Le berger, le caïd et le bachaga : une histoire d’impunité militaire durant la guerre d’Algérie – Fabrice Riceputi

C’est une archive que l’on dirait tirée d’un pamphlet antimilitariste, mais qui a été produite par l’armée française elle-même en 1957, au sujet d’un triple assassinat commis par l’un des siens. Elle montre les voies tortueuses que pouvait emprunter l’institution militaire pour sauver son « honneur ».

Au printemps 1957, un magistrat rend compte au général Allard, commandant du corps d’armée d’Alger, du jugement de deux sous-officiers prononcé par le tribunal militaire permanent des forces armées d’Alger1. L’enquête a permis, selon lui, de reconstituer les faits comme suit.

Ils sont survenus près de la ville d’Aumale, aujourd’hui Sour El Ghozlane, à 120 kilomètres au sud d’Alger, dans la région montagneuse du Titteri. Au cours de l’après-midi du samedi 13 avril 1957, une jeep et un camion GMC de l’armée française quittent la petite ville. À bord des deux véhicules se trouve un petit détachement de membres du 5régiment de spahis algériens (RSA). Ils reviennent d’une cérémonie religieuse en mémoire de treize soldats de leur régiment tués non loin de là le 2 mars 1957 dans un affrontement avec des maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN).

Les spahis rejoignent leur cantonnement à Beni Slimane, à une cinquantaine de kilomètres. Parmi eux, deux jeunes sous-officiers, militaires de carrière : l’adjudant François Bart, 31 ans, originaire de la Sarthe, et le maréchal des logis René Naux, 28 ans, parisien.

Il semble que tous soient alors ivres morts. En effet, « la cérémonie terminée, les sous-officiers et hommes de troupe se répandirent dans les cafés de la ville. Les deux sous-officiers consommèrent de nombreux apéritifs et déjeunèrent au Grand Hôtel. Au cours de leur repas, ils continuèrent à boire plus que de raison, aussi étaient-ils en état d’ivresse lorsque dans l’après-midi ils reprirent la direction du retour ». Mais les voilà qui reboivent encore, souligne le magistrat : « N’estimant pas, sans doute, avoir assez bu, en passant à nouveau devant le Grand Hôtel ils faisaient stopper le convoi pour y consommer entre autres boissons, du champagne. »

Au bout « d’une heure » de ces agapes, le petit convoi prend donc la route de Beni Slimane. « Les premiers kilomètres du parcours s’effectuèrent sans incidents. » Même si, note le magistrat, « les deux sous-officiers [ont] tiré des coups de feu dans toutes les directions ».

Puis, après cinq kilomètres seulement, au lieu-dit Les Carrières, Bart stoppe le convoi et décide « de son propre chef » de « procéder à des vérifications d’identité ».

Tout d’abord, un cycliste échappe au pire du fait de l’état lamentable de Bart. « Il arrêta d’abord un cycliste qui, pris de peur, abandonna sa bicyclette et se sauva à toutes jambes. BART voulu le poursuivre, mais trébucha dans le fossé et ne put se relever sans le secours de deux spahis. »

C’est alors qu’« un troupeau de moutons se présenta ensuite conduit par deux bergers ».Et qu’unpremier meurtre est commis : « Tandis que l’un d’eux emmenait le troupeau, l’autre était contrôlé par les deux sous-officiers et Naux l’abattait d’une rafale de mitraillette au bout de quelques pas»

La tuerie n’est pas finie : « Une voiture automobile Citroën traction avant fut ensuite arrêtée. Le Caïd MAHMOUDI BEN TAIBI et le Bachaga BRAHIMI Ahmed en descendaient. Pris de panique devant l’attitude menaçante de NAUX le Caïd parut tenter de fuir, Naux tira une rafale de sa mitraillette et l’abattit puis, tandis que le Bachaga Brahimi Ahmed remontait au volant de la voiture et démarrait, Naux s’emparait alors d’une carabine d’un des spahis à ses côtés et le tuait net d’une balle dans la tête. »

Le convoi reprend la route de Beni Slimane, « non sans tirer cette fois quelques rafales de mitrailleuse de 50 vers un djebel », un massif montagneux. Naux et Bart rejoignent enfin leur caserne. C’est le lendemain qu’on peut « établir la preuve de leur culpabilité ». Ils sont alors ramenés à Aumale, où ils sont mis aux arrêts de rigueur.

Acquittés pour cause d’ivresse

Tous deux comparaissent dès le 30 avril 1957 devant le Tribunal permanent des forces armées d’Alger. L’un est poursuivi pour « meurtres », l’autre pour « défaut d’assistance à personnes en péril ». Le tribunal est présidé par un magistrat militaire assisté de six officiers et sous-officiers.

Le jugement indique que « les deux inculpés […] se sont présentés correctement »,c’est-à-dire sans doute qu’ils sont sobres. Cependant, ils n’ont guère été prolifiques en explications. Ils « ont reconnu les faits, quoique ne se souvenant des événements de cet après-midi que de façon très imparfaite, pour ne pas dire inexistante ».

Les spahis qui accompagnaient les prévenus, témoins et acteurs directs du drame, ont été « cités à l’audience » mais « ne se sont pas présentés ». Ils ont néanmoins attesté, sans doute par écrit, que Naux et Bart « n’avaient aucune conscience » de ce qu’ils faisaient. Le médecin militaire a quant à lui déposé longuement sur « l’état mental » des prévenus. Et a conclu « à une responsabilité atténuée du fait de l’intoxication alcoolique aiguë » de Naux et Bart.

Et le compte rendu d’audience d’indiquer, semble-t-il sans ironie aucune, que la défense a « soutenu brillamment que les prévenus par leur état d’ivresse étaient dans un état qui les privait de tout contrôle de leurs actes et qu’ils ne pouvaient dans ces conditions avoir eu intention de commettre ces actes, intention qui nécessite l’intervention de la réflexion ». En conséquence de quoi, conclut le magistrat, René Naux et François Bart ont été déclarés non coupables et remis en liberté.

Comme toutes les archives, spécialement celles, plutôt rares, dans lesquelles l’armée garda une trace d’exactions commises par elle, celles de « l’affaire Naux et Bart » doivent être lues au second degré et, comme on dirait aujourd’hui, « debunkées ».

« Le prestige de l’Armée française » entaché

Trois Algériens ont donc été tués par des militaires lors d’un contrôle sur une route de campagne. En 1957 en Algérie, il n’y a rien là que de très banal : les forces de l’ordre sont autorisées à faire feu à volonté sur tout fuyard et le font très souvent. 

Mais ici, nous dit la note d’un colonel, les faits furent jugés « particulièrement graves pour le prestige de l’Armée française ». Le général Allard a tenu à faire savoir son indignation. De fait, l’affaire remonta illico d’Aumale à Alger, puis d’Alger à Paris. Le ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury lui-même en fut informé par un télégramme signé du général Raoul Salan en personne.

C’est bien sûr l’identité de deux des victimes qui posait problème : un bachaga et un caïd, puissants notables régionaux, chefs de tribus, agents importants de l’administration coloniale, symboles officiels s’il en était de l’attachement supposé des « musulmans » à la présence française.

La mort d’Ahmed Brahimi préoccupait particulièrement. Car, comme le général Salan l’indiquait au ministre Bourgès-Maunoury, le « Bachaga BRAHIMI avait des attaches dans certains milieux parlementaires français à Paris ». Il était en effet notamment l’oncle d’un ancien député « musulman » à l’Assemblée nationale. Un scandale était à éviter.

Mais l’armée avait aussi à traiter en interne un scandaleux dysfonctionnement. Naux et Bart avaient gravement manqué à la discipline la plus élémentaire et donné un exemple déplorable à leur régiment. On ne pouvait, fût-ce en état d’ivresse, tuer de précieux alliés de la France en Algérie et compromettre ainsi l’œuvre de ralliement des « musulmans » à la présence française. D’où la décision prise en haut lieu de faire comparaître Naux et Bart devant la justice militaire.

Les deux sous-officiers ne pouvaient cependant pas être condamnés. Il y allait en effet du « moral des troupes ». Celles-ci ne devaient pas se sentir menacées de prison dans l’accomplissement de leur difficile mission de « pacification ». Quant à leur acquittement pour état d’ivresse, il était entendu que nul n’en aurait jamais connaissance. Le jugement fut prononcé à huis clos, et ses traces écrites toutes tamponnées « très secret ».

Une expédition punitive

Venons-en aux faits eux-mêmes. L’existence du triple meurtre le 13 avril 1957 à la sortie d’Aumale n’est pas douteuse. Les identités des victimes et des coupables non plus. Selon l’armée, il se serait agi d’un crime sans mobile, occasionné par « l’inconscience » des meurtriers. Le berger, le caïd et le bachaga auraient donc été victimes du malheureux hasard de s’être trouvés sur la route de dangereux ivrognes. Il n’en est évidemment rien.

En avril 1957, la région d’Aumale connaît une forte activité de la guérilla nationaliste, à un moment où le FLN/ALN est à l’apogée de son emprise politique et militaire sur nombre de zones rurales. Aumale se trouve en bordure sud de la Wilaya III du FLN. De nombreuses katibas, des bataillons de combattants algériens, y opèrent, rendant les sorties de l’armée toujours très périlleuses.

Un mois et dix jours avant le triple meurtre, le 2 mars, l’une d’elles a attaqué près d’Aumale un convoi du régiment de spahis auquel appartenaient Naux et Bart, lui infligeant de très lourdes pertes : treize tués, dont « dix Européens et trois musulmans », selon la presse. Le Monde signale l’embuscade meurtrière deux jours plus tard comme la plus grave des dernières journées, indiquant aussi que huit des spahis avaient survécu.

La cérémonie à laquelle Naux, Bart et leurs hommes ont assisté au matin du 13 avril concernait leurs proches camarades de régiment et a ravivé le souvenir d’un événement particulièrement tragique pour eux. On ne peut exclure qu’ils l’aient eux-mêmes vécu directement, soit qu’ils aient été parmi les survivants, soit qu’ils aient été de ces « renforts » accourus dont Le Monde nous dit que leur « intervention a permis de tuer vingt et un membres de la bande rebelle ».

Les historiens savent qu’au lendemain d’attentats et d’actions armées du FLN, les représailles collectives étaient monnaie courante. Aucune enquête sérieuse n’est jamais menée. Le comportement du détachement de spahis à son retour d’Aumale semble bien relever de cet habitus typiquement colonial. L’archive nous dit que les spahis tirent en roulant « dans toutes les directions ». Et qu’après le triple meurtre, ils continuent à le faire, à l’arme lourde – une « mitrailleuse de 50 » –, « sur le djebel », c’est-à-dire probablement sur des riverains. Leur sortie d’Aumale ressemble fort à une sauvage expédition punitive.

Le double jeu du bachaga

Mais un véritable règlement de comptes par exécution délibérée n’est pas à exclure. Selon le tribunal militaire, Naux n’eut pas conscience de ce qu’il faisait et ne se rendit donc pas compte de l’identité de ses victimes en principe intouchables. Cela est parfaitement invraisemblable.

Il entrait notamment dans les fonctions des membres du corp caïdal de représenter les tribus lors des cérémonies officielles. Ils y paraissaient vêtus d’un burnous d’apparat couleur fauve et bardés des médailles et décorations dont la France les avait gratifiés. Il est plus que probable qu’au matin du 13 avril 1957, Ahmed Brahimi et Mahmoudi ben Taïbi ont, eux aussi, participé à Aumale à la cérémonie en mémoire des spahis tués par l’ALN. Et qu’ils en revenaient quand ils ont rencontré leurs meurtriers, qui les ont nécessairement reconnus dans leur automobile de prix et leur costume d’apparat. Pourquoi Naux les a-t-il néanmoins abattus, faisant preuve malgré son état d’une redoutable efficacité dans son unique tir mortel et sans en être empêché par le reste du détachement ? 

Dans la mythologie de « l’Algérie française » abondamment diffusée à l’époque, les bachagas et caïds sont la figure par excellence de l’Algérien qui a « choisi la France ». On exhiba notamment beaucoup le bachaga Saïd Boualam, qui dirigea une troupe de harkis dans l’Ouarsenis, fit la guerre au FLN et fonda notamment le Front Algérie française (FAF). Adulé jusqu’à nos jours par les nostalgiques de l’Algérie coloniale, exécré comme traître par bien des Algériens, il était en réalité, en 1957, très loin d’être représentatif de l’ensemble de ses pairs2.

En 1956, le sous-préfet d’Aumale accusait certains de ces agents de son administration « musulmane » de complicité avec des nationalistes qu’ils étaient pourtant chargés de lui dénoncer. Et une note préfectorale signalait même nommément toute « la famille Brahimi »« comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député »,comme purement et simplement « acquise à la rébellion3 ».

Ahmed Brahimi ne faisait pas exception. Les autorités françaises, au moins celles d’Aumale, en étaient informées. Trois jours après sa mort, le général Allard fut en effet destinataire d’une note, annexée au dossier d’archive, qui lui indiquait que Brahimi misait lui aussi « sur deux tableaux ». Il aurait même été « collecteur de fonds FLN » et « aurait hébergé à plusieurs reprises des chefs importants du FLN4 ». Le fait était si notoire dans la région d’Aumale, ajoute la note, que certains croyaient savoir que Brahimi avait été exécuté par le rival nationaliste du FLN, le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj.

Maquillé en crime du FLN

Naux et Bart connaissaient-ils ce soupçon de complicité avec le FLN du bachaga qu’ils avaient vu à la cérémonie et qu’ils retrouvaient durant l’après-midi ? C’est très probable et cela constitue sans doute l’explication véritable de son assassinat.

Enfin, l’armée ne se contenta pas de cacher la vérité de ce triple meurtre. Si l’identité des meurtriers et leurs vraies motivations ne furent jamais révélées, la mort du bachaga fut tout de même l’objet d’un communiqué de l’armée en direction de la presse d’Algérie et de France. Elle attribuait tout bonnement les meurtres au FLN.

Le 16 avril 1957, dans sa chronique quotidienne de l’activité « terroriste » en Algérie, Le Monde livrait à ses lecteurs et lectrices des informations diffusées à la presse par le ministère de l’Algérie. Il indiquait que « les attentats [avaient fait] plusieurs morts et blessés dans les deux communautés ». Et signalait que « trois musulmans » avaient été « assassinés » dans la région d’Aumale. Une des victimes était nommée : le bachaga Ahmed Brahimi, bien « connu pour ses sentiments profrançais ». Et donc victime, comme tant d’autres Algériens collaborant avec la France, du « terrorisme » du FLN. Qui pouvait en douter ?

Notes

1. Affaire Naux et Bart, « exactions imputées aux forces de l’ordre », 1 H 2698, SHD. Toutes les citations en italique entre guillemets sont tirées de l’archive. 

2. Voir Isabelle Chiavassa, « Contournement et transgression de la norme chez des notables et fonctionnaires “indigènes” : les caïds de commune mixte en Kabylie (1940-1956) », et Neil Mac Master, Guerre dans les djebels. Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958, ed. du Croquant, 2024.

3. « Famille Brahimi à Bir Rabalou, acquise à la rébellion, mais comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député : correspondance avec le préfet et le colonel commandant le secteur », ANOM, 9125 36.

4. SHD, « Exactions imputées aux forces de l’ordre », note de l’antenne d’Aumale, 1 H 2698.

Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent.

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/le-berger-le-caid-et-le-bachaga-une-histoire-d-impunite-militaire-durant-la-guerre-d-algerie

Nils Andersson, grand témoin de la résistance à la guerre d’Algérie

Nous revenons ici sur le rôle majeur que Nils Andersson joua dans la résistance française à la guerre coloniale d’Algérie, particulièrement comme éditeur en Suisse de livres interdits en France

C’est en 1960, par un livre intitulé La Pacification, que furent connues hors d’Algérie les toutes premières accusations de torture portées contre le député-parachutiste Jean-Marie Le Pen. L’éditeur de cette copieuse chronique de certains des crimes commis par la France durant les six premières années de la guerre était franco-suédois et résidait à Lausanne : Nils Andersson.

Alors que sévissait en France une censure féroce et que se multipliaient saisies judiciaires et condamnations pour « atteinte au moral de l’armée » ou « incitation à la désobéissance » à l’encontre des éditeurs, Nils Andersson permit à nombre des livres interdits dans l’Hexagone d’y circuler sous le manteau et d’y être lus. Cette « résistance éditoriale » à la guerre coloniale française par un intellectuel militant se qualifiant de « dreyfusard-bolchevik », résultait d’une entente avec les éditions de Minuit, fondées en 1942 dans la clandestinité par des résistants comme Vercors et dirigées depuis 1948 par Jérôme Lindon.

En 1958, Minuit publie La Question d’Henri Alleg, terrible témoignage d’une victime de la torture par l’armée française à Alger en 1957 qui deviendra un classique de la littérature française. Avant que le pouvoir n’ait le temps de le saisir, 65 000 exemplaires sont écoulés en 14 jours. A la demande de Jérôme Lindon, Nils Andersson, qui diffuse déjà des publications françaises en Suisse, prend le relais depuis Lausanne et le publie à son tour, fondant La Cité-Editeur. Il accompagne La Question d’ « Une victoire », texte puissant de Jean-Paul Sartre, dans lequel ce dernier se livre à une violente charge contre le gouvernement français et ses parachutistes, « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices ». Une grande quantité d’exemplaires est diffusée.

« C’est l’acte fondateur d’une maison d’édition dont le catalogue, riche de seulement 35 titres, aura un rayonnement international et un impact important sur l’histoire politique et intellectuelle », comme l’écrit Pascal Cottin. L’année suivante, c’est La Gangrène, publiée par Minuit, qui est saisi. Ce livre documente et dénonce également la torture désormais pratiquée dans l’Hexagone, par la police, ici dans les locaux de la DST, rue des Saussaies à Paris, en décembre 1958. La Cité le publie à Lausanne et en écoule beaucoup. Citons encore un autre livre important, quoique moins connu et jamais réédité. En 1959 toujours, Nils Andersson a édité Les Disparus. Le cahier vert : 175 témoignages de « disparitions » d’Algériens entre les mains de l’armée françaises recueillis par trois avocats à Alger en quelques jours, avant leur expulsion d’Algérie. Dans une postface, l’historien Pierre Vidal-Naquet analyse le système de terreur dont ont été victimes ces morts sous la torture ou par exécutions extra-judiciaires. Puis est publiée La Pacification, sous le nom d’Hafid Keramane. Ce dernier ouvrage est utilisé en 1960 comme colis piégé contre trois anticolonialistes belges. L’un d’entre eux, Georges Laperche, trouve la mort en ouvrant le paquet du livre qui lui était adressé.

Entre 1958 et 1962, les bureaux de La Cité voient passer des militants de la lutte anticoloniale, des membres des réseaux Jeanson ou Curiel – ces fameux « porteurs de valise » qui collectent et transportent fonds et faux papiers pour les agents du Front de libération national – et bon nombre d’Algériens présents en Suisse, mais aussi l’éditeur et écrivain français François Maspero. En 1961, Nils Andersson est arrêté à Lyon en compagnie de Robert Davezies, membre actif des réseaux d’aide au FLN. La même années, les locaux de La Cité sont plastiqués par l’OAS. Trop subversif pour les autorités helvétiques, Nils Andersson sera expulsé de Suisse en 1967.

L’ancien éditeur de La Cité a raconté la suite dans ses passionnantes Mémoires éclatées (Éd. d’en bas, 544 p. , 2017). Il tient un blog ici et un autre sur Mediapart.

L’Appel du 4 mars 2024

Indiquons enfin qu’en mars 2024, Nils Andersson a été à l’initiative d’un appel solennel aux plus hautes autorités de la République présenté lors d’une conférence de presse au siège de la Ligue des droits de l’Homme, qui a été signé par 25 associations et de nombreuses personnalités : « Pour la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie ».

Le quotidien Le Monde a publié quelques mois plus tard, le 1er novembre 2024, une tribune collective signée de plus de 80 personnalités qui rendaient public leur soutien à cet « Appel du 4 mars ». Ils ont dit leur insatisfaction à la suite de la déclaration publiée par le président de la République, Emmanuel Macron, lors de sa visite, en septembre 2018, à Josette Audin, la veuve du jeune mathématicien Maurice Audin assassiné par les militaires français à Alger en juin 1957. Ils estiment que la reconnaissance par l’Elysée de cet assassinat et de la pratique de la torture institutionnalisée comme système par l’armée française à ce moment n’est pas suffisante. Car elle a été rendue possible par des dysfonctionnements de l’Etat et de ses institutions, militaires, administratives et judiciaires. Il n’est toujours pas répondu à la question : Comment, quelques années après la défaite du nazisme, a-t-il été possible que soit conceptualisée, enseignée dans les écoles militaires, pratiquée et couverte par les autorités de la République, une théorie qui l’impliquait, celle de la « guerre contre-révolutionnaire », avec l’aval ou le silence de l’Etat, de l’armée et de la justice ? Dans l’armée, ceux qui ont pratiqué la torture ont été promus et décorés, ceux qui l’ont dénoncée ont été condamnés, à l’exemple du général de Bollardière, et des mesures disciplinaires ont été prises à l’encontre de ceux qui ont alerté leur hiérarchie et dont les protestations n’ont pas été entendues. Paul Teitgen a démissionné de son poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, Robert Delavignette de celui de gouverneur général de la France d’outre-mer, Maurice Garçon de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels qui ne remplissait pas son rôle, et Daniel Mayer de son poste de député.

Signataire de l’« Appel du 4 mars », l’avocat Henri Leclerc, mort le 31 août 2024, a mis en garde : « L’Etat n’est ni fasciste ni raciste, mais il y a une faiblesse dans son contrôle qui permet le pire. » Sans un retour sur cette page sombre de l’histoire de la République française, rien ne la préserve de retomber dans les mêmes dérives. Il ne s’agit pas de repentance, mais d’un acte de réaffirmation et de confiance dans les valeurs dont se réclame notre nation. C’est cette claire reconnaissance au plus haut niveau de l’Etat et ce travail de recherches historiques et de réflexion juridique que demandent les citoyens et citoyennes signataires de l’« Appel du 4 mars » dont la liste complète est à retrouver ici. A ce jour, ils n’ont pas reçu de réponse.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 15/03/2025 https://histoirecoloniale.net/nils-andersson-grand-temoin-de-la-resistance-a-la-guerre-dalgerie/

« Algérie, Sections Armes Spéciales », film déprogrammé par France Télévisions 

Réalisatrice : Claire Billet

 

Ce documentaire révèle comment et à quelle échelle l’armée française a fait usage de gaz chimiques interdits, pendant la guerre d’indépendance algérienne.

Les responsables de l’époque ont ordonné, testé puis utilisé à grande échelle des gaz toxiques pour éliminer les combattants de l’Armée de Libération Nationale (ALN) retranchés dans des grottes, notamment dans les Aurès et en Kabylie. Avec la torture et le déplacement des populations, la guerre chimique est le dernier élément d’une série de brèches dans les engagements internationaux de la France que celle-ci a bafoués pour mener sa guerre coloniale.

Enquête inédite sur ce scandale qui demeure encore largement méconnu aujourd’hui.

Enquête : Claire Billet, documentariste, et Christophe Lafaye, historien

Conseillère scientifique : Raphaëlle Branche, historienne

Production : Solent Production, France TV et la RTS 

Ce film devait être diffusé le dimanche 16 mars 2025 sur France 5, mais France Télévisions l’a déprogrammé, et l’a par la suite (solution médiane) mis en ligne. Vous le trouverez ci-dessous.

En complément : https://histoirecoloniale.net/le-film-algerie-sections-armes-speciales-sur-lusage-darmes-chimiques-par-larmee-francaise/

Décembre 1960. Quand le peuple algérien se soulevait contre le colonialisme – Mathieu Rigouste

Un épisode oublié de la guerre d’indépendance. Après la « bataille d’Alger » en 1957, la France prétendait avoir anéanti toute opposition en Algérie. Mais le dimanche 11 décembre 1960 et les jours suivants, de vastes manifestations populaires sont organisées par les Algériens pour arracher leur indépendance. Cet épisode historique capital reste méconnu.

Le 11 décembre 1960, trois ans après la bataille d’Alger, de gigantesques manifestations du peuple algérien ont débordé la répression militaire française et changé le cours de la révolution algérienne. Alors que l’armée a largement démantelé le Front de libération nationale (FLN) dans les villes et les maquis de l’Armée de libération nationale (ALN), c’est une multitude de colonisés anonymes qui submerge l’ordre colonial. Avec souvent des anciens, et en première ligne des femmes et des enfants venus par milliers des bidonvilles et des quartiers ségrégués, le peuple algérien surgit au cœur des centres-villes coloniaux ; drapeaux, banderoles et corps en avant. La répression est comme d’habitude terrible, elle n’a cependant pas réussi à soumettre.

De Gaulle et le Front de l’Algérie française

Le général de Gaulle avait prévu un séjour en Algérie du 9 au 12 décembre 1960 pour promouvoir son projet néocolonial de « troisième voie », nommé « Algérie algérienne ». Calqué sur les modèles imposés dans les anciennes colonies françaises, il consistait à placer au pouvoir une classe dirigeante inféodée à l’État français et chargée de mettre en œuvre une nouvelle forme de vassalisation économique. Le chef de l’État voulait également sonder les troupes et les « pieds-noirs ». Mais son projet déchaîne la colère des colons « ultras ». Organisés dans un Front de l’Algérie française (FAF), ils ont l’appui de plusieurs régiments, mais également des réseaux dans la police, l’administration et l’industrie, jusqu’au sommet de l’État. Le FAF cherche à répéter le putsch militaire qui a installé de Gaulle en mai 1958 et fondé la Ve République, mais il veut désormais le faire chuter pour imposer « l’Algérie française ».

Le 1er décembre 1960, l’État français dispose de 467 200 militaires en Algérie, plus 94 387 supplétifs [1]. Le 8 décembre, de Gaulle annonce qu’un référendum sur l’autodétermination sera organisé le 8 janvier 1961. Le FAF diffuse des tracts appelant à la grève et à l’action. Toutes les forces en présence savent que les prochaines batailles détermineront soit le contenu et la forme de l’indépendance, soit celui de l’apartheid. Et si tout le monde s’attend au coup de force des Européens, personne n’a vu venir l’insurrection algérienne.

Un imposant dispositif de gendarmerie mobile et de policiers des compagnies républicaines de sécurité (CRS) est mis en place à Alger dès le 8 décembre. Les autorités civiles et militaires diffusent des appels au calme. Le lendemain, de Gaulle atterrit près de Tlemcen, accompagné de Louis Joxe et de Pierre Messmer ainsi que des généraux Paul Ély et Jean Olié. Il se rend à Aïn-Temouchent et veut éviter les grandes villes où les ultras sont nombreux et organisés. À Oran, Alger et dans plusieurs autres agglomérations, des commandos de jeunes Européens réussissent à bloquer les grandes artères, attaquent les forces de police et ciblent les lieux de pouvoir politique. Ils provoquent, humilient et attaquent aussi les colonisés dans la rue, souvent aux frontières des quartiers musulmans, des quartiers mixtes et des quartiers européens.

Contre les exactions des « ultras »

C’est donc rue de Stora (devenue rue des frères Chemloul) à Oran ou rue de Lyon (Belouizdad) à Alger, qu’éclatent, le 10 décembre, les premières révoltes et c’est là aussi que se forment les premiers cortèges de colonisés insurgés. Les soulèvements naissent ainsi sur les frontières urbaines de la ségrégation coloniale. Mostepha Hadj, un résistant oranais présent, raconte :

« Dès que l’alarme a été donnée, tous les habitants du quartier de M’dina J’dida se sont mis en autodéfense en scandant « Allahou Akbar », encouragés par les femmes et leurs youyous assourdissants. Elles s’étaient installées sur les terrasses et balcons en amassant toutes sortes de projectiles : bouteilles, gourdins, pierres, tuiles… prêtes à toute éventualité. (…) C’est avec une spontanéité extraordinaire que les Algériens des autres quartiers ont répondu à l’appel »[2].

L’armée et la police utilisent des haut-parleurs pour exiger des colonisés qu’ils rentrent dans leurs quartiers, tandis que les ultras sillonnent les rues et klaxonnent inlassablement le rythme ponctuant les cinq syllabes « Al-gé-rie-fran-çaise ». En réponse, et en dépit des barrages militaires et policiers qui bouclent plusieurs quartiers, les femmes accompagnent de leurs youyous les déplacements des colonisés, dont les cortèges affluent de partout.

À Alger, les premières révoltes à Belcourt sont suivies par celles des habitants du bidonville de Nador puis des autres zones misérables auto-construites depuis les années 1930. Depuis 1954, des migrants issus des montagnes et des campagnes dévastées par la guerre s’y sont également installés. Ils constituent une part importante des manifestants. Des cortèges de femmes prennent la tête des manifestations et enfoncent des barrages militaires, raconte Lounès Aït Aoudia, un manifestant qui habite toujours la Casbah [3]. Les soldats mitraillent nombre d’entre elles. Leurs haïks (NDLR. Long voile blanc.) rouges de sang et leur courage bouleversent les témoins.

En un après-midi, cette « flamme de Belcourt » s’étend aux quartiers populaires de la périphérie d’Alger puis, dans les jours qui suivent, elle gagne Constantine, Annaba, Sidi Bel Abbès, Chlef, Bône, Blida, Béjaïa, Tipasa, Tlemcen… Pendant près d’une semaine, des soulèvements, auto-organisés dans la spontanéité, se confrontent à des méthodes de répression impitoyables de la part de l’État et des ultras.

Fin de la « troisième voie » gaullienne

Les manifestations de décembre forcent le général de Gaulle à abandonner son projet de « troisième voie » et renvoient les ultras à leurs conspirations. Pour se légitimer, certains héritiers du FAF affirment que ces rassemblements dérivent de tentatives de manipulation par les structures d’action psychologique (sections administratives urbaines, SAU), qui auraient mal tourné et se seraient transformées en flambée de « racisme anti-européen ». Des sources militaires, le FLN et des témoins civils confirment que quelques membres des sections administratives spécialisées (SAS) ont autorisé la formation des manifestations spontanées en croyant pouvoir leur imposer des slogans gaullistes comme « Pour l’Algérie algérienne et contre les ultras ». Les colonisés s’en sont parfois saisis pour contourner le dispositif, passer ses barrages et manifester contre le projet néocolonial et pour l’indépendance réelle comme dans la majorité des villes, où aucune SAU n’est intervenue.

D’autre part, selon certains héritiers du FLN de l’époque, ce serait le parti, à travers la nouvelle zone autonome d’Alger (ZAA) qui aurait lancé les manifestations et trompé les SAU. Une partie de l’extrême droite française soutient d’ailleurs cette pseudo-thèse pour construire son mythe d’une alliance entre le FLN et l’État gaulliste.

Des réseaux plus ou moins formels de quelques dizaines de militants FLN avaient bien commencé à se reformer dans les grandes villes. Et selon l’historien algérien Daho Djerbal, jamais le FLN n’a « abandonné le principe de maintien d’une organisation du peuple ». Les réseaux de militants ne constituaient toutefois rien d’équivalent à cette organisation structurée et hiérarchisée qu’était la ZAA. On observe plutôt la participation de militants de base à des formes collectives et autonomes d’organisation populaire. Tandis que quelques « militants d’appareils », beaucoup moins nombreux, tenteront d’encadrer des manifestations, notamment en orientant les slogans pour que les cortèges refusent le mot d’ordre « Algérie algérienne » — qui pouvait passer pour un soutien au projet néocolonial gaulliste — et pour qu’apparaissent des banderoles, des écritures et des slogans pour « l’Algérie musulmane ».

Espoir d’indépendance

Dans de nombreuses villes fleurissent des slogans exigeant des « négociations avec le FLN », « Abbas [4] au pouvoir » ou « Vive le GPRA » qui ont fortement marqué les observateurs internationaux jusqu’aux débats à l’ONU. Bahiya M. [5], qui n’avait alors que 10 ans, a participé aux manifestations. Fille de collecteur de fonds pour le FLN, habitant à Belcourt, elle raconte :

« À un moment, on a compris qu’on avançait vers l’indépendance. Ma sœur s’est mise à confectionner des drapeaux à la maison. Elle cousait bien puisqu’elle avait eu une formation [de couture]. Ma mère avait une machine à coudre, il suffisait d’acheter du tissu blanc, vert et du rouge pour le croissant. Elle a fait beaucoup de drapeaux. Et bien sûr, on les avait ce jour-là ».

Malgré les récits de certains héritiers FLN, Bahiya M. assure que nombre de femmes cousaient des drapeaux bien avant décembre 1960 et que personne ne les encadrait pour le faire ni ne leur avait donné de consignes au soir du 10 décembre.

J’imagine que la plupart des femmes avaient œuvré, incognito, pour la révolution. En abritant des combattants, en donnant des sous… parce qu’elles voulaient voir leurs enfants vivre librement. Il y avait beaucoup d’enfants [dans les manifestations]. Et elles aussi, elles voulaient vivre librement. (…).

Les Algériennes ont été en première ligne des manifestations, elles ont aussi porté toute une part invisible de l’auto-organisation des soulèvements. Les enterrements des martyrs, qui permettaient de faire partir de nouvelles manifestations après les mises en terre, étaient aussi organisés principalement par des femmes. Dans le même temps, des centres de soins étaient installés dans des appartements ou des mosquées, avec des médecins et des infirmières algériens. Des cantines de rue permettaient à tous de manger dans les quartiers bouclés. Les journalistes français et étrangers, nombreux ces jours-là, étaient approchés par des adolescents, voire par des enfants, puis emmenés dans ce qu’ils ont décrit comme des « QG du FLN » où on livrait un point de vue indépendantiste sur les manifestations en cours.

Dans toutes ces expériences, on retrouve l’implication déterminée des femmes, des enfants et des anciens, et en général des civils jusque-là considérés comme la « population à conquérir » par les états-majors politiques et militaires français et par certaines fractions du FLN/ALN.

La libération arrachée par le peuple

Les fractions dominantes de l’armée française maintiennent que l’État s’est fait submerger parce qu’il n’aurait pas laissé l’armée s’engager dans la contre-insurrection. Or presque partout, les troupes ont été déployées et avec l’accord des autorités politiques, elles ont tiré et tué. Elles ont raflé et torturé. Les méthodes de guerre policière n’ont pas été empêchées par l’État gaulliste, mais débordées par le peuple algérien. Les autorités françaises reconnaissent alors officiellement 120 morts, dont 112 Algériens et des centaines de blessés, indique l’historien Gilbert Meynier. Des dizaines de colonisés, dont des adolescents ont été arrêtés, « interrogés » et pour certains ont « disparu » dans les jours et les semaines qui ont suivi.

Cette séquence a fortement influencé le schéma répressif mis en œuvre le 17 octobre 1961 à Paris par le préfet de police Maurice Papon, ancien « inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire en Algérie »[6]. Des milliers d’Algériens de tous âges, venus des bidonvilles et des quartiers populaires pour manifester contre le colonialisme et le racisme seront raflés, tabassés, internés et plusieurs dizaines tués ce soir-là par la police en plein Paris. Décembre 1960 est aussi la scène historique qui irrigue la pensée de Frantz Fanon lorsqu’il commence à concevoir Les damnés de la terre, le mois suivant, comme nous l’a confirmé Marie-Jeanne Manuellan [7], une assistante sociale communiste et anticolonialiste avec qui il a travaillé et à qui il a dicté ses derniers livres.

Après les soulèvements, l’étau militaire est desserré dans les montagnes, Charles de Gaulle ordonne l’arrêt des exécutions, abandonne le projet de « troisième voie » et doit se résoudre à négocier avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) de Ferhat Abbas et Krim Belkacem. Le 19 décembre, l’Assemblée générale des Nations unies vote la résolution 1573 (XV) reconnaissant au peuple algérien son droit « à la libre détermination et à l’indépendance ».

Après plus de 130 années d’écrasement et cinq années d’une guerre impitoyable, le peuple algérien a réussi à prendre sa révolution en main. Depuis, de nouvelles classes dominantes ont rétabli une forme d’asservissement, tout en collaborant au néocolonialisme. Mais une histoire populaire des soulèvements de décembre 1960 — qui reste à approfondir — montre comment un peuple opprimé s’est organisé et a œuvré pour arracher sa propre libération[8].

[1] Alban Mahieu, « Les effectifs de l’armée française en Algérie », in Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Éditions Complexe, 2001 ; p. 43-44.

[2] Mohamed Freha, Décembre 1960 à Oran, Éditions Dar El-Qods El-Arabi, 2013 ; p. 205.

[3] Entretien réalisé le 17 février 2014.

[4] Ferhat Abbas, chef nationaliste algérien, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) de 1958 à 1961.

[5] Elle a requis l’anonymat. Entretien réalisé le 18 décembre 2014.

[6] Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, 2009.

[7] Entretien réalisé le 19 octobre 2016.

[8] Un projet de livre, de documentaire et de site mettant à disposition l’ensemble des sources et des entretiens est en cours de réalisation.

Source : Algeria Watch – 15/12/2024 – https://algeria-watch.org/?p=95010

La Fédération de France du FLN ou l’immigration comme enjeu politique

Les chercheurs et les historiens ont depuis longtemps cherché à explorer les rouages internes du FLN – élément décisif pour une meilleure compréhension de la guerre d’Algérie. Mais un tel projet s’est souvent révélé difficile dans la mesure où, par définition, les organisations clandestines cherchent à garder secrètes leurs activités ; d’autre part, nombre des archives du FLN ont été détruites ou dispersées, tandis que dans le même temps l’État algérien et des acteurs importants du conflit ont eu tendance à imposer une lecture officielle ou partiale de l’histoire du mouvement nationaliste. Néanmoins, ces dernières années, les archives du Service historique de l’armée de terre (SHAT) ont permis de mieux appréhender la complexité du FLN. Celles-ci comprennent un grand nombre de documents internes au mouvement nationaliste saisis par l’armée française. Par ailleurs, l’ouverture (par dérogation) des archives de la préfecture de police de Paris (APP) relatives à la guerre d’Algérie offre désormais de nouvelles possibilités d’investigation concernant le FLN en France métropolitaine. Des documents précieux qui permettent d’examiner le fonctionnement interne de la fédération de France du FLN à travers l’étude d’un événement particulièrement controversé – l’organisation des manifestations parisiennes du 17-20 octobre 1961 qui s’achevèrent par l’une des répressions les plus sanglantes de l’histoire européenne moderne.

Aujourd’hui, les jeunes (issus de l’immigration algérienne) ne se contentent plus des discours officiels : ils en appellent à une nouvelle génération de politiques de mémoire. L’accès à la matière historique et à l’écriture mémorielle doit être démocratisé. Ainsi les récits sur le passé pourraient-ils trouver de multiples points d’ancrage dans leur environnement personnel et quotidien.

En plus de l’école et de la recherche, le monde de la culture est particulièrement attendu. Ils pointent leur besoin de rendre plus accessibles les connaissances afin de mieux les assimiler.

Les films, les expositions, les documentaires et les podcasts, ou encore les livres traitant de la colonisation de l’Algérie doivent pouvoir trouver les moyens institutionnels et financiers de et de faire circuler de nouvelles images et de nouveaux récits. Au-delà des conditions d’écriture de l’histoire et de la mémoire, les jeunes cherchent des opportunités de dialogues et d’échanges entre les mémoires, entre les générations, entre les jeunes eux-mêmes et avec l’Algérie et les Algériens. Ils insistent sur la nécessité de pouvoir entendre d’autres récits et de faire dialoguer ceux-ci dans l’espace public, notamment avec les générations les ayant précédés. La segmentation des espaces de leur vie quotidienne entrave aussi la possibilité de se rencontrer entre eux, au-delà de leurs seuls cercles ou réseaux familiers. Cette demande invite le politique à offrir un cadre institutionnel qui puisse créer des temps, des espaces et des outils multipliant les occasions de rencontres : renforcement de l’éducation populaire et des temps associatifs et collectifs, visites en commun de musées et de mémoriaux, témoignages en classe ou en ligne, voyages en Algérie, apprentissage des langues.

Les liens avec l’Algérie et les Algériens ne sont pas oubliés. La plupart des jeunes connaissent mal le pays de leurs parents/grands parents, sa géographie, son histoire et sa société contemporaine. L’Algérie semble absente de leur carte mentale. Elle n’est pas une destination touristique et son patrimoine culturel est méconnu. Beaucoup de jeunes s’en désintéressent et confient ne pas savoir de quelle façon développer une curiosité pour ce pays. Ce désintérêt cohabite avec un fort désir de découverte, d’apprentissage, de circulation et de dialogue notamment avec la jeunesse in situ dont les aspirations démocratiques s’exprimaient pendant le Hirak (2019-2021), soulèvent admiration et espoir. Les jeunes descendants notamment, sont nombreux à espérer y voyager pour découvrir la culture et parfois se reconnecter à l’histoire familiale. Des deux côtés de la Méditerranée, des politiques publiques doivent pouvoir organiser une libre circulation et une coopération permettant des échanges entre les jeunes et entre les deux pays. Près de trois quarts des jeunes Français (69%) pensent que les relations entre la France et l’Algérie doivent être améliorées pour construire un avenir partagé. Loin des rancœurs du passé, ils ont conscience que l’avenir de la France et de l’Algérie reste lié. Ils invitent à construire une relation d’un nouveau type à l’Algérie et aux Algériens qui doit être désormais une relation d’égalité, débarrassée de l’arrogance de la domination française et de l’instrumentalisation des rancœurs coloniales. Une relation où le rapport à l’Autre se construirait sur la considération, la curiosité, et l’empathie. Gageons que cela sera possible. C’est ce que veut en tout cas faire entendre la génération des descendants, la génération du dépassement.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale https://histoirecoloniale.net/reflexions-sur-la-guerre-dindependance-algerienne-3-la-federation-de-france-du-fln/

Une guerre dans la guerre : la lutte FLN/MNA en France – Kader Abderrahim

Un combat fratricide

La Fédération de France du F.L.N. a joué un rôle déterminant durant la guerre de libération nationale. Sans son concours financier, le Front de Libération Nationale n’aurait pas été ce qu’il fut. Cependant, la crise, interne, du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD), débouche sur une crise externe avec le Front de libération national (FLN), ce qui a généré des tensions dans un contexte dans lequel les messalistes étaient majoritaires dans l’émigration. Des cellules FLN sont constituées dans toutes les régions françaises sous la férule de Mohamed Boudiaf. C’est à partir de cette implantation, nouvelle, dans l’émigration algérienne que le FLN engage, une autre guerre, d’abord politique, puis militaire, pour l’hégémonie au sein des Algériens de France en opposition au MTLD.

Tout commence avec la venue de Mohamed Boudiaf en Janvier 1955 au Luxembourg. Émissaire du FLN, ce dernier organise un meeting rassemblant quelques dizaines d’Algériens auxquels il donne quelques orientations en clarifiant certains points sur le déclenchement de la lutte armée. Son périple le conduit également en Suisse, où il s’entretiendra avec Mourad Terbouche, responsable régional du MTLD, qu’il charge de constituer, à Paris, le premier noyau de la future Fédération. Les deux hommes n’eurent aucune peine à se mettre d’accord sur l’importance et l’urgence qu’il y avait à implanter une puissante organisation en France. Mohamed Boudiaf remit alors à Mourad Terbouche une importante somme d’argent et un exemplaire de la Proclamation du 1er novembre 1954.

De retour à Paris, Mourad Terbouche rencontre Boudjema Hamimi, un ancien responsable du MTLD de Nancy. Les deux hommes décident d’organiser une rencontre élargie à quelques anciens militants du MTLD.

L’hexagone devient le théâtre d’un affrontement meurtrier entre le Front de libération nationale (FLN) et son rival, le Mouvement nationaliste algérien (MNA), héritier de l’Etoile nord-africaine créée, en 1926 à Paris, par Messali Hadj. Une guerre fratricide qui aurait fait, selon les chiffres officiels des autorités françaises,près de 4000 morts et 10 223 blessés dans les deux camps entre 1956 et 1962. Éliminé physiquement par le FLN, le MNA sera ensuite effacé de la mémoire algérienne.

En France, des cadres de l’Union des syndicats des travailleurs algériens (USTA), proches du MNA, seront assassinés de 1957 à 1959 par le FLN. Le 17 septembre 1959, un groupe armé du Front de libération nationale (FLN), tentera d’assassiner Messali Hadj, le dirigeant nationaliste, à Gouvieux, dans l’Oise. Cet attentat manqué contre le pionnier de la cause indépendantiste algérienne constitue un épisode marquant de la compétition violente que se livrent les organisations nationalistes, qui sont passées de la rivalité à un combat fratricide, en lutte contre le colonialisme français.

L’argent de l’immigration 

Durant toute la guerre d’Algérie, la lutte entre le FLN et le MNA est féroce pour obtenir l’adhésion des Algériens travaillant en France. En jeu, s’imposer à la table des négociations avec de Gaulle et surtout mettre la main sur l’argent récolté au sein de l’immigration, qui finance l’achat d’armes du FLN. L’impôt FLN est d’environ 8% du salaire. En 1960, il représente 80% du budget du FLN. Un individu qui persiste à refuser de payer sa cotisation mensuelle, au FLN, peut être éliminé par des commandos du mouvement.

Le FLN, minoritaire en 1955, s’impose peu à peu par la force contre son rival en France : règlements de comptes sanglants (mitraillages de cafés, liquidations physiques, attentats ciblés) vont faire plusieurs milliers de morts et blessés. Pour se protéger, les partisans du MNA se regroupent par quartiers ou par hôtels. Certaines rues comprennent des hôtels FLN ou des hôtels MNA. La police effectue des barrages la nuit sur certains axes pour séparer les deux camps et, à la fin de la guerre, pour protéger le MNA. Sorti vainqueur de son affrontement avec le MNA, le FLN mène en parallèle la lutte contre les services de police français.

30 années de lutte nationaliste 

Messali Hadj incarne de 1926 à 1958 la cause nationaliste malgré les persécutions politiques infligées par les gouvernements français, de droite comme de gauche. Son prestige commence toutefois à pâlir avec son refus de rejoindre une organisation constituée en 1955 « à ses dépens », selon lui: le Front de libération nationale. Après la guerre, la propagande du gouvernement algérien ne glorifiera que le FLN, le MNA est absent de l’historiographie algérienne.

C’est deux mois après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle le 1er juin 1958, que les dirigeants de la fédération de France du FLN, réunis à Cologne en Allemagne, décident d’étendre la lutte armée sur le territoire français. Le FLN lance en septembre ses premières attaques contre les dépôts de carburant. Les stocks de Marseille, Rouen, Gennevilliers, Vitry, Toulouse sont en flammes. Des voies ferrées sont sabotées, des commissariats attaqués.

Ces quelque 250 attaques et sabotages feront 88 morts et 180 blessés. Le préfet de Paris Maurice Papon décrète et impose en octobre 1961 un couvre-feu aux Algériens. Afin de le dénoncer, le FLN lance un appel à manifester à Paris, le 17 octobre 1961. La manifestation pacifique sera violemment réprimée.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale

https://histoirecoloniale.net/reflexions-sur-la-guerre-dindependance-algerienne-2-la-lutte-fln-mna-en-france/

En complément : Les éditions Syllepse ont réédité en octobre 2024 un ouvrage majeur publié en 1981 et épuisé depuis longtemps du grand historien algérien Mohamed Harbi, Le FLN. Mirage et réalité. Des origines à la prise de pouvoir (1945-1962).

https://www.syllepse.net/fln-mirage-et-realite-_r_65_i_1096.html

Le front éditorial, une « tribune » pour dénoncer les tortures coloniales en Algérie

Le front éditorial a joué un rôle crucial dans la révélation des tortures coloniales durant la guerre de Libération et la dénonciation de la colonisation, a affirmé vendredi à Alger l’éditeur suisse et militant anticolonialiste, Nils Andersson.

S’exprimant lors d’une rencontre, en marge du 27e Salon international du livre d’Alger (Sila), cet éditeur qui a publié en Suisse des textes engagés pour la cause algérienne a souligné que l’édition était « un choix » conçu et pensé par les dirigeants du Front de libération nationale (FLN). Ces livres, témoignages et brochures, écrits par des intellectuels militants anticolonialistes, « rendaient compte des tortures subies par les Algériens » durant l’occupation française et dénonçaient la colonisation. Le front éditorial, a-t-il poursuivi, qui n’a pas pu exister en Algérie à cause de la répression et la censure, était un « instrument » pour faire connaître la cause algérienne à l’étranger à travers le livre qui, même saisi, peut circuler « clandestinement ».

« Les livres, à l’inverse de la presse écrite et la radio – étroitement contrôlées par les autorités coloniales -, avaient l’avantage de contourner la censure », a expliqué cet éditeur qui publie en 1958 « La question » d’Henri Alleg (interdit en France) qui dénonce la torture que l’auteur a subie par des militaires français. L’invité du SILA a également évoqué l’impact de la guerre d’Algérie sur les autres peuples colonisés, considérant que cette lutte de libération contre l’occupation française est « la plus importante du XXe siècle ». Militant anticolonialiste convaincu, Nils Andersson a été décoré en 2013 de la médaille « Achir » du mérite national en reconnaissance pour son soutien à la Révolution algérienne à travers l’édition et l’écriture.

Source : El Watan – 17/11/2024

https://elwatan-dz.com/le-front-editorial-une-tribune-pour-denoncer-les-tortures-coloniales-en-algerie