Disséquant le tissu social des communautés rurales de l’Ouarsenis et du Dahra et leur évolution sociopolitique de la fin de la Première Guerre mondiale à la lutte de libération, Neil MacMaster propose une analyse rigoureuse de la façon dont la société paysanne de ce territoire névralgique, qui sera l’un des poumons de la Wilaya IV historique, va basculer dans le nationalisme indépendantiste, apportant un soutien vital aux maquis de l’ALN.

Neil MacMaster est un éminent historien britannique. A partir des années 1980, il a commencé à s’intéresser à l’histoire de l’Algérie durant la période coloniale. On lui doit, entre autres, un ouvrage important coécrit avec Jim House sur les massacres du 17 octobre 1961 : Paris 1961 : les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (2006). En 2020, il a publié Guerre dans les djebels. Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958. Le livre est d’abord paru en Angleterre chez Oxford University Press.

En janvier 2024, la traduction française de l’ouvrage, réalisée par Houria Delourme-Bentayeb, a été publiée par les éditions du Croquant, à Paris, dans la collection « Sociétés et politique en Méditerranée », dirigée par Aïssa Kadri. C’est d’ailleurs le Professeur Kadri qui en a signé la préface. Le livre vient d’être réédité par Chihab, en Algérie, et il était disponible au SILA. Nous ne pouvons que vous recommander de vous ruer vers les librairies pour l’acquérir. Car Guerre dans les djebels est vraiment une œuvre magistrale.

Et bien que ce soit avant tout un travail de recherche historiographique qui s’étale sur plus de 600 pages, il se lit avec aisance. Nous avons affaire ici à une enquête historique extrêmement fouillée, qui s’impose à la fois par sa richesse documentaire et par l’originalité de sa démarche méthodologique. Neil MacMaster a le mérite de faire la lumière sur un aspect crucial de la période coloniale : le rôle de la paysannerie dans la lutte contre l’occupation française.

« Une réserve inépuisable de combattants et de guides »

L’auteur a étudié avec une précision clinique la société paysanne en Algérie en adoptant une méthodologie qui se revendique des « Subaltern Studies » qui proposent une approche de l’histoire « par le bas ». Neil MacMaster a concentré son enquête sur un territoire particulier : la région du Chélif en l’occurrence.

Disséquant le tissu social des communautés rurales de l’Ouarsenis et du Dahra et leur évolution sociopolitique de la fin de la Première Guerre mondiale au déclenchement de la lutte de libération, l’historien britannique propose une analyse rigoureuse sur la façon dont la société paysanne de ce territoire névralgique, qui sera l’un des poumons de la Wilaya IV historique, va basculer dans le nationalisme indépendantiste, apportant un soutien vital aux maquis de l’ALN.

Dans sa préface, le professeur Aïssa Kadri écrit de prime abord : « Voilà un ouvrage majeur qui interroge et renouvelle les approches socio-historiques sur ‘‘la guerre d’Algérie’’.» « La Guerre dans les djebels s’inscrit dans une perspective d’approche qui a souhaité rompre avec les travaux qui ont abordé ces événements par le haut de manière macro-historique (…), négligeant ‘‘les gens ordinaires’’», relève le préfacier.

Neil MacMaster « s’attache à voir ce qui se passe du côté du monde paysan, du point de vue des influences du nationalisme en société rurale, dans l’Algérie profonde », souligne Aïssa Kadri. Et d’ajouter : « (Il) développe ses travaux dans la suite des analyses de Mostefa Lacheraf en montrant que la paysannerie, en dépit des processus violents de déstructuration coloniale, ‘‘a gardé intactes des formes d’organisation autonomes au niveau local qui lui ont permis de résister et de contester la domination coloniale’’».

Dans son introduction, Neil MacMaster insiste sur l’obsession de l’occupant français dès la conquête de soumettre les populations paysannes dont il redoutait le soulèvement : « Alors que les envahisseurs français avaient réussi, en 1843, à écraser la résistance tribale dans le Dahra et l’Ouarsenis par la brutale politique de la terre brûlée, le régime colonial était constamment sous la crainte d’une insurrection sanglante des paysans des montagnes ; crainte qui s’est finalement concrétisée avec la guerre d’indépendance de 1954. » L’auteur explique comment le PCA d’abord (le Parti communiste algérien) et le FLN ensuite ont choisi la région du Chélif « comme forteresse naturelle pour leurs forces de guérilla ».

« Les contre-insurgés français ainsi que les historiens, en référence à la formulation maoïste classique du partisan ‘‘comme un poisson dans l’eau’’, ont compris que le soutien apporté aux rebelles par la paysannerie était crucial, car celle-ci fournissait une réserve inépuisable de combattants, de guides, d’approvisionneurs, de messagers, de guetteurs et de muletiers, en même temps qu’elle offrait une parfaite connaissance interne ou des renseignements précis sur l’organisation quotidienne de chaque famille, sur ses réseaux d’armes et de clans, ses ressources propres à l’environnement montagneux, ses sentiers secrets, ses grottes et ses sources », écrit l’historien.

« 78 communes mixtes couvraient l’Algérie rurale »

L’ouvrage est subdivisé en quatre principales parties. Dans la première partie, intitulée «Le dualisme de l’Etat colonial», Neil MacMaster s’est focalisé sur la gouvernance des régions ciblées par son étude, à travers notamment la mise en place d’un « système de commune mixte d’administration indirecte, largement maintenu en 1918 et 1958 ». Il y avait « 78 communes mixtes qui couvraient l’Algérie rurale », et où « vivaient plus de 70% de la population indigène », indique l’auteur.

« Pour l’essentiel, l’économie urbaine de la plaine, dominée par les Européens, a été largement assimilée à un mode de vie et à des institutions qui ont étroitement reflété et imité la France métropolitaine, y compris dans l’administration municipale, les organisations de partis et la politique électorale.

Cependant, en parallèle, à quelques kilomètres du périmètre officiel de la colonisation, il existait un ordre social et politique totalement différent, dans lequel des milliers de paysans déshérités étaient dirigés par une élite algérienne semi-féodale qui continuait d’exercer un pouvoir basé sur des relations patron-client», résume l’auteur.

Dans la deuxième partie du livre intitulée « Mobilisation et contestation politiques des paysans, 1932-1954 », Neil MacMaster s’est attelé à étudier « comment les mouvements anticoloniaux, dont le Parti communiste et le PPA messaliste, ont commencé à quitter les centres urbains pour infiltrer les campagnes environnantes afin de défier le système des communes mixtes et les caïds ».

L’historien insiste pour dire que la djemaâ n’était pas « une institution archaïque et immuable » mais qu’elle était « réactive et savait s’adapter ». L’esprit de contestation qui a commencé à gagner la paysannerie, observe le chercheur anglais, a été nourri au contact de « militants radicaux basés dans les villes qui ont rejoint les djemaâs et exploité l’énergie et les ressources de ces assemblées traditionnelles et autonomes qui gouvernaient de petites communautés ».

Du tremblement de terre de 1954 au séisme insurrectionnel

Dans la troisième partie intitulée « Organisation des premiers maquis, gouvernance rebelle et formation du contre-Etat FLN », Neil Macmaster analyse comment les idées nationalistes ont réussi à se propager parmi les populations des montagnes dans le Dahra et l’Ouarsenis. Un événement important, signale-t-il, allait accélérer la rupture d’avec l’administration coloniale : le tremblement de terre d’Orléansville (actuelle Chlef) de 1954.

« A 1h11 du matin, dans la nuit du 9 au 10 septembre, sept semaines avant que le FLN ne lance son insurrection, Orléansville et sa région environnante furent frappés par un tremblement de terre au cours duquel on estime le nombre de morts à 1147, à 1980 le nombre de blessés graves et quelque 54 000 maisons ou bâtiments détruits, de sorte que la majeure partie de la population s’est vu obliger de bivouaquer à l’air libre ou sous des tentes à l’approche des pluies d’hiver », détaille l’auteur.

En outre, le bilan de la catastrophe naturelle fait état de «l’effondrement d’environ 39 037 gourbis précaires ». « Dans la région du Chélif, note Neil MacMaster, l’extraordinaire coïncidence de la catastrophe du tremblement de terre et de l’insurrection, qui a suivi quelques semaines plus tard à l’Est, ont eu un effet complexe à plusieurs niveaux.

Ce qui a aggravé la montée du nationalisme par un énorme mécontentement populaire face à l’échec du programme de secours.» Et d’affirmer : « Tant le Parti communiste que le MTLD ont construit sur cette vague croissante de troubles un véritable climat insurrectionnel en s’emparant des échecs du programme de secours et de reconstruction.» 

Malgré la colère qui gronde, la population sinistrée ne va pas tout de suite se jeter dans les rangs de l’insurrection. L’onde de choc du 1er novembre 1954 « n’a atteint la région du Chélif qu’en juillet 1956 », révèle l’historien. 

C’est que le FLN, dit-il, était une dissidence au sein du MTLD, et dans le Chélif, les militants nationalistes étaient encore largement restés fidèles à Messali. Il y avait ainsi trois forces qui se disputaient le soutien de la paysannerie locale : les maquis de l’ALN, la guérilla du MNA et aussi le « Maquis rouge », autrement dit les combattants communistes du PCA, dont Henri Maillot. « Le FLN, une fraction dissidente du PPA-MTLD, était réduit numériquement, faible et encore inconnu de la plupart des Algériens.

Dans la région du Chélif, comme dans de nombreuses autres régions d’Algérie, les messalistes, qui seront bientôt rebaptisés MNA, sont restés la force nationaliste dominante », écrit Neil MacMaster. « Pour beaucoup, il a fallu des mois avant qu’ils ne commencent à prendre contact avec l’organisation émergente et décider de changer de camp ou pas », ajoute-t-il.

Le FLN s’est alors « engagé dans un travail d’organisation pour s’introduire dans la société rurale ». « Parmi les principaux agents clés qui ont contribué aux réseaux radicaux, figuraient les chauffeurs de bus, les marchands de bétail et de céréales, et les commerçants ambulants qui se déplaçaient en voiture ou en camionnette vers les marchés ruraux et transportaient les provisions des villes vers les petites épiceries des villages », nous apprend l’historien.

Neil MacMaster insiste en outre sur le fait que l’ALN était « non seulement une force de combat mais aussi un embryon de contre-Etat susceptible d’offrir un gouvernement alternatif au régime colonial ». « En écartant l’Etat colonial, l’ALN dans le Dahra et l’Ouarsenis s’est retrouvée dans une situation en vertu de laquelle elle contrôlait des dizaines de milliers de paysans pauvres et d’avoir tout à gérer, depuis l’économie rurale et l’approvisionnement en nourriture jusqu’à la scolarisation, l’aide sociale et la justice.»

«Celui qui gagne la population gagne la partie»

Enfin, dans la quatrième et dernière partie du livre, et sous le titre « Opération Pilote. Anthropologie va-t-en-guerre. 1956-1958 », Neil MacMaster décortique la stratégie mise en œuvre par l’armée coloniale pour stopper l’expansion vertigineuse de la guérilla du FLN dans les montagnes. « En janvier 1957, le gouvernement colonial et l’armée, en adoptant un modèle de stratégie élaboré par l’ethnologue Jean Servier, ont retenu la région du Dahra et de l’Ouarsenis comme lieu d’une grande expérience de contre-insurrection baptisée ‘‘Opération Pilote’’», précise l’auteur.

« La doctrine de la guerre révolutionnaire a été développée principalement par des officiers qui avaient servi dans le corps militaire professionnel pendant la guerre d’Indochine », rappelle-t-il. « Après la défaite écrasante du Vietminh à Diên Biên Phu en mai 1954, ils ont cherché une explication à leur humiliante défaite en étudiant Mao Tsé-toung et la stratégie de guérilla communiste.

(…)  Après le retrait du Vietnam et en contemplant les leçons à tirer de cette défaite, les théoriciens de la contre-insurrection ont souligné l’importance du ‘‘contact humain avec la population’’ et ont conclu qu’en fin de compte, ‘‘celui qui gagne la population gagne la partie’’». C’est dans cet esprit que Jean Servier, alors jeune ethnologue «spécialiste des Berbères des djebels », sera engagé par « Salan et Lacoste ». 

Pour Neil MacMaster, l’Opération Pilote est un « exemple parfait » de ce qu’il appelle « l’anthropologie va-t-en-guerre ». L’historien confie qu’à l’origine, son objet d’étude, au moment de se lancer dans cette enquête homérique, était la façon dont les sciences sociales, et en particulier l’anthropologie et l’ethnographie, ont été utilisées pour montrer une contre-insurrection afin de couper les liens entre la paysannerie et les troupes de l’ALN.

Cela l’a poussé à s’intéresser de plus près à la société paysanne. « J’ai entamé une remontée dans le temps afin d’explorer l’histoire antérieure, pré-insurrectionnelle, du monde des paysans à travers l’histoire sociale ‘‘vue d’en bas’’», dit-il. Et de constater : « Au fur et à mesure que ce projet avançait, j’étais frappé par la rareté des travaux universitaires sur l’histoire des paysans des montagnes algériennes, qui constituaient pourtant à la fois la majorité de la population colonisée et le soutien indispensable pendant la lutte de libération.» 

Source : El Watan – 17/11/2024 – Mustapha Benfodil

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Editions du Croquant https://editions-croquant.org/societes-et-politique-en-mediterranee/973-guerre-dans-les-djebels-societe-paysanne-et-contre-insurrection-en-algerie-1918-1958.html