Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. De l’Inde à l’Algérie en passant par la France, ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes.
Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. Les identités nationales s’en trouvent reformulées en profondeur par une conception arbitraire et illibérale ouvertement assumée par ses promoteurs.
Chose frappante, cela a lieu dans des contextes qui ont des traditions politiques et des histoires postcoloniales très différentes. On retrouve cette tendance autant dans d’anciennes puissances coloniales (comme la France) que dans des pays anciennement colonisés (comme l’Inde), ou d’autres (comme les États-Unis) dont l’histoire nationale a été marquée par un système esclavagiste de type colonial à l’intérieur du pays.
La facilité avec laquelle des luttes historiquement progressistes peuvent être retournées contre les minorités raciales, ethniques, de genre ou sexuelles, « au nom de la défense » des identités nationales, est une chose singulière et dangereuse.
C’est par exemple le cas, depuis plusieurs années, de certains usages politiques de la pensée décoloniale en Inde. De nombreux penseurs se sont emparé de catégories décoloniales pour servir le projet nationaliste du parti d’extrême-droite hindou BJP et du Premier ministre Modi.
Ils n’ont plus discuté de la colonisation britannique et de la lutte pour l’indépendance du premier XXe siècle. Leur récit s’est déplacé en élargissant la focale jusqu’au XVIe siècle, afin de voir dans les Moghols (musulmans) les véritables colonisateurs.
Ce choix est historiquement arbitraire mais politiquement stratégique : il conduit à revendiquer l’hindouisme comme identité nationale première, faisant des musulmans d’aujourd’hui les descendants directs des « envahisseurs d’hier » – une « menace interne » contre ce qui serait la « vraie » culture (hindoue) du peuple et de la société. Le symbole emblématique de cette vision est sans doute la destruction en 1992 de la mosquée Babri, une mosquée du XVIe siècle située dans la ville d’Ayodhya.
On saisit mieux encore la spécificité de ce type de stratégie, si l’on compare l’Inde avec l’Algérie. À la différence de l’Inde, le gouvernement algérien actuel appuie sa légitimité sur la mémoire de la guerre de libération contre la présence française. Les édifices chrétiens hérités de la colonisation française sont conservés comme symboles de tolérance religieuse. L’État insiste sur le respect des frontières héritées de la colonisation, issues des accords des mouvements de libération panafricains du XXe siècle.
L’« affaire Sansal » a mis en lumière les tensions entre cette mémoire politique de la guerre de libération et les usages détournés des thèmes décoloniaux. Écrivain algérien naturalisé français en 2024, Boualem Sansal a été arrêté en Algérie après des déclarations contestant les frontières algériennes héritées de la colonisation. En remontant à une époque antérieure à la colonisation française, Sansal dénonçait l’inconsistance des frontières algériennes d’aujourd’hui. Il s’inspirait quasiment mot pour mot des thèses anhistoriques et prétendument « anticoloniales » de la Nouvelle Droite française, défendues par des auteurs comme Alain de Benoist.
Ces propos tombaient sous le coup d’un article très connu du Code pénal algérien (l’article 87 bis), qualifiant d’« acte terroriste ou subversif » toute action susceptible d’attenter à « la sécurité de l’État, l’intégrité territoriale ou la stabilité des institutions ».
On sait comment l’incarcération de l’écrivain franco-algérien a cristallisé ce que Benjamin Stora a décrit comme « la plus grave crise franco-algérienne depuis l’Indépendance ». L’accord est heureusement unanime pour dire que l’écrivain âgé et malade n’a rien à faire derrière les barreaux. Personne n’a pourtant relevé que la raison qui avait conduit Boualem Sansal en prison avait aussi mené à l’arrestation du leader islamiste Ali Benhadj, ancien responsable du FIS, peu de temps après et pour des propos en tout point similaires.
Des figures idéologiquement opposées (un essayiste d’extrême droite et un leader islamiste) utilisent donc un récit anticolonial commun, qui remonte dans le temps (ici, avant les Français) pour remettre en cause les États postcoloniaux du Maghreb et nier la centralité de la lutte de libération dans l’histoire nationale algérienne.
Cette rhétorique d’un « temps d’avant » dans les débats sur l’identité culturelle « première » d’une nation a également lieu, de façon absolument comparable, dans des pays qui furent des berceaux du projet démocratique moderne, comme la France et les États-Unis.
En France, le discours républicain s’est lui aussi engouffré dans cette rhétorique. En transformant le principe de laïcité en pilier culturel d’appartenance nationale, l’identité politique républicaine s’est muée en identité nationale exclusive.
De l’extrême droite jusqu’à des courants de la gauche socialiste comme le Printemps républicain, cette vision essentialisée de l’identité française est mobilisée contre les citoyens présumés français musulmans qu’elle stigmatise comme des « étrangers de l’intérieur ». L’idéologie à la source de cette vision repose sur le nativisme que John Highams a défini comme « une opposition envers une minorité interne qui est perçue comme une menace en raison de son étrangéité apparente (foreignness) » (John Higham, Strangers in the Land: Patterns of American Nativism 1860-1925, New Brunswick, Rutgers, 1955).
D’un principe d’organisation démocratique du pluralisme moral et religieux, la laïcité a ouvert la voie à une politique ciblée contre les musulmans. Un nouveau « délit de séparatisme » a été ajouté au code pénal français par la loi du 24 août 2021, qui n’est pas sans rappeler l’article 87 bis du code pénal algérien. Le séparatisme est défini comme « l’action qui consiste à détruire ou à affaiblir la communauté nationale en vue de remplacer celle-ci par de nouvelles formes d’allégeance et d’identification en rupture avec la tradition démocratique et républicaine ».
Au nom d’une chasse au « frérisme », dont la réalité est très largement contestée par les travaux des chercheurs et acteurs de terrain, voilà donc recyclés les arguments qui avaient permis à la République et aux valeurs de 1789 de l’emporter sur la puissante Église catholique romaine et ses alliés. Sauf que la séquence actuelle n’est pas comparable à ce qui a produit le compromis de liberté religieuse permis par la loi de 1905 : aujourd’hui, il s’agit d’exclure la « minorité musulmane » du pays alors qu’elle ne possède pratiquement aucun ancrage institutionnel, à la différence de l’Église catholique il y a un siècle.
Ici, le « temps d’avant » est celui, imaginaire, d’un « temps d’avant » l’immigration postcoloniale et d’une France n’ayant pas renoncé à l’« Algérie française ». Cette fiction conduit notamment à oblitérer la xénophobie, le racisme et l’antisémitisme de la France du XIXe et du début du XXe siècle et ce que fut réellement l’expérience, aujourd’hui volontairement idéalisée, qu’en firent les immigrés européens.
Quant à toutes celles et ceux qui dénoncent la conversion des « valeurs républicaines » au nativisme, ils sont discrédités par des mots-combats comme « wokisme », « déconstruction », « islamogauchisme », par lesquels leur lutte contre le racisme et les inégalités est assimilée à une « trahison antirépublicaine ».
Cette mythologie historique d’un « temps d’avant » (avant la dégradation supposée de l’identité nationale par les vagues migratoires les plus récentes) est également au cœur du mouvement « MAGA » et de la politique de Donald Trump depuis le début de son second mandat.
Le démantèlement systématique et brutal de tout ce qui concerne les politiques de « Diversité, Équité, Inclusion » repose sur une conception de l’identité nationale qui renverse les fondements principiels de la société démocratique états-unienne depuis les années 1960 : les victoires des luttes pour les droits civiques de la minorité noire et l’ouverture des frontières à l’immigration non-européenne.
Quand Trump ne cache pas sa nostalgie pour une société hiérarchisée, fondée sur la domination « blanche » et « virile » des groupes minoritaires, certains républicains français autoproclamés rêvent de revenir à une société « blanche » d’avant l’immigration postcoloniale, tandis que les nationalistes du BJP aspirent à réserver aux hindous la pleine appartenance à une nation sans les musulmans.
Ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes. Au nom du passé, les promoteurs de cette conception vivent dans un monde qui n’a plus d’histoire.
Ils ignorent à dessein la radicalité des victoires progressistes du passé contre les empires britanniques et français, contre les partisans de systèmes d’Ancien régime (ségrégationniste aux États-Unis ou de droit divin en France). Ils laissent le champ libre aux nativistes qui travestissent les mots d’ordre de ces victoires anticoloniales telles qu’elles eurent lieu. Cela leur permet de revendiquer ouvertement l’abandon des principes de l’État de droit et de céder aux sirènes périlleuses de l’autoritarisme et du populisme.
Todd Shepard est professeur d’histoire à Johns Hopkins University (Baltimore), spécialiste de la France contemporaine et des études coloniales.
Christophe Bertossi est sociologue et politiste, il est le directeur scientifique de l’Observatoire de la diversité.
Source : Médiapart – 18/06/2025 https://blogs.mediapart.fr/todd-shepard-et-christophe-bertossi/blog/180625/quand-les-lendemains-qui-chantent-se-transforment-en-nostalgie-reactionnair