AG 2025 – Quelques images

Samedi 11 octobre 2025

Assemblée générale

Rapport moral (Jacques) et bilan financier (Hélène)

Votes à main levée

Introduction au débat d’orientation (Catherine) : https://anpnpa.fr/ag-2025-de-lanpnpa-debat-dorientation-l-etat-des-relations-franco-algeriennes/

Pause

Déjeuner avec, entre autres, nos amis de la 4ACG, Nils et Philippe …

… et également le réalisateur Mehdi Lallaoui et le politologue Nedjib Sidi Moussa

Rencontres-débats

Avec Nedjib Sidi Moussa, politologue

Avec Isabelle Merle, historienne de la colonisation

Soirée musicale

Avec Martial Pardo et Nacer Hamzaoui

Lendemain d’AG

Ça bosse de bon matin ! Réunion du CA

Visite de Toulon

… par le petit groupe encore présent dimanche guidé par Françoise

Merci aux photographes, Marie-Hélène, Michel, et Marcel !

AG 2025 – Introduction au débat d’orientation : « L’ état des relations franco-algériennes »

Introduction au débat d’orientation

« L’ état des relations franco-algériennes »

Toulon, le 11 octobre 2025

Relations en crise ouverte depuis un an.
Pour bien saisir la portée de cette crise, il convient de rappeler le caractère exceptionnel du
lien franco-algérien, conséquence de presque deux siècles de cohabitation (deux siècles dans
cinq ans).

De cette histoire, résulte la construction d’un pont humain entre les deux pays (environ 10%
de la population française a un lien direct avec l’Algérie), et une culture partagée (du couscous
à la littérature, en passant par le cinéma, et les arts en général). Bref, les deux sociétés sont complétement imbriquées.

Cette corrélation à forte charge émotionnelle est frappé d’intranquillité permanente.
Mais elle n’a jamais été aussi radicalement menacée qu’en ce moment.

La reconnaissance par Macron de la marocanité du Sahara occidental n’est que le déclencheur.
La crise est latente depuis 2021 en plusieurs points de tension : question de la mobilité des
Algériens (réduction drastique des visas de 50% en 2021) ; propos de Macron, en octobre
2021, sur « la rente mémorielle », et sa mise en doute de l’existence d’une nation algérienne
avant la colonisation ; accueil par la France, en octobre 2023, de l’opposante algérienne, Amira
Bouraoui, ce qui lui a permis d’échapper à une extradition de Tunis (où elle s’était réfugiée) vers
Alger.

Par la suite, la crise a été amplifiée par une série d’événements: citons, entre autres,
l’arrestation de Boualem Sansal (novembre 2024), celle des influenceurs TikTok de nationalité
algérienne appelant à des actes de violence en France contre des opposants algériens (janvier
2025) ; les OQTF que l’Algérie refuse de recevoir, comme le font d’ailleurs les autres pays du
Maghreb et subsahariens ; la visite de Rachida Dati, au Sahara occidental (février 2025), suivie
par celle de Gérard Larcher ; l’expulsion de diplomates ; la question toujours en suspens du
traitement par la France des déchets radioactifs dans le Sahara et de l’indemnisation des
victimes … (non exhaustif).

Quelle sont les fondements de cette crise ? Quelles en sont les spécificités ? Et quelles sont les
perspectives ? Pour répondre à ces questions, il nous faudra évoquer d’abord, la dimension historique qui l’éclaire ; ensuite, les facteurs contemporains qui la cimentent. En effet, cette crise intervient sur fond d’enjeux mémoriels, doublés d’une instrumentalisation à des fins de politique intérieure aussi bien en France qu’en Algérie.

Dimension historique
La cicatrice coloniale
En Algérie, le passé colonial est omniprésent. Le régime est adossé au récit de la guerre de libération érigé en mythe fondateur. En revanche, la France s’est construite sur l’effacement de ce passé. Une amnésie collective a été fabriquée. Or la réflexion sur ce passé est essentielle à l’analyse de notre société qui a été façonnée par cette histoire.

Qu’en est-il de la politique mémorielle engagée par Emmanuel Macron?
Des avancées ont été faites. Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’État français
dans l’assassinat de militants pro-indépendance : l’avocat Ali Boumendjel, Maurice Audin,
Larbi Ben M’hidi. Il a rendu un hommage inédit aux victimes de Charonne. Il a également
qualifié de « crimes impardonnables pour la République » la violente répression du 17 octobre
1961, mais en l’attribuant à la seule responsabilité du préfet Maurice Papon, ce qui est
largement incomplet. De même, en matière d’insuffisance, le colonial n’est jamais évoqué.
Emmanuel Macron ne parle jamais du colonial.

Cette neutralisation du colonial crée de la confusion là où il faudrait faire œuvre de pédagogie.
Le clientélisme électoral a joué un rôle déterminant en matière de régression sur le sujet.
En 2017, le candidat Macron qualifiait la colonisation de « crime contre l’humanité ».
En 2021, devenu président, il se demandait « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant
la colonisation française? Ça, c’est la question
». À force de donner des gages à l’extrême droite, Emmanuel Macron a fini par en diffuser, et en légitimer, la parole. Et son projet de politique mémorielle a viré à l’impasse.

Facteurs contemporains
Instrumentalisation des relations entre les deux pays à des fins de politique intérieure.

Chaque État puise dans le nationalisme pour consolider son pouvoir.
En France, parallèlement à la montée en puissance de l’extrême droite, le passé colonial ravive
des débats internes sur l’insécurité et l’immigration (sujets toujours évoqués conjointement).
En Algérie, ce passé est mis en avant pour renforcer l’unité nationale et la légitimité du
gouvernement.

On assiste à une forme d’effacement des frontières entre la politique intérieure et la politique
extérieure dans les relations entre Alger et Paris.

Quelles perspectives ?
Deux scénarios possibles : celui de l’apaisement, ou celui de la poursuite de l’escalade.
Jusqu’où ? Jusqu’à la rupture ?

La situation actuelle suscite de fortes inquiétudes parmi nous, et parmi les franco-algériens
qui sont désignés pour cibles. Valeurs actuelles (numéro du 26 mars 2025) qualifie de
« menace intérieure, la présence d’Algériens sur le territoire français susceptibles d’être
mobilisés par Alger
».

Une résolution à court terme de la crise paraît peu probable.
Quelle orientation adoptera le nouveau gouvernement à l’issue de l’élection de 2027 ?
Nous n’en savons rien, mais la causticité des discours actuels donne un aperçu de ce que serait
la configuration des relations franco-algériennes en cas d’accession au pouvoir de l’extrême
droite en 2027 (et par « extrême droite », nous ne faisons pas référence uniquement au FN/RN).
En fin de compte, le seul résultat effectif de cette offensive anti-algérienne est l’instauration
d’un climat empoisonné en France qui affecte les millions de Français en lien avec l’Algérie.
Seule la dimension humaine est en mesure de garantir la pérennité des relations entre les deux
pays. Et nous avons, en la matière, en tant qu’association, un rôle à jouer.

La guillotine, arme de terreur coloniale – Alain Ruscio

Alors qu’est panthéonisé Robert Badinter qui fit abolir la peine de mort en France, l’historien Alain Ruscio rappelle que la guillotine fut surabondamment utilisée par la France dans tout son empire pour y terroriser les « indigènes » et y maintenir l’ordre colonial.

La guillotine, manifestation paroxystique de la répression coloniale par Alain Ruscio

Illustration 1

 Le 20 octobre 1842, Victor Hugo s’installe à sa table de travail et décrit l’arrivée de drôles de caisses sur les quais d’Alger[1] : « Sur le débarcadère, des douaniers ouvraient les colis, et, à travers les ais des caisses entrebâillées, dans la paille à demi écartée, sous les toiles d’emballage, on distinguait des objets étranges, deux longues solives peintes en rouge, une échelle peinte en rouge, un panier peint en rouge, une lourde traverse peinte en rouge dans laquelle semblait emboîtée par un de ses côtés une lame épaisse et énorme de forme trian­gulaire : c’était la civilisation qui arrivait à Alger sous la forme d’une guillotine »[2]. Quatre mois plus tard, le 16 février 1843, le premier indigène en terre algérienne, Abd el Kader ben Dahman, avait la tête tranchée.

 Les territoires colonisés, avant la présence française, avaient le plus souvent des méthodes de répression et de mise à mort particulièrement violentes. Les documents dont on peut disposer sur ces pratiques, souvent  précédées de mille souffrances, ne laissent aucun doute à cet égard. Les Français, au nom d’une civilisation supérieure, introduisirent dans plusieurs de leurs colonies un moyen radical, considéré comme propre, plus humain, de mettre en application les sentences de mort : la guillotine, sinistrement surnommée la Veuve[3]La justice coloniale se montra particulièrement sévère. On guillotinait facilement sous les Tropiques, à une certaine époque, à l’ombre du drapeau français. Au fil des affaires, on trouve, à côté de motifs qui auraient également valu la peine capitale en métropole, des motifs assez ténus. En fait, l’usage de cet instrument avait une éminente fonction politique : inspirer la terreur aux populations indigènes afin de les contrôler, de les dissuader de toutes velléités de résistance.

Dans les vieilles colonies

 Après l’épisode spécifique de la Révolution, la Veuve fut réintroduite par le Second Empire dans les îles, au coup par coup. À La Réunion, dans l’entre-deux-guerres, c’étaient des condamnés de droit commun, souvent des cafres, qui officiaient. Une triste particularité de cette île fut la perpétuation des exécutions publiques. La dernière eut lieu le 10 avril 1940[4]. Quatre autres suivirent, dont la dernière, le 14 août 1954. En Martinique, entre 1851 et 1965, il y eut 8 exécutions, dont Landry-Lambert Gau, le 22 juin 1965, le dernier guillotiné des Antilles françaises. En Guadeloupe, entre 1875 et 1947, 4 exécutions capitales.  

 En Algérie

 Les condamnations à mort pouvaient être prononcées pour des motifs qui, en France, auraient valu tout au plus quelques années d’emprisonnement. Un an après la première exécution de février 1843, la presse relate la condamnation à mort d’un individu nommé Mohamed ben Saïd[5], coupable d’avoir « porté un coup de couteau » à un milicien (sans qu’il soit précisé si ce dernier avait été sérieusement blessé)[6].

 L’usage de la guillotine s’est ensuite imposé partout dans la colonie. Un recensement global[7] constate qu’il y eut, de cette première utilisation de la Veuve à la veille de la guerre d’Algérie, 361 exécutions capitales de musulmans – 209 de 1843 à 1918, 103 de 1919 à 1939, 49 de 1940 à 1954 – soit 3 par an, en moyenne (pour la même période : 21 Européens). Lors de la guerre d’indépendance, le chiffre global le plus souvent cité dépasse les 200 noms. C’est celui avancé par la meilleure spécialiste de la justice pendant cette guerre, Sylvie Thénault[8]. Plus tard, deux journalistes, François Malye et Philippe Oudart, et un historien, Benjamin Stora, obtinrent des dérogations pour consulter les dossiers de l’époque du Conseil supérieur de la Magistrature. Ils purent comptabiliser 222 exécutions capitales[9], dont une vingtaine en métropole. Durant la seule année 1957, celle de la « bataille d’Alger », 40 exécutions capitales de militants indépendantistes algériens condamnés après des procès expéditifs devant des tribunaux militaires eurent lieu à la prison Barberousse, avec l’aval du Garde des Sceaux François Mitterrand qui émettait un avis défavorable aux demandes de grâce.

Selon une comptabilité morbide, on peut donc avancer qu’il y eut, durant toute la période coloniale, en Algérie, 583 exécutions capitales recensées, soit plus de 4 par année.   

 En 1899, deux professeurs à l’École de Droit d’Alger[10] publient une étude dans laquelle ils déplorent la trop grande sévérité des tribunaux. Les 4 cours d’assises d’Algérie prononcent alors chaque année plus de peines capitales que les 89 cours de métropole : pour les années 1892 à 1894, par exemple, 109 en Algérie contre 93 en métropole… propension heureusement tempérée par les grâces présidentielles (31 guillotinés en Algérie pour les trois années, 35 en métropole)[11]. Il reste qu’une population musulmane d’Algérie de moins de 4 millions d’habitants eut presqu’autant de guillotinés qu’une métropole alors peuplée de plus de 38 millions d’habitants[12].

 Les exécutions étaient alors publiques, comme c’était partout l’usage. Mais, en métropole, les années passant, on tendit de plus en plus à la discrétion. En Algérie, c’était devenu un spectacle. En août 1904, le Journal des Débats, après une description au ton très détaché d’une triple exécution à Oran (les condamnés avaient assassiné une famille de colons), conclut son article par trois phrases sèches : « À 5 h. 11, le couperet tombe une première fois, une deuxième à 5 h. 12, une troisième à 5 h. 13. Les condamné ont marché résolument au supplice, regardant fixement le couperet. La foule applaudit après la troisième exécution » (3 août 1904). Cette dernière phrase évoque évidemment la population européenne. Mais les indigènes étaient également conviés. Rares étaient les articles de presse qui s’interrogeaient sur leurs réactions. La série continua, avec une seule modification, notable : l’interdiction des exécutions publiques (décret Daladier, 1939)

En Tunisie

 En Tunisie, pays de protectorat, l’usage était d’appliquer la façon tunisienne d’exécuter (la pendaison)  lorsqu’il s’agissait d’affaires entre indigènes, et la guillotine lorsque la victime était un Français[13]. Comme la présence d’un tel instrument en permanence n’était pas économiquement de justification, ce fut l’Algérie qui le prêta, au coup par coup. Le premier exemple retrouvé concerne trois indigènes coupables de l’assassinat d’un colporteur kabyle, sujet français, le 27 avril 1889[14], soit après seulement huit années de protectorat. La dernière concerna trois Tunisiens, le 28 avril 1954 à Sfax[15], deux ans avant l’indépendance.  

Au Maroc

Au Maroc, le processus des mises à mort par décapitation fut plus long à s’enclencher. Peut-être la gestion paternelle du pays par Lyautey explique-t-elle cette – bien relative – clémence. Le fait est qu’il n’y eut aucune importation de la Veuve durant son mandat. Le 16 avril 1928, donc trois années après le départ de Lyautey, le Sultan accepta finalement de signer un dahir autorisant l’usage de la guillotine dans son pays[16]. Le passage à l’acte ne tarda pas, d’autant que l’opinion européenne était chauffée par l’insurrection rifaine, alors toute proche. La première exécution eut lieu le 23 août 1928, la guillotine arrivant d’Algérie par la route. Comme toujours, l’exécution eut lieu en public, devant la porte de la prison centrale de Casablanca. La dernière exécution, toujours à Casablanca, eut lieu le 22 octobre 1947[17].

 En Indochine

La première description que nous avons trouvée de l’usage de la guillotine dans la colonie extrême-orientale concerne une exécution en Cochinchine (le sud du Viet Nam) : « Pour la première fois, la guillotine a fonctionné dans notre colonie. Un indigène qui avait assassiné une femme pour la voler a été guillotiné à Travinh » (Journal des Débats, 6 juin 1892). Le commentaire qui accompagne cette exécution est pour le moins étonnant. On y (re)trouve le mot « spectacle » « La rapidité foudroyante de la décapitation a rempli les Annamites d’étonnement bien plus que d’épouvante. Ils estiment en effet qu’il sera bien plus facile de mourir à l’avenir, et les futurs assassins ou pirates se sont montrés généralement satisfaits » (Le Temps, 4 juillet 1892).

Il y avait également des exécutions au pénitencier de Poulo Condor, de sinistre réputation.

À partir de 1930, la Veuve va être utilisée plus intensément encore avec, plus qu’ailleurs, une dimension politique. En février de cette année avait eu lieu une insurrection, à Yen Bay, à l’initiative du Parti nationaliste VNQDD (dit Guomindang vietnamien). Outre une répression immédiate – dont des bombardements aériens sur des villages suspects d’avoir hébergé les insurgés –, une justice implacable s’instaura : 39 condamnations à mort furent prononcées, 13 insurgés seront finalement exécutés.

 Ce qui n’empêcha nullement, bien au contraire, la fièvre de gagner d’autres parties de l’Indochine. Des révoltes paysannes, cette fois d’inspiration communiste, éclatèrent au centre Viêt Nam. La répression fit un nouveau bond. Pour les années 1930 à 1932, il est vrai paroxysme de la répression, 88 Annamites furent guillotinés[18]. Les militants du Parti communiste indochinois fournirent un lourd contingent de condamnés à mort. La répression atteignit un point culminant sous le régime de Vichy. Une nouvelle insurrection communiste éclata en Cochinchine en novembre 1940. L’amiral Decoux, haut commissaire, fut impitoyable, ignorant même les conseils de (relative) modération provenant de Vichy. Il y eut 144 exécutions capitales[19], sans que l’on sache exactement la part entre les fusillés et les décapités. 

Durant la guerre d’Indochine, il n’y eut pas, contrairement à ce qui se passa ensuite en Algérie, de décapitations, du moins officielles.

 Combien y eut-il, en tout, dans cette colonie, d’exécutions capitales par ce procédé ? En 1925, Roland Dorgelès, au détour d’une phrase, avance pour la seule Cochinchine un chiffre effrayant : « Trois cents têtes » (Sur la Route mandarine, 1925)[20]. Texte  écrit avant les révoltes de 1930, 1931 et 1940 citées supra. Dans l’incapacité de citer une estimation globale, on peut simplement affirmer que plusieurs centaines de colonisés d’Indochine eurent la tête tranchée.  

 Dans le Pacifique

 L’ histoire de la Kanaky est ponctuée de révoltes, dont la plus célèbre, car la plus globale, fut celle de 1878. Dix années plus tôt avait eu lieu un autre mouvement, plus local, mais qui a marqué la mémoire kanak[21]. En octobre 1867, des guerriers avaient attaqué une propriété européenne dans la région de Uvac, tuant 8 colons et 2 gendarmes. En mai 1868, le tribunal de Nouméa prononça 10 condamnations à mort[22]. La guillotine était alors arrivée sur l’île, suite au début de la déportation des bagnards. Neuf jours exactement après l’énoncé de la sentance, soit le 18 mai, les décapitations eurent lieu. Les tribus furent obligées d’y assister. Les dix rebelles sont entrés dans l’histoire, aujourd’hui encore honorés en Kanaky.

 Mais, dans la longue liste des guillotinés en Kanaky, on compte évidemment surtout des noms de bagnards[23]. Par contre, la consonance d’autres noms indique qu’il s’agit de révoltés kabyles de 1871 ou de leurs descendants : Mohamed ben Ali Srir, exécuté le 7 septembre 1899, et Miloud ben Djelloul, le 8 mars 1923, Joseph Abdelkader et Ali Boudellal, le 23 mai 1933[24].

 L’ instrument fut également utilisé aux Nouvelles-Hébrides (aujourd’hui Vanuatu). Le 28 juillet 1931, six coolies tonkinois, travailleurs déplacés, auteurs de meurtres (deux compatriotes et un chef de chantier français, Chevalier), furent guillotinés[25].

 À Tahiti, la Veuve fut utilisée contre un coolie chinois, Chim Soo Kung, un pauvre bougre pris dans une rixe sur une plantation en avril 1869. Un surveillant, également chinois, y fut tué. Le tribunal de Papeete prononça quatre condamnations à mort, dont une seule fut appliquée[26].

 L’ île, alors, n’avait pas de guillotine. Des artisans locaux en construisirent une, assez malhabilement, sans plans. La petite histoire dit qu’elle fut expérimentée sur des troncs de bananier, puis sur… des animaux (chiens, moutons et porcs)… Mais le sommet du sordide fut atteint le jour de l’exécution, évidemment publique, exécution faite sur le territoire de la plantation. D’abord, on se trompa de Chinois (ils se ressemblent tous…). Lorsque le « vrai coupable » fut substitué in extremis à l’autre, nouvelle scène, quasiment de Grand Guignol, la lame refusant de tomber. Le pauvre condamné dut assister durant trois quarts d’heure à la sinistre réparation (Journal des Débats, 9 septembre 1869)[27]. Cet épisode fut l’occasion pour Jack London – qui avait fait un court séjour à Papeete fin 1907- début 1908 – d’écrire l’année suivante une nouvelle[28] très dénonciatrice des pratiques policières et judiciaires dans les colonies françaises. Noter toutefois que, dans la nouvelle, London met de côté la substitution in extremis du vrai coupable au faux..

Un épilogue en forme de rictus

 La triste et terrible histoire de la peine de mort s’est achevée avec son abolition, en 1981. Pour la postérité, l’histoire de Christain Ranucci restera liée à ces derniers temps de la Veuve, notamment grâce au courageux livre de Gilles Perrault, Le pull-over rouge, tendant à prouver  qu’il s’est probablement agi d’une erreur judiciaire. Renucci fut exécuté le 28 juillet 1976.

 En fait, le dernier guillotiné de l’histoire, quatre ans avant l’abolition, fut un Tunisien, Hamida Djandoubi, coupable de meurtre après tortures sur sa maîtresse. Il fut exécuté aux Baumettes le 10 septembre 1977, donc 14 mois après Ranucci. Même si cela n’a rien à voir avec l’histoire coloniale, le fait que le ressortissant d’un pays anciennement colonisé ait clos cette page tragique (… et qu’il ait été totalement oublié, à l’inverse de Ranucci) apparaît comme une grimace de l’Histoire. 


NOTES

[1] On a l’impression, en le lisant, d’une chose vraiment vue. Or, Hugo n’y a pas assisté, n’ayant jamais foulé le sol de l’Algérie. Mais la date et le fait sont attestés. Voir Franck Laurent, Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie, in Série Victor Hugo et l’Orient, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.

[2] Choses vues. Souvenirs, journaux, cahiers, Vol. I, 1830-1846, Paris, Gallimard, Coll. Folio.

[3] Nous n’évoquerons pas dans cette notice l’utilisation de la Veuve dans les bagnes situés aux colonies.

[4] Cyril Chatelain, « La prison Juliette Dodu à La Réunion : fermeture de la “honte de la République“ », Site Crimoncorpus, 28 juin 2012 ; http://criminocorpus.hypotheses.org/7333.

[5] Journal des Débats, 13 septembre 1844.

[6] Nous n’avons pas retrouvé trace de l’exécution de la sentance.

[7] Site guillotine.voila.net.

[8] Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, Ed. La Découverte, Coll. L’espace de l’Histoire, 2001.  

[9] François Malye & Benjamin Stora, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Paris, Éd. Calmann-Lévy, 2010.

[10] Émile Larcher & Jean Olier, Les institutions pénitentiaires de l’Algérie, Paris, Art. Rousseau, Éd. / Alger, Ad. Jourdan, Éd., 1899.

[11] Il arriva souvent que les cours d’Algérie condamnent les assassins – comme en métropole – mais aussi leurs complices. Les grâces présidentielles semblent s’être appliquées surtout à cette seconde catégorie de condamnés.

[12] Dans les frontières d’alors, donc hors Alsace et une partie de la Lorraine.

[13] « Les exécutions capitales », La Dépêche tunisienne, 17 juin 1896.

[14] Journal des Débats, 28 avril 1889.

[15] Site Internet guillotine.voila.net.

[16] Adnan Sebti, « Les Marocains et la guillotine », Zamane, le Maroc d’hier et d’aujourd’hui, Casablanca, n° 105, août-septembre 2019.

[17] Site Internet laveuveguillotine ; https://laveuveguillotine.pagesperso-orange.fr/PalmaresMaghreb.html

[18] La Dépêche d’Indochine, 2 février 1933, citée par Ngo Van, Au pays de la Cloche fêlée. Tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, Montreuil, Éd. L’Insomniaque, 2000.

[19] Sébastien Verney, L’Indochine sous Vichy. Entre Révolution nationale, collaboration et identités nationales, 1940-1945, Paris, Riveneuve Éd., 2012.

[20] Paris, Albin Michel.

[21] Récit d’après Marjorie Bernard, « Un passé à démêler », Les Nouvelles Calédoniennes, Nouméa,19 mai 2012.

[22] Le Moniteur de Nouvelle-Calédonie, 17 mai, cité par La Presse, 21 octobre.

[23] Qui ne concernent qu’indirectement l’histoire coloniale.

[24] Les exécutions capitales en Nouvelle-Calédonie, Site Internet Guillotine-La Veuve.

[25] Dong Sy Hua, De la Mélanésie au Vietnam. Itinéraire d’un colonisé devenu francophile, Paris, L’Harmattan, Coll. Mémoires asiatiques, 1993.

[26] Anne-Christine Trémon, « Mémoire d’immigrés et malemort : controverses autour du passé coolie chez les Chinois de Tahiti », Les Cahiers de Framespa (France méridionale et Espagne), Université de Toulouse, n° 3, 2007.

[27] Qui cite lui-même deux périodiques, La Revue britannique et Le Réveil.

[28] « The Chinago », nouvelle écrite en 1909, in When God Laughs and Other Stories, New York, Macmillan Co., 1911 ; traduction française, « Le chinetoque », in Quand Dieu ricane, Paris, Phébus, 2005.

Source : Mediapart – Billet de blog – 09/10/2025 https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale/blog/091025/la-guillotine-arme-de-terreur-coloniale

« François Mitterrand « décolonisateur » ? Du mythe à l’histoire… » – Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

« François Mitterrand « décolonisateur » ? Du mythe à l’histoire… » par Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

À l’occasion des Rendez-vous de l’histoire de Blois, les historiens Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (CRHIMLausanne) présenteront, aux côtés des historiens Benjamin Stora (Université Sorbonne Paris Nord / Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)), Sandrine Lemaire (Lycée Jean Jaurès, Reims), Vincent Duclerc (Chercheur titulaire / Inspecteur Général de l’Education nationale / EHESS – École des hautes études en sciences sociales (CSI)) et Judith Bonnin (Université Bordeaux Montaigne), leur nouvel ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la Françafrique (Éditions Philippe Rey, 2025). La rencontre, animée par le journaliste Pierre Haski (France Inter / Le Nouvel Obs), se tiendra à la Halle aux grains le samedi 11 octobre à 16h30

À cette occasion, les deux historiens publient une tribune pour Libération, dans laquelle ils reviennent sur le parcours colonial et postcolonial de François Mitterrand, dont la biographie officielle continue de présenter l’image d’un « décolonisateur ». En s’appuyant sur les faits et les archives, ils rappellent que, de l’Indochine à l’Algérie, du Cameroun à l’Afrique subsaharienne, François Mitterrand fut d’abord un « homme de l’empire », défenseur de l’Union française et acteur d’une politique de répression. Les auteurs montrent comment, après 1958, l’ancien ministre a patiemment réécrit son propre récit pour se construire une légende anticoloniale et tiers-mondiste, aujourd’hui encore peu interrogée. De la guerre d’Algérie au génocide des Tutsis au Rwanda, de la continuité de la Françafrique aux interventions militaires en Afrique, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel mettent en lumière la permanence d’une vision impériale au cœur du mitterrandisme. Des appels à la répression impitoyable à la feinte ignorance des tortures commises par les forces françaises, le passé colonial de l’ancien président socialiste est bien éloigné de ses propres réécritures flatteuses, reprises aujourd’hui encore sur le site de l’Elysée.

À l’occasion des « Rendez-vous de l’histoire »qui se tiennent à Blois du 8 au 12 octobre 2025, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens (le Libé des historien-nes sous le pilotage de Benjamin Stora pour porter un autre regard sur l’actualité – il vient de publier un essai avec pascal Blanchard « Doit-on s’excuser de la colonisation ? » ). Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 9 octobre et  avec notamment un focus sur le travail de « Roméo Mivekannin, à draps ouverts » (avec qui le Groupe de recherche Achac travaille depuis des années sur le passé colonial), un article de Philippe Artières, « L’Etat français a-t-il manqué de mémoire en envoyant des CRS en Martinique ? » et celui d’Arnaud Fossier, « Face à la droitisation de l’histoire, il faut en finir avec l’illusion molle de l’impartialité ». 

En 2025, soixante-dix ans après les faits, on peut analyser le parcours de François Mitterrand en s’attachant à sa posture au cœur des décolonisations en prenant comme point d’attache l’année 1955. Il n’est plus alors ministre de l’Intérieur (depuis février 1955), pas encore garde des Sceaux (il le sera en février 1956), le conflit indochinois a été long (1946-1954), la guerre d’Algérie a commencé l’année précédente (1954), la crise politique s’installe au Maroc et en Tunisie depuis deux ans et la bascule est proche au Cameroun (mai 1955) pour une guerre totale. Il n’a, cette année-là, plus de solidarité gouvernementale ni de devoir de réserve à respecter et l’entière liberté de s’exprimer… Que fait-il ? Que dit-il ? Rien. Il regarde passer le train de l’histoire, sa vision est celle d’un conservateur, certes réformiste, mais un homme de « réformes » qui visent d’abord à sauvegarder l’empire.

Croyance dans la grandeur coloniale de la France

Décolonisateur, il ne l’est pas, ou alors dans la réécriture de ce passé et dans sa propre prose pendant quarante ans, pour offrir le récit d’un « homme de gauche » sur ses « engagements » d’alors. Nous le savons désormais, il s’agit d’un mythe. La croyance dans la grandeur coloniale de la France est chevillée à son âme depuis ses 15 ans et sa visite de l’Exposition coloniale à Vincennes (1931), depuis ses engagements pour la conquête mussolinienne de l’Ethiopie (1935), depuis ses voyages en Algérie (1947) et en Afrique subsaharienne (AOF et AEF, 1949-1950), depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer (1950-1951), à travers son combat au sein de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance, pour défendre l’Union française…

Et pourtant, en consultant sa «bio officielle» sur le site de l’Elysée, on peut lire qu’à la suite de sa présence au ministère de la Justice (jusqu’en mai 1957, en pleine bataille d’Alger et alors que la guerre au Cameroun est à son paroxysme), alors que c’est son tout dernier poste ministériel et qu’il n’en retrouvera plus aucun malgré ses multiples tentatives (notamment pour être président du Conseil), il aurait refusé les responsabilités ministérielles «qu’on lui offre dans les derniers cabinets de la IVe République, dont il désapprouve la politique algérienne».

L’ historien est subjugué, c’est tout simplement faux, une manipulation de la réalité des faits et du parcours du sphinx à cette époque. Sur certains moments de ce récit, des travaux ont été proposés (notamment par Benjamin Stora) : François Mitterrand est ministre de l’Intérieur lors du déclenchement de la guerre d’Algérie (l’Algérie est alors constituée de départements « français » et donc sous sa responsabilité). Sa réaction est immédiate, appelant à une répression impitoyable de l’insurrection. Par la suite à la Justice, il réprime sans hésitation, feindra d’ignorer la torture dont il est parfaitement informé et accompagnera la politique de Guy Mollet. Il est celui qui proposera le moins de grâce pour les condamnés à mort du FLN. Et lorsque l’Algérie devient enfin indépendante en 1962, au terme d’une guerre inutile et meurtrière, il exprime son profond désarroi devant ce dénouement.

La réécriture de sa propre histoire

Comme expliquer qu’aujourd’hui encore, subsiste l’image d’Épinal d’un François Mitterrand progressiste et visionnaire sur le sujet des décolonisations ? Tout d’abord parce qu’après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle (1958), il va mettre à profit sa traversée du désert au début des années 1960 pour réécrire sa propre histoire. De la même manière qu’il a constamment menti ou édulcoré son engagement à Vichy, il s’attache alors à échafauder sa légende « anticoloniale », tout en s’affirmant comme tiers-mondiste pour se positionner au sein de la gauche française et laisser croire une continuité entre ses engagements passés et présents.

Depuis personne, à droite ou à gauche – où alors de manière marginale ou inaudible –, n’a remis en cause ce parcours. Depuis, les porteurs de sa mémoire sont sur le front, réécrivant ce passé, contestant les travaux et commissions d’historiens (notamment sur le Rwanda), entretenant le mythe… Dans un tel contexte, Emmanuel Macron, qui a entrepris de mettre à jour les ombres du passé colonial et postcolonial en France, à travers la mise en place de plusieurs commissions d’historiens (sur l’Algérie, le Cameroun, le Rwanda, et bientôt sur Haïti et Madagascar), n’a pas osé réviser ce passage déformé de l’histoire coloniale du pays sur le site de l’Elysée.

Un premier pas, simple et symbolique

On ne touche pas aux anciens présidents… ni à leur mémoire. C’est une règle non écrite et encore usitée traditionnellement dans les palais de la République.

Pourtant, l’histoire est limpide. S’installant dans le trône confortable offert par une Ve République qu’il avait toujours vilipendé, François Mitterrand commence par congédier en 1982 Jean-Pierre Cot du ministère de la Coopération ; il reprend ensuite – ni plus ni moins – la politique de la Françafrique inaugurée par le général de Gaulle ; il impose l’amnistie en novembre 1982 pour les généraux putchistes de l’Algérie française (y compris Salan, qu’il avait déjà défendu lors de son procès) ; il rêve pendant des années de construire un mémorial nostalgique de l’empire à Marseille.

Par la suite, sa politique est marquée par un soutien constant aux régimes souvent autoritaires et corrompus en Afrique ; les scandales affairistes se succèdent (mettant en cause notamment son fils Jean-Christophe) comme le double jeu (comme en Afrique du Sud) ; les interventions militaires directes – une trentaine – et indirectes traversent ses deux septennats (aucun autre pays, aucun autre président, n’aura autant engagé d’action militaire sur le continent). De son soutien à la conquête par l’Italie fasciste de l’Ethiopie au génocide des Tutsis au Rwanda, le parcours de François Mitterrand est limpide, et son discours très tardif à La Baule n’y change rien.

Soixante-dix ans après son passage au ministère de l’Intérieur et trente ans après son départ de la présidence de la République, il est temps d’interroger le rôle colonial et postcolonial de François Mitterrand. Un premier pas, simple et symbolique, serait d’actualiser sa biographie sur le site de l’Elysée… et cela serait le signe qu’une page (d’histoire) se tourne enfin sur un passé qui ne passe pas.

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/francois-mitterrand-decolonisateur-du-mythe-a-lhistoire-par-pascal-blanchard-et-nicolas-bancel-20251008_HLMZMZ5NDJGNBCYRXAQCMJIOFI/#mailmunch-pop-1146266

http://www.philippe-rey.fr/livre-Fran%C3%A7ois_Mitterand,_le_dernier_empereur-646-1-1-0-1.html

https://rdv-histoire.com/programme/de-la-france-coloniale-la-francafrique-le-parcours-de-francois-mitterrand-le-dernier

Source : Groupe de recherche Achac – 08/10/2025 https://achac.com/tribune/francois-mitterrand-decolonisateur-du-mythe-lhistoire

De Montaigne à Fanon – Catherine König-Pralong

À propos de : Thierry Hoquet, Histoire (dé)coloniale de la philosophie française. De la Renaissance à nos jours, Puf

Les philosophes français n’ont pas toujours condamné l’entreprise coloniale : si au XVIIIe siècle, des voix s’élèvent pour condamner l’esclavage, elles sont nombreuses ensuite pour justifier les conquêtes, même si elles en dénoncent les excès.

Dans une « note sur le vocabulaire » qui sert d’introduction à cette histoire de la philosophie française, Thierry Hoquet distingue son projet de ceux des études postcoloniales et décoloniales, qui ont déconstruit les savoirs et les imaginaires européens en dénonçant leur caractère conquérant, oppressif ou raciste. L’auteur s’efforce « de voir au contraire comment la colonisation a provoqué des retours réflexifs et critiques » chez les philosophes, qui n’ont pas tous été sourds aux affaires du monde (p. 19). Les parenthèses du titre – Histoire (dé)coloniale – témoignent de cette démarche constructive, qui s’efforce de restituer la parole des voix dissidentes du passé. Thierry Hoquet s’attache aux penseurs qui ont critiqué le préjugé racial et la violence coloniale avant le temps des décolonisations, car, selon lui, « ce sont elles, plutôt que les trompettes de l’idéologie officielle, qui ont ouvert la voie à la philosophie » (p. 26).

L’ espace-temps de l’enquête varie en fonction de l’expansion de la France hors de la métropole : aux Amériques, dans la Caraïbe, en Afrique et dans le Pacifique. Chronologique, le récit s’organise en séquences découpées par de grandes dates de l’histoire politique de la France ou du monde : 1492 (la « découverte » du Nouveau Monde), 1598 (la promulgation de l’édit de Nantes et la fin des guerres de religion), 1715 (la mort de Louis XIV), 1789 (la Révolution française), 1815 (la Restauration), 1870 (le début de la Troisième République), 1945 (la fin de la Deuxième Guerre mondiale), et 1962 (l’indépendance de l’Algérie).

Enfin, pour définir l’objet de l’enquête, la philosophie, Thierry Hoquet situe ce savoir dans une tradition spécifique. Avec Barbara Cassin, il décrit le « contrat philosophique » comme une exigence pour « ceux et celles qui y participent, d’où qu’ils ou elles viennent, d’accepter de se traduire et de s’acclimater – autrement dit, d’entrer en dialogue avec une tradition issue de la Grèce antique » (p. 20).

Des Amériques à la Chine, à distance de l’islam

Historien des sciences naturelles et de l’anthropologie, c’est à travers le prisme de ces savoirs que Thierry Hoquet revisite les corpus de l’historiographie philosophique française. Avant l’anthropologie universitaire, les récits de voyages et de missions, réels, fictionnels ou fictionnalisés, ont constitué d’importants réservoirs de matériaux ethnologiques travaillés par les philosophes. L’histoire « (dé)coloniale » de la philosophie française narrée par Thierry Hoquet commence au Brésil, à la fin du XVIe siècle. Même s’ils le font dans des conditions et pour des motifs très différents de ceux d’autres populations, les Européens ne sont pas les seuls à voyager. Montaigne raconte avoir rencontré trois Tupinambas du Brésil à Rouen, en 1562. Il leur donne la parole dans ses Essais pour dénoncer les travers de la société française. La « découverte » du Nouveau Monde a fait perdre ses repères à la philosophie européenne, ouvrant un espace théorique pour la dénonciation de l’intransigeance religieuse et l’affirmation d’un relativisme culturel qu’a reformulé Pierre Bayle à la fin du siècle suivant. La science protestante, souvent négligée par les histoires générales de la philosophie française, voit son importance réévaluée par Thierry Hoquet.

À côté du Brésil, ce sont les « sagesses » de l’Inde et de la Chine qui fascinent. Disciple de Pierre Gassendi, François Bernier séjourne dix ans à la cour du Grand Moghol et il en revient avec des récits de voyages. Isaac La Peyrère, Pierre Bayle et Gottfried Wilhelm Leibniz (qui a écrit en français) confrontent les traditions philosophiques européennes à la pensée de Confucius, tandis que l’Amérique du Nord inspire au baron Lahontan son éloge de l’anarchie et de la vie « sauvage », débarrassée du fléau de la propriété privée. Cependant, une région du monde, définie par une religion plutôt que par des frontières politiques, a durablement repoussé les philosophes français : les terres d’islam. Des rivalités avec l’Empire ottoman au XVIe aux luttes décoloniales du XXe siècle, le musulman n’a cessé d’incarner l’autre irrationnel, la différence inexploitable, ou l’ennemi de la civilisation européenne. Voltaire et Montesquieu ne se sont pas intéressés aux traditions philosophiques arabes ; associé au despotisme politique, l’islam incarnait à leurs yeux une forme aiguë de fanatisme religieux. Parmi tous les philosophes dont il est question dans l’ouvrage, seul Auguste Comte paraît avoir appris du monde musulman.

Les ambiguïtés de l’altérité et de la nature

Le « travail d’intertraduction » à l’œuvre dans la pensée (dé)coloniale (p. 19) est porteur d’ambiguïtés constitutives dès le début de l’époque moderne. Appréhender les autres avec des catégories différentes de celles employées pour soi-même, et se penser en faisant un détour par l’autre, constituent deux opérations tributaires de sélections entre diverses formes d’altérité. À l’altérité américaine, au moyen de laquelle ethnologues et philosophes ont naturalisé l’homme et historicisé la nature, fut opposée une altérité plus proche et plus repoussante, celle du Moyen-Orient, en particulier du musulman. La première était naturelle, tout comme les Caraïbes ou les Hottentots chez Rousseau ; la seconde était politique et culturelle aussi. Dans les philosophies européennes, le point commun à ces deux pôles d’altérité consistait en leur détermination naturelle par les climats et les paysages. Tandis que, dès la fin du XVIIIe siècle, les Européens se sont définis par leur capacité à se libérer du déterminisme biologique, les autres peuples de la Terre y restaient strictement soumis à leurs yeux. Reconnaissant la présence d’un « fort eurocentrisme » dans l’anthropologie des philosophes des Lumières (p. 172), Thierry Hoquet invite à distinguer deux notions de nature : la nature comme matrice de valeurs et comme notion normative appliquée à l’Europe – par exemple dans l’idée de droit naturel –, et la nature comme ensemble de déterminations physiques à l’œuvre dans les autres sociétés, humaines et animales. Cette dichotomie était fondatrice de la conception du Code Noir, qui établissait que « les lois faites pour la France ne sauraient […] s’appliquer aux colonies » (p. 178).

Esclavage, colonialisme et décolonialisme

1685 fonctionne comme une année charnière dans le récit de Thierry Hoquet. La révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV et l’expulsion des Juifs des Antilles confirmèrent un catholicisme intransigeant, tandis que la promulgation du « Code Noir touchant la police des Îles et de l’Amérique » permettait de s’accommoder des monstruosités de l’esclavage pour favoriser le commerce. La France a alors basculé dans un colonialisme volontaire auquel se sont opposés les philosophes que Thierry Hoquet juge dignes de ce nom, ceux qui ont mené le combat abolitionniste : les physiocrates, qui rejetèrent l’esclavage au motif qu’il constituait un mauvais modèle économique, puis Voltaire dans Candide, Montesquieu, Diderot, Guillaume-Thomas Raynal, les philosophes de la Révolution et l’abbé Grégoire. À la Révolution, la reconnaissance de la citoyenneté des « personnes de couleur » (l’auteur préfère cette appellation à celle d’individus « racisés »), des femmes, et des membres du tiers état, a conféré à l’universalisme une nouvelle épaisseur sociale.

Puis, aux XIXe et XXe siècles, la question de la licéité morale de l’esclavage a fait place aux problématiques coloniales. Aux yeux de Thierry Hoquet, la cohorte des philosophes officiels de l’université française et du monde parisien ne mérite pas le détour de l’histoire (dé)coloniale : « Que trouvons-nous dans les œuvres de Cousin, Lachelier, Lagneau, Cournot, Hamelin, Boutroux, Ravaisson, Renouvier ? » demande-t-il de manière rhétorique (p. 209-210), avant de détourner le regard pour aller chercher la philosophie française du XIXe siècle en Suisse, dans le canton de Vaud, au sein du « groupe de Coppet » qui réunit, autour de Germaine de Staël, Benjamin Constant et Jean Sismondi. Constant n’est pas opposé à la colonisation qu’il envisage comme une œuvre civilisatrice. Le 28 juin 1830, dans Le Temps, il justifie la conquête d’Alger comme la prise d’un « repaire de pirates » (p. 217). Dans un climat marqué par de fortes tensions avec l’Empire ottoman, Sismondi en est un « partisan enthousiaste ». Selon lui, Alger, la « patrie de saint Augustin », devrait être libérée de la piraterie et de la tyrannie ottomane, plutôt que conquise (ibid.). En 1841, Alexis de Tocqueville se prononce lui aussi en faveur de l’occupation de l’Algérie, « tout en condamnant fermement les violences » (p. 225).

Tandis que les saint-simoniens, comme Charles Guillain, louent les vertus de la colonisation en Nouvelle-Calédonie (on pourrait ajouter à ce tableau le plaidoyer de Prosper Enfantin en faveur de la colonisation de l’Algérie), seul Auguste Comte mène, avec sa religion de l’Humanité, un projet dont Thierry Hoquet estime l’intention « absolument ‘décoloniale’ » (p. 228). Après le partage de l’Afrique lors de la conférence de Berlin en 1885, le soutien des philosophes à l’entreprise coloniale s’accentue encore. Paul Leroy-Beaulieu la décrit comme la « force expansive d’un peuple » (p. 246). Jules Ferry défend le droit de « civiliser les races inférieures » (p. 246), et Léon Blum lui emboîte le pas sur cette pente. En 1887, le Code de l’indigénat, qui place les autochtones hors du droit français, est généralisé à toutes les colonies. Le philosophe français le plus international alors, Henri Bergson, ne s’émeut pas de la colonisation de l’Algérie et du Maroc. En 1915, dans un dialogue avec l’historien et sénateur américain Albert Jeremiah Beveridge, au cours duquel le philosophe français exprime vigoureusement son anti-germanisme, il justifie la colonisation du Maroc et de l’Algérie, car ces peuples, au contraire de la France agressée par l’Allemagne, n’étaient pas des nations, mais des « tribus en guerre » et des « bandes d’individus » (p. 251). À l’exception d’Auguste Comte, les reconstructions de Thierry Hoquet présentent une philosophie française du XIXe siècle largement favorable à la politique nationale de colonisation, même lorsqu’elle en dénonce les brutalités les plus extrêmes.

Autour de 1930, un véritable front intellectuel s’élève contre le colonialisme, mais c’est hors de la discipline philosophique que Thierry Hoquet doit aller en chercher les premiers protagonistes : les poètes surréalistes André Breton, Paul Éluard et René Char. Une femme philosophe, Simone Weil, exprime pourtant sa honte d’être française en traversant le zoo humain de l’Exposition coloniale de Paris en 1931. Après la Deuxième Guerre, le génocide des Juifs et les atrocités de la colonisation sont rapprochés dans la pensée décoloniale. Selon Aimé Césaire, Hitler a fait paraître le vrai visage de la « civilisation » européenne. Le marxisme et l’existentialisme se profilent alors comme les fers de lance du combat contre la domination coloniale dans le monde et l’oppression des minorités en France.

Langues et Lumières

Au XXe siècle, une attention nouvelle portée aux langues de la philosophie a nourri les combats décoloniaux et postcoloniaux. En faisant de la logique européenne un reflet de la structure de la langue grecque, Émile Benveniste a, selon Thierry Hoquet, provincialisé la philosophie, qui ne serait plus que l’expression d’une rationalité régionale. Avec Jacques Derrida et Édouard Glissant, un pluralisme linguistique qui dénonce le monolinguisme des philosophes a promu une nouvelle manière de penser entre les langues, que pratique aujourd’hui Souleymane Bachir Diagne. Glissant s’est livré à un examen critique de la langue française, la langue philosophique des « Lumières », et Derrida a lutté contre le principe colonisateur « en greffant les langues les unes sur les autres » (p. 308). Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé L’universel est-il européen ?, seul Emmanuel Levinas, souvent critiqué pour son eurocentrisme, paraît avoir complètement souscrit au « contrat philosophique » qui exige d’entrer en dialogue avec la tradition grecque antique. Thierry Hoquet souligne cependant que sa pensée a inspiré Enrique Dussel, tout comme celle de Michel Foucault, qui n’a jamais abordé de front la question coloniale, a été employée massivement dans les études postcoloniales et décoloniales.

En suivant le fil des controverses coloniales, l’histoire de la philosophie de Thierry Hoquet contribue à sa manière aux débats actuels sur la définition et la valeur des Lumières françaises. Trajectoire en dents de scie, elle définit les véritables Lumières comme combattantes, athées et critiques du pouvoir politique. Si « Descartes et son siècle font pâle figure, pris entre les vertiges sceptiques de la Renaissance et les vertueuses indignations des Lumières » (p. 89), « la philosophie française du XVIIIe siècle […] donne son sens au mot ‘Lumières’ » en combattant l’esclavage (p. 135). Enfin, après un XIXe siècle décevant et une première moitié de XXe siècle qui a vu la philosophie servir les ambitions de la nation, Frantz Fanon, ce « héros romantique de la décolonisation » (p. 288), est campé en « penseur des Lumières, un positiviste hostile par principe à toute religion » (p. 293).

Thierry Hoquet, Histoire (dé)coloniale de la philosophie française. De la Renaissance à nos jours, Paris, Puf, 2025, 334 p., 23 euros.

Source : La vie des idées – 02/10/2025 https://laviedesidees.fr/De-Montaigne-a-Fanon

« Alger », un thriller ancré dans les réalités algériennes – Nadir Dendoune (sortie en salle le 08/10/2025)

Inspiré de faits réels, le premier long-métrage de Chakib Taleb-Bendiab s’attaque à deux tabous majeurs en Algérie – les enlèvements d’enfants et la pédophilie – à travers un polar tendu, où la ville d’Alger devient un personnage à part entière.

Avec Alger, en salles le 8 octobre, Chakib Taleb-Bendiab signe bien plus qu’un premier long-métrage : il assène un uppercut cinématographique. Inspiré de faits réels, ce polar sombre prend racine dans un drame hélas familier à la capitale : l’enlèvement d’une petite fille, qui fait resurgir tension et suspicion dans les rues d’Alger. Seuls deux personnages – Dounia, brillante psychiatre (Meriem Medjkane), et Sami, inspecteur obstiné (Nabil Asli) – peuvent déterrer les démons du passé et mettre au jour ce que beaucoup préfèrent taire.

La mécanique du genre est connue, mais ici elle s’ancre dans une autre matière : celle des trottoirs fissurés de Bab El Oued, des commissariats épuisés par la routine et des souvenirs brûlants de la décennie noire (1992-2002), cette guerre civile qui fit entre 100 000 et 200 000 victimes.

Le réalisateur et son équipe ont d’ailleurs travaillé au plus près du réel. À une avant-première parisienne où nous étions présents, Nabil Asli raconte avoir construit son rôle avec une véritable brigade des mineurs, en immersion auprès de policiers, en observant interrogatoires et enquêtes de terrain. Ce souci de justesse se ressent à l’écran : son inspecteur, têtu et imparfait, échappe aux clichés de flics stéréotypés. Face à lui, Meriem Medjkane, magnétique et insaisissable, incarne une psychiatre libre et dérangeante, miroir des contradictions d’un pays.

Le film n’évite pas toujours les raccourcis, mais il va à l’essentiel : la vérité. Pas de cartes postales, pas de clichés touristiques. Alger est filmée comme on ausculte un corps malade, avec ses plaies béantes, sa brutalité, mais aussi sa beauté rugueuse. La ville devient un personnage à part entière, respirant la peur, l’urgence, les tensions sociales.

Le budget ? Minuscule. Le pari ? Immense. Mais relevé haut la main. Photographie soignée, bande sonore tendue comme une corde, et surtout une sincérité sans faille. Car derrière le polar, c’est une autre enquête qui se joue : comment un peuple se reconstruit après ses traumatismes, comment il affronte ses ombres, comment il avance malgré tout.

Certains crieront à l’occidentalisation, au « thriller à la française » ou au « polar à l’américaine ». Erreur. Alger n’imite personne : il prend les codes du genre pour mieux les retourner, les enracinant dans une langue, un accent, une société. C’est un film algérien, fait par des Algériens, pour des Algériens. Et c’est précisément pour ça qu’il touche à l’universel.

Fiche du film

Durée : 1h33 | Thriller
De : Chakib Taleb-Bendiab
Scénario : Chakib Taleb-Bendiab
Avec : Meriem Medjkane, Nabil Asli, Hichem Mesbah
Titre original : 196 mètres

Source : Le Courrier de l’Atlas – 03/10/2025 https://www.lecourrierdelatlas.com/cinema-alger-un-thriller-ancre-dans-les-realites-algeriennes/

Septembre 1960 : le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie

Le Manifeste des 121, titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », est signé par des intellectuels, universitaires et artistes et publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté. Il suscite un énorme scandale. Alain Ruscio rappelle qu’il a « réveillé l’opinion publique française ». Catherine Brun éclaire la genèse et la postérité de ce manifeste. Enfin, le film de Mehdi Lallaoui interroge nombre de témoins de cet évènement majeur.


Guerre d’Algérie : comment le Manifeste des 121 a réveillé l’opinion publique française, par Alain Ruscio

Publié dans L’Humanité le 11 septembre 2025

Source

Début 1960, la guerre d’indépendance de l’Algérie entre dans sa septième année. « Événements », selon la terminologie officielle, montagne d’hypocrisie ? Tous les Français l’appellent par son nom, une guerre, et même une « sale guerre », comme celle d’Indochine, qui l’avait précédée.

La protestation, peu audible durant les premières années, enfle. Les désastres sont sans nom pour le peuple algérien. La torture, subie par des dizaines de milliers, connue de tous, est désormais le quotidien pour ce peuple. En France, pour les familles, c’est chaque jour un peu plus de deuils, de peurs. La politique gaulliste souffle le chaud et le froid : promesse d’autodétermination mais poursuite et même accentuation de l’effort militaire. Les oppositions (PCF, le tout jeune PSU, les intellectuels contestataires) ne trouvent pas de langage commun – et à vrai dire ne le cherchent guère. Un certain sentiment d’impuissance s’est emparé des milieux les plus investis dans la lutte anti-guerre. Début 1960, c’est de l’entourage de Dionys Mascolo, communiste en rupture de ban (exclu du PCF dès 1950), que part l’idée d’un soutien public de personnalités aux soldats refusant de porter les armes en Algérie. Le texte, intitulé dans un premier temps Adresse à l’opinion internationale, co-rédigé par Mascolo et le surréaliste Jean Schuster, est soumis à un premier groupe. C’est Maurice Blanchot qui lui donne son titre définitif, Manifeste pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. En juillet, la première liste est prête. En septembre, le texte commence à circuler sous le manteau (la presse n’a pas le droit de le publier, la censure gaulliste sévit en ces temps-là). La première publication est faite par l’organe semi légal de la Centrale d’information et d’action sur le fascisme et la guerre d’Algérie, Vérités Pour, le 26 septembre 1960. Pour la postérité, il deviendra Manifeste des 121, tout simplement parce ce fut le chiffre des premiers signataires : « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres ». L’avaient signé certains des intellectuels les plus engagés contre la guerre, Robert Barrat, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Pierre Boulez, André Breton, Édouard Glissant, Daniel Guérin, Jérôme Lindon, André Mandouze, Dionys Mascolo, François Maspero, Théodore Monod, Hélène Parmelin, Alain Resnais, Alfred Rosmer, Claude Roy, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Simone Signoret, Vercors, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, etc. 

La réponse fut vive. Les autorités déclenchèrent une vague de mises en examen. Beaucoup de signataires – en particulier parmi les artistes – furent frappés d’interdits professionnels. Parmi les signataires du Manifeste figurait le grand mathématicien Laurent Schwartz, intellectuel trotskiste en pointe dans la dénonciation de la guerreIl fut immédiatement suspendu de cours à l’École Polytechnique par le ministre des armées, Pierre Messmer. Schwartz répondit publiquement au ministre : « Si j’ai signé la déclaration des 121, c’est en partie pour avoir vu depuis plusieurs années la torture impunie et les tortionnaires récompensés. Mon élève Maurice Audin a été torturé et assassiné en juin 1957, et c’est vous, monsieur le ministre, qui avez signé la promotion du capitaine Charbonnier au grade d’officier de la Légion d’Honneur à titre exceptionnel et celle du commandant Faulques au grade de commandeur de la Légion d’Honneur. Venant d’un ministre qui a pris de telles responsabilités, les considérations sur l’honneur ne peuvent que me laisser froid. »

Quelle fut l’attitude du PCF, alors principale force de la gauche ? Ce parti se revendiquait du léninisme, partisan de la lutte de masse, méfiant par principe contre toute activité jugée alors individualiste. Durant la toute première période de la guerre, la condamnation de ce type d’initiatives avait été sans appel (on pense à la prise de distance avec les « porteurs de valises »). Face au Manifeste, pourtant, on observa une évolution. Après un silence, signe évident d’une gêne, L’Humanité publia le 3 octobre un article dont le titre était un programme : « Soutenir les condamnés, défendre les 121 », signé par un membre du Comité central, Jean-Pierre Vigier. Le soutien aux condamnés et aux 121 était exprimé de façon nette : « Nous, communistes, soutiendrons les condamnés et défendrons les 121, comme nous défendrons toujours et sans distinction à l’avenir, tous les partisans de la paix en Algérie ». Le Manifeste, pour Vigier, avait « le mérite de contribuer au réveil de l’opinion et d’élargir le débat sur la nature de la guerre d’Algérie et les moyens d’y mettre un terme. » Phrase qui constituait un pas en avant considérable, en ces temps de raideur idéologique. Mais… il y avait un mais. « L’insoumission n’a jamais été une position du mouvement ouvrier ». L’auteur ne masquait pas les appréhensions des communistes face à cette forme de résistance : « Les activités de certains accusés, les moyens préconisés par les 121 montrent que la poursuite d’une guerre atroce, injuste, inhumaine, conduit parfois les adversaires des ultras, à partir d’une impatience compréhensible, à des gestes de désespoir utilisés parfois par les ultras et le régime. » Tout était dit dans cette formule.

Avec le recul, le Manifeste des 121 apparaît comme un moment d’importance dans la dénonciation de la guerre. Un moment, mais non le moment. Il y en eut bien d’autres, du mouvement des rappelés en 1956 à l’interdiction du livre d’Henri Alleg en 1958. 


Lire aussi sur notre site

« Genèse et postérité du “Manifeste des 121” ». Le Manifeste des 121, un texte fondamental dont Catherine Brun éclaire la genèse

par Catherine Brun, publié par L’Esprit Créateur, Volume 54, Number 4, Winter 2014, p. 78-89, reproduit par notre site le 12 avril 2021 avec l’accord de son autrice.

Source

Notre site a consacré une page aux soixante ans du « Manifeste des 121 » en reproduisant son texte et les deux listes de ses signataires, ainsi qu’un documentaire par le réalisateur Mehdi Lallaoui. Nils Andersson, responsable à l’époque des éditons La Cité à Lausanne, a souligné : « Sur le “Manifeste des 121” (et le “manifeste des intellectuels” qui prétendait lui répondre), il y a un texte qui n’est pas assez connu, c’est celui de Catherine Brun, “Le Manifeste des 121, genèse et postérité”. Il apporte des éléments importants sur l’initiative et la rédaction de ce manifeste, cite les noms de personnes dont l’engagement est moins connu mais qui n’en fut pas moins important ».


Voir le film « Manifeste 121. Des intellectuels dans la guerre d’Algérie », par Mehdi Lallaoui

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 octobre 2025 https://histoirecoloniale.net/septembre-1960-le-manifeste-des-121-pour-le-droit-a-linsoumission-dans-la-guerre-dalgerie/

La guerre chimique française en Algérie – Christophe Lafaye

L’ historien fait la synthèse de ses recherches sur un crime de guerre français en Algérie longtemps occulté, dont certaines traces archivistiques restent interdites.

La France a mené durant presque toute la guerre en Algérie une véritable guerre chimique clandestine. C’est ce que révèlent et documentent les travaux de l’historien Christophe Lafaye, dont le grand public a pu prendre connaissance en 2025 dans le film documentaire Algérie sections armes spéciales de Claire Billet. Christophe Lafaye fait dans cet article une synthèse de ses recherches, en commençant par indiquer qu’elles sont partiellement « empêchées », certaines archives restant arbitrairement interdites de communication au Service Historique de la Défense (SHD).

Image extraite du documentaire « Algérie, sections armes spéciales » de Claire Billet et Christophe Lafaye.

La guerre chimique en Algérie (1954-1962) :

traces et stigmates du conflit

Par Christophe Lafaye.

Avec l’autorisation de l’auteur

Article d’abord paru le 24 septembre 2025 dans la revue Transversales

Cet article met en lumière l’usage des armes chimiques par l’armée française pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), tout en s’interrogeant sur les stigmates et les conséquences de ces violences de guerre spécifiques sur les Hommes et l’environnement. La guerre chimique – conduite par la France en Algérie entre 1956 et 1962 – induit la création d’unités spéciales, un recrutement et la formation des militaires (appelés et engagés) pour l’emploi de ces armes spéciales. L’efficacité militaire commande une standardisation progressive des formes du combat, de l’usage des armes chimiques mais aussi une évolution des toxiques de guerre. Les stigmates sont importants. La guerre chimique « marque » les combattants dans le processus même de la survenue de la mise à mort de l’adversaire. Le « bourreau » peut lui-même devenir « victime », avec le risque de développer des pathologies qui le poursuivent bien après la fin de la guerre. Cette guerre chimique s’inscrit dans un espace donné (monde souterrain, caches etc.), qui matérialise et spatialise, grâce à la cartographie, l’intensité de cette guerre comme les risques d’atteintes environnementaux. Cette guerre se déroule, enfin, au milieu des populations qui deviennent des spectatrices et des victimes. Elles en portent la mémoire (massacre de Ghar Chettouh les 22 et 23 mars 1959 à Taxlent dans les Aurès). Des questions demeurent : combien de portés disparus algériens et français sont-ils encore enfouis dans le sol algérien à la suite de la guerre chimique ? Quelles sont les conséquences environnementales et sanitaires de cet épisode en France et en Algérie ? Comment tourner la page de ce conflit colonial sans évoquer les formes les plus paroxysmiques des violences de guerre ?

Introduction

Regarder la guerre en face peut être difficile, pour qui ne veut surtout pas la voir dans toute l’étendue de ses violences, de ses atrocités et de ses pratiques de cruauté.

« Nous préférons regarder la guerre de biais plutôt que de face, à tel point qu’avant de nous tromper sur la guerre, nous nous trompons sans doute sur notre propre société et sur nous-mêmes », rappelait l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau[1].

Les violences de guerre en Algérie (1954-1962) possèdent leur propre syntaxe, pouvant être vues comme un langage renvoyant vers les systèmes de représentation des acteurs sociaux qui menaient ce dernier grand conflit colonial de la France[2]. Certaines de ces violences ont été étudiées ou évoquées comme la torture[3], les exécutions sommaires, les « ratonnades »[4], les disparitions des corps, les punitions puis les massacres collectifs, l’usage du Napalm ou encore les déplacements et l’internement des civils[5]. À défaut d’avoir été jugées pénalement pour édifier les consciences, elles peinent encore à s’imposer au récit médiatique et politique sur la guerre d’Algérie. Comment a-t-il été possible, pendant tant d’années, d’ignorer la guerre chimique menée par la France tout particulièrement entre 1956 et 1962 ? Si l’usage du Napalm[6] est apparu dans les témoignages des appelés du contingent puis dans la recherche universitaire, l’utilisation des gaz toxiques demeure un angle mort de la recherche.

Une recherche empêchée ?

L’ historiographie de cette guerre est pourtant foisonnante. En 2018, on pouvait recenser 667 thèses et mémoires en langue française[7]. Dans cette somme de connaissances, on trouve peu de choses sur l’usage des armes chimiques par l’armée française. En 1999, la thèse de Frédéric Médard expose l’importance du Sahara comme lieu d’expérimentation, entre autres, pour les armes nucléaires, bactériologiques et chimiques[8]. En 2001, un ouvrage sur les aspects militaires de la guerre d’Algérie, consacrant une décennie d’ouverture des archives militaires[9], ne fait aucunement mention de la guerre chimique[10]. Il faut porter son regard du côté de l’Allemagne pour lire une thèse présentant la genèse de ces violences spécifiques[11], sous la plume de Fabian Klose, qui dispose d’une dérogation pour consulter les cartons d’archives du Service historique de la défense (SHD) à Vincennes[12]. Il met en évidence l’emploi des armes chimiques pour réduire les refuges souterrains de l’Armée de libération nationale (ALN) mais ne va pas plus loin dans l’étude de la guerre chimique. Cette thèse est soutenue avant la promulgation de la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives. Beaucoup des documents cités sont maintenant interdits à la consultation de manière perpétuelle au titre de l’article L 213-2, II sur « les archives incommunicables »[13]. En France, une recherche doctorale intitulée « La guerre des grottes menée par l’armée française au cours des guerres non conventionnelles, de 1800 à 2011 » débute en novembre 2015. Elle est conduite par le commandant Romain Choron, officier de l’armée de Terre, à la demande de la hiérarchie. La rédaction de ce travail a été mise brutalement à l’arrêt le 13 novembre 2019, à la suite d’une perquisition de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour un soupçon de compromission du secret de la défense nationale. L’infraction supposée tient sur l’interprétation de l’impératif de déclassification des archives exploitées par le doctorant, même après l’expiration du délai de cinquante ans prévus par le code du patrimoine. Pourtant, la DGSI ne demande pas de mise en examen.

Cette saisie de documents et d’ordinateurs coïncide avec le début d’une longue séquence de fermeture des archives contemporaines du SHD, conséquence d’un conflit juridique autour de l’application de l’instruction générale interministérielle n° 1300 portant sur le secret défense et de sa supériorité supposée sur la loi du 15 juillet 2008 sur les archives. Toutes les archives portant une mention de classement après 1940 doivent être soumises à une procédure de déclassification à la pièce – si besoin en consultant le service émetteur – puis recevoir un nouveau tampon indiquant son achèvement. Les archives des armées se referment alors que les associations d’universitaires et d’archivistes se mobilisent[14]. Après une double saisine du conseil d’État pour annuler les dispositions de l’IGI n° 1300 du 30 novembre 2011, durcies de nouveau en 2020, les collectifs citoyens remportent une victoire éclatante le 16 juin 2021. Le rapporteur public, Alexandre Lallet, conclut à l’annulation de ces dispositions dans des termes extrêmement sévères. Il estime que la nécessité de cette déclassification a été « inventée pour les besoins de la cause » au moment même où s’ouvrent les archives de la guerre d’Algérie, et qu’elle avait « un arrière-goût désagréable de subterfuge »[15]. Il a également déploré le coût représenté par l’application de ces mesures de déclassification inutiles. L’adoption de la loi de prévention des actes terroristes le 30 juillet suivant permet de mettre en œuvre de nouveaux dispositifs de fermeture des archives des armées[16]. Au début de l’année 2023, Romain Choron boucle du mieux possible son doctorat. Le 7 février, le tribunal de Paris ordonne la restitution des scellés. Dix jours plus tard, une rencontre au siège de la DGSI se conclut par une absence manifeste de compromission du secret de la défense nationale. Le 19 avril, l’officier soutient sa thèse de doctorat au Centre National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris[17]. Elle est placée sous embargo de communication dans les bibliothèques universitaires jusqu’au 19 avril 2028. Si le tribunal de Paris classe sans suite son affaire le 16 janvier 2024, sa carrière en pâtit. Pourtant, de nombreux éléments sur la guerre chimique étaient déjà accessibles en sources ouvertes.

Les traces de la guerre chimique 

Les récits publiés par certains anciens combattants font sortir cette histoire de l’ombre. Il y a d’abord l’ouvrage du général Georges Buis sobrement intitulé « la Grotte ». Publié en 1961, il lève le voile sur l’existence de ces combats[18]. En 1981, Saïd Ferdi décrit, dans son ouvrage autobiographique, l’enfumage et la mort de quatre-vingt-dix habitants d’un douar réfugiés dans un silo à grains. Cette action est menée par une équipe spécialisée équipée de bouteilles et de masques à gaz[19]. Seize ans après, le témoignage de Roger Clair, ancien appelé du 77e bataillon du génie (BG), nous éclaire sur la bataille dans les grottes et l’usage des gaz de combat[20]. Il est suivi peu de temps après par Yves le Gall écrivant sur le génie en Algérie et les sections spécialisées dans la réduction de grottes (1960-1962)[21]. En 2003, c’est au tour d’Armand Casanova, lui aussi appelé au 77e BG, de livrer sa version de cette histoire[22]. La même année, Georges Salins témoigne de la création et des premières opérations de la batterie armes spéciales (BAS) du 411e régiment d’artillerie antiaérienne (RAA) dans un ouvrage collectif dirigé par Claude Herbiet[23]. En 2010, un autre ouvrage collectif des anciens combattants de la section de grotte de la 75e compagnie de génie aéroporté (CGAP), détaille leurs opérations, les techniques, tactiques et procédures de combat[24]. En 2013, Jean Beyer publie à compte d’auteur le récit de son passage dans la section armes spéciales de la 52e compagnie de génie de zone (CGZ)[25]. En 2015, Jean Vidalenc retranscrit son expérience d’appelé de la section armes spéciales de la 71e CGZ[26]. En avril 2022, la documentariste Claire Billet reprend une partie de ces témoignages pour rédiger une enquête sur la « Guerre des Grottes » pour la Revue XXI[27]. Une grande majorité des anciens combattants de ces unités ont préféré taire leur histoire. En Algérie, les récits sur la guerre chimique, conservés dans les mémoires locales, ont du mal à trouver un écho en France.

Comment se fait-il que la recherche historique se soit si peu intéressée à ce sujet ? Les origines de cette cécité sont sans doute à trouver dans les conditions de dénonciation de la guerre coloniale. L’éditeur Nils Andersson se souvient :

« Il y avait des informations sur l’usage de moyens chimiques, notamment du napalm, toujours démenties, pour autant certaines. Mais, contrairement aux sources d’informations sur la répression s’appuyant sur des témoignages de victimes, des témoins des exactions, des avocats ou des fuites au niveau de l’administration, assurant la vérité des faits, s’agissant des actions militaires et des moyens utilisés par l’armée, les sources d’information étaient rares et difficiles à confirmer »[28]. Les débats politiques et sociétaux se concentrent sur la dénonciation de la torture, des exécutions sommaires, des viols et des disparitions orientant le regard des historiens des années mille neuf cents quatre-vingt-dix travaillant sur les violences coloniales. Pourtant, le secret autour de la guerre chimique n’était pas absolu pour qui souhaitait enquêter. Dès 1960, dans l’ouvrage LaPacification, nous pouvions lire : « Il existe dans la banlieue d’Alger une compagnie Z formée en majorité de sous-officiers appelés ou de carrière. Leur instruction sur l’utilisation des gaz est assurée à Bourges (école d’armes spéciales). D’abord répartis dans les corps de troupe, les éléments de la compagnie Z ont été regroupés à Alger à la fin de l’année 1956. Leur rôle : participer aux opérations au cours desquelles les hors la loi sont surpris dans les grottes. L’équipe des techniciens est envoyée avec des grenades à gaz et un matériel protecteur. Les grenades sont projetées par dizaine dans l’ouverture de la grotte. Après une attente plus ou moins longue, un suspect est envoyé à l’intérieur. Si l’on tire dessus, c’est que les hors la loi sont encore vivants. On jette de nouvelles grenades… L’attente peut être très longue suivant l’état et la profondeur de la grotte. Enfin, les hommes revêtus de leurs vêtements protecteurs iront “inventorier” l’intérieur. Officiellement, c’est-à-dire à l’usage des membres de la compagnie Z, on utilise des gaz lacrymogènes “renforcés”[29], autorisés par les conventions de Genève. Or, la composition chimique de ces gaz comme les brûlures relevées sur les victimes permettent d’affirmer qu’il ne s’agit pas de lacrymogène, mais d’aminodichloroarsines (gaz très lourds, brûlant les tissus intérieurs et extérieurs, théoriquement interdits entre belligérants) ». Cette affirmation ne fut jamais contredite par la France.

L’ existence d’autres unités dédiées à la guerre chimique transparait dans la littérature de dénonciation de la guerre mais aussi dans la propagande de l’armée française. Dans le livre Nuremberg pour l’Algérie !, nous pouvons lire la description d’une opération sous la plume du sergent Claude Capenol en 1960 :

« Il y a quatre jours les soldats du 2/43 nous ont amené un fell qu’ils avaient capturé en patrouille. Nous l’avons fait parler et il en est résulté qu’il nous a fourni l’endroit d’une cache d’Ain-Roua. Aussitôt opération et bouclage, c’est fini à midi. Bilan de l’opé : d’abord les militaires ont gazé la grotte qui fait 180 mètres de profondeur […]. Ils sont entrés dedans et ont sorti 12 fells dont 2 sous-chefs et 1 aspi (qui est mort suite aux gaz). Toutes les armes ont été récupérées […] »[30]. La confirmation de l’existence de ces unités est donnée par l’armée elle-même. Le journal Le Bled met à l’honneur, dans son édition du 23 février 1961, l’action des « hommes-grotte du génie » de la section armes spéciales de la 62e CGZ. La couverture présente deux soldats en combinaison butyl et masque à gaz, portant une lampe chacun et deux pistolets automatiques[31]. On peut lire :

« Aujourd’hui, une section « armes spéciales » […] se livre aux joies de la spéléologie. Lorsque des fellaghas ont cherché refuge à l’intérieur d’une grotte, il faut les en déloger et c’est à cette équipe spécialisée que l’on fait appel […]. Deux cents caches et grottes ont été visitées. Des documents et des armes furent récupérées à la suite de ces visites, et une véritable « carte d’identité » de chaque grotte est établie. Mais pour éviter qu’elles servent encore de refuges à des rebelles, elles sont souvent détruites, et un gaz, l’arsine, en rend l’air irrespirable. La section de grottes revêt un caractère opérationnel : à son bilan, quarante rebelles mis hors de combat »[32]. Ces documents soulèvent la question de la nature et de l’ampleur de la guerre chimique menée par la France en Algérie.

Une guerre chimique limitée ?

Entre 1956 et 1962, la France mène une guerre chimique en utilisant une partie de l’arsenal de l’état-major des armes spéciales (nucléaire, bactériologique, chimique). À la demande de l’état-major de la 10e Région Militaire (RM, Algérie), l’état-major du commandement des armes spéciales[33] (CAS) est invité à fournir une étude pour déterminer comment ces armes peuvent répondre à un certain nombre de problèmes tactiques rencontrés par l’armée française sur le terrain. La demande est transmise au général Charles Ailleret, chef du CAS, afin qu’il puisse fournir des solutions pour neutraliser, entre autres, les grottes et caches souterraines utilisées par les indépendantistes algériens. Une unité spécialisée est créée au 1er décembre 1956 : la BAS du 411e RAA[34]. Des engagés et des appelés du contingent de la 7e région militaire, après un passage à Bourges au 610e Groupe d’expérimentation et d’instruction des armes spéciales (GEIAS), gagnent l’Algérie pour mener cette guerre « spéciale ». Les attributions de cette unité sont de mener des expérimentations opérationnelles, de mettre en œuvre en opération les procédés testés et de procéder à l’instruction des autres unités pour généraliser l’emploi des armes spéciales. Entre 1956 et 1959, jusqu’à 119 unités sont créées partout en Algérie. Entre 1959 et 1962, après une rationalisation de l’organisation militaire sur le terrain, une vingtaine de sections poursuivent le combat et traitent de manière régulière les grottes avec des agents chimiques issus de la Première Guerre Mondiale pour empêcher leur réutilisation.

Une lettre retrouvée à Vincennes indique que le ministre des Armées, Maurice Bourgès-Maunoury, a voulu encadrer l’usage de ces armes chimiques : « Sur les propositions du Commandement des Armes Spéciales faites pour répondre à des demandes du Général commandant la 10e région militaire [le général Henri Lorillot], […], certains procédés chimiques pourront être employés au cours des opérations en Algérie ». Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains. Cette lettre autorise donc leur utilisation. « Ces procédés ne devront mettre en œuvre que des produits normalement utilisés dans les différents pays pour le maintien de l’ordre [souligné], c’est-à-dire limités à l’utilisation du bromacétate d’éthyle, de la chloracétophénone et de la diphénylaminochlorarsine ou de corps possédant des propriétés très voisines ». Le ministre conclut prudemment : « […] Ils ne devront être employés qu’à des concentrations telles qu’elles ne puissent entraîner aucune conséquence grave pour des individus soumis momentanément à leurs effets »[35]. Le général Lorillot accuse réception de cette lettre le 21 mai 1956 en recopiant mot pour mot son contenu de la décision ministérielle à destination des états-majors en Algérie, en y ajoutant cette précision : « Ces corps [chimiques] ne devraient être employés qu’à des doses qui ne soient pas susceptibles d’entraîner de conséquences physiologiques […], sauf si [les individus] s’obstinaient volontairement à y séjourner pendant de longs délais »[36]. Les essais en cours durant l’année 1956 ont sûrement dû déjà laisser transparaître la létalité des gaz.

Ces documents confirment les informations données par le colonel Olivier Lion :

« Les “sections de grottes” utilisèrent des projectiles chargés de lacrymogènes (grenade lacrymogène modèle 1951, chargée de 80 grammes de CN2D ou de CND – mélange de chloracétophénone et d’adamsite – ou de la grenade lacrymogène modèle 1959, chargée de 80 grammes de CND ou de CB – appellation française du CS –), pour neutraliser les occupants de refuges souterrains »[37]. Devant la faible persistance des agents chimiques lacrymogènes classiques pour empêcher la réutilisation des grottes, le gaz CN2D est élaboré pour combiner les effets de la chloracétophénone, de l’adamsite et du kieselguhr[38]. Son utilité opérationnelle est due à son extrême agressivité pour mettre hors de combat les individus à l’intérieur des cavités mais aussi à sa persistance. De multiples vecteurs de diffusion (grenades, chandelles – dispositif pyrotechnique permettant de libérer 5 kg de CN2D sous forme gazeuse –, roquettes, bombes, etc.) sont mis au point.

Les stigmates de la guerre chimique

Le gaz CN2D appartient à la famille des toxiques incapacitants. L’ajout d’arsines dans la composition du mélange lacrymogène permet au gaz de se déposer sur les parois de la grotte et de demeurer actif pendant une période théorique d’un à six mois. Selon les témoignages recueillis chez les anciens combattants français, l’usage des gaz devait permettre de faire des prisonniers pour obtenir du renseignement. En réalité et en fonction de la configuration de la grotte, le gaz pouvait être rapidement mortel. Arrivés à proximité des combattants, le même spectacle dantesque s’offrait ainsi aux yeux des militaires français :

« Les corps étaient boursoufflés, de la bave jaunâtre leur sortait de la bouche. Leurs corps présentaient une érection… Comme les pendus quoi… ils étaient asphyxiés. Nous ne remontions pas les corps. […] Nous fouillions les lieux puis nous faisions sauter l’entrée à l’explosif quand cela était possible », nous confiait Yves Cargnino, ancien combattant de la section de grottes de la 75e CGAP[39]. Le CN2D pouvait aussi provoquer des lésions graves chez ceux qui l’utilisaient. Yves Cargnino fut intoxiqué au moins deux fois en opérations entre 1959 et 1961. À son retour d’Algérie, il est confronté à une insuffisance pulmonaire qui s’aggrave avec le temps. En conclusion d’un procès ouvert en 2008 pour revoir sa pension d’invalidité, le délibéré du tribunal des pensions de Besançon, du 8 décembre 2016, affirme « que s’agissant de la nocivité des gaz utilisés, la littérature […] permet de confirmer que les gaz CND CN2D et CN DM sont létaux en milieu fermé […]. Que les soldats avaient pour mission ensuite de l’explosion des grenades incapacitantes de fouiller les galeries. La dispersion des gaz en milieu confiné est donc lente et les soldats ont nécessairement respiré ceux-ci lors de leur inspection »[40]. Cette jurisprudence permet aux anciens combattants français victimes des gaz de faire reconnaître leur préjudice.

En Algérie, il est encore difficile d’évaluer l’impact humain et environnemental de cette guerre chimique. Dans les Aurès, la mémoire de certaines opérations demeure. Le 22 et 23 mars 1959, le 7e Régiment de tirailleurs (RT) mène alors l’opération 209 dans la région de l’oued Tirchiouine. Le régiment revendique officiellement, dans son journal de marche[41], la destruction d’une Katiba (compagnie) de l’ALN de trente-deux soldats. L’armée française met en place un bouclage, une sorte de nasse pour empêcher les combattants algériens de s’enfuir. Les hommes et les enfants des villages alentours, pour échapper à l’arrestation et aux interrogatoires, s’enfuient vers la grotte de Ghar Chettouh, zone refuge pour les populations de l’oued Tirchiouine[42]. Ils pensent attendre la fin de l’opération avant de rentrer chez eux. Des combattants algériens sont présents. Cette grotte est un lieu de rencontres et de réunions politiques. Mohammed Labassi Ben Slimane, alors âgé de douze ans, se souvient :

« Le matin, un avion nous a survolé. Il a vu que nous rentrions dans la grotte. L’après-midi vers seize heures, un soldat français s’est présenté devant l’entrée pour regarder. Un Moudjahidin lui a tiré dessus et il l’a manqué. Le soldat s’est enfui »[43]. Le feu se déchaîne sur cette grotte suspectée dès lors d’être occupée par l’ALN. Devant l’inefficacité des armes classiques, le commandement français utilise le gaz toxique.

« Quand l’avion est parti, c’est là que l’émission de gaz a commencé », se rappelle Mohammed Labassi Ben Slimane. « Dès les premières grenades lancées, il y avait des gens qui toussaient, d’autres qui criaient, et d’autres qui pleuraient… Surtout les asthmatiques, ils sont morts sur place. Ils lançaient [des grenades], puis ils arrêtaient. Ils envoyaient quelqu’un pour nous dire de sortir : « Si vous sortez, vous serez sauvés, mais si vous restez vous mourrez et personne ne survivra ». Il y avait des personnes qui voulaient sortir, mais elles n’ont pas pu ».

Les grenades éclatent et libèrent du gaz, très probablement du CN2D :

« [Il y avait] comme du sable qui tombait sur nous… Les gens toussaient, criaient, pleuraient… On ne se comprenait plus, on ne s’entendait plus, on ne se voyait plus. Si quelqu’un s’effondrait, raide mort, sur les genoux d’une autre personne, celle-là ne pouvait pas se débarrasser du cadavre… Elle criait « lève-toi ! lève-toi ! », mais cette personne était morte ». À l’intérieur de la grotte, c’est l’enfer : « Mon oncle était asthmatique. Il criait et j’entendais mon père lui dire : « Récite la Chahada, Aïssa ! »[44]. J’ai su qu’il était mort quand je ne l’ai plus entendu crier ». Pour résister au gaz, les plus anciens disent aux jeunes d’uriner dans leur chèche et de l’enrouler autour de leur visage. Mohammed Labassi Ben Slimane finit par s’évanouir, mais ce conseil lui sauve la vie. « Lorsque je suis sorti, il faisait jour. Les soldats ont vu qu’il y avait du sang sur mon burnous. Je pense qu’il y avait une personne morte à mes côtés et le sang avait coulé de son nez ou de sa bouche. Ils m’ont conduit au village. […] Puis je suis rentré tout seul. Les gens ont couru vers moi… Ils m’ont posé des questions sur ce qui s’est passé. Je leur ai dit que je ne savais rien ». Cent-seize corps sont enterrés sommairement dans l’oued. L’armée française donne l’ordre de faire exploser la grotte. Exhumés après l’indépendance, leurs noms sont inscrits sur le monument qui surplombe l’oued Tirchiouine. La guerre chimique tue sans distinction, civils et combattants. Combien de cas similaires sont encore à découvrir ? C’est tout l’enjeu du développement à venir des enquêtes de terrain en Algérie. Le traité d’interdiction des armes chimiques du 13 janvier 1993 proscrit l’usage des agents antiémeute comme moyen de guerre. En France, les quatre lois d’amnisties (1964, 1966, 1968 et 1982) semblent empêcher toute poursuite contre les responsables de crimes de guerre. Les séquelles de ces combats demeurent et appellent à l’établissement de toute la vérité.

Quel bilan ?

La guerre chimique en Algérie s’inscrit dans la perpétuation de l’usage des armes chimiques par les grandes puissances occidentales en situation de police coloniale ou impériale dans la seconde partie du xxe siècle. Tirant partie des imprécisions du protocole de Genève du 17 juin 1925, la France utilise des agents chimiques pour en retirer des avantages tactiques, dont les conséquences sont lourdes pour les individus soumis à leurs effets et pour l’environnement. D’autres gaz furent-ils utilisés ? Certains témoignages et documents évoquent l’usage d’ypérite liquide. Mais toutes les archives ne sont encore pas accessibles[45]. Le total des opérations souterraines est aujourd’hui inconnu. On estime leur nombre entre 5 000 et 10 000 entre 1956 et 1962. Le bilan humain, le nombre précis de militaires français dédiés à ces opérations comme le nombre des disparus le sont tout autant. Un document du SHD laisse entrevoir, pour l’année 1961, 903 grottes « traitées » par les différentes unités spécialisées pour 317 algériens hors de combat (tués ou prisonniers)[46]. Les témoignages oraux et les archives personnelles collectées auprès des anciens combattants français suggèrent un volume très important d’opérations ainsi qu’un usage répandu de l’abandon du corps des Algériens au fond des cavités. Les grottes servant de lieux de détention pour les militaires français, des corps peuvent aussi s’y trouver. En Algérie, certains proches voudraient retrouver les dépouilles des anciens résistants, quand d’autres leur rendent hommage devant les entrées des grottes identifiées et parfois ouvertes sans précaution. Des anciens combattants et des civils vivent encore avec les séquelles de ces opérations. L’ouverture de toutes les archives est indispensable. Plus de soixante ans après les faits, il est plus que temps de regarder la guerre chimique en Algérie bien en face.

NOTES
[1] Stéphane Audoin-Rouzeau, Regarder la guerre, Introduction du sixième congrès de l’Association pour les études de la guerre et la stratégie (AEGES), Bordeaux, 23 juin 2023, 9 pages.
[2] Raphaëlle Branche, Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial, Paris, La découverte, 2022.
[3] Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001
[4] Sylvie Thénault, Les Ratonnades d’Alger, 1956 : Une histoire de racisme colonial, Paris, Seuil, 2022.
[5] Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.
[6] Bombe incendiaire à base d’essence gélifiée, elle entre dans la nomenclature des armes spéciales. Dans les archives militaires, le terme de « bidons spéciaux » est utilisé pour maquiller son usage.
[7] Données recueillie par l’auteur en juillet 2018 à partir de l’exploitation des données du site Internet thèses.fr.
[8] Frédéric Médard, La présence militaire française en Algérie : aspects techniques, logistiques et scientifiques entre archai͏̈sme et modernité 1953-1967, Université de Montpellier 3, thèse en histoire contemporaine sous la direction du professeur Jean-Charles Jauffret, soutenance en 1999, 2 vol., 1352 pages. Sa publication est amputée de la partie consacrée aux expérimentations dans le Sahara : Frédéric Médard, Technique et logistique en guerre d’Algérie. L’armée française et son soutien (1954-1962), Montauban, Editions Lavauzelle, 2002.
[9] Sylvie Thénault, « Travailler sur la guerre d’indépendance algérienne : bilan d’une expérience historienne », Afrique & histoire, 2004, n° 2, p. 193-2009.
[10] Maurice Vaïsse, Jean-Charles Jauffret [dir.], Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Paris, Edition complexe, 2001.
[11] Sous la direction du Professeur Martin H. Geyer : Menschenrechte im Schatten kolonialer Gewalt. Die Dekolonisierungskriege in Kenia und Algerien 1945–1962. Elle est soutenue en 2007 à l’université de Munich.[12] Fabian Klose, Human Rights in the Shadow of Colonial Violence: The Wars of Independence in Kenya and Algeria, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013.
[13] Ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirect, Gilles Manceron et Pierre Mansat, Les disparus de la guerre d’Algérie suivi de La bataille des archives (2018-2021), Paris, L’Harmattan, 2021
.[14] Catherine Teitgen-Colly, Gilles Manceron et Pierre Mansat, Les disparus de la guerre d’Algérie suivi de La bataille des archives (2018-2021), Paris, L’Harmattan, 2021.
[15] Arnaud Bélier, « Archives militaires : le Conseil d’État invite le gouvernement à revoir sa copie », Ouest France, mise en ligne le 18 juin 2021, consulté le 1er novembre 2024 [ href= »https://urlr.me/HkshT »].[16] Christophe Lafaye, « L’obstruction d’accès aux archives du Ministère des Armées. Les tabous du chimique et de la guerre d’Algérie », dans Renaud Meltz [dir.], Histoire des mensonges d’Etat sous la Ve République, Paris, Nouveau Monde Editions, 2023, p. 83-89.
[17] Romain Choron, Les combats souterrains de l’armée française dans les conflits non-conventionnels, l’exemple de la guerre des grottes en Algérie (1954-1962), Centre national des arts et métiers (CNAM), thèse en histoire contemporaine dirigée par Olivier Entraygues, soutenue à Paris le 19 avril 2023.
[18] Georges Buis, La grotte, Paris, édition du livre de poche, 1972 (reéd. 1961).
[19] Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, Paris, Virgule, p. 131-132.
[20] Roger Clair, Commando spécial. Algérie 1959-1960, Paris, Pygmalion, 1997.[
21] Yves Le Gall, Le génie en Algérie et les sections spécialisées dans la réduction de grottes (1960-1962), Paris, France Europe, 2001.
[22] Armand Casanova, Ma guerre des grottes en Algérie vécue en tant que caporal-chef, Gap, publié à compte d’auteur, 2003.
[23] Georges Salin, « Les grottes, les gaz, le dégoût… », dans Claude Herbiet [sous dir.], Nous n’étions pas des guerriers : 50 témoignages d’anciens d’Afrique du Nord (1952-1962), Paris, Société des écrivains, p. 111-118
[24] Amicale des anciens du 17e Régiment du Génie Parachutiste (RGP), La 75e compagnie du génie Aéroporté. AFN 1956-1961, Montauban, publié à compte d’auteur, 2010.
[25] Jean Beyer, Commando « armes spéciales » – section de grottes – Algérie 1960-1961, publié à compte d’auteur, 2013, 135 pages.
[26] Jean Vidalenc, Les rats des Aurès. Les gars du génie dans la guerre d’Algérie, publié à compte d’auteur, 2015.
[27] Claire Billet, « Algérie, la guerre des grottes », Revue XXI, tome 58, avril 2022, p. 48-64.
[28] Entretien avec Nils Andersson du 13 décembre 2024.
[29] Hafid Keramane, La Pacification, Paris, Les Petits Matins, 2013 (réédition de 1960).
[30] Abdessamad Benabdallah, Mourad Oussedik, Jacques Vergès, Nuremberg pour l’Algérie !, Paris, Maspero, 1961, p. 14.
[31] Les photos de ce reportage sont conservées à l’ECPAD sous la cote BLED 61-59 (lien : href= »https://imagesdefense.gouv.fr/fr/film-cgz.html »).
[32] Pascal Jotreau, « Les hommes-grotte du génie », Le Bled, n° 135, jeudi 23 février 1961, p. 7.
[33] L’état-major des armes spéciales dépend en 1956 de l’état-major de l’armée de Terre. Les armes dites spéciales regroupent les armes nucléaires, biologiques, chimiques ainsi que les agents incendiaires dont le Napalm.
[34] Carton 7U1236, consulté au service historique de la défense le 21 décembre 2022.
[35] Décision n° 1152 DN/CAB/EMP du cabinet du ministre des Armées du 8 juin 1956, carton 15T582 du service historique de la défense (partiellement accessible suite à la décision de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) de décembre 2021).
[36] Décision d’autorisation des armes chimiques en 10e région militaire du général Lorillot du 21 mai 1956, carton GGA 3R 347-348 des Archives nationale d’outre-mer (ANOM), consulté en juillet 2023.
[37] Olivier Lion, « Des armes maudites pour les sales guerres ? L’emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques », revue Stratégique, 2009/1, n° 93, p. 491-531.
[38] Cette terre siliceuse se vaporise en fines particules qui permettent de porter les molécules de gaz très profondément dans l’organisme via l’appareil respiratoire.[39] Entretien avec l’auteur du 31 mars 2017.
[40] Document remis à l’auteur le 31 mars 2017.
[41] Service historique de la défense (SHD), Journal de marche et opérations (JMO) du 7e Régiment de tirailleurs algériens (RTA), cote : 7U469, consulté à Vincennes en 2022.
[42] Actuelle commune de Taxlent.
[43] Témoignage de Mohammed Labassi Ben Slimane, collecté le 25 juillet 2024.
[44] Profession de foi de l’Islam.
[45] Christophe Lafaye, « Ce que les difficultés d’accès aux archives disent de notre démocratie », The Conversation, 24 juillet 2025, https://theconversation.com/guerre-dalgerie-ce-que-les-difficultes-dacces-aux-archives-disent-de-notre-democratie-261053
[46] « Bilan des sections de grottes en Algérie en 1961 », rapport transmis au général Charles Ailleret, carton 1H3195, consulté le 19 avril 2022 au service historique de la défense à Vincennes.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Edition du 1er au 15 octobre 20256 https://histoirecoloniale.net/la-guerre-chimique-francaise-en-algerie-par-christophe-lafaye/

Libertés publiques en danger : alerte sur la répression en France

Jerome Gilles / NurPhoto via AFP

  • Un nouveau rapport publié ce 25 septembre confirme une dégradation alarmante des libertés publiques en France.
  • Narratifs hostiles, dissolutions administratives, réduction des financements publics, criminalisation des mobilisations, conduisent à un étouffement de la société civile et mettent en péril la liberté d’association et le droit de manifester.
  • L’Observatoire pour la protection des défenseur·es des droits humains de la (FIDH-OMCT) et la LDH alertent : la France tourne le dos à ses engagements démocratiques, suivant comme d’autres pays européens, la voie illibérale.

Paris/Genève, 25 septembre 2025. Un rapport publié aujourd’hui par l’Observatoire pour la protection des défenseur·es des droits humains (un programme conjoint de la FIDH et de l’Organisation mondiale contre la torture – OMCT), avec la Ligue des droits de l’Homme (LDH), dresse un constat sévère : les libertés publiques connaissent une régression profonde et structurelle en France. Narratifs hostiles, dissolutions administratives et répression policière, réductions des financements publics, harcèlement et violences à l’encontre des défenseur·es des droits humains, marquent le rétrécissement de l’espace civique.

« La France aime rappeler son rôle historique dans la défense des droits humains ; elle se présente volontiers comme la « patrie des droits de l’Homme » et ne se prive pas de donner des leçons aux autres pays en matière de démocratie et de respect des libertés civiles  », rappelle Alice Mogwe, présidente de la FIDH. «  Mais aujourd’hui, son propre modèle démocratique est mis à mal par des pratiques qui sortent des fondements de l’État de droit et bafouent les droits fondamentaux.  »

Un climat de défiance et de stigmatisation

Le rapport met en exergue plusieurs cas très concrets. En 2020, le gouvernement a prononcé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie (CCIF) en France. Une mesure d’exception utilisée comme instrument politique, validée par le Conseil d’État malgré des critiques circonstanciées. Pour la FIDH, l’OMCT et la LDH, ce cas emblématique illustre la manière dont la lutte contre le terrorisme a été instrumentalisée pour réduire au silence des voix critiques.

«  La dissolution du CCIF a marqué un tournant,  » alerte Nathalie Tehio, présidente de la LDH. «  Cet usage dévoyé du droit de dissolution, qui est désormais utilisé en raison des seuls propos tenus par les membres des associations en dehors de l’activité de celles-ci, crée un climat de peur et menace toute la société civile. De plus, l’État ne protège pas assez les associations des attaques virulentes de l’extrême-droite. Par ailleurs, les attaques pour museler toute expression discordante collective ne visent pas seulement les associations, elles sont aussi visibles dans la rue, avec une politique de maintien de l’ordre brutale. »

Adoptée dans le prolongement de la dissolution du CCIF, la loi « séparatisme » ajoute des motifs de dissolution des associations et est à l’origine du « contrat d’engagement républicain ». Ce dernier impose aux associations de nouvelles règles de conformité pour l’obtention de financements publics. Cependant, en l’absence de critères précis, ils laissent une large place à l’arbitraire et entretiennent un climat d’autocensure.

Le rapport documente aussi la multiplication des campagnes politiques et médiatiques de dénigrement contre les associations. Menaces de retraits de subventions, accusations d’« écoterrorisme », délégitimation de leur action : ces discours stigmatisants, autrefois marginaux, sont désormais systématiques. Ils sont d’autant plus inquiétants qu’ils émanent aussi des plus haut·es représentant·es de l’État, comme lorsque la première ministre de l’époque, Mme Borne, ou son ministre de l’intérieur, M. Darmanin, s’en sont pris directement à la LDH.

Pour Gerald Staberock, secrétaire général de l’OMCT, « En période de tensions politiques, le rôle des organisations et des défenseur·e·s des droits humains est crucial. Dans une démocratie, des organisations comme la LDH doivent pouvoir faire entendre leurs alertes et exprimer leurs inquiétudes. Cela comprend le droit de dénoncer des violations présumées, notamment en matière de violences policières. Comme dans le reste de l’Europe, il est essentiel de préserver ce socle fondamental de démocratie et de droits humains. »

Répression policière des mobilisations : démocratie en danger

Autres mouvements citoyens dans le viseur des autorités : les initiatives écologistes. Les mobilisations contre le chantier de l’autoroute A69 et les méga-bassines ont donné lieu à une répression policière particulièrement violente. Arrestations massives, gardes à vue abusives, surveillance intrusive et usage disproportionné de la force : autant de pratiques contraires aux engagements internationaux de la France.

« Les défenseur·es de l’environnement sont criminalisés·es pour avoir exercé un droit fondamental : manifester pacifiquement, » souligne Aïssa Rahmoune, secrétaire général de la FIDH. « La violence et l’impunité policières atteignent un niveau critique, qui met en danger les libertés démocratiques dans leur ensemble en France.  »

Bien que certains mouvements fassent l’objet d’une répression accrue, celle-ci s’étend désormais à toutes les luttes : du féminisme à la cause des exilé.e.s, en passant par l’anti-racisme et les droits des minorités, c’est l’ensemble de la société civile qui est touchée.

La FIDH, l’OMCT et la LDH demandent aux autorités françaises de reconnaître le rôle essentiel des associations et défenseur·euses des droits humains, de garantir le droit de manifester et de rétablir un dialogue sincère avec la société civile.

« Ce rapport ne se limite pas à dresser un constat alarmant. Il appelle à un sursaut. La France doit choisir entre rester fidèle à ses principes démocratiques et continuer à glisser vers une logique de remise en cause des droits fondamentaux et de rupture avec l’État de droit qui, à terme, ne peut que la faire sombrer dans l’autoritarisme », conclut Alice Mogwe.

Lire le rapport complet en français et en anglais sur le site de la FIDH, en français et en anglais sur le site de l’OMCT.

Source : FIDH – Fédération internationale pour les droits humains – 25/09/2025 https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/france/libertes-publiques-en-danger-alerte-sur-la-repression-en-france