colonie. Leurs aïeux, dépourvus de ressources significatives, ont, dans leur quasi-totalité, émigré à la recherche de l’aventure. Leur fortune, parfois stupéfiante, et leur parcours, quelquefois douloureux et exigeant en labeur, n’ont été possibles qu’avec le soutien militaire, juridique et économique du pouvoir politique et colonial en place. Il leur a non seulement fourni des terres conquises par la force armée mais une protection, des aides, des exemptions fiscales, et, surtout, un statut social à part, faisant d’eux, en tant qu’Européens, une caste séparée, ossature d’une ethnocratie profitable. Ils sont une infime minorité parmi les 22.028 titulaires de fermes coloniales ou le million d’Européens. On ne connaît pas parmi eux d’entrepreneurs de commerce ou d’industrie ou de banquiers dignes de figurer au fronton de la colonie.
Les grands colons emblématiques, une centaine, ont des fortunes souvent vertigineuses, accumulées en moins de trente ans. Quels chemins ont-ils suivis pour accumuler si rapidement de telles fortunes? Nous le verrons dans le détail pour les plus saillants d’entre eux, tels les Borgeaud, Blachette, Germain, Manent, Pelegri ou Schiaffino. Ils constituent, parmi les Européens, une sous-caste puissante, unie par des liens matrimoniaux et liguée sur les questions vitales. Ils contractent, le plus souvent, les mariages dans leur sphère sociale. Possédant souvent, au départ, des vignobles proches les uns des autres, ils gardent de solides liens tissés autrefois par le voisinage. Ils sont presque toujours alliés ou associés financièrement les uns aux autres. Ils sont sociétaires ou actionnaires dans de nombreuses exploitations dont ils se partagent le capital et ont la haute main sur le système de crédit. Ils se distinguent aussi par leurs activités de prestige et forment une sous-caste européenne se fréquentant dans leurs clubs réservés de golf, de yachting ou d’aviation.
Au sein de la minorité européenne, ils monopolisent, au titre de l’Algérie, les grands mandats électifs nationaux français. En Algérie, ils sont souvent les maires des villages où se trouve un de leurs vignobles et président ou sont membres d’assemblées diverses ou d’associations professionnelles et autres chambres d’agriculture ou de commerce. De grands journaux en langue française leur appartiennent.
Les grands colons d’Algérie Borgeaud, Blachette, Schiaffino
Ahmed Henni, professeur d’Université, a enseigné aux universités d’Oran, d’Alger et d’Artois. Il a été directeur de recherche au CREAD à Alger et de l’EREIA à l’Artois. Parmi ses publications : Le Cheikh et le Patron, Économie de l’Algérie coloniale, Le capitalisme de rente, Les grands colons d’Algérie.
