La grâce présidentielle accordée à l’écrivain Boualem Sansal continue de susciter des réactions contrastées, oscillant entre soulagement, scepticisme et exigence de cohérence.
Si la décision du chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, intervenue à la suite d’une intercession du président allemand Frank-Walter Steinmeier, a été officiellement présentée comme un geste humanitaire, elle soulève en Algérie et à l’étranger des interrogations d’ordre politique, éthique et diplomatique.
Un geste interprété comme un aveu
Pour l’ancien président du RCD et écrivain Saïd Sadi, cette grâce met en lumière une contradiction profonde : « En Algérie, l’humanisme c’est comme les hydrocarbures ; c’est bon pour l’exportation. » Derrière la formule cinglante, il pointe une dépendance morale à la reconnaissance extérieure : « L’ humanisme d’un chef d’État dépendrait de la stimulation d’un homologue étranger », écrit-il, estimant que le geste, bien qu’heureux pour l’écrivain et sa famille, révèle une faiblesse politique autant qu’un déficit d’autonomie morale.
Sadi souligne en outre la coïncidence troublante entre la libération de Sansal et la condamnation à cinq ans de prison du poète Mohamed Tadjadit, figure du Hirak : « La même peine, la même société, deux destins opposés. » Pour lui, la juxtaposition des deux affaires illustre une logique sélective de la clémence et une gestion symbolique de la justice.
Entre diplomatie et justice sélective
Du côté politique, les réactions oscillent entre approbation prudente et mise en garde contre toute instrumentalisation diplomatique.
Le président du parti Jil Jadid, Sofiane Djilali, reconnaît le caractère « humanitaire » de la décision, mais avertit : « Ne pas étendre le geste à d’autres détenus incarcérés pour des motifs bien moindres serait perçu comme une injustice. » Selon lui, la clémence présidentielle « ne doit pas dépendre d’un plaidoyer étranger ni créer une hiérarchie entre citoyens ».
Le magistrat à la retraite Habib Achi adopte un ton plus institutionnel. Il voit dans cette grâce « un acte de diplomatie raisonnée », inscrit dans un équilibre d’intérêts internationaux. Mais il appelle à « une cohérence interne entre les gestes extérieurs et la justice domestique », suggérant une seconde mesure de grâce pour les détenus d’opinion, « afin d’éviter le double standard et d’affirmer la souveraineté morale de l’État ».
Une exigence d’ouverture démocratique
Dans un communiqué, le président du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), Atmane Mazouz, salue une décision « bénéfique et positive », rappelant que son parti avait plaidé pour la libération de Sansal sans partager ses positions sur la question de l’intégrité territoriale. « Le courage politique, écrit-il, c’est aussi de défendre la liberté d’expression, même pour ceux avec qui nous sommes en désaccord. »
Mazouz replace la grâce dans une perspective plus large : la nécessité de « tourner la page de la répression » et d’ouvrir un dialogue national fondé sur la liberté et la justice. « L’Algérie, conclut-il, ne retrouvera sa place et sa dignité internationales que dans la liberté et la justice. »
Une société en attente de signaux forts
Les réactions de la société civile abondent dans le même sens. Un citoyen de Tizi-Ouzou, vétérinaire de profession, a résumé sur les réseaux sociaux un sentiment partagé : « Le Président s’est libéré d’un fardeau encombrant. Il est temps maintenant de libérer tous les détenus d’opinion et, ce faisant, de libérer sa conscience. »
Même tonalité chez le journaliste Hafid Derradji, qui se félicite de la libération de Sansal tout en appelant à la cohérence : « Si cette décision sert la dignité de l’Algérie, qu’elle soit suivie d’un geste envers ceux qui ont été condamnés pour leurs idées. C’est ainsi qu’on renforce l’unité nationale. »
Entre humanisme affiché et réalités politiques
Au-delà de l’émotion et des lectures diplomatiques, la grâce accordée à Boualem Sansal renvoie à une question plus essentielle : celle de la crédibilité de l’État face à la justice et aux libertés. L’ acte humanitaire, s’il n’est pas accompagné d’une dynamique politique interne, risque d’apparaître comme une concession circonstancielle plutôt qu’une orientation durable.
Dans un pays où l’espace public demeure sous tension, cette libération pourrait constituer soit un précédent encourageant, soit un simple épisode dans la chronologie des ajustements diplomatiques. Tout dépendra de la suite — c’est-à-dire de la capacité du pouvoir à faire de l’humanisme, non plus un produit d’exportation, mais une valeur nationale.
Dans la Seine, on noya les Algériens. À Thiais, on enterra un massacre. Le cimetière parisien de Thiais a été un lieu de la dissimulation du massacre de l’automne 1961. Nous avons fouillé les archives et retrouvé des noms de victimes. On en dénombre une centaine. La vérité sur ce crime d’État n’en finit pas de refaire surface.
ACCES-94 – Association de Coopération Culturelle Educative et Sportive. Éduc’ pop’ à Chevilly-Larue dans le 94
Carré musulman. Division 97 du cimetière parisien de Thiais.
« Monsieur Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire. Finalement cette vérité a fait son chemin. Je suis venu ici en mémoire de ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais. »
C’est par ces mots qu’en 1997 Jean-Luc Einaudi concluait son témoignage lors du procès du préfet collaborationniste Papon. Cette déclaration que nous découvrons tardivement vient corroborer ce que nous pressentions depuis des années, à savoir que des martyrs du 17 octobre 1961 avaient été enterrés juste à côté de chez nous, le long de la nationale 7. C’est le nouveau point de départ de notre travail associatif, celui de l’association ACCES, association d’éducation populaire située à Chevilly-Larue dans le Val-de-Marne, commune limitrophe de l’immense cimetière parisien de Thiais.
Nous nous sommes rendus sur place, nous avons fouillé ses archives consultables en ligne, notamment le registre journalier d’inhumation, première source consultée en 1988 par l’auteur de La Bataille de Paris, enquête pionnière sur les massacres de l’automne 1961.
Comme Jean-Luc Einaudi, nous observons que les enterrements de personnes aux noms d’origine nord-africaine augmentent et s’enchaînent de septembre à décembre 1961. Nous en dénombrons une centaine.
Il convient de préciser que toutes les victimes du massacre n’ont pas été enterrées à Thiais et que tous les décès ne résultent pas de la répression policière. Car bien sûr, nous ne prenons pas en compte les quelques morts naturelles ou liées à une maladie, ni les membres de la FAP, la force auxiliaire de police (la police de Harkis de Paris, créée par Papon en 1959).
L’ examen du registre débute en septembre. Parce que la violence qui s’est déchaînée le 17 octobre n’a pas commencé ce soir-là. Elle ne constitue que le point culminant d’une répression policière inouïe qui sévit depuis la fin du mois d’août. Cette répression s’inscrit dans la continuité d’un maintien de l’ordre colonial importé en métropole et au cœur même de la capitale des Lumières. Elle s’abat sur celles et ceux qu’on appelait les « Français musulmans d’Algérie » (FMA), confronté·es au racisme de la société coloniale dans les usines, les chantiers, les foyers et les bidonvilles de nos banlieues.
Les corps de Thiais proviennent en grande partie de l’Institut médico-légal, dont les rapports mentionnent des homicides par coups, strangulation, coups de feu, noyade. Des corps découverts sur les berges de la Seine, dans les ruelles et les sentiers des parcs et bois de la banlieue parisienne.
Voilà quelques exemples d’une longue liste macabre d’Algériens enterrés sur deux carrés musulmans pour cette seule période de 4 mois. D’abord à la division 89, puis à la division 97 pour y enfouir les cadavres que la division 89 voisine ne peut plus contenir. On compte des dizaines de corps non identifiés, enterrés tantôt sous X FMA, X-Inconnu, ou Inconnu NA pour Nord-Africain, qui peut désigner aussi bien un Tunisien qu’un Marocain.
MESSILI Saïd, âge inconnu, abattu avec Mehraz Chérif le 26 septembre 1961 par des policiers à l’arrière des bâtiments du 1, avenue de la Villette à Paris. Enterré le 10 octobre. Division 89 ligne 16, tombe 52. Dossier classé sans suite par le parquet de Paris. Sept autres inhumations ce jour-là de morts brutales dont les affaires judiciaires – si elles ont fait l’objet d’une enquête – ont été classées sans suite ou conclues par un non-lieu.
Cinq inconnus « FMA »,enterrés le 24 octobre, corps découverts à Boulogne, Colombes, Aubervilliers, quartiers parisiens du Gros Caillou et de Bel Air. Enterrés à la division 89 ligne 15, tombes, 59, 41, 53, 43, 47.
DEROUES Abdelkader, 27 ans, découvert avenue du Général-de-Gaulle, à Puteaux après la manifestation. Mort d’un coup de feu dans l’épaule droite. Enterré le 31 octobre, division 97, ligne 1, tombe 5. Ce qui porte à dix inhumations ce jour-là d’Algériens dont 5 inconnus FMA, tous découverts à Aubervilliers.
DELOUCHE Mohamed, âge présumé, 63 ans.C’est l’épicier du bidonville de la Folie à Nanterre, qui a ététué le 18 octobre par deux coups de feu. Monique Hervo, écrivaine et militante associative qui était alors travailleuse sociale au service civil international du bidonville, était cachée à l’arrière de la boutique quand les policiers sont entrés dans sa boutique. Elle a entendu les deux détonations. Enterré le 12 décembre 1961, division 97, ligne 5, tombe 3. Non-lieu rendu le 2 novembre 1962.
ZEBIR Mohamed, retiré de la Seine le 7 octobre, à la hauteur du barrage de Suresnes, du côté de l’Île de Puteaux. Identifié 3 semaines après. Mort provoquée par 3 balles. Enterré le 7 novembre, division 97, ligne 2, tombe 4.
Parmi les 9 inhumations d’Algériens ce jour-là, il y a cet homme. Enterré division 97, ligne 1, tombe 20. Il a été pris en photo par Elie Kagan et un autre photographe américain, témoins de la manifestation. Ils l’ont trouvé gisant à terre, ensanglanté, rue des Pâquerettes, à Nanterre, dans la nuit du 17 au 18 octobre. Les deux hommes l’ont conduit jusqu’à la Maison départementale de Nanterre, où, à leur arrivée, un infirmier s’est exclamé : « Et un raton, encore un! ».
Les photographes ignorent son nom mais trente ans plus tard, ce cliché illustrera la couverture de La Bataille de Paris. Son visage est alors reconnu par son neveu en Algérie. Il s’agit de BENNEHAR Abdelkader, il avait 42 ans. L’enquête sur sa mort avait fait l’objet d’un non-lieu le 25 février 1963.
Le registre d’inhumation indique des emplacements précis, à savoir des sépultures individuelles. Il n’y a donc pasde fosses communes. Cette information qui circule de livre en livre s’avère inexacte.
Toutefois, les informations du registre permettent d’identifier les conditions d’inhumation. À une dizaine d’exceptions près, les inhumations étaient toutes exécutées, non pas à la demande d’un proche mais de l’administration, à savoir l’Institut médico-légal. Les corps ont été mis dans une volige, un bois rudimentaire très mince, utilisé dans son usage funéraire comme un cercueil provisoire. Ce qui permet une décomposition rapide. Puis enterrés dans des concessions gratuites, prévues pour cinq ans, une pratique courante à cette époque dans « le cimetière des indigents ».
Ces sépultures gratuites ne sont pas équipées de pierre tombale, ce qui ne permet pas d’identifier les défunts en surface.
Ainsi disparaissait le massacre en même temps que ses victimes se décomposaient sous la terre anonyme. Des disparus enterrés sans leurs proches, sans rite cultuel musulman, et bien sûr sans les honneurs que le FLN avait pour habitude de rendre aux chouhadas, martyrs de la lutte de libération.
Une centaine de morts ont été enterrés « comme des chiens », dans ce cimetière le plus à l’écart des regards parisiens, le cimetière des indésirables, des indigents, mais aussi des collabos, des criminels.
Dans la Seine, on noya les Algériens. À Thiais, on enterra un massacre.
Mais la vérité fit peu à peu surface, grâce notamment à la mémoire militante et familiale de cette génération de l’immigration post-coloniale qui luttait contre les crimes racistes et sécuritaires des années 70 et 80.
Vingt-trois corps ont été rapatriés en Algérie le 13 juin 1969 et le 12 mars 1970 pour être inhumés au cimetière des martyrs de la révolution d’El Alia à Alger.
Les 5 et 7 septembre 1979, plusieurs supplétifs de la force de police auxiliaire ont été exhumés des carrés musulmans pour la division militaire 17. Une stèle leur rend hommage.
Division militaire 17. Cimetière parisien de Thiais.
Pour les autres, rien. Rien ne rappelle le souvenir d’Algériens massacrés par la police pour avoir participé pacifiquement à une manifestation ce 17 octobre 1961, que les historiens britanniques Jim House et Neil Mac Master qualifient comme « la répression d’État la plus violente qu’eût jamais provoquée une manifestation de rue, dans l’histoire moderne de l’Europe occidentale ».
Où sont ces Algériens aujourd’hui ? La mairie de Paris nous indique que « les dépouilles des victimes du massacre du 17 octobre 1961 ont été reprises ». Exhumés en 2019et 2021, les ossements sont aujourd’hui conservés dans des reliquaires à l’ossuaire du cimetière.
Les seules traces de leur mort sont celles de leur disparition.
Notre tâche est de poursuivre le travail de Jean-Luc Einaudi et d’autres historien·nes, collectifs associatifs et militants afin d’exhumer leur mémoire et de réparer cet effacement scandaleux. Soixante-quatre ans ans après ce massacre d’État, il est temps de reconnaître, de redonner des noms, des visages et des histoires à ces personnes que la déshumanisation coloniale a effacées.
Des victimes dont nous savons aujourd’hui qu’elles n’étaient pas « terroristes », qu’elles avaient juste le tort d’être perçues comme algériennes. Et au pire, de le revendiquer.
Tuées pour ce qu’elles étaient et non pour ce qu’elles ont fait.
Papon et les pouvoirs publics de droite comme de gauche ont voulu effacer ce crime pendant 30 ans. Papon a perdu. Il a perdu deux fois. L’Algérie est devenue indépendante. Et l’ancien secrétaire général de la Gironde a été condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l’humanité pour avoir participé à la déportation de 1690 juifs entre 1942 et 1944.
Mais ses défaites ne sont pas une victoire.
La vérité sur le massacre d’État de l’automne 1961 a fait son chemin sans la justice. Soixante-quatre ans après, la responsabilité ne peut plus être individuelle.
Notre association a organisé cette année la quatrième commémoration officielle.
Nous demandons une nouvelle fois à la ville de Paris, propriétaire du cimetière, de créer un mémorial en hommage aux victimes du crime d’État de l’automne 1961, afin de mettre fin à l’oubli dans lequel elles ont été noyées depuis maintenant près de soixante-cinq ans.
Il s’agit d’un devoir de mémoire à l’égard d’un combat décolonial, antiraciste toujours d’actualité qui doit contribuer à tracer enfin pour l’avenir un chemin de vérité, de justice et d’égalité.
L’ association ACCES, avec le soutien des historiens Emmanuel Blanchard, Fabrice Riceputi, Alain Ruscio, Gilles Manceron, Jim House, Amzat Boukari-Yabara – historien et militant panafricain, Kahina Aït-Mansour – réalisatrice, Hajer Ben Boubaker – écrivaine documentariste, Saïd Bouamama – sociologue et membre fondateur du FUIQP, Alima Boumediene Thiery – avocate, Chérif Cherfi – passeur de mémoire et fondateur du Collectif du 17 octobre Banlieue Nord Ouest, Faïza Guène – romancière scénariste, Patrick Karl – comédien, Daniel Kupferstein – réalisateur, Mehdi Lallaoui – écrivain réalisateur, Olivier Le Cour Grandmaison – universitaire, Médine – rappeur, Mohand Mounsi – chanteur, Mouss & Hakim – chanteurs, Mathieu Rigouste – sociologue, Rocé – rappeur, Mehdi Slimani – chorégraphe CIE NO MAD, Ambre Thieffry – danseuse chorégraphe activiste – Françoise Vergès – politologue, autrice, militante décoloniale, Farid Zerzour – metteur en scène, directeur et fondateur théâtre Kalam.
Les Amis de Jean-Luc Einaudi ; Les Ami.e.s de Maurice Rajsfus ; Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons ; ARAC Chevilly-Larue ; Association culturelle Les Oranges ; Association Nationale des Pieds Noirs Progressistes et leurs Amis (ANPNPA) ; Association des Femmes des Pays d’Afrique de l’Ouest (AFPAO) ; Association Solidaire d’Accompagnement des Parents (ASAP) ; Au Nom de la Mémoire ; Collectif et association AFRO DES 100 DANSES ; Collectifs 17 octobre Banlieue Nord Ouest Colombes, Argenteuil et Gennevilliers ; Collectif 17 octobre 1961 Isère ; Collectif du 17 octobre Marseille ; Collectif Mémoire en marche Marseille ; Comité Vérité et Justice pour Charonne ; Convergence Citoyenne Ivryenne (CCI) ; Femmes Plurielles ; Filles et fils de la République Créteil ; Fondation Frantz Fanon ; Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP) ; Fédération nationale de la Libre Pensée ; Histoirecoloniale.net ; Institut Tribune Socialiste-Histoire, mémoire et actualité des idées du PSU ; Institut Mehdi Ben Barka – Mémoire vivante ; Le 93 au Coeur de la République ; LDH Thiais-Orly-Choisy ; LDH Val-de-Bièvre ; MRAP Nanterre ; Mémoire de nos luttes ; Pour la Mémoire Contre l’Oubli ; Réseau Féministe « Ruptures » ; SNEPS-PJJ-FSU ; Solidaires ; Solidarité Algérie Inclusion et Développement (SAID) ; Tactikollectif ; Villejuif en mouvement(s) ; You’Manity.
Il y a des discours qui se veulent patriotiques mais qui finissent, faute de connaissance historique, par devenir de véritables contresens politiques.
Depuis quelque temps, on entend ici ou là certains responsables ou commentateurs suggérer que l’Algérie devrait « annuler les accords bilatéraux de 1968 » avec la France. Une idée lancée comme un slogan, sans mesurer ni les conséquences ni les paradoxes qu’elle porte.
Évian : la liberté avant la frontière
Les Accords d’Évian (1962) ne furent pas qu’un cessez-le-feu. Ils représentaient une reconnaissance mutuelle et un pont humain entre deux peuples liés par plus d’un siècle d’histoire.
À travers ces accords, les Algériens pouvaient circuler, travailler et s’établir librement en France, sans visa, sans quotas ni obstacles administratifs. C’était un geste fort, une manière de dire : la séparation politique ne doit pas signifier la rupture humaine.
1968 : quand la bureaucratie remplace la fraternité
Six ans plus tard, les accords bilatéraux de 1968 viennent mettre de l’ordre — du moins en apparence. Sous prétexte d’“organiser les flux migratoires”, ils restreignent en réalité les droits obtenus à Évian.
L ’Algérien devient désormais un étranger comme un autre, soumis aux autorisations de travail, aux titres de séjour et aux politiques de visa.
Autrement dit, on ferme ce qu’Évian avait ouvert.
Et si l’Algérie les annulait ?
Ironie de l’histoire : si l’Algérie décidait aujourd’hui d’abroger les accords de 1968, le cadre juridique applicable serait celui des Accords d’Évian, jamais officiellement dénoncés.
Cela reviendrait, en droit international, à rétablir la libre circulation et l’installation sans visa des Algériens en France. Autrement dit, supprimer l’accord restrictif ferait renaître un texte bien plus libéral.
Le cauchemar de l’extrême droite
Voilà qui ferait sans doute tourner la tête à certains politiciens français qui, par ignorance ou opportunisme, agitent la menace d’une rupture des accords.
En voulant « punir » l’Algérie, ils offriraient en réalité une victoire symbolique et juridique aux Algériens eux-mêmes.
C’est le comble du populisme : brandir le drapeau sans connaître les lois.
L’histoire n’est pas un outil de chantage
Les relations franco-algériennes sont trop profondes pour être réduites à des calculs électoraux.
Les traités ne sont pas des jouets entre les mains d’apprentis du politique : ils sont la mémoire vivante d’un lien humain et historique.
Annuler, menacer, rompre — autant de mots vides si l’on ne comprend pas ce qu’ils impliquent.
Et parfois, l’histoire se venge : à force de vouloir effacer le passé, on finit par en réveiller les droits.
Une émission de Denis Robert, avec Alain Ruscio, historien
Blast – 05/11/2025
Le 30 octobre dernier, à une voix près, une résolution portée par le Rassemblement national (RN) a été adoptée à l’Assemblée, visant à remettre en cause les accords franco-algériens signés en 1968. Évènement auquel Sébastien Lecornu a emboîté le pas, quelques jours plus tard, en annonçant vouloir renégocier ces accords « le plus vite possible ».
L’ historien Alain Ruscio explique, pour Blast, en quoi ces offensives, coordonnées des macronistes jusqu’à l’extrême droite, s’inscrivent dans la longue histoire du colonialisme français, toujours bien vivante.
Journaliste : Maxime Cochelin
Montage : Hugo Bot Delpérié
Son : Baptiste Veilhan, Théo Duchesne
Graphisme : Morgane Sabouret, Margaux Simon
Production : Hicham Tragha
Directeur du développement des collaborations extérieures : Mathias Enthoven
Dernier épisode d’une longue série de revers diplomatiques, le vote du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental a mis à nu l’isolement d’une Algérie qui persiste à croire que la défiance peut tenir lieu de stratégie. Pour le faire oublier, le pouvoir et ses relais multiplient les célébrations folkloriques du 1er novembre 1954, un événement dont la portée est trahie depuis 1962.
On est plus à un échec près avec Abdelmadjid Tebboune. Malgré une mobilisation de dernière minute pour rallier Pékin, Moscou et Islamabad à sa cause, Alger a vu ses alliés s’abstenir, laissant passer le texte américain favorable au plan d’autonomie marocain. La diplomatie de la taghenant* montre ses limites. Et prouve si besoin que ces supposés alliés ne le sont pas réellement. En vrai : que peut offrir l’Algérie en contrepartie à ces pays ?
Le verdict du Conseil de sécurité de l’ONU sur le Sahara occidental, adopté le 1ᵉʳ novembre, a résonné comme un coup d’assommoir à Alger. En renouvelant le mandat de la MINURSO et en réaffirmant la “primauté” de la proposition marocaine d’autonomie, le texte américain a infligé un nouveau camouflet à la diplomatie algérienne. Celle-ci, fidèle à sa ligne de défiance — cette fameuse taghenant érigée en doctrine —, s’est retrouvée une fois de plus isolée, impuissante à infléchir le cours des choses.
Jusqu’aux dernières heures ayant précédé le vote, Alger a pourtant tout tenté pour mobiliser des soutiens autour du principe de la “décolonisation” du Sahara occidental. Le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, a multiplié les entretiens téléphoniques avec ses homologues chinois, russe et pakistanais, espérant un front de refus. En vain. Les représentants de ces trois pays au Conseil de sécurité ont préféré s’abstenir, laissant la voie libre au texte américain. Une abstention lourde de sens, qui en dit long sur l’isolement diplomatique de l’Algérie jusque dans les rangs de ses partenaires dits “stratégiques”.
Une diplomatie à bout de souffle
Ce revers n’est pas un accident. Il s’inscrit dans une série noire de déconvenues qui traduisent l’essoufflement d’une diplomatie désormais plus démonstrative que stratégique. Depuis l’arrivée d’Abdelmadjid Tebboune au pouvoir, les faux pas s’accumulent : échec retentissant de la candidature au club des BRICS, détérioration des rapports avec les voisins du Sahel, bras de fer perdus avec l’Espagne et la France, tensions avec les Émirats arabes unis, et impasse totale dans le projet d’un “Maghreb sans Maroc”.
L’ Algérie a voulu jouer seule et contre tous. Résultat : elle se retrouve seule, tout court. Même au sein de la Ligue arabe, son influence s’érode. Le “sommet du retour” organisé à Alger en 2022 s’est soldé par un fiasco diplomatique. Exclue du dossier syrien, marginalisée dans le dossier palestinien, la diplomatie algérienne n’est plus la voix audible qu’elle fut dans les décennies précédentes.
Le prix du réflexe de défiance
Ce déclin ne tient pas seulement à des erreurs d’appréciation conjoncturelles. Il découle d’une culture politique et diplomatique figée, fondée sur la posture, la suspicion et le réflexe de confrontation. La “taghenant” — cette raideur érigée en vertu nationale — a fini par se retourner contre ceux qui l’invoquent à tout propos et qui oublient que le pragmatisme est une vertu cardinale en diplomatie.
Face à l’évolution rapide des rapports de force régionaux, Alger persiste à croire que la fermeté suffit à tenir lieu de stratégie. Or, la diplomatie moderne récompense la flexibilité, la capacité à bâtir des alliances et à composer avec la réalité. Ce n’est pas le cas de l’Algérie actuelle, qui préfère camper sur ses certitudes et se draper dans un discours souverainiste déconnecté des équilibres du monde.
Le désenchantement d’une puissance déclassée
Le naufrage diplomatique observé au Conseil de sécurité illustre ce désenchantement. Les capitales qui, hier encore, faisaient bloc derrière Alger, regardent désormais ailleurs. Même Moscou et Pékin, longtemps perçus comme des soutiens indéfectibles, ont choisi la neutralité. L’Algérie ne pèse plus, ni en Afrique, ni au sein des BRICS, ni dans le monde arabe.
En s’enfermant dans une logique de fierté blessée, le pouvoir algérien a transformé la diplomatie en vitrine de politique intérieure : tonner contre le monde pour mieux galvaniser l’opinion, brandir la “souveraineté nationale” pour masquer l’isolement. Mais la réalité internationale ne se plie pas aux discours.
Le vote du 31 octobre n’est pas seulement un revers dans le dossier du Sahara occidental. Il consacre la faillite d’une méthode : celle d’un pays qui confond dignité et raideur, et qui, à force de vouloir défier tous les autres, a fini par se défier lui-même.
La Rédaction
*La posture de taghenant qui signifierait : raideur, défiance, confrontation, fermeté exagérée et inopportune
Le ministre algérien des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, a réagi dimanche soir au vote de l’Assemblée nationale française visant à dénoncer l’accord franco-algérien de 1968 sur la circulation, le séjour et l’emploi des ressortissants algériens en France.
Dans un entretien accordé à la chaîne d’information AL24 News, le chef de la diplomatie algérienne a adopté un ton à la fois mesuré et critique, qualifiant cette initiative d’« affaire franco-française » sans incidence directe, pour l’heure, sur les relations entre Alger et Paris.
Circulez il n’y a rien à voir ! Ahmed Attaf vient de renvoyer la petite tempête médiatique créée par le parti d’extrême droite, RN, à l’Assemblée, à une affaire « domestique française ». Le ministre est sans appel. « Sur le fond, cette affaire est une affaire entre l’Assemblée nationale française et le gouvernement français. C’est une affaire intérieure, une affaire franco-française. Elle ne nous concerne pas pour le moment », a déclaré M. Attaf, soulignant le caractère symbolique de la résolution adoptée jeudi dernier à Paris.
Le texte, proposé par le Rassemblement national (RN) et soutenu par des députés de droite (LR et Horizons), n’a pas de portée juridique contraignante, mais a provoqué de vifs débats dans les deux pays.
M. Attaf a exprimé son regret de voir “l’histoire d’un pays indépendant et souverain devenir l’objet d’une compétition électorale anticipée en France”. « Il est attristant de voir un pays aussi grand que la France se livrer à ce genre de manœuvres », a-t-il ajouté.
S’il a tenu à réaffirmer le respect d’Alger pour l’Assemblée nationale française, le ministre a jugé que le vote s’inscrivait avant tout dans une logique politicienne. « La première pensée qui m’est venue en voyant ce vote, c’est que la course à l’échalote se poursuit », a-t-il lancé, en référence à la surenchère observée entre partis français à l’approche des échéances électorales.
Tout en relativisant la portée du vote, M. Attaf a rappelé que l’accord de 1968 reste un “accord intergouvernemental” et donc “un accord international”. À ce titre, il ne pourrait être remis en cause qu’à travers un acte officiel du gouvernement français. « Tant que le gouvernement français ne nous a rien dit à ce sujet, nous considérons que cette affaire reste parlementaire et symbolique », a-t-il précisé.
Le ministre a toutefois laissé entendre qu’Alger suivait le dossier avec attention : « Cette question pourrait concerner l’Algérie si elle devient une affaire de gouvernement à gouvernement », a-t-il averti.
Faisant allusion aux récents signaux d’apaisement venus de Paris, notamment de la part du nouveau ministre français de l’Intérieur, Ahmed Attaf a conclu sur une note prudente mais optimiste : « Nous n’avons rien vu venir, et nous espérons ne rien voir venir. »
Pour l’heure, Alger privilégie donc la retenue et l’observation, considérant le vote du Parlement français comme un geste à usage interne plutôt qu’un acte diplomatique.
Radio France – Épisode 4/6 : 1954, la Toussaint rouge – Série : « France-Algérie : anatomie d’une déchirure » – Samedi 1 novembre 2025 (première diffusion le vendredi 25 avril 2025)
Dans cet épisode, l’historien Benjamin Stora retrace les origines et les premières années de la guerre d’Algérie, depuis la proclamation du Front de Libération Nationale (FLN) le 1er novembre 1954, jusqu’à la bataille d’Alger en 1957.
Proclamation du FLN (Front de libération nationale) le 1ᵉʳ novembre 1954 : « Nous considérons avant tout qu’après les décades de luttes, le mouvement national a atteint sa phase de réalisation. »
Du désir politique d’indépendance à la lutte armée
Le 1ᵉʳ novembre 1954, des attaques coordonnées sur l’ensemble du territoire algérien marquent le début de l’insurrection. Cette date symbolique, explique Benjamin Stora, représente « un changement de leadership » dans le mouvement nationaliste algérien. De jeunes militants, « traumatisés parles massacres de Sétif et Guelmade mai-juin 1945 où des dizaines de milliers d’Algériens ont été tués », décident de se séparer du parti de Messali Hadj pour passer à l’action armée en créant le Front de libération nationale (FLN). « C’est la première fois qu’en Algérie, depuis très longtemps, des actions violentes sont coordonnées sur l’ensemble du territoire . C’est ça la nouveauté », souligne l’historien.
Le tout survient dans un contexte global de décolonisation et de défaite française de Diên Biên Phu le 9 mai 1954. Le chef nationaliste Ferhat Abbas avait eu cette formule : « Diên Biên Phu a été le Valmy des peuples colonisés. » Si les cibles principales sont des commissariats et des casernes, l’assassinat d’un couple d’instituteurs crée un grand émoi en France. Le 20 août 1955, avec l’attaque de Philippeville (aujourd’hui Skikda), le conflit s’intensifie.
L’ escalade du conflit et l’envoi du contingent en 1956
Un tournant majeur se produit en mars 1956 lorsque le président du Conseil Guy Mollet, pourtant élu sur un programme de paix, décide l’envoi du contingent en Algérie. Cette décision change la perception du conflit en métropole : « Le fils, le frère, le père, le fiancé est appelé en Algérie… 400 000 hommes sont envoyés », souligne l’historien. « On peut estimer aujourd’hui que tous les hommes nés entre 1932 et 1943 sont allés en Algérie faire la guerre. » Le drame de Palestro, où de jeunes appelés tombent dans une embuscade, marque un choc pour l’opinion publique française : « La France se réveille. La France voit pour la première fois en mai 1956 la guerre d’Algérie. » C’est à cette période que le mot « guerre » commence à remplacer les « événements » ou « opérations de police ». On assiste à une prise de conscience. Parallèlement, l’indépendance de la Tunisie et du Maroc en mars 1956 offre des bases arrière au FLN, aggravant la situation militaire.
La suite est à écouter…
L’ équipe
Un podcast de Thomas Snégaroff
Réalisation : Karen Déhais
Préparation : Mathilde Khlat, chargée de programme
Prise de son : Gaspard Guibourgé et Guillaume Roux
Bien avant le 1er Novembre 1954 et la montée en armes de l’ALN, des jeunes hommes et une femme choisissaient la clandestinité dans les montagnes de l’Aurès. On les appelle les bandits d’honneur.
Considérés comme des « bandits d’honneur » par l’administration coloniale, ils protégeaient les villages, préparaient le terrain de la Révolution et soutenaient les futurs chefs de l’insurrection. Parmi eux, Aïssi El Meki et Lalla Aïda, figures emblématiques d’un combat longtemps ignoré, et Ahmed Gadda, récemment disparu, qui incarna le lien vital entre maquis et villages.
L’éveil de la révolte
Les prémices de la Révolution algérienne ne commencent pas en novembre 1954. Ils s’inscrivent dans les montagnes de l’Aurès dès 1945. Les massacres du 8 mai à Sétif, Guelma et Kherrata laissent des villages traumatisés et des populations désireuses de riposter. Dans les vallées et les plateaux escarpés, des jeunes, souvent anciens tirailleurs ou paysans expropriés, refusent l’humiliation et prennent le maquis.
Vivre dans les forêts et les montagnes n’était pas seulement une question de survie. Ces hors-la-loi imposaient leurs propres règles : protection des villageois, partage équitable des ressources, interdiction de l’injustice et soutien aux familles persécutées. Ils n’étaient pas animés par la soif de pouvoir mais par un idéal de justice et d’honneur dans un contexte colonial violent.
Les seize pionniers de l’Aurès
Au départ, ils étaient seize à affronter l’armée coloniale et les gendarmes : Hocine Berrehaïl, Sadek Chebchoub dit “Gouzir”, Ali Dernouni, Aïssi El Meki, Belkacem Grine, Mohamed Bensalem Benamor, Mohamed Belaadel, Mohamed-Salah Bensalem, Salah Ouassaf, Lakhdar Bourek, Messaoud Mokhtari, Messaoud Maâche, Djoudi Bicha (Boucenna), Mohamed Meziani, et Ahmed Gadda.
Parmi eux, une femme courageuse : Lalla Aïda (Fatiha Louçif), épouse de Gouzir. Pendant quinze années, elle participe activement aux combats et missions logistiques, protégeant les blessés et coordonnant les contacts avec les populations locales. Elle symbolise la résistance féminine dans un maquis majoritairement masculin, et demeure un exemple de détermination et de courage.
Aïssi El Meki : éclaireur et tacticien
Parmi ces résistants, Aïssi El Meki occupe une place particulière. Originaire d’Arris, il fut d’abord soldat colonial avant de déserter après les massacres de 1945. Dès 1946, il rejoint le maquis dirigé par Sadek Chebchoub et prend part aux premières embuscades contre les patrouilles françaises.
Maîtrisant parfaitement les sentiers escarpés et les forêts d’Ichmoul, Aïssi El Meki devient un stratège de terrain. Il accueille et protège les membres de l’Organisation spéciale (OS) dans les montagnes, jouant un rôle clé dans la préparation logistique et stratégique de la future ALN. Blessé au combat en 1955, il survit, mais son nom reste largement absent des archives officielles. Dans les villages de T’kout et Arris, son courage et sa prudence tactique sont encore évoqués dans les récits oraux.
Des précurseurs de Novembre 1954
Les hors-la-loi de l’Aurès ne se limitaient pas à la survie. Dès 1947, ils établissent des liens avec l’Organisation spéciale (OS), qui structure le mouvement clandestin et prépare les opérations armées. Lorsque l’OS est démantelée par les autorités coloniales, plusieurs de ses membres trouvent refuge dans les montagnes de l’Aurès, sous la protection des pionniers.
Grâce à cette organisation, des figures majeures de la Révolution, telles que Rabah Bitat, Didouche Mourad, Lakhdar Ben Tobbal, Amar Ben Aouda, Abdelhafid Boussouf, Abdeslam Habachi, et Taher Nouichi, trouvent un abri et un soutien pour planifier la lutte. Ces hors-la-loi deviennent ainsi les véritables éclaireurs de la liberté, transmettant leur expérience de la vie clandestine, du maniement des armes et de la tactique du terrain aux jeunes insurgés.
Répression coloniale et silence officiel
Les autorités françaises lancent plusieurs opérations de ratissage entre 1950 et 1953. Des rapports de la sous-préfecture de Batna décrivent un maquis structuré, armé et soutenu par les populations locales. Plusieurs résistants tombent au combat, comme Belkacem Grine, tandis que d’autres rejoignent l’ALN au déclenchement de la guerre d’indépendance.
Malgré leur rôle décisif, la mémoire de ces héros reste confinée à l’oralité. Aucun monument à Batna, Khenchela ou Arris ne porte leurs noms, et les archives officielles les ignorent presque totalement. Leur contribution précède pourtant l’histoire officielle et constitue le socle sur lequel la Révolution s’est construite.
Mémoire et reconnaissance
Aujourd’hui, l’Histoire officielle débute souvent avec le 1er Novembre 1954, mais dans les vallées de T’kout, Arris et Ichmoul, comme d’ailleurs en Kabylie, les récits des anciens gardent vivante la mémoire des « hors-la-loi ». Ces hommes et cette femme ont préparé le terrain pour la Révolution, agissant dans l’ombre, souvent au péril de leur vie. Leur mot d’ordre : la liberté ou la mort, demeure inchangé et inspire encore la mémoire collective des Aurès.
Portraits biographiques
Lalla Aïda (Fatiha Louçif)
Épouse de Gouzir, participe activement aux combats et à la logistique du maquis pendant quinze ans. Elle protège les blessés et organise le soutien des villages. Elle est le symbole de la résistance féminine dans l’Aurès.
Aïssi El Meki
Originaire d’Arris, ancien soldat colonial devenu maquisard, Aissi El Meki était un stratège et éclaireur, spécialiste du terrain escarpé et des sentiers forestiers. Il protège les membres de l’OS et transmet son expérience aux jeunes insurgés.
Sadek Chebchoub “Gouzir”
Leader charismatique du groupe de hors-la-loi, Sadek Chebchoub a coordonné la résistance dans l’Aurès et supervisé les opérations stratégiques.
Ahmed Gadda
L’un des derniers survivants des hors-la-loi originels, récemment décédé. Il a joué un important rôle en maintenant le lien entre le maquis et les villages, garantissant le soutien logistique. Sa mémoire incarne le courage et la détermination des premiers résistants de l’Aurès.
Synthèse Djamal Guettala
Références historiques
Jean Dejeux, « Un bandit d’honneur dans l’Aurès (Messaoud Ben Zelmad) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 26, 1978, pp. 35‑54. persee.fr
Conçu pour faciliter l’immigration économique et pallier le besoin de main d’œuvre des Trente Glorieuses, l’accord prévoyait la libre circulation entre les deux pays pour les ressortissants algériens. Vidé de son contenu au cours des ans, le texte n’a aucune influence sur les flux migratoires ; pourtant la droite se mobilise pour l’abroger, ce qui lui permet d’agiter ses fantasmes sur l’invasion du pays.
Tout commence le 25 mai 2023 avec la publication de Politique migratoire : que faut-il faire de l’accord franco-algérien de 1968 ?, une étude de Xavier Driencourt, ancien ambassadeur français en Algérie (cf. https://anpnpa.fr/accords-de-1968-lextreme-droite-francaise-revient-a-la-charge-m-abdelkrim/). La réponse à la question du titre est claire : il faut abolir un texte largement oublié de tous, sinon de ses « bénéficiaires », parce qu’il favorise en France l’immigration algérienne, objet de peurs et de fantasmes dans une partie de la population.
L’ accord mettait fin à une tension sérieuse entre la France et l’Algérie au sujet du nombre d’Algériens admis en France. Paris avait réduit unilatéralement à 1 000 par mois le nombre des admis à compter du 1er juillet 1968. Trois ans après le coup d’état militaire du colonel Houari Boumediene, son ministre des affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika (qui deviendra trente ans plus tard chef de l’État) et l’ambassadeur de France en Algérie Jean Basdevant signent le 27 décembre 1968 un accord qui admet chaque année 35 000 travailleurs algériens sur le territoire français. Ils sont autorisés à y séjourner au préalable neuf mois pour y trouver un emploi — ce qui n’a rien d’un exploit dans la France des Trente Glorieuses où le taux de croissance annuel atteint 5 % et où les usines manquent de bras. En cas de réussite, les candidats à l’immigration obtiennent une carte de séjour valable 5 ans pour eux et leurs familles. Les touristes algériens munis d’un passeport peuvent entrer librement et séjourner trois mois dans l’Hexagone. Paris s’engage en outre à améliorer la formation professionnelle et les conditions de logement des immigrés, trop souvent cantonnés aux emplois les plus ingrats et souvent logés dans des bidonvilles.
Un traité sans cesse revu à la baisse
Le démarrage de l’accord est poussif : à peine 30 000 travailleurs sont admis en 1969, première année d’application. Environ 20 000 femmes et enfants sont entrés en France mais « il y a eu un nombre à peu près égal de sorties » note le professeur André Adam dans une chronique scientifique1.
Les Algériens profitent-ils de leur traitement dérogatoire au Code d’entrée et de séjour des étrangers (Codesa) ? Pas vraiment. Sans accord équivalent, les Marocains, peu nombreux à l’époque en France, arrivent en plus grand nombre, rattrapent leur retard et font aujourd’hui jeu égal avec les Algériens.Bas du formulaire
Fin 1985, à la veille d’élections difficiles et en pleine montée du chômage, le premier ministre Laurent Fabius abroge l’article 1 (l’admission de 35 000 travailleurs chaque année) et l’article 2 (les 9 mois de séjour pour trouver un emploi). Le texte est réécrit dans un sens restrictif. Deux autres avenants lui succéderont en 1994 et 2001. La partie « entrée » de l’accord est désormais supprimée, la partie « séjour » demeure partiellement en vigueur. Un an plus tard, le visa est instauré et devient la clé de l’entrée en France des étrangers. C’est le vrai régulateur pour les 800 000 étrangers qui entendent se rendre dans l’Hexagone. Il éclipse un peu plus encore l’accord franco-algérien, privé de muscle depuis trois ans. Ses adversaires d’aujourd’hui tirent à côté de la cible, la carte de séjour remplacée par le certificat de résidence bénéficie à environ 600 000 Algériens établis en général depuis longtemps, avantagés par quelques « privilèges », comme l’accès immédiat au revenu de solidarité active (RSA) sans avoir à attendre plusieurs années comme les autres immigrés.
Déjà, fin 2022, prenant tout le monde de vitesse, la première ministre Elizabeth Borne pressent le vent qui se lève à droite. Au cours d’une visite officielle en Algérie, elle annonce à ses hôtes qu’elle prépare une « révision » de l’accord. Un quatrième avenant est prévu. Pour quoi faire ? Rien ne filtre, sinon la vague promesse d’améliorer le sort des 32 000 Français qui vivent en Algérie et sont pour l’essentiel des binationaux détenteurs de deux passeports, l’un pour sortir d’Algérie, l’autre pour entrer en France…
L’ accueil est frais. La presse algérienne y voit une violation des Accords d’Évian, largement enterrés depuis 1962 par les deux parties. D’autres, comme l’ancien député socialiste au Parlement européen Kamel Zeribi dénonce « un coup porté aux relations franco-algériennes ». En réponse, le président Abdelmajid Tebboune précise dans un entretien au Figaro en décembre 2022 : « La mobilité des Algériens en France a été négociée et il convient de la respecter. Il y a une spécificité algérienne même par rapport aux autres pays maghrébins ». À demi-mot, on comprend que l’honneur du pays est en cause.
Inquiétante évolution de la société
L’ étude de Xavier Driencourt fait un retour remarqué dans la vie politique française au début de l’été 2023. Dans une interview largement reprise2, l’ancien premier ministre Édouard Philippe reprend la balle et appelle à son tour à l’abrogation de l’accord. Le 26 juin, Bruno Retailleau, président du groupe des Républicains au Sénat, et plusieurs de ses collègues déposent une proposition de loi en faveur, elle aussi, de l’abrogation.
Enfin, le 7 décembre, le groupe des députés Les Républicains à l’Assemblée nationale dépose à son tour une proposition de loi en faveur de la fin de l’accord de 1968. L’exposé des motifs des deux textes, à l’Assemblée comme au Sénat, reprend sans en changer une ligne la première page du rapport Driencourt. L’Assemblée rejette le projet par 151 voix contre 114, soit l’addition des Républicains et des députés d’Horizons, le groupuscule d’Édouard Philippe au Palais-Bourbon, plus quelques isolés. Le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen s’abstient de peur de renforcer son rival numéro 1 et le gros du groupe Renaissance l’imite pour respecter l’injonction du président Emmanuel Macron qui ne veut pas que le Parlement se mêle d’un dossier sensible entre Paris et Alger. Enfin, l’opposition au texte des Républicains, majoritaire, se recrute uniquement à gauche et fait le plein des 151 députés de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes).
Que retenir d’un épisode parlementaire, gouvernemental et diplomatique marginal comparé à la « loi Immigration » et à ses 95 articles adoptés quelques jours plus tard ? Sans doute rien, l’opinion l’a ignorée et l’Assemblée l’a rejetée. C’est pourtant un signe supplémentaire d’une inquiétante évolution de la société française. Le développement décomplexé d’un fort courant politico-médiatique ouvertement hostile aux immigrés — surtout, disons-le, aux musulmans — se nourrit de la crise politique née de l’absence d’une majorité favorable au président Emmanuel Macron à l’Assemblée. Le centre droit en déclin court après l’extrême droite et reprend ses discours sur un sujet (l’immigration) qui vient dans les préoccupations des Français bien après le pouvoir d’achat, la santé, l’environnement et les inégalités3. Le pays n’a en vérité besoin ni de la disparition de l’accord de 1968 ni de la loi fourre-tout du ministre de l’intérieur, votée in fine par les lieutenants de Marine Le Pen, et qui n’aura aucun impact sur les flux migratoires.
Notes
1. Annuaire de l’Afrique du Nord, tome VIII, CNRS, 1969 ; page 468.