Le débarquement allié en Algérie en novembre 1942 a été porteur d’espoir. Une partie des élites algériennes prennent à la lettre les présupposés du combat antifasciste pour les libertés et ont pensé que le système colonial pouvait s’amender et donner suite à leurs droits d’autodétermination. Elles se sont vite heurtées à l’irrédentisme colonial porté par les grands propriétaires. Par Aïssa Kadri , sociologue.
Le débarquement allié en Algérie : les prémisses des massacres du 8 mai 1945 [1]
L’ opération Torch a été un moment important, tout à la fois dans la guerre contre le nazisme et le fascisme, mais aussi dans ce qui se configure comme rapports de force, dans les années 1940 en situation coloniale, entre les différentes parties de la population en Algérie française. De même pour ce qu’il va se passer au cours de la double décennie 1945-1965. Dans ce contexte, le débarquement allié de novembre 1942, peut être analysé à l’intérieur de cet espace-temps comme un déclencheur d’évènements, de logiques et de processus qui vont, sinon accélérer les choses, du moins les libérer et les faire passer à un niveau qualitatif supérieur. Pour l’Algérie, cela annonce les évènements de 1945 et explique pour partie le déclenchement de la guerre de libération le 1er novembre 1954.
Afin d’éclairer la manière dont s’est reconfiguré, suite à l’irruption des forces alliées, le rapport de force politique local, qui a débouché sur les massacres du 8 mai, il est important de prendre en compte les populations locales communément désignées comme « indigènes musulmans », alors sujets français et pas encore citoyens. Il est essentiel d’évaluer, notamment à travers les organisations politiques et sociales sensées les représenter ou exprimer leurs doléances, les effets du débarquement allié de novembre 1942 sur leur vécu et leur engagement.
Contexte sociopolitique
En Algérie, la révolution nationale vichyste a exclu par décret du 7 octobre 1940 les Juifs de la citoyenneté française. L’antisémitisme fortement développé en métropole est redoublé dans la colonie où certains Européens n’avaient jamais accepté le décret Crémieux de 1870 faisant des juifs indigènes d’Algérie, des citoyens français. Le développement d’un antisémitisme d’État se fait d’autant plus ouvert et plus radical, qu’il est soutenu par des populations européennes nourries par l’idéologie de l’inégalité des races. L’épuration des populations juives se fait à tous les niveaux de la vie économique, sociale et politique.
Dans le même temps, les nationalistes musulmans sont pourchassés et réprimés. Messali Hadj, le leader du parti nationaliste indépendantiste, le Parti du Peuple Algérien (PPA), est déféré devant le tribunal militaire en 1941. Les autres composantes sont muselées. Le mouvement des Oulémas est réduit au silence ; leur chef Bachir El Ibrahimi qui avait succédé à Ben Badis décédé en 1940, proche du Front Populaire et des Juifs, est assigné à résidence en 1940 à Aflou .[2] Ferhat Abbas, conseiller municipal en 1941, adresse une lettre au maréchal Pétain pour demander plus d’égalité entre les parties prenantes de la société coloniale. Il n’est pas entendu. Quant à l’influence du Parti Communiste Algérien (PCA) elle est alors réduite.
Dans ce contexte, le débarquement allié va déboucher sur de profonds remaniements et susciter d’importantes prises de conscience. D’autant plus que les Américains étaient aux yeux des élites locales, ceux-là même qui avaient été, à travers la charte de l’Atlantique (12 mars 1942), les promoteurs des idées de liberté et d’autodétermination.
Contexte social
En arrière fond de ces évènements, la société algérienne est alors pour partie une société de spéculation, de marché noir, de mise en place du travail forcé et de l’ouverture de camps de détention en Algérie. Et ce qui a été quelque peu occulté jusque-là, une société où la famine frappe durement les indigènes [3].
Albert Camus journaliste, observateur de terrain, qui vient de rentrer à Paris après une tournée en Algérie au moment où les nouvelles de l’insurrection de Sétif commencent à arriver, en est un témoin horrifié. Suite à son voyage à travers l’Algérie rurale en avril-mai 1945, il publie un reportage saisissant sur La famine en Algérie, et avertit le public métropolitain, « si ignorant des affaires en Algérie, que la colonie est au bord de la catastrophe » [4]. Neil Mac Master, historien britannique, revient dans un article récent sur ce contexte social, minoré par certains historiens. Il en fait même un élément important de la compréhension de ce qui va advenir.
Après avoir observé que de nombreuses émeutes et manifestations, ayant pour ressort des revendications liées à cette pénurie et à cette famine, ont eu lieu en Algérie au cours du printemps 1945, il relève que des mouvements de protestation, marqués par une forte participation de femmes, se sont déroulés à Tiaret, à Oran et à Orléansville (Chlef), le 16 avril. « Là, la foule a attaqué trois boulangeries et les militaires ont été mobilisés » [5]. Neil MacMaster observe « que la révolte paysanne qui a déferlé sur le Nord-Constantinois en mai 1945 était sans aucun doute inspirée par une vision politique, proto-nationaliste, une rage brûlante contre l’ensemble du système colonial qui les exploitait, les humiliait et les écrasait chaque jour au niveau local, et des attaques ont été lancées contre le réseau intégré du pouvoir, les mairies, les administrateurs, les caïds, les gardes-champêtres, les colons, et tout autre représentant ou symbole de l’autorité française. » [6]
La recherche de Neil MacMaster met également l’accent sur le rôle du lobby colonial dans le développement de la famine. Il note « qu’au cœur de l’assaut colonial contre les nationalistes au début de 1945 se trouvait un puissant lobby de riches propriétaires de domaines, de minotiers, de fabricants et d’exportateurs de pâtes alimentaires [7]. Il relève que le 24 avril, deux semaines avant le massacre, sept conseillers généraux de Constantine, avec à leur tête les grands propriétaires Eugène Vallet, Marcel Lavie et Léon Déyron, exigent une frappe préventive ferme contre les nationalistes. » [8]
Le lien entre le groupe des sept conseillers, magnats de la céréaliculture, et le massacre est démontré par le rôle prépondérant de Marcel Lavie, notable issu d’une dynastie terrienne qui domine la vie politique de la région de Guelma. Marcel Lavie encourage ainsi le sous-préfet André Achiary, nouvellement nommé, à former les milices ; son fils Louis va en être l’un des chefs, et ce sont ces mêmes milices qui vont procéder aux tueries. Au moment du massacre, relève Neil MacMaster, lorsque Adrien Tixier [9] a annoncé sa visite imminente à Guelma, des centaines de cadavres ont été rapidement déterrés des tombes peu profondes puis ont été transportés dans des camions de la SIP [10] pour être brûlés. A Guelma, la machine à tuer est entre les mains de riches céréaliers et minotiers, conclut Neil Mac Master. [11]
Les effets immédiats du débarquement
Au-delà du choc militaire, le débarquement a un effet important sur le plan socioculturel dans les transformations des représentations des populations locales à l’égard de ce qui représentait jusque-là de manière générale l’Occident.
Aux yeux des populations locales, le débarquement met au jour le contraste entre une puissance matérielle dotée d’énormes moyens, des soldats métissés plus accessibles, et lafaiblesse française, conséquence de l’effondrement militaire et des divisions qui en étaient les suites. Beaucoup de traces sont restées dans l’imaginaire local, notamment à travers les chansons populaires locales dans lesquelles les GIs sont magnifiés et fêtés. Le débarquement allié a ainsi beaucoup contribuer à mettre l’idée de liberté et de citoyenneté au coeur des revendications des populations indigènes.
De là, des espoirs de changement dans l’organisation politique de la colonie et un début de prise de conscience des soldats musulmans mobilisés qui combattent le nazisme, parmi lesquels se trouvent notamment ceux qui vont devenir les chefs historiques de la Révolution Algérienne tels que Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaid, et Krim Belkacem.
Les années qui suivent voient se dessiner une reconfiguration du mouvement anticolonialiste et le passage de nombreux « assimilationnistes » de l’entre-deux-guerres, s’inscrire dans la revendication du droit à l’autodétermination. Dans le champ politique du moment en l’absence du PPA, réprimé et de son leader historique Messali emprisonné, l’initiative de la prise de contact avec les Américains revient à Ferhat Abbas qui s’était déjà adressé à Vichy pour exiger des réformes.
Après le débarquement, aidé en cela par Murphy [12] qui le reçoit plusieurs fois pour s’entretenir avec lui de l’application de la Charte de l’Atlantique à l’Algérie, il s’engage plus avant dans les demandes d’émancipation. Ferhat Abbas et ses amis politiques répondent le 20 décembre 1942 à l’appel pour l’effort de guerre par un « Message » aux autorités responsables, à savoir les autorités américaines. Le même message est adressé un peu plus tard aux autorités françaises mais aucun responsables français d’Alger n’a daigné répondre.
Le 10 février 1943, Ferhat Abbas rédige alors un deuxième texte sous forme de mémoire : Le Manifeste du peuple algérien. Ce mémoire est remis au gouverneur général Peyrouton, le 31 mars 1943, par un groupe de délégués composé de lui-même Ferhat Abbas, du Dr Bendjelloul, de Benkhellal, du Dr Tamzali, de Saïah Abdelkader et de Zerrouk Mahieddine. Les rédacteurs ajoutent un préambule au Manifeste reprenant la déclaration faite par le président Roosevelt dans laquelle ce dernier affirmait : « Dans l’organisation du Monde Nouveau, les droits de tous les peuples, petits et grands [seront] respectés. »
Encouragés par l’acceptation formelle du gouverneur Peyrouton, les délégués musulmans présentent un additif au Manifeste signé parvingt délégués financiers représentant les trois départements. Il est exigé « la participation immédiate et effective des représentants musulmans au gouvernement et à l’Administration de l’Algérie et l’abrogation de toutes les lois et mesures d’exception et l’application, dans le cadre de la législation, du droit commun. » De plus, à la fin de la guerre, demande est faite que l’Algérie devienne un « État algérien autonome, après la réunion d’une Assemblée constituante élue par tous les habitants de l’Algérie ». Entre Ferhat Abbas et les autres composantes du nationalisme un frontcommun se construit en mars 1944, sous la forme associative des Amis du Manifeste de la Liberté (AML).
C’est dans ces circonstances que surgit la répression du 8 mai 1945 qui est la réponse de la France de la Libération aux Algériens sortis manifester pour fêter la liberté et la fin du fascisme à laquelle ils avaient contribué en tant que soldats. La manifestation pacifique a été détournée et instrumentalisée par les autorités coloniales pour en faire non pas une manifestation pour la liberté mais pour certains une insurrection organisée, pour d’autres une manifestation anti-juive et plus largement dirigée contre les civils européens.
Questionnement des appartenances et solidarités
En mettant ainsi au centre des débats et des revendications, la question de la citoyenneté et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le débarquement relance aussi la recherche de solidarités entre les parties dites indigènes, « musulmans et juifs » déstabilisées par la prise de conscience « qu’une citoyenneté qu’on retirait après 70 ans d’existence était « discutable » par la faute de ceux-là même qui l’avaient octroyée », comme l’écrit Ahmed Boumendjel [13]. Le dialogue entre les élites des communautés, est animé et révèle plusieurs points de vue tranchés. L’idée selon laquelle les lois de Vichy « auraient dévoilé la précarité de la citoyenneté française et participé à discréditer l’assimilationnisme juridique va être réaffirmée dans les mois qui suivent le débarquement. Selon Pierre-Jean Le Foll-Luciani […] L’imposition de l’indigénat a modifié les perceptions de certains Juifs et les aurait entraînés vers une stratégie politique nouvelle [14] ». Une partie, certes minoritaire, se rapproche du point de vue des Musulmans.
Conclusion
L’ espace-temps inauguré par le débarquement allié en Algérie en novembre 1942 a été porteur d’espoir pour toutes les composantes sociales des populations locales. Une partie des élites algériennes prennent à la lettre les présupposés du combat antifasciste, pour les libertés et elles ont pensé que le système colonial pouvait s’amender et donner suite à leurs droits d’autodétermination. Les nationalistes sont mal payés en retour de leur opposition au nazisme, que ce soit sur les champs de combat ou celui des luttes politiques. Messali Hadj est renvoyé au bagne en avril 1945, Ferhat Abbas reçoit une fin de non-recevoir brutale à ses demandes réformistes et sa position évolue pour rejoindre celle des nationalistes du PPA. Il est arrêté avec le docteur Saadane, le jour même du début de la répression, alors qu’il demandait audience au gouverneur général. Les Juifs d’Algérie, qui ont souffert de la répression vichyste, se sont interrogés sur leur rapport à la nation et pour certains se sont rapprochés de leurs compatriotes musulmans.
Les logiques libérées par le choc du débarquement se sont très vite heurtées à l’irrédentisme colonial porté par les grands propriétaires qui n’ont voulu céder en rien aux privilèges et assurances conférés par une domination totale confortée par la victoire sur les forces de l’Axe. Et c’est finalement le « monde du contact » [15] qui va être, sitôt les premières initiatives et mobilisations dépassées, fracassé et le dialogue balbutiant oblitéré. La répression qui suit le 8 mai 1945 voit des anciens résistants revêtir l’habit des tortionnaires auxquels ils s’opposaient la veille, comme l’illustre le cas emblématique d’André Achiary devenu sous-préfet de Guelma et chef-tortionnaire. Le lobby colon triomphait. La porte était dès lors grande ouverte à « l’escalade de la peur et de la haine » et le 8 mai apparait comme l’acmé des tensions, espoirs déçus et contradictions suscités par le débarquement allié et la victoire sur le nazisme, en même temps que le moment où la rupture définitive avec le monde colonial s’affirmait.
Notes de bas de page
[1] A partir de sources nouvelles, ce texte reprend et élargit des éléments de l’article suivant: A. KADRI « Le débarquement allié en Algérie. Perspectives algériennes, années 40 » pages 140-150 , in sous la direction de Nicole COHEN-ADDAD, Aissa KADRI, Tramor QUEMENEUR. 8 novembre 42 Résistances et débarquement allié en AFN. Dynamiques historiques, politiques, et socio-culturelles. Paris, Le Croquant 2021.
[2] Cf Ali MERAD, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Essai d’histoire religieuse et sociale. Paris, Mouton & Co, 1967, p. 104 et suivantes.
[3] A l’exception, selon Neil MACMASTER, de Martin THOMAS in » Colonial Minds and Colonial Violence : The Sétif Uprising and the Savage Economics of Colonialism « , chapitre 6, in Martin Thomas (ed.), The French Colonial Mind. Vol.2. Violence, Military Encounters, and Colonialism. Lincoln : University of Nebraska Press, 2011, 140-173. Certaines analyses comme Celles de Ainad TABET de Mahfoud KADDACHE, d’Annie Rey-GOLDZEIGUER bien que relevant le contexte n’ont pas établi de lien de causalité directe de la famine sur les manifestations, voir Neil MACMASTER « La politique de la famine : Adrien Tixier et l’insurrection et l’Insurrection de Sétif en 1945 » avant-propos de A. KADRI in Revue Naqd, n°7 Hors-Série,2023/3, page 18.
[4] A. CAMUS, « La famine en Algérie, Combat 15 mai 1945 », cité par Neil MACMASTER in « La politique de la famine : Adrien Tixier et l’Insurrection de Sétif en 1945 », page 59 .
[5] Neil MACMASTER, art cit., p. 78.
[6] Ibidem, page 79
[7] Jacques BOUVERESSE, Un parlement colonial ? Vol.1, 361-369.
[8] Voir le texte de la lettre in Eugène Vallet, Un Drame Algérien. La Vérité sur les émeutes de mai 1945, Paris: Les Grands Éditions Françaises, 1948, annexe, 277-279, cité par Neil MACMASTER art. cit.
[9] Adrien TIXIER occupa le poste de commissaire au Travail et à la Prévoyance sociale du 7 juin au 9 novembre 1943 puis aux Affaires sociales du 9 novembre 1943 au 9 septembre 1944 où il sera nommé ministre de l’intérieur. Il assuma la répression notamment à l’occasion d’une tournée d’inspection, s’efforçant toutefois de préserver l’avenir et s’opposant au renvoi de son camarade Châtaigneau. Voir Gilles Morin, notice Tixier Adrien Pierre in Dictionnaire le Maitron.
[10] Société Indigène de Prévoyance. La SIP a été créée en 1893 en tant que société de secours mutuels pour permettre aux petits agriculteurs et aux paysans de livrer leur production de céréales.
[11] Neil MACMASTER art. cit. page 59.-60
[12] Nommé consul général à Alger en 1940, Robert MURPHY est en fait le représentant personnel de Roosevelt. En lien avec la résistance française, il noue également des contacts avec les Algériens et Ferhat Abbas en particulier.
[13] Lettre du 29 novembre 1942, d’Ahmed BOUMENDJEL à Marcel LOUFRANI et Elie GOZLAN, cité par Pierre-Jean Le FOLL-LUCIANI , Les Juifs d’Algérie dans la lutte anticoloniale . Trajectoires dissidentes (1954-1965), Rennes, PUR , 2002, p. 100.
[14] Ibid, p.100.
[15] Selon la qualification d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit.
Source : Mediapart – Billet de blog – 18/04/2025 https://blogs.mediapart.fr/pour-la-reconnaissance-des-massacres-du-8-mai-45-en-algerie/blog/090425/le-debarquement-allie-en-algerie-les-premisses-des