La guerre d’Algérie a commencé à Sétif – Mohammed Harbi

Le 8 mai 1945, tandis que la France fêtait la victoire, son armée massacrait des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma. Ce traumatisme radicalisera irréversiblement le mouvement national. Cet article désormais « classique » de Mohammed Harbi, acteur, témoin et historien du mouvement indépendantiste algérien, a été publié dans Le Monde diplomatique de mai 2005 et dans histoirecoloniale.net en 2008.

Désignés par euphémisme sous l’appellation d’« événements » ou de « troubles du Nord constantinois », les massacres du 8 mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale.

La vie politique de l’Algérie, plus distincte de celle de la France au fur et à mesure que s’affirme un mouvement national, a été dominée par les déchirements résultant de cette situation. Chaque fois que Paris s’est trouvé engagé dans une guerre, en 1871, en 1914 et en 1940, l’espoir de mettre à profit la conjoncture pour réformer le système colonial ou libérer l’Algérie s’est emparé des militants. Si, en 1871 en Kabylie et dans l’Est algérien et en 1916 dans les Aurès, l’insurrection était au programme, il n’en allait pas de même en mai 1945. Cette idée a sans doute agité les esprits, mais aucune preuve n’a pu en être avancée, malgré certaines allégations.

La défaite de la France en juin 1940 a modifié les données du conflit entre la colonisation et les nationalistes algériens. Le monde colonial, qui s’était senti menacé par le Front populaire – lequel avait pourtant, sous sa pression, renoncé à ses projets sur l’Algérie –, accueille avec enthousiasme le pétainisme, et avec lui le sort fait aux juifs, aux francs-maçons et aux communistes.

Avec le débarquement américain, le climat se modifie. Les nationalistes prennent au mot l’idéologie anticolonialiste de la Charte de l’Atlantique (12 août 1942) et s’efforcent de dépasser leurs divergences. Le courant assimilationniste se désagrège. Aux partisans d’un soutien inconditionnel à l’effort de guerre allié, rassemblés autour du Parti communiste algérien et des « Amis de la démocratie », s’opposent tous ceux qui, tel le chef charismatique du Parti du peuple algérien (PPA), Messali Hadj, ne sont pas prêts à sacrifier les intérêts de l’Algérie colonisée sur l’autel de la lutte antifasciste.

Vient se joindre à eux un des représentants les plus prestigieux de la scène politique : Ferhat Abbas. L’homme qui, en 1936, considérait la patrie algérienne comme un mythe se prononce pour « une République autonome fédérée à une République française rénovée, anticoloniale et anti-impérialiste », tout en affirmant ne rien renier de sa culture française et occidentale. Avant d’en arriver là, Ferhat Abbas avait envoyé aux autorités françaises, depuis l’accession au pouvoir de Pétain, des mémorandums qui restèrent sans réponse. En désespoir de cause, il transmet aux Américains un texte signé par 28 élus et conseillers financiers, qui devient le 10 février 1943, avec le soutien du PPA et des oulémas, le Manifeste du peuple algérien.

Alors, l’histoire s’accélère. Les gouvernants français continuent à se méprendre sur leur capacité à maîtriser l’évolution. De Gaulle n’a pas compris l’authenticité des poussées nationalistes dans les colonies. Contrairement à ce qui a été dit, son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce aucune politique d’émancipation, d’autonomie (même interne). « Cette incompréhension se manifeste au grand jour avec l’ordonnance du 7 mars 1944 qui, reprenant le projet Blum-Violette de 1936, accorde la citoyenneté française à 65 000 personnes environ et porte à deux cinquièmes la proportion des Algériens dans les assemblées locales », écrit Pierre Mendès France à André Nouschi 1. Trop peu et trop tard : ces mini réformes ne touchent ni à la domination française ni à la prépondérance des colons, et l’on reste toujours dans une logique où c’est la France qui accorde des droits…

L’ ouverture de vraies discussions avec les nationalistes s’imposait. Mais Paris ne les considère pas comme des interlocuteurs. Leur riposte à l’ordonnance du 7 mars intervient le 14 : à la suite d’échanges de vues entre Messali Hadj pour les indépendantistes du PPA, Cheikh Bachir El Ibrahimi pour les oulémas et Ferhat Abbas pour les autonomistes, l’unité des nationalistes se réalise au sein d’un nouveau mouvement, les Amis du Manifeste et de la liberté (AML). Le PPA s’y intègre en gardant son autonomie. Plus rompus aux techniques de la politique moderne et à l’instrumentalisation de l’imaginaire islamique, ses militants orientent leur action vers une délégitimation du pouvoir colonial. La jeunesse urbaine leur emboîte le pas. Partout, les signes de désobéissance se multiplient. Les antagonismes se durcissent. La colonie européenne et les juifs autochtones prennent peur et s’agitent.

Au mois de mai 1945, lors du congrès des AML, les élites plébéiennes du PPA affirmeront leur suprématie. Le programme initial convenu entre les chefs de file du nationalisme – la revendication d’un État autonome fédéré à la France – sera rangé au magasin des accessoires. La majorité optera pour un État séparé de la France et uni aux autres pays du Maghreb et proclamera Messali Hadj « leader incontesté du peuple algérien ». L’administration s’affolera et fera pression sur Ferhat Abbas pour qu’il se dissocie de ses partenaires.

Cette confrontation s’était préparée dès avril. Les dirigeants du PPA – et plus précisément les activistes, avec à leur tête le Dr Mohamed Lamine Debaghine – sont séduits par la perspective d’une insurrection, espérant que le réveil du millénarisme et l’appel au djihad favoriseront le succès de leur entreprise. Mais leur projet irréaliste avorte. Dans le camp colonial, où l’on craint de voir les Algériens rejeter les « Européens » à la mer, le complot mis au point par la haute administration, à l’instigation de Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du Gouvernement général, pour décapiter les AML et le PPA prend jour après jour de la consistance.

L’ enlèvement de Messali Hadj et sa déportation à Brazzaville, le 25 avril 1945, après les incidents de Reibell, où il est assigné à résidence, préparent l’incendie. La crainte d’une intervention américaine à la faveur de démonstrations de force nationalistes hantait certains, dont l’islamologue Augustin Berque2. Exaspéré par le coup de force contre son leader, le PPA fait de la libération de Messali Hadj un objectif majeur et décide de défiler à part le 1er mai, avec ses propres mots d’ordre, ceux de la CGT et des PC français et algérien restant muets sur la question nationale. À Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur le cortège nationaliste. Il y a des morts, des blessés, de nombreuses arrestations, mais la mobilisation continue.

Le 8 mai, le Nord constantinois, délimité par les villes de Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras et quadrillé par l’armée, s’apprête, à l’appel des AML et du PPA, à célébrer la victoire des alliés. Les consignes sont claires : rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes, et ce par des manifestations pacifiques. Aucun ordre n’avait été donné en vue d’une insurrection. On ne comprendrait pas sans cela la limitation des événements aux régions de Sétif et de Guelma. Dès lors, pourquoi les émeutes et pourquoi les massacres ?

La guerre a indéniablement suscité des espoirs dans le renversement de l’ordre colonial. L’évolution internationale les conforte. Les nationalistes, PPA en tête, cherchent à précipiter les événements. De la dénonciation de la misère et de la corruption à la défense de l’islam, tout est mis en œuvre pour mobiliser. « Le seul môle commun à toutes les couches sociales reste […] le djihad, compris comme arme de guerre civile plus que religieuse. Ce cri provoque une terreur sacrée qui se mue en énergie guerrière », écrit l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer 3. La maturité politique n’était pas au rendez-vous chez les ruraux, qui ne suivaient que leurs impulsions.

Chez les Européens, une peur réelle succède à l’angoisse diffuse. Malgré les changements, l’égalité avec les Algériens leur reste insupportable. Il leur faut coûte que coûte écarter cette alternative. Même la pâle menace de l’ordonnance du 7 mars 1944 les effraie. Leur seule réponse, c’est l’appel à la constitution de milices et à la répression. Ils trouvent une écoute chez Pierre-René Gazagne, chez le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel et le sous-préfet de Guelma André Achiary, qui s’assignent pour but de « crever l’abcès ».

À Sétif, la violence commence lorsque les policiers veulent se saisir du drapeau du PPA, devenu depuis le drapeau algérien, et des banderoles réclamant la libération de Messali Hadj et l’indépendance. Elle s’étend au monde rural, où l’on assiste à une levée en masse des tribus. À Guelma, les arrestations et l’action des milices déclenchent les événements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrent les charniers et incinèrent les cadavres dans les fours à chaux d’Héliopolis. Quant à l’armée, son action a fait dire à un spécialiste, Jean-Charles Jauffret, que son intervention « se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles » 4. Dans la région de Bougie, 15 000 femmes et enfants doivent s’agenouiller avant d’assister à une prise d’armes.

Le bilan des « événements » prête d’autant plus à contestation que le gouvernement français a mis un terme à la commission d’enquête présidée par le général Tubert et accordé l’impunité aux tueurs. Si on connaît le chiffre des victimes européennes, celui des victimes algériennes recèle bien des zones d’ombre. Les historiens algériens5 continuent légitimement à polémiquer sur leur nombre. Les données fournies par les autorités françaises n’entraînent pas l’adhésion. En attendant des recherches impartiales6, convenons avec Annie Rey-Goldzeiguer que, pour les 102 morts européens, il y eut des milliers de morts algériens.

Les conséquences du séisme sont multiples. Le compromis tant recherché entre le peuple algérien et la colonie européenne apparaît désormais comme un vœu pieux.

En France, les forces politiques issues de la Résistance se laissent investir par le parti colonial. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », avait averti le général Duval, maître d’œuvre de la répression. Le PCF – qui a qualifié les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandé que « les meneurs soient passés par les armes » – sera, malgré son revirement ultérieur et sa lutte pour l’amnistie, considéré comme favorable à la colonisation. En Algérie, après la dissolution des AML le 14 mai, les autonomistes et les oulémas accusent le PPA d’avoir joué les apprentis sorciers et mettent fin à l’union du camp nationaliste. Les activistes du PPA imposent à leurs dirigeants la création d’une organisation paramilitaire à l’échelle nationale. Le 1er novembre 1954, on les retrouvera à la tête d’un Front de libération nationale. La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945.

  1. André Nouschi, « Notes de lecture sur la guerre d’Algérie », dans Relations internationales, n° 114, 2003.
  2. C’est le père du grand islamologue Jacques Berque.
  3. Annie Rey-Godzeiguer (1990), Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945. De Mers El Kébir aux massacres du Nord constantinois, La Découverte, Paris, 2002.
  4. Jean-Charles Jauffret (1990), La Guerre d’Algérie par les documents. Tome I, L’Avertissement (1943-1946), Services historiques de l’armée de terre (SHAT), Paris.
  5. Redouane Ainad Tabet, Le 8 mai 1945 en Algérie, OPU, Alger, 1987, et Boucif Mekhaled, Chronique d’un massacre. 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata, Syros, Paris, 1995.
  6. On en a eu un avant-goût dans les travaux en cours de Jean-Pierre Peyrouloux. Voir à ce propos « Rétablir et maintenir l’ordre colonial », Mohammed Harbi et Benjamin Stora, op. cit.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 mai 2025 https://histoirecoloniale.net/la-guerre-dalgerie-a-commence-a-setif-par-mohamed-harbi/

Les 80 ans du 8 mai 1945 en Algérie : colloques internationaux à l’université de Guelma et à l’université de Bejaia

Guelma

« Les massacres français du 8 mai 1945 : mémoire nationale et positions internationales » à l’université de Guelma

Le thème « Les massacres français du 8 mai 1945: mémoire nationale et positions internationales » sera mercredi et jeudi prochains [7 et 8 mai 2025] au centre d’un colloque international initié par l’université de Guelma dans le cadre de la commémoration du 80e anniversaire de ces massacres qui avaient couté la vie à plus de 45.000 algériens à Sétif, Guelma et Kherrata, a indiqué samedi le recteur de cette université, Salah Ellagoune.

Le recteur de l’université qui porte le nom du « 8 mai 1945 » a précisé à l’APS que cette manifestation internationale qui se tiendra à l’amphithéâtre « défunt moudjahid Sassi Benhamla » abordera les quatre axes des « crimes du colonialisme français en Algérie de 1830 à 1962 », « des massacres du 8 mai 1945 dans les médias internationaux hier et aujourd’hui »,  « des crimes français et la déportation dans la mémoire des Algériens à l’intérieur et l’extérieur du pays » et « du rôle de ces massacres dans l’émergence du mouvement de libération en Algérie ».

Le colloque connaîtra une large participation de l’intérieur et de l’étranger avec plus de 40 historiens et chercheurs des universités algériennes et de plusieurs pays dont l’Espagne, le Cuba, le Mexique, le Portugal, la France, la Turquie, la Tunisie, la Syrie, la Mauritanie et l’Irak, selon la même source.

Source : APS (Algérie Presse Service) – 03/05/2025 https://www.aps.dz/regions/186163-les-massacres-francais-du-8-mai-1945-memoire-nationale-et-positions-internationales-theme-d-un-colloque-international-mercredi-et-jeudi-a-l-universite-de-guelma

Béjaïa

À l’occasion des 80 ans des massacres commis par la colonisation française dans la région de Constantine en mai et juin 1945, un colloque international sur les crimes de la France coloniale en Afrique se déroule du 11 au 13 mai 2025 à l’université de Béjaïa en Algérie. Par ailleurs, une délégation de parlementaires français effectue une visite dans ce pays du 7 au 10 mai 2025.

Un colloque international

Lors du colloque international sur les crimes de la France coloniale en Afrique à l’Université Abderrahmane Mira de Bejaia, participeront des intervenants venus de Madagascar, du Sénégal, du Cameroun, des États-Unis, de France et d’Algérie.

• Denis Alexandre Lahiniriko, maître de conférences au Département d’histoire de l’Université d’Antananarivo, interviendra sur la répression militaire de l’insurrection de 1947-1948 à Madagascar qui a fait plus d’une dizaine de milliers de morts. La mémoire collective malgache en est largement imprégnée, occultant ainsi d’autres violences commises dans le cadre du système colonial : la répression policière, la répression judiciaire ou encore l’oppression symbolique. D’autres périodes, en particulier celle de 1897 à 1905, dite de pacification, fut une véritable guerre de conquête marquée par des massacres à grande échelle comme à Ambiky, dans l’Ouest du pays, où 5 000 personnes, hommes, femmes et enfants, ont été assassinés, dont certains ont été ainsi décapités et leurs crânes envoyés en France comme trophées de guerre.

• Marie Ranjanoro, autrice du roman, Feux, fièvres, forêts, proposera une relecture décoloniale et féministe de l’insurrection malgache de 1947, à travers le prisme de la fiction. En s’appuyant sur son roman, elle questionne la mémoire collective et les silences de l’histoire officielle, en redonnant voix aux femmes souvent invisibilisées dans les récits de résistance. Sa réflexion s’articule également avec le film Fahavalo, Madagascar 1947 de Marie-Clémence Andriamonta Paes, qui offre une mise en récit documentaire précieuse de la mémoire orale de l’insurrection et nourrit une approche sensible et plurielle de cette page méconnue de l’histoire. Elle montrer comment la littérature et le cinéma peuvent participer à la réparation symbolique des violences coloniales en créant des espaces de transmission et de réappropriation identitaire. Marie Ranjanoro échangera également avec le public à l’issue d’une projection-débat à l’intention des étudiants et du public de Bejaia du film Fahavalo.

• Benjamin Brower, associate professor à l’History Department de l’Université de Austin au Texas, interviendra sur « La violence symbolique et la colonisation des noms ». La violence coloniale n’a pas toujours besoin d’armes pour faire taire, blesser ou soumettre. Elle passe aussi par des formulaires, des mots imposés, des langues étrangères. Sa communication porte sur un instrument fondamental de cette domination symbolique : le nom des personnes lors de la colonisation de l’Algérie au XIXe siècle. Aucune balle n’a été tirée lorsque les agents de l’État français ont sillonné l’Algérie pour enregistrer de nouveaux noms. Pourtant, ce geste administratif portait en lui une violence profonde. Le nom, en Algérie, ne désignait pas seulement un individu : il le liait à une lignée, à une histoire, à un espace. En effaçant le kunya, le laqab et le nasab, parmi d’autres mots désignant les noms utilisés par les Algériens de diverses langues et cultures, l’administration coloniale a coupé les racines de la société. Elle a réduit les généalogies à des listes, ouvert les familles à la dépossession, facilité la spoliation des terres et provoqué la désagrégation des solidarités sociales. Les noms transcrits dans l’état civil, l’État colonial ne reconnaissaient pas des citoyens mais fabriquait des sujets : des êtres soumis à sa loi, privés des droits que leur histoire et leurs appartenances auraient pu leur garantir.

• Alain Ruscio, historien, abordera la question des termes employés par l’historiographie, qui pour caractériser le conflit de 1945-1954, a majoritairement retenu les expressions guerre d’Algérie en France et guerre de libération nationale en Algérie. Soit. Mais cet événement majeur a eu des racines profondes. Il a choisi depuis quelques années de porter son regard sur les tout débuts de la présence française sur cette terre, à partir de 1830. Et, très vite, dès ses premières approches, une évidence lui est apparue : cela n’a pas été une conquête, mais bel et bien une guerre, avec son cortège de crimes commis par l’occupant, provoquant une saine réaction des populations locales, une résistance de type étonnamment moderne. D’où sa volonté d’exposer lors de ce colloque les grands traits de ce qu’il a appelé dans un ouvrage récent, La Première guerre d’Algérie (éditions La Découverte, Paris ; Frantz Fanon, Alger).

• Cheikh Sakho, historien, interviendra sur le thème : « Le massacre des Tirailleurs sénégalais à Thiaroye 1er décembre 1944 : prémisses d’un cycle de répressions dans les colonies françaises ? » De même qu’après la victoire de 1914-1918, les revendications d’émancipation des peuples colonisés s’amplifient dès les premiers signes de sortie de guerre en 1944 avec, d’une part, le débarquement de Normandie en juin, celui de Provence en août, et de l’autre, l’avancée des Alliés sur le front de l’Est. Alors que les aspirations à davantage de justice sociale et d’égalité dans l’après-guerre de 1914-1918 ont pu être tempérées par de vagues promesses de réformes et par la force du mythe assimilationniste, il en va tout autrement en 1944. Pour les tirailleurs de l’Empire colonial qui avaient combattu le nazisme et contribué à la Libération, la sortie de guerre marque le temps de désillusions. Après avoir subi l’humiliation du blanchiment des troupes à l’automne 1944, le moment de la démobilisation et du rapatriement se conclut par le massacre des tirailleurs le 1er décembre 1944 à Thiaroye non loin de Dakar (Sénégal). Ce premier massacre de colonisés dont seul le tort était de réclamer plus de justice et d’égalité semble inaugurer la liste de massacres coloniaux qui jalonnent les années 1940-1950. Cet événement fondateur a nourri la contestation anticolonialiste tout au long de la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à ce jour la mémoire de Thiaroye demeure un symbole de ralliement pour toutes les forces panafricanistes.

• Gilles Manceron, historien, spécialiste notamment de l’histoire coloniale de la France, a intitulé son intervention : « À la fin de la Seconde guerre mondiale, le choix funeste de la France de refuser de l’émancipation des peuples coloniaux ». Lorsque la France a été envahie et occupée par l’Allemagne nazie entre 1940 et 1944, une prise de conscience s’est produite progressivement au sein de la population française qui a conduit à la naissance et au développement d’une résistance patriotique. Dans le monde, le refus des invasions brutales et des occupations étrangères ont conduit à reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples et des nations, y compris celles de l’espace colonial d’avant la Seconde guerre mondiale. Ce droit allait-il être reconnu par la France aux peuples qu’elle avait colonisés ? Certains au sein des mouvements de la Résistance intérieure comme au sein de la France Libre installée à Londres étaient partisan de ce que ce droit leur soit aussi reconnu. Mais ils étaient minoritaires et c’est l’option de la reconquête et de la reconstitution de l’empire par la force qui a été choisie. D’où, de Dakar à Sétif et de Madagascar au Viêt Nam, les massacres qui sont intervenus entre décembre 1944 et, dix ans plus tard, la fin la guerre d’Indochine et le début de l’insurrection algérienne. A ce choix absurde et meurtrier qui était à rebours de l’histoire semble succéder, 80 ans plus tard, un regain d’agressivité et de racisme colonial dans certains milieux politiques français. Des Français s’y opposent et soulignent son absurdité. Parviendrons-nous à le faire échouer ?

Ainsi que Aïssa Kadri, sociologue et historien algérien, Jacob Tatsitsa, universitaire Camerounais, Kamel Beniaiche, journaliste et historien algérien, Hosni Kitouni, historien algérien, et Ferdinand Marcial Nana, universitaire Camerounais.

Par ailleurs, trois films seront projetés à l’intention des étudiants et du public de Béjaïa.

• Guelma 1945, inédit, court métrage de Mehdi Lallaoui (2025) ;

• Algérie. Armes spéciales, avec une présentation à distance par l’historien et archiviste Christophe Lafaye dont ce film relate les recherches ;

• Fahavalo, Madagascar 1947, de Marie-Clémence Andriamonta Paes.

La visite d’une délégation de parlementaires français

Une délégation composée notamment de :

• Danièle Simonet, députée de Paris, membre du groupe Écologiste et Social et cofondatrice de l’Après ;

• Fatiha Keloua Hachi, députée de la Seine-Saint-Denis, membre du Parti socialiste, présidente de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale ;

• Sabrina Sebahi, membre d’Europe Écologie Les Verts et députée des Hauts-de-Seine ;

• Akli Melouli, sénateur du Val-de-Marne, membre du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, vice-président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, vice-président de la délégation aux outre-mer du Sénat ;

doit se rendre en Algérie entre le 7 et le 10 mai 2025.

Elle souhaite rencontrer différentes personnalités algériennes, dont les historiens membres de la commission binationale formée par les deux États à la suite du rapport Stora. Et se rendre à Alger ainsi que dans la région frappée par ces massacres.

Par ailleurs, ces députées ont travaillé à une proposition de résolution en vue de son dépôt à l’Assemblée nationale visant à reconnaître comme crimes d’État les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata intervenus il y a 80 ans.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 mai 2025 https://histoirecoloniale.net/les-80-ans-du-8-mai-1945-en-algerie-un-colloque-international-sur-les-crimes-coloniaux-en-afrique-et-la-visite-dune-delegation-de-parlementaires-francais/

Frantz Fanon, un psychiatre en terres coloniales – France Culture – 28/04/2025

La pensée de Frantz Fanon est souvent réduite à sa charge politique. Ses écrits psychiatriques, moins connus, expriment pourtant déjà son caractère révolutionnaire, alors qu’il appelait à une refonte complète de l’ethnopsychiatrie de l’époque, préalable nécessaire à la décolonisation des cerveaux.

Avec

Jean Khalfa, fellow du Trinity College, de Cambridge, où il enseigne l’histoire de la pensée française et Senior Research Fellow de la British Academy pour le programme de recherche sur Fanon dont il s’est occupé

Aimé Charles-Nicolas, professeur de psychiatrie

Podcast : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/un-psychiatre-en-terres-damnees-3724087

Au-delà de la violence physique, la colonisation produit son lot de violences psychiques. Une violence qui pervertit les rapports humains et s’immisce jusque dans le suivi thérapeutique, comme a pu l’observer Frantz Fanon avec son regard de psychiatre. Tout juste arrivé en métropole de sa Martinique natale, il découvre avec douleur le poids du racisme, qu’il diagnostique très tôt au cœur du système médical et psychiatrique français. Un diagnostic qui appelle, dès lors, à une nouvelle thérapeutique, révolutionnaire.

La découverte de la folie raciste

« Fanon découvre non seulement qu’il est différent, mais qu’il est foncièrement différent, visiblement différent, et qu’il est différent surtout par son infériorité, parce que le regard raciste infériorise« , explique d’emblée Aimé Charles-Nicolas, lui-même psychiatre. Arrivé en métropole après l’obtention de son baccalauréat en Martinique, il s’inscrit en faculté de médecine à Lyon, et s’oriente dès sa quatrième année, vers la psychiatrie : « ce qui l’intéressait, c’était l’homme. Et plus que l’homme, c’était l’humain« , ajoute Aimé Charles-Nicolas.

Marqué par le racisme institutionnel de l’époque, et fort de ses intuitions, il publie alors en février 1952 l’article « Le syndrome Nord-Africain”, qui, loin de se rapporter à une maladie spécifiquement nord-africaine comme semble le suggérer le titre, se présente comme un pamphlet contre l’attitude raciste et rejetante du corps médical français devant les patients nord-africains, globalement appréhendés comme des malades menteurs. « C’était même pas la peine qu’il parle, on savait qu’il aurait mal partout, et on savait que c’était un malade imaginaire« , insiste Aimé Charles-Nicolas. Faute à une ethnopsychiatrie raciste et coloniale à l’époque, héritière des thèses primitivistes les plus réductrices, qui nient les spécificités culturelles du patient et les conséquences du système colonial sur les relations intersubjectives.

Pour Jean Khalfa, historien de la philosophie spécialiste de Frantz Fanon, il faut remonter à sa thèse de 1951 sur la maladie Friedrich pour comprendre les intuitions de Fanon : « Ce qu’il montre dans cette thèse, c’est qu’il y a aussi une sociogenèse de la maladie mentale« . Au-delà du développement de l’individu lui-même, on ne peut pas considérer la maladie mentale « indépendamment de son environnement et d’un système complexe qui amplifie la maladie dans telle ou telle direction« , ajoute par ailleurs l’historien de la philosophie. Une analyse fondamentale, et précieuse, qui donnera au psychiatre les outils nécessaires à sa critique de l’ethnopsychiatrie raciste et coloniale de l’époque.

Un psychiatre révolutionnaire

L’expérience au centre de Blida-Joinville en 1953 en Algérie marque un tournant pour Fanon. Alors qu’il prend ses fonctions au poste de médecin-chef de l’hôpital, le jeune psychiatre a une obsession : comment guérir le colonisé de son aliénation, lui permettre de devenir libre ? Dès son arrivée, Frantz Fanon met en place les techniques apprises auprès de François Tosquelles, psychiatre catalan en exil à Lyon où il effectuera un premier stage avant son expérience en Algérie, l’inventeur de la psychologie institutionnelle : « Il y a un univers qui est reconstruit au sein de l’hôpital, et petit à petit, les malades regagnent une certaine autonomie que la maladie mentale leur avait ôtée, et que les asiles psychiatriques classiques n’avaient fait que nier, renforçant en fait la maladie », explique Jean Khalfa.

Arrivé à Blida, Fanon observe un hôpital psychiatrique clos, où les patients sont enchainés, et les populations indigènes et européennes séparées. Une ségrégation instituée par le fondateur de l’hôpital, Antoine Porrot, fervent défenseur des thèses primitivistes. « Fanon arrivant à Blida se retrouve dans ce milieu-là, radicalement différent de celui de l’hôpital de Saint-Alban et commence tout de suite à appliquer toutes les méthodes de psychothérapie institutionnelle qu’il avait apprises, et qui fonctionnent », prolonge Jean Khalfa. Le psychiatre observe toutefois que les techniques de la thérapie institutionnelle fonctionnent davantage sur les patients européens que les patients indigènes. La vérité était-elle donc dans les écrits de Porrot ? Pour Fanon, c’est surtout parce que ces thérapies étaient centrées sur un cadre culturel européen que la psychologie institutionnelle ne pouvait fonctionner totalement. « Ils commencent alors à développer des psychothérapies institutionnelles ou de la social-thérapie en utilisant, disons, des structures qui sont propres aux sociétés locales« , ajoute l’historien de la philosophie.

Une approche révolutionnaire de la maladie mentale en milieu colonisé, qui fera grand bruit, et qui peu à peu prend des dimensions politiques. Comment en effet, si l’insistance est mise sur l’environnement dans le suivi thérapeutique, nier l’importance d’un contexte colonial d’oppression, de domination et de violence ? En pleine guerre d’Algérie, limité dans le champ de sa pratique, le jeune psychiatre décide alors de démissionner dans une lettre remise au ministre résident de l’époque en décembre 1956.

Pour en parler

Jean Khalfa, professeur au Trinity College de Cambridge, spécialiste en histoire de la philosophie, en littérature moderne, en esthétique et en anthropologie.

Introduction et présentation avec Robert JC Young des Écrits sur l’aliénation et la liberté de Fanon (La Découverte, 2015).

Poetics of the Antilles. Poetry, History and Philosophy in the Writings of PerseCésaire, Fanon and Glissant (Peter Lang, 2016).

À paraître : Wifredo Lam, Collection Livres d’artistes, Ouvrage conçu et établi sous la direction de Jean Khalfa. Contributions de Isabelle Chol, Charlène Clonts, Dorota Dolega-Ritter, Carlos Fonseca, Édouard Glissant, Jean Khalfa (Editions Jean-Michel Place).

Aimé Charles-Nicolas, professeur émérite de médecine, psychologie médicale et de psychiatrie à la Faculté de Médecine des Antilles-Guyane.

L’esclavage, quel impact sur la psychologie des populations ? avec Benjamin Bowser (Idem, 2018).

Références sonores

Archive d’une intervention de Frantz Fanon au Congrès des Écrivains et Artistes Noirs : « Racisme et Culture » en 1956.

Extraits du film « Fanon » réalisé par Jean-Claude Barny, sortie en France le 2 avril 2025.

Lecture par Riyad Cairat de la lettre de démission de Frantz Fanon remise au ministre résident, Gouverneur d’Algérie, Robert Lacoste en décembre 1956.

Source : France Culture – Avec philosophie – Série « Cent ans de Frantz Fanon : panser les plaies coloniales » – 28/04/2025

« L’ Autre 8 mai 45 » – Regarder le passé en face pour construire un avenir commun ! Danielle Simonnet

Avec le groupe de parlementaires NFP, nous souhaitons que la commémoration de ces massacres soit inscrite dans le protocole des cérémonies officielles de célébration de la victoire du 8 mai 1945 contre le nazisme. Nous voulons l’ouverture totale des archives, la création d’un lieu de mémoire national permettant d’honorer les victimes de ces crimes d’État et la création d’un musée national de l’histoire du colonialisme. Danielle Simonnet, députée du groupe écologiste et social.

Au printemps 2015, M’hamed Kaki, président de l’association « Les Oranges » et Olivier le Cour Grandmaison, politologue, me sollicitent pour me demander de relayer leur combat au sein du conseil de Paris : la reconnaissance des crimes d’État de l’autre 8 mai 45. Alors que le peuple Français fêtait l’armistice, la paix retrouvée et la victoire sur le nazisme, ce même 8 mai 1945, commençaient en Algérie, à Sétif, Guelma et Kherrata, des répressions sanglantes de manifestations nationalistes, indépendantistes et anti-colonialistes. En avril 2015, mon vœu demandant la reconnaissance de ces crimes d’Etat a été adopté à l’unanimité.

Dix ans plus tard, et 80 ans après ces massacres, l’État français ne les a toujours pas reconnus. Dorénavant députée, cette fois-ci c’est moi qui ait pris l’initiative de recontacter M’hamed Kaki et Olivier le Cour Grandmaison. J’ai constitué un groupe de travail entre député.es du Nouveau Front Populaire, avec notamment Sabrina Sebahi du groupe écologiste et social, Elsa Faucillon du groupe communiste et Fatiha Keloua-Hachi du groupe socialiste. Au travers d’auditions d’historiens, des descendants des victimes, d’un colloque à l’Assemblée Nationale, d’un déplacement programmé en Algérie aux commémorations du 8 mai, nous entendons interpeller le Président Emmanuel Macron et le gouvernement, et forcer le Parlement à légiférer pour que ces crimes d’État soient enfin reconnus.

Ce travail mémoriel est d’autant plus important que ces faits restent ignorés du plus grand nombre. En 2015, c’est M’hamed Kaki et Olivier Le Cour Grandmaison qui m’enseignent ces tragiques évènements de 1945. Je participais déjà depuis plusieurs années aux mobilisations pour la reconnaissance des massacres du 17 octobre 61 et ceux de Charonne du 8 février 1962. C’est d’ailleurs plus dans le cadre de mes engagements politiques que je me suis formée à ces sujets. Est-ce qu’on ne me les avait pas enseignés dans ma scolarité ou bien est-ce mes engagements qui m’ont permis d’en prendre pleinement conscience ? Le fait est que depuis 2015, hors réseaux militants, aujourd’hui encore, je croise peu de personnes qui ont eu connaissance de ces crimes coloniaux.

Alors que j’écris cette note, les réseaux sociaux et médias s’enflamment contre les propos de l’éditorialiste Jean Michel Apathie sur RTL qui a déclaré mardi 25 février “Nous avons fait des centaines d’Oradour-sur-glane en Algérie”. Voilà le journaliste harcelé par l’extrême-droite mais aussi par la droite, suspendu de RTL 1 semaine et l’Arcom est même saisie ! Pour l’historien de référence sur l’Algérie, Benjamin Stora, «Jean-Michel Aphatie a levé le voile sur une vérité historique méconnue du grand public ». Selon lui « La suspension de Jean-Michel Aphatie est une nouvelle tentative de restreindre le champ de la critique historiographique ». 

Il est nécessaire de rappeler que la responsabilité des autorités françaises dans la déportation des juifs pendant la seconde guerre mondiale n’a commencé à être reconnue qu’en 1992, avec la première présence d’un président, François Mitterrand, à la commémoration de la rafle du Vel d’hiv. Une journée nationale sera instaurée l’année d’après, et Jacques Chirac reconnaîtra officiellement cette responsabilité au travers de son discours de juillet 1995, ouvrant la porte au devoir de mémoire. Le Parlement quant à lui ne se prononcera que 5 ans plus tard, dans la loi du 10 juillet 2000, pour reconnaître cette responsabilité au travers de l’instauration d’une « Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux « Justes » de France ». Il aura fallu 50 ans avant que la culpabilité de la France ne soit officiellement reconnue.

Combien de temps faudra-t-il attendre pour que les crimes coloniaux commis par l’État français le soient ? Ils restent toujours un sujet tabou. Pire, ils sont l’objet d’un déni politique. En 2015, le FN menait une bataille culturelle réactionnaire, en nostalgie de l’Algérie française et des criminels de l’OAS, en débaptisant comme à Béziers la « rue du 19 mars 1962 », date du cessez-le-feu de la guerre d’Algérie. Dix ans plus tard, la bataille idéologique semble avoir tant régressé. En 2022, le doyen RN à l’assemblée nationale s’est cru autorisé, dans son discours inaugural, à évoquer sa nostalgie de l’Algérie française, et que ce n’était pas à lui de juger si l’OAS avait commis des crimes. La banalisation de la parole raciste est étroitement liée à ce refus de condamner les crimes coloniaux. Il est d’autant plus important de les faire connaître et d’assumer enfin politiquement de les caractériser comme crimes d’État. 

Il faut rappeler les faits. Dans la rue principale de Sétif en Algérie, de nombreux Algériens s’étaient rassemblés pacifiquement pour fêter l’armistice mais aussi exiger la libération du dirigeant nationaliste du Parti du peuple algérien (PPA) Messali Hadj, et défendre « l’Algérie libre », pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et pour l’indépendance. Un jeune scout, Bouzid Saâl, arbore alors le drapeau du PPA, futur drapeau algérien, interdit par les autorités coloniales. Après avoir refusé de baisser le drapeau, il sera assassiné par la police française en marge de la manifestation. L’information se diffuse alors rapidement dans la région de Sétif et donne lieu à de violentes émeutes qui feront 102 victimes issues de la population dite « européenne ». Pendant plusieurs semaines, l’armée française comme à Sétif et des milices coloniales comme à Guelma, composées de civils d’origine européenne et couverts et même soutenues par le sous-préfet, ont fait régner la terreur au nom du rétablissement de l’ordre colonial et pour défendre l’Algérie française. Si le nombre des victimes algériennes est difficile à établir et encore sujet à débat, le gouvernement algérien avance le nombre de 45 000 morts, et la très grande majorité des historiens français attestent d’un bilan de dizaines de milliers de victimes arrêtées, torturées et exécutées dans une terrible répression qui dura jusqu’à fin juin. A Guelma, la “chasse aux musulmans”, organisée par les milices, a conduit à nombre d’exécutions dont les corps ont été brûlés dans des fours à la chaux.

Après la publication du rapport de l’historien Benjamin Stora de janvier 2021, le président Emmanuel Macron s’était engagé à soutenir des initiatives mémorielles communes entre la France et l’Algérie. La France a ainsi soutenu la création d’une commission mixte d’historiens français et algériens proposée par le gouvernement algérien. Cette commission a pu se réunir cinq fois et portait le projet de publier une chronologie de tous les massacres. Mais dans les faits, le travail mémoriel n’a quasi pas commencé du point de vue de l’État français et tout s’est arrêté. Avec la question du Sahara occidental, des accords migratoires, avec l’affaire des influenceurs algériens et de l’arrestation de Boualem Sansal, on assiste à une escalade des tensions sans précédent. Ceux qui étaient si silencieux lorsque tant d’Algériens engagés dans le Hirak subissaient la répression du pouvoir, sont prêts à remettre en cause tous les accords et coopérations liant la France et l’Algérie ! L’aile la plus réactionnaire de l’entourage de Macron est bien décidée à tendre au maximum. Cette escalade semble bien plus attisée par un agenda électoral dicté par l’extrême droite que visant à servir les intérêts de la France. Il ne s’agit pas de nier la place et l’instrumentalisation de la question mémorielle dans le récit national du pouvoir algérien. Mais s’y refuser au nom du rejet d’une « repentance » ne sert qu’à décrédibiliser celles et ceux qui veulent reconnaître les faits et la responsabilité de la République. 

Le travail mémoriel ne doit pas s’arrêter. Cette page de l’histoire est à la fois française et algérienne.  La reconnaître contribuerait à consolider la fraternité entre le peuple Algérien et le peuple Français, et entre français. Nous sommes toutes et tous d’histoires mêlées, de la grande Histoire à nos histoires familiales, et sociales en sens large. Les blessures sont toujours profondes. Le témoignage lors de notre colloque à l’assemblée de la famille Abda illustre la douleur partagée par tant de descendants des victimes des crimes coloniaux. Le silence du présent ajoutant tant d’humiliation à l’indignité et l’injustice des exécutions du passé. Le racisme et les discriminations ont été, et sont, la matrice du colonialisme et de son rapport de domination. Personne ne peut ignorer qu’aujourd’hui encore, les héritiers des migrations liées aux anciennes colonies sont les premières victimes du racisme et des discriminations.  Reconnaître ce massacre commis par l’État français permettra à tous nos concitoyens, notamment ceux issus de l’immigration algérienne, de se construire toujours plus fraternellement dans l’avenir commun de la communauté légale républicaine, où toutes les mémoires doivent être respectées. La bataille antiraciste doit se nourrir du devoir mémoriel. Nous devons regarder notre passé en face pour construire un futur commun !

Source : Mediapart – Billet de blog – 25/04/2025 https://blogs.mediapart.fr/pour-la-reconnaissance-des-massacres-du-8-mai-45-en-algerie/blog/250425/regarder-le-passe-en-face-pour-construire-un-avenir

Benjamin Stora : relation franco-algérienne, une régression sans fin ? France Culture – 23/04/2025

Alors que les relations entre la France et l’Algérie semblent vouées à l’incompréhension et la polémique, analyse par l’historien Benjamin Stora, spécialiste de la guerre d’Algérie, et chargé d’une mission sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie.

Avec Benjamin Stora, historien français

Entre la France et l’Algérie, les relations diplomatiques oscillent entre l’incendiaire et le froid polaire. Ces dynamiques durent depuis l’indépendance de l’Algérie et dès que le dialogue paraît s’ouvrir, il est finalement interrompu par des déclarations ou des provocations de l’un ou l’autre des pays. Pour l’historien spécialiste de la guerre d’Algérie Benjamin Stora, on ne peut pas comprendre la crise diplomatique perpétuelle entre l’Algérie et la France sans se pencher sur le passé, et plus précisément le passé colonial de la France en Algérie.

Une crise inédite depuis l’indépendance ?

Si Benjamin Stora inscrit dans le temps long la détérioration des relations entre l’Algérie et la France, il précise tout de même que la crise a pris une tournure particulièrement vive ces derniers mois. Il revient sur la situation : « Nous vivons des moments de tension, de crispation, parfois suivis de périodes de dégel. On a le sentiment que les choses s’apaisent, puis tout repart. Mais cette fois-ci, j’ai le sentiment que nous sommes entrés dans une phase malheureusement durable. Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, jamais encore, il n’y avait eu une absence totale d’ambassadeurs entre les deux pays. Or, c’est le cas aujourd’hui, et cela dure depuis plusieurs mois […] Cela s’est accompagné de l’expulsion réciproque de douze agents diplomatiques, et d’autres épisodes qui témoignent d’un durcissement structurel des relations. » Si l’historien explique que la reconnaissance par la France de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental n’est pas la seule cause de la déflagration actuelle, il y voit tout de même une rupture : « Avant même la question du Sahara occidental, d’autres tensions s’étaient manifestées : les propos du président de la République sur la prétendue inexistence de la nation algérienne avant 1830 ont provoqué une réaction bien plus forte qu’une simple crispation à Alger. Il y a aussi eu l’exfiltration par l’ambassade de France à Tunis d’une opposante algérienne. À chaque fois, les présidents parvenaient malgré tout à renouer le dialogue […] Mais la question saharienne marque un tournant, un franchissement de ligne rouge, tant elle touche à des enjeux existentiels pour l’Algérie comme pour le Maroc. Elle renvoie à une histoire ancienne de frontières et d’incomplétude du projet d’unité maghrébine. »

Un conflit aux relents coloniaux

L’inscription de cette crise diplomatique dans le contexte mémoriel partagé par les deux pays est à la source de sa gravité. Pour Benjamin Stora, certaines déclarations de responsables politiques français alimentent cette inscription mémorielle du conflit : « Quand on écoute un ministre de l’Intérieur français parler de l’Algérie, cela renvoie dans l’imaginaire algérien à un passé colonial encore proche. Car l’Algérie, jusqu’à son indépendance, n’était pas rattachée au ministère des colonies, mais relevait du ministère de l’Intérieur. Comme le disait François Mitterrand, « l’Algérie, c’était la France ». Cette continuité institutionnelle laisse planer l’idée que la France n’a pas encore totalement intégré l’Algérie comme un État pleinement souverain et distinct. »

Bruno Retailleau n’est en effet pas censé être le principal acteur de la diplomatie française en Algérie. En laissant Beauvau s’investir dans la crise, la France envoie un très mauvais signal à l’Algérie. De son côté, l’Algérie choisit également d’employer un vocabulaire et un imaginaire liés à la colonisation, Benjamin Stora explique comment le régime algérien instrumentalise à certains titres ce passé : « Le mot barbouzerie, utilisé dans un communiqué de l’agence de presse officielle algérienne, n’est pas innocent. Il renvoie aux commandos gaullistes de la fin de la guerre d’Algérie, opposés aux commandos de l’OAS. Ce terme réactive un imaginaire conflictuel de guerre secrète, et souligne que certains courants en Algérie refusent un rapprochement avec la France, préférant affirmer une identité strictement arabo-musulmane au détriment de sa pluralité historique. »

Pourtant l’historien ne partage pas l’indignation d’une partie de la classe politique française qui prétend que l’Algérie exige de la France qu’elle « s’autoflagelle » pour ses crimes coloniaux. Il explique que la France n’a en réalité presque rien fait pour réparer cette mémoire commune : « Le nationalisme français s’est en grande partie construit sur l’Empire colonial. Et la fin de l’Algérie française a provoqué une crise du nationalisme. […] On vient nous parler de repentance, alors qu’on n’est même pas capable de restituer un Coran, une épée, un burnous à l’Algérie. Rien n’a été rendu. Absolument rien. […] Ce refus alimente un éloignement profond des nouvelles générations post-coloniales de l’histoire française. » Aujourd’hui une part importante des Français est traversée par cette double identité franco-algérienne. Sans résolution de la crise mémorielle, la France met ces citoyens au pied du mur.

Permettre aux plaies de cicatriser

Benjamin Stora s’est engagé pour la compréhension et la fouille de ce passé colonial entre la France et l’Algérie. À ses yeux, il n’y aura pas de normalisation des relations franco-algériennes sans avoir au préalable considéré l’ampleur et la gravité de la guerre d’Algérie. Sans même parler de réparations financières, Benjamin Stora établit quelques axes qui pourraient, avec de la volonté politique, être travaillés par la France : « Il y a eu beaucoup de disparus pendant la guerre d’Algérie, des disparus algériens […] Très difficile pour les familles de faire le deuil si elles ne retrouvent pas le corps. […] Ensuite, dans l’été 62, il y a eu des enlèvements et disparitions d’Européens, en nombre moins important, mais tout aussi significatif. La question des disparus reste centrale. J’avais proposé une sorte de « guide des disparus » qui permettrait de dresser un inventaire pour pouvoir enfin faire ce travail de deuil. » En plus de cette voie, l’historien propose un regard large sur l’empreinte de l’ancienne puissance coloniale sur ce pays, notamment la question des essais nucléaires : « Si la France veut changer de ton, cela passe par des actes concrets. Par exemple, s’engager à nettoyer les déchets nucléaires au Sahara. Il y a encore des victimes de ces essais, des gens malades aujourd’hui. Ce ne sont pas des choses annexes. […] Il y a aussi des familles qui cherchent toujours leurs disparus dans les archives françaises, militaires, mais aussi celles déposées à Nantes. C’est une recherche perpétuelle autour d’un pays dont on s’est séparé, mais qui fut des départements français. »

En définitive, la relation entre l’Algérie et la France ne doit pas être laissée aux paroles irresponsables d’hommes et des femmes politiques, le sujet est trop grave pour être réduit à une question d’OQTF, ou d’influenceurs expulsables. Benjamin Stora précise : « On ne peut pas comprendre les relations entre la France et l’Algérie sans les inscrire dans la longue durée. La France est restée en Algérie pendant 132 ans. Cela représente six générations. La conquête coloniale fut longue, violente, et son empreinte est encore vive. Il y a, dans cette relation, à la fois des mélanges, de la mixité, mais aussi des séparations, des haines, des ressentiments. » En plus de le devoir aux victimes passées, les deux pays doivent ce travail mémoriel commun aux millions de personnes dont l’identité est tiraillée par ce conflit incessant.

Source : France Culture – 23/04/2025 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/crise-algerienne-un-retour-en-arriere-1296232?at_medium=newsletter&at_campaign=culture_quoti_edito&at_chaine=france_culture&at_date=2025-04-23&at_position=2

Le débarquement allié en Algérie : les prémisses des massacres du 8 mai 1945 – Aïssa Kadri

Le débarquement allié en Algérie en novembre 1942 a été porteur d’espoir. Une partie des élites algériennes prennent à la lettre les présupposés du combat antifasciste pour les libertés et ont pensé que le système colonial pouvait s’amender et donner suite à leurs droits d’autodétermination. Elles se sont vite heurtées à l’irrédentisme colonial porté par les grands propriétaires. Par Aïssa Kadri , sociologue.

Le débarquement allié en Algérie : les prémisses des massacres du 8 mai 1945 [1]

L’ opération Torch a été un moment important, tout à la fois dans la guerre contre le nazisme et le fascisme, mais aussi dans ce qui se configure comme rapports de force, dans les années 1940 en situation coloniale, entre les différentes parties de la population en Algérie française. De même pour ce qu’il va se passer au cours de la double décennie 1945-1965. Dans ce contexte, le débarquement allié de novembre 1942, peut être analysé à l’intérieur de cet espace-temps comme un déclencheur d’évènements, de logiques et de processus qui vont, sinon accélérer les choses, du moins les libérer et les faire passer à un niveau qualitatif supérieur. Pour l’Algérie, cela annonce les évènements de 1945 et explique pour partie le déclenchement de la guerre de libération le 1er novembre 1954.

Afin d’éclairer la manière dont s’est reconfiguré, suite à l’irruption des forces alliées, le rapport de force politique local, qui a débouché sur les massacres du 8 mai, il est important de prendre en compte les populations locales communément désignées comme « indigènes musulmans », alors sujets français et pas encore citoyens. Il est essentiel d’évaluer, notamment à travers les organisations politiques et sociales sensées les représenter ou exprimer leurs doléances, les effets du débarquement allié de novembre 1942 sur leur vécu et leur engagement.

Contexte sociopolitique

En Algérie, la révolution nationale vichyste a exclu par décret du 7 octobre 1940 les Juifs de la citoyenneté française. L’antisémitisme fortement développé en métropole est redoublé dans la colonie où certains Européens n’avaient jamais accepté le décret Crémieux de 1870 faisant des juifs indigènes d’Algérie, des citoyens français. Le développement d’un antisémitisme d’État se fait d’autant plus ouvert et plus radical, qu’il est soutenu par des populations européennes nourries par l’idéologie de l’inégalité des races. L’épuration des populations juives se fait à tous les niveaux de la vie économique, sociale et politique.

Dans le même temps, les nationalistes musulmans sont pourchassés et réprimés. Messali Hadj, le leader du parti nationaliste indépendantiste, le Parti du Peuple Algérien (PPA), est déféré devant le tribunal militaire en 1941. Les autres composantes sont muselées. Le mouvement des Oulémas est réduit au silence ; leur chef Bachir El Ibrahimi qui avait succédé à Ben Badis décédé en 1940, proche du Front Populaire et des Juifs, est assigné à résidence en 1940 à Aflou .[2] Ferhat Abbas, conseiller municipal en 1941, adresse une lettre au maréchal Pétain pour demander plus d’égalité entre les parties prenantes de la société coloniale. Il n’est pas entendu. Quant à l’influence du Parti Communiste Algérien (PCA) elle est alors réduite.

Dans ce contexte, le débarquement allié va déboucher sur de profonds remaniements et susciter d’importantes prises de conscience. D’autant plus que les Américains étaient aux yeux des élites locales, ceux-là même qui avaient été, à travers la charte de l’Atlantique (12 mars 1942), les promoteurs des idées de liberté et d’autodétermination.

Contexte social 

En arrière fond de ces évènements, la société algérienne est alors pour partie une société de spéculation, de marché noir, de mise en place du travail forcé et de l’ouverture de camps de détention en Algérie. Et ce qui a été quelque peu occulté jusque-là, une société où la famine frappe durement les indigènes [3].

Albert Camus journaliste, observateur de terrain, qui vient de rentrer à Paris après une tournée en Algérie au moment où les nouvelles de l’insurrection de Sétif commencent à arriver, en est un témoin horrifié. Suite à son voyage à travers l’Algérie rurale en avril-mai 1945, il publie un reportage saisissant sur La famine en Algérie, et avertit le public métropolitain, « si ignorant des affaires en Algérie, que la colonie est au bord de la catastrophe » [4]. Neil Mac Master, historien britannique, revient dans un article récent sur ce contexte social, minoré par certains historiens. Il en fait même un élément important de la compréhension de ce qui va advenir.

Après avoir observé que de nombreuses émeutes et manifestations, ayant pour ressort des revendications liées à cette pénurie et à cette famine, ont eu lieu en Algérie au cours du printemps 1945, il relève que des mouvements de protestation, marqués par une forte participation de femmes, se sont déroulés à Tiaret, à Oran et à Orléansville (Chlef), le 16 avril. « Là, la foule a attaqué trois boulangeries et les militaires ont été mobilisés » [5]Neil MacMaster observe « que la révolte paysanne qui a déferlé sur le Nord-Constantinois en mai 1945 était sans aucun doute inspirée par une vision politique, proto-nationaliste, une rage brûlante contre l’ensemble du système colonial qui les exploitait, les humiliait et les écrasait chaque jour au niveau local, et des attaques ont été lancées contre le réseau intégré du pouvoir, les mairies, les administrateurs, les caïds, les gardes-champêtres, les colons, et tout autre représentant ou symbole de l’autorité française. » [6]

La recherche de Neil MacMaster met également l’accent sur le rôle du lobby colonial dans le développement de la famine. Il note « qu’au cœur de l’assaut colonial contre les nationalistes au début de 1945 se trouvait un puissant lobby de riches propriétaires de domaines, de minotiers, de fabricants et d’exportateurs de pâtes alimentaires [7]. Il relève que le 24 avril, deux semaines avant le massacre, sept conseillers généraux de Constantine, avec à leur tête les grands propriétaires Eugène Vallet, Marcel Lavie et Léon Déyron, exigent une frappe préventive ferme contre les nationalistes. » [8] 

Le lien entre le groupe des sept conseillers, magnats de la céréaliculture, et le massacre est démontré par le rôle prépondérant de Marcel Lavie, notable issu d’une dynastie terrienne qui domine la vie politique de la région de Guelma. Marcel Lavie encourage ainsi le sous-préfet André Achiary, nouvellement nommé, à former les milices ; son fils Louis va en être l’un des chefs, et ce sont ces mêmes milices qui vont procéder aux tueries. Au moment du massacre, relève Neil MacMaster, lorsque Adrien Tixier [9] a annoncé sa visite imminente à Guelma, des centaines de cadavres ont été rapidement déterrés des tombes peu profondes puis ont été transportés dans des camions de la SIP [10] pour être brûlés. A Guelma, la machine à tuer est entre les mains de riches céréaliers et minotiers, conclut Neil Mac Master. [11]

Les effets immédiats du débarquement

Au-delà du choc militaire, le débarquement a un effet important sur le plan socioculturel dans les transformations des représentations des populations locales à l’égard de ce qui représentait jusque-là de manière générale l’Occident.

Aux yeux des populations locales, le débarquement met au jour le contraste entre une puissance matérielle dotée d’énormes moyens, des soldats métissés plus accessibles, et lafaiblesse française, conséquence de l’effondrement militaire et des divisions qui en étaient les suites. Beaucoup de traces sont restées dans l’imaginaire local, notamment à travers les chansons populaires locales dans lesquelles les GIs sont magnifiés et fêtés. Le débarquement allié a ainsi beaucoup contribuer à mettre l’idée de liberté et de citoyenneté au coeur des revendications des populations indigènes.

De là, des espoirs de changement dans l’organisation politique de la colonie et un début de prise de conscience des soldats musulmans mobilisés qui combattent le nazisme, parmi lesquels se trouvent notamment ceux qui vont devenir les chefs historiques de la Révolution Algérienne tels que Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaid, et Krim Belkacem.

Les années qui suivent voient se dessiner une reconfiguration du mouvement anticolonialiste et le passage de nombreux « assimilationnistes » de l’entre-deux-guerres, s’inscrire dans la revendication du droit à l’autodétermination.  Dans le champ politique du moment en l’absence du PPA, réprimé et de son leader historique Messali emprisonné, l’initiative de la prise de contact avec les Américains revient à Ferhat Abbas qui s’était déjà adressé à Vichy pour exiger des réformes.

Après le débarquement, aidé en cela par Murphy [12] qui le reçoit plusieurs fois pour s’entretenir avec lui de l’application de la Charte de l’Atlantique à l’Algérie, il s’engage plus avant dans les demandes d’émancipation. Ferhat Abbas et ses amis politiques répondent le 20 décembre 1942 à l’appel pour l’effort de guerre par un « Message » aux autorités responsables, à savoir les autorités américaines. Le même message est adressé un peu plus tard aux autorités françaises mais aucun responsables français d’Alger n’a daigné répondre.

Le 10 février 1943, Ferhat Abbas rédige alors un deuxième texte sous forme de mémoire : Le Manifeste du peuple algérien. Ce mémoire est remis au gouverneur général Peyrouton, le 31 mars 1943, par un groupe de délégués composé de lui-même Ferhat Abbas, du Dr Bendjelloul, de Benkhellal, du Dr Tamzali, de Saïah Abdelkader et de Zerrouk Mahieddine. Les rédacteurs ajoutent un préambule au Manifeste reprenant la déclaration faite par le président Roosevelt dans laquelle ce dernier affirmait : « Dans l’organisation du Monde Nouveau, les droits de tous les peuples, petits et grands [seront] respectés. »

Encouragés par l’acceptation formelle du gouverneur Peyrouton, les délégués musulmans présentent un additif au Manifeste signé parvingt délégués financiers représentant les trois départements. Il est exigé « la participation immédiate et effective des représentants musulmans au gouvernement et à l’Administration de l’Algérie et l’abrogation de toutes les lois et mesures d’exception et l’application, dans le cadre de la législation, du droit commun. » De plus, à la fin de la guerre, demande est faite que l’Algérie devienne un « État algérien autonome, après la réunion d’une Assemblée constituante élue par tous les habitants de l’Algérie ». Entre Ferhat Abbas et les autres composantes du nationalisme un frontcommun se construit en mars 1944, sous la forme associative des Amis du Manifeste de la Liberté (AML).

C’est dans ces circonstances que surgit la répression du 8 mai 1945 qui est la réponse de la France de la Libération aux Algériens sortis manifester pour fêter la liberté et la fin du fascisme à laquelle ils avaient contribué en tant que soldats. La manifestation pacifique a été détournée et instrumentalisée par les autorités coloniales pour en faire non pas une manifestation pour la liberté mais pour certains une insurrection organisée, pour d’autres une manifestation anti-juive et plus largement dirigée contre les civils européens.

Questionnement des appartenances et solidarités 

En mettant ainsi au centre des débats et des revendications, la question de la citoyenneté et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le débarquement relance aussi la recherche de solidarités entre les parties dites indigènes, « musulmans et juifs » déstabilisées par la prise de conscience « qu’une citoyenneté qu’on retirait après 70 ans d’existence était « discutable » par la faute de ceux-là même qui l’avaient octroyée », comme l’écrit Ahmed Boumendjel [13]. Le dialogue entre les élites des communautés, est animé et révèle plusieurs points de vue tranchés. L’idée selon laquelle les lois de Vichy « auraient dévoilé la précarité de la citoyenneté française et participé à discréditer l’assimilationnisme juridique va être réaffirmée dans les mois qui suivent le débarquement. Selon Pierre-Jean Le Foll-Luciani […]  L’imposition de l’indigénat a modifié les perceptions de certains Juifs et les aurait entraînés vers une stratégie politique nouvelle [14] ». Une partie, certes minoritaire, se rapproche du point de vue des Musulmans.

Conclusion

L’ espace-temps inauguré par le débarquement allié en Algérie en novembre 1942 a été porteur d’espoir pour toutes les composantes sociales des populations locales. Une partie des élites algériennes prennent à la lettre les présupposés du combat antifasciste, pour les libertés et elles ont pensé que le système colonial pouvait s’amender et donner suite à leurs droits d’autodétermination. Les nationalistes sont mal payés en retour de leur opposition au nazisme, que ce soit sur les champs de combat ou celui des luttes politiques. Messali Hadj est renvoyé au bagne en avril 1945, Ferhat Abbas reçoit une fin de non-recevoir brutale à ses demandes réformistes et sa position évolue pour rejoindre celle des nationalistes du PPA. Il est arrêté avec le docteur Saadane, le jour même du début de la répression, alors qu’il demandait audience au gouverneur général. Les Juifs d’Algérie, qui ont souffert de la répression vichyste, se sont interrogés sur leur rapport à la nation et pour certains se sont rapprochés de leurs compatriotes musulmans. 

Les logiques libérées par le choc du débarquement se sont très vite heurtées à l’irrédentisme colonial porté par les grands propriétaires qui n’ont voulu céder en rien aux privilèges et assurances conférés par une domination totale confortée par la victoire sur les forces de l’Axe. Et c’est finalement le « monde du contact » [15] qui va être, sitôt les premières initiatives et mobilisations dépassées, fracassé et le dialogue balbutiant oblitéré. La répression qui suit le 8 mai 1945 voit des anciens résistants revêtir l’habit des tortionnaires auxquels ils s’opposaient la veille, comme l’illustre le cas emblématique d’André Achiary devenu sous-préfet de Guelma et chef-tortionnaire. Le lobby colon triomphait. La porte était dès lors grande ouverte à « l’escalade de la peur et de la haine » et le 8 mai apparait comme l’acmé des tensions, espoirs déçus et contradictions suscités par le débarquement allié et la victoire sur le nazisme, en même temps que le moment où la rupture définitive avec le monde colonial s’affirmait.

Notes de bas de page

[1] A partir de sources nouvelles, ce texte reprend et élargit des éléments de l’article suivant: A. KADRI «  Le débarquement allié en Algérie. Perspectives algériennes, années 40 » pages 140-150 , in sous la direction de Nicole COHEN-ADDAD, Aissa KADRI, Tramor QUEMENEUR. 8 novembre 42 Résistances et débarquement allié en AFN. Dynamiques historiques, politiques, et socio-culturelles. Paris, Le Croquant 2021.

[2] Cf Ali MERAD, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940Essai d’histoire religieuse et sociale. Paris, Mouton & Co, 1967, p. 104 et suivantes.

[3] A l’exception, selon Neil MACMASTER, de Martin THOMAS in  » Colonial Minds and Colonial Violence : The Sétif Uprising and the Savage Economics of Colonialism « , chapitre 6, in Martin Thomas (ed.), The French Colonial Mind. Vol.2. Violence, Military Encounters, and Colonialism. Lincoln : University of Nebraska Press, 2011, 140-173. Certaines analyses comme Celles de Ainad TABET de Mahfoud  KADDACHE, d’Annie Rey-GOLDZEIGUER bien que relevant le contexte n’ont pas établi de lien de causalité directe de la famine sur les manifestations, voir Neil MACMASTER  «  La politique de la famine : Adrien Tixier et l’insurrection et l’Insurrection de Sétif en 1945 » avant-propos de A. KADRI in Revue Naqd, n°7 Hors-Série,2023/3, page 18.

[4] A. CAMUS, « La famine en Algérie, Combat 15 mai 1945 », cité par Neil MACMASTER in « La politique de la famine : Adrien Tixier et l’Insurrection de Sétif en 1945 », page 59 .

[5] Neil MACMASTER, art cit., p. 78.

[6] Ibidem, page 79

[7] Jacques BOUVERESSE, Un parlement colonial ? Vol.1, 361-369.

[8] Voir le texte de la lettre in Eugène Vallet, Un Drame Algérien. La Vérité sur les émeutes de mai 1945, Paris: Les Grands Éditions Françaises, 1948, annexe, 277-279, cité par Neil MACMASTER art. cit.

[9] Adrien TIXIER occupa le poste de commissaire au Travail et à la Prévoyance sociale du 7 juin au 9 novembre 1943 puis aux Affaires sociales du 9 novembre 1943 au 9 septembre 1944 où il sera nommé ministre de l’intérieur. Il assuma la répression notamment à l’occasion d’une tournée d’inspection, s’efforçant toutefois de préserver l’avenir et s’opposant au renvoi de son camarade Châtaigneau. Voir Gilles Morin, notice Tixier Adrien Pierre in Dictionnaire le Maitron.

[10] Société Indigène de Prévoyance.  La SIP a été créée en 1893 en tant que société de secours mutuels pour permettre aux petits agriculteurs et aux paysans de livrer leur production de céréales.

[11] Neil MACMASTER art. cit. page 59.-60

[12] Nommé consul général à Alger en 1940, Robert MURPHY est en fait le représentant personnel de Roosevelt. En lien avec la résistance française, il noue également des contacts avec les Algériens et Ferhat Abbas en particulier.

[13] Lettre du 29 novembre 1942, d’Ahmed BOUMENDJEL à Marcel LOUFRANI et Elie GOZLAN, cité par Pierre-Jean Le FOLL-LUCIANI , Les Juifs d’Algérie dans la lutte anticoloniale . Trajectoires dissidentes (1954-1965), Rennes, PUR , 2002, p. 100.

[14] Ibid, p.100.

[15] Selon la qualification d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit.

Source : Mediapart – Billet de blog – 18/04/2025 https://blogs.mediapart.fr/pour-la-reconnaissance-des-massacres-du-8-mai-45-en-algerie/blog/090425/le-debarquement-allie-en-algerie-les-premisses-des

Retailleau, le ministre de la haine – M. Abdelkrim

C’est l’homme politique qui fait le plus parler de lui ces derniers temps, ici et, surtout, là-bas. En France, Bruno Retailleau (64 ans), ministre français de l’Intérieur,  est un accélérateur de l’extrême droite. Ici, c’est celui qui permet de ressouder les rangs. 

Son objectif : occuper la scène médiatique le plus longtemps possible, bonifier son capital politique en vue de l’échéance de 2027.  « Sur la sécurité et sur l’immigration, il parle comme l’extrême droite mais il a l’avantage d’être au pouvoir »,  écrivait Le Dauphiné Libéré en février dernier. 

Le quotidien régional français rappelle que juste après sa nomination à la place Beauvau par Michel Barnier, Retailleau s’est fixé  trois priorités avec un retentissant  bégaiement : « La première rétablir l’ordre, la deuxième rétablir l’ordre, la troisième rétablir l’ordre.» 

A l’origine de la plus grave crise politique entre l’Algérie et la France, depuis 1962,  il est désormais  sur le point de provoquer une rupture  aux lourdes conséquences suite aux derniers développements observés au plan diplomatique. 

Le Canard Enchaîné, avec son légendaire humour acide, lui a consacré en mars un petit encart : « Avec lui, les Obligations de quitter le territoire (OQTF) allaient pleuvoir, les expulsions pulser, l’extrême droite rager devant tant d’efficacité et Laurent Wauquiez (son concurrent à la présidence des Républicains) plier devant tant d’habileté.» 

Le quotidien satirique, qui évoque l’Algérie dans son billet, paraphrase l’ancien président français pour cerner au mieux le personnage : « Comme disait Mitterrand à Balladur à propos  de son ministre de la Défense Léotard, il est capable de déclencher une guerre sans qu’on s’aperçoive.»  Avec, en plus, cette chute : « Retailleau était un peu sous-dimensionné pour lutter contre l’Algérie.» 

Bruno Retailleau était, en fait, assez peu connu des Français avant de devenir ministre, note Le Dauphiné Libéré.  Pour Le Monde, Retailleau occupe, depuis sa nomination, l’espace et les esprits. «Pas une journée sans un grand entretien, une annonce-choc et un propos clivant», souligne-t-il.  

Lunettes cerclées, visage grave et allure fluette, l’élu de Vendée assène ici que « l’immigration n’est pas une chance » (sur LCI, le 29 septembre), là que « l’État de droit n’est pas intangible ni sacré » (au Journal du Dimanche du 29 septembre). Encore moins des Algériens à qui il voue une animosité maladive. Il a, d’ailleurs, un surnom qui lui colle fort : le ministre de la « Haine ». Ancien président de son département, la Vendée, puis de la région Pays de la Loire, il était, jusqu’à la fin de l’été 2024, le patron du puissant groupe des sénateurs Les Républicains (LR). 

L’ancien proche de Philippe de Villiers avait un peu gagné en notoriété à l’occasion de l’élection pour la présidence du parti LR, où il a pourtant échoué face à Éric Ciotti en décembre 2022. En Macronie, la présence de Bruno Retailleau, symbole d’une droite catholique et traditionnelle et pas vraiment progressiste, inquiète, car elle fait dériver le bloc central sur sa droite. 

 « C’est le ministère de la parole. Il ne fait que perforer l’espace politique », griffe un député issu de l’aile gauche, note Le Dauphiné Libéré. Blast, média indépendant, apporte, lui, un éclairage assez intéressant sur la personne de Retailleau. Il définit son positionnement par rapport à l’extrême droite traditionnelle.  

Les relations entre le Vendéen et les parlementaires d’extrême droite ont pris un tour nouveau, en comparaison avec Gérald Darmanin, son prédécesseur au ministère de l’Intérieur français, souligne Blast. « Nous avons remarqué une rupture d’attitude. Retailleau nous considère d’égal à égal. 

Il a besoin de nous et reste attentif à nos requêtes », explique au média en ligne un député RN de la commission des lois qui préfère conserver l’anonymat. La même source révèle que Bruno Retailleau s’appuie sur un commando chevronné – tendance catholique traditionaliste – dont les membres sont habitués à travailler ensemble depuis plus de dix ans.  

Pour comprendre l’origine de la relation particulière qu’entretient Retailleau avec les élus d’extrême droite, il faut remonter une décennie en arrière, à l’époque où il présidait le conseil régional des Pays de la Loire, entre 2016 et 2017, en plus de son mandat de sénateur. 

Le Front national (actuellement RN) avait réussi à faire élire 13 conseillers régionaux, sur la liste emmenée par Pascal Gannat, ancien directeur de cabinet de Jean-Marie Le Pen. « Je suis catholique, lui (Retailleau) aussi, et de ce fait nous faisions partie du même milieu conservateur local (…) Nous partagions une même admiration pour des économistes libéraux, comme Friedrich Hayek ou Frédéric Bastiat », dit Gannat. 

« Retailleau n’agit pas seul »

A l’inverse de Xavier Bertrand ou Valérie Pécresse qui entretiennent des rapports conflictuels avec les élus RN au sein de leur collectivité, Bruno Retailleau veillait à s’assurer d’une forme de respect mutuel. L’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson,  idéologue avant l’heure de l’union des droites, avait également l’oreille de Bruno Retailleau. 

Celui-ci a, en sus, été toujours à l’aise dans le bain de la fachosphère. Il est proche de Bolloré, milliardaire breton, propriétaire de nombreux  médias algérophobes en France. Ils s’étaient rencontrés lors d’un déjeuner fin 2020, selon une indiscrétion du Nouvel Obs. 

La couverture médiatique du ministre de l’Intérieur dans les pages et sur les antennes du groupe est à l’image de son nouveau statut de coqueluche de la droite : il a fait la une du Journal du Dimanche (JDD) en décembre dernier, sous la forme d’un grand entretien avec trois anciens journalistes de l’hebdomadaire Valeurs actuelles.  

L’AFP explique qu’Alger attribue l’entière responsabilité de la détérioration  des relations, déjà tendues, entre l’Algérie  et la France au ministre français de l’Intérieur. Le ministère des Affaires étrangères a fustigé, mardi, l’attitude « affligeante » du ministre, l’accusant de « barbouzeries à des fins purement personnelles ». 

Depuis qu’il est ministre, Retailleau «a ciblé de façon très singulière l’Algérie», explique l’enseignant en  géopolitique Adlene Mohammedi. L’ex-ministre et diplomate Abdelaziz Rahabi s’interroge sur X quant à la distinction faite par « une partie de (ses) compatriotes » entre Retailleau et Macron. Il ne croit pas « à une divergence de fond » entre les deux hommes, mais plutôt à une « distribution avisée des rôles, en mode good cop, bad cop ».

Le chercheur en relations internationales Abdellah Akir juge « difficile de dire que Retailleau agit seul, sans l’approbation du Président ». Que l’Algérie tienne à blâmer  Retailleau est « un message au président français afin qu’il prenne la mesure qu’il jugera appropriée pour démanteler les mines posées par le ministre sur le chemin de l’apaisement », assure à l’inverse M. Akir. 

Un « éloignement » définitif entre les deux pays n’est pas envisageable, pense Ismail Maarraf, professeur de sciences politiques à Alger. « Les intérêts stratégiques élevés entre les deux pays et la sensibilité des dossiers qui n’apparaissent pas en public font que l’on n’exclut pas un retour prochain des relations à la normale », selon l’expert. 

Le chef de la diplomatie française Jean-Noël Barrot a assuré hier que même si Paris a répliqué « avec fermeté » aux décisions algériennes, il faudra « à terme » reprendre le dialogue « dans l’intérêt des Français ». Le Quai d’Orsay sait sûrement de quoi il parle. Idem de la place Beauvau ? 

Source : El Watan – 17/04/2025 https://elwatan-dz.com/hostilite-a-legard-des-algeriens-discorde-entre-alger-et-paris-rupture-retailleau-le-ministre-de-la-haine

France-Algérie : la déchirure – Ilyes Ramdani

Alors que la situation semblait s’apaiser, la crise entre les deux pays a atteint mardi 15 avril une gravité sans précédent depuis 1962. La France a rappelé son ambassadeur à Alger « pour consultations ». L’escalade pourrait conduire à une rupture aux conséquences incommensurables.

L’accalmie diplomatique aura été de courte durée. Une semaine à peine après la reprise du dialogue entre la France et l’Algérie, la relation bilatérale entre les deux pays connaît un nouvel épisode de tensions. Cette fois-ci, le désaccord a suivi la mise en examen, en France, d’un agent consulaire algérien, soupçonné d’avoir participé à l’enlèvement et à la séquestration d’un opposant au régime d’Alger exilé en France.

« Ce nouveau développement inadmissible et inqualifiable causera un grand dommage aux relations » entre les deux pays, a affirmé la diplomatie algérienne dans un communiqué. Convoquant l’ambassadeur français à Alger, le ministère des affaires étrangères a de plus répondu à un acte jugé « indigne » par une décision rarissime dans les relations bilatérales : dimanche 13 avril, l’obligation de quitter le territoire algérien sous quarante-huit heures a été signifiée à douze agents diplomatiques français.

Prenant « note avec consternation » de cette décision « injustifiée et incompréhensible », et accusant les autorités algériennes de prendre « la responsabilité d’une dégradation brutale [des] relations bilatérales », la France a répliqué deux jours plus tard. Dans un communiqué adressé mardi 15 avril, l’Élysée a ainsi annoncé procéder « symétriquement à l’expulsion de douze agents servant dans le réseau consulaire et diplomatique algérien en France » et indiqué qu’Emmanuel Macron avait « décidé de rappeler pour consultations » l’ambassadeur de France à Alger, Stéphane Romatet. 

« Dans ce contexte difficile, la France défendra ses intérêts et continuera d’exiger de l’Algérie qu’elle respecte pleinement ses obligations à son égard, s’agissant tout particulièrement de notre sécurité nationale et de la coopération en matière migratoire, poursuit la présidence de la République. Ces exigences vont avec l’ambition que la France continuera d’avoir pour ses relations avec l’Algérie, compte tenu de ses intérêts, de son histoire et des liens humains existants entre nos deux pays. »

Le matin même, Paris avait déjà dénoncé une « décision très regrettable » par la voix de son ministre des affaires étrangères. Invité de France 2, Jean-Noël Barrot avait alors averti l’Algérie : sa décision « ne [serait] pas sans conséquences » et « compromet le dialogue amorcé »« Il reste quelques heures aux autorités algériennes pour revenir sur leur décision, nous sommes prêts à répondre avec la plus grande fermeté », avait prévenu le ministre.

Il n’en fallait pas plus à la droite et à l’extrême droite pour railler « les brillants résultats […] des prosternations de Jean-Noël Barrot à Alger », comme l’a écrit sur le réseau social X Jordan Bardella, le président du Rassemblement national (RN), en référence au déplacement du chef de la diplomatie le 6 avril. En concurrence avec Bruno Retailleau pour la présidence du parti Les Républicains (LR), le député Laurent Wauquiez a concentré ses attaques sur le ministre de l’intérieur : « Voilà à quoi nous a menés la “riposte graduée” : une nouvelle humiliation. »

Au sommet de l’État, la nouvelle tension diplomatique entre les deux pays suscite un mélange de lassitude et de résignation. « En réalité, l’Algérie n’a aucune envie que ça aille mieux entre nos deux pays », souffle un conseiller de l’exécutif. Après avoir mis en œuvre l’apaisement décidé par les deux chefs de l’État, au téléphone le 31 mars, le Quai d’Orsay brille par sa discrétion depuis dimanche.

Bruno Retailleau dans le viseur d’Alger

Dans les usages très codifiés des tensions diplomatiques, l’épisode actuel dénote toutefois la volonté, de part et d’autre de la Méditerranée, de se ménager une voie de sortie. Ainsi l’Algérie concentre-t-elle ses flèches sur la personnalité du ministre de l’intérieur, comme pour mieux préserver le canal renoué avec l’Élysée et le Quai d’Orsay. « Il porte la responsabilité entière de la tournure que prennent les relations entre l’Algérie et la France », écrit la diplomatie algérienne dans son communiqué.

Le reste à l’avenant : Bruno Retailleau est accusé d’un « manque flagrant de discernement politique », d’« excelle[r] dans les barbouzeries à des fins purement personnelles », de vouloir « rabaisser l’Algérie » et d’entretenir à son égard une « attitude négative, affligeante et constante ». De la même façon, les douze fonctionnaires français visés par la procédure d’expulsion relèvent tous de la tutelle du ministère de l’intérieur : l’Algérie n’a ciblé ni la mission diplomatique ni les autres services de l’ambassade, comme pour mieux souligner que sa cible est à Beauvau.

Tout cela a évidemment été compris au Quai d’Orsay, où le choix a été fait d’éviter la surenchère verbale. S’il a pris la défense de son collègue de l’intérieur, assurant qu’il n’avait « rien à voir » avec la mise en examen du fonctionnaire algérien, Jean-Noël Barrot a soigneusement pesé ses mots dans la réponse. « Le principe numéro un de la diplomatie, c’est qu’il faut toujours laisser sa chance au dialogue, a lancé le ministre. Ceux qui vous disent le contraire sont des irresponsables. » Même l’Élysée, dans son communiqué de riposte, a tenu à laisser une porte ouverte aux tractations.

Si elle n’a, pour l’heure, pas tout ravagé sur son passage, la tempête des derniers jours raconte la fragilité de la reprise du dialogue entre les deux capitales. Même au lendemain de la visite de Jean-Noël Barrot à Alger, où il a passé plus de deux heures et demie dans le bureau d’Abdelmadjid Tebboune, la diplomatie française se gardait de tout triomphalisme. « Dans les mots, ça va mieux », soufflait une source haut placée au sein de l’exécutif, en insistant lourdement sur le début de la phrase.

Entre Paris et Alger, le seul canal de confiance semble être celui qui relie les deux chefs d’État entre eux. « C’est mon alter ego, expliquait fin mars le dirigeant algérien au sujet d’Emmanuel Macron lors d’une interview télévisée. On a eu des moments de sirocco, des moments de froid mais c’est avec lui que je travaille. » Au plus fort de la crise, c’est le contact direct entre les deux hommes qui a permis de reprendre le dialogue.

Mais, dans le reste de l’appareil d’État, la confiance n’est pas la même. Les entourages présidentiels échangent certes régulièrement : la conseillère Afrique du Nord d’Emmanuel Macron, Anne-Claire Legendre, a été reçue trois fois à Alger début 2025, comme le signe de l’estime que continuent de lui porter Abdelmadjid Tebboune et son chef de cabinet, Boualem Boualem.

D’autres voix influentes continuent de pousser pour un rapprochement entre les deux capitales. Ainsi de Rodolphe Saadé, le puissant patron du groupe CMA-CGM : proche d’Emmanuel Macron, le milliardaire – par ailleurs propriétaire de la chaîne BFMTV – est justement en visite à Alger mardi 15 avril pour sceller des accords XXL qui feraient de lui « l’acteur privé majeur du fret maritime en Algérie », comme le révélait lundi Africa Intelligence.

S’il est maintenu, le rendez-vous prévu entre le chef d’entreprise et le président algérien aura forcément une connotation très politique, au cœur d’une telle crise. Il n’est toutefois pas dit que ces interconnexions personnelles suffiront à rétablir la confiance entre deux puissances qui ont toutes les peines du monde à se parler.

La France pousse son avantage jusqu’à l’excès

Dans les allées du pouvoir français s’est ainsi diffusée une certaine méfiance à l’égard des autorités algériennes. On y critique le « formalisme » du pouvoir et son côté suranné ; à l’Élysée, on juge que la bonne volonté d’Abdelmadjid Tebboune est vouée à buter sur l’omnipotence d’un pouvoir militaire trop réticent à l’idée de renouer avec la France ; un ministre influent, pourtant concerné par la reprise des échanges, estime que « ça ne marchera jamais avec eux ».

Sur le terrain diplomatique, il est possible, sinon probable, que la bisbille du moment finisse par trouver une issue. Mais ensuite ? Le rétablissement des relations franco-algériennes pourrait buter sur un malentendu fondamental. La France estime que le rapport de forces lui est particulièrement favorable : l’Algérie lui paraît isolée dans la région, en conflit ouvert avec le Maroc mais aussi, depuis peu, avec les juntes militaires du Mali, du Niger et du Burkina Faso.

La restriction des visas pour les dignitaires algériens a tapé là où elle voulait faire mal, juge-t-on également à Paris, où l’on note que beaucoup ont des enfants scolarisés en France, ou des résidences secondaires. De même, les répercussions de la crise sur la diaspora algérienne en France seraient particulièrement dommageables, du point de vue du régime.

Ainsi les autorités françaises estiment-elles que le rétablissement des relations bilatérales est beaucoup plus urgent pour Alger. D’où le peu d’empressement de la France à faire des gestes significatifs, qu’ils relèvent du champ mémoriel, économique ou stratégique. Exemple le plus bavard : sur le Sahara occidental, Emmanuel Macron a fait savoir que son inflexion en faveur d’une souveraineté marocaine était irréversible. « L’Algérie sait qu’elle a perdu sur ce dossier », glisse une source diplomatique.

En poussant si loin ce qu’elle estime être son avantage, la France prend toutefois le risque d’une rupture profonde des relations bilatérales. Fin connaisseur de la vie politique française, Abdelmadjid Tebboune n’en ignore pas deux paramètres : Emmanuel Macron n’a plus que deux ans de mandat, et son camp est soumis aux injonctions de plus en plus pressantes d’une droite conservatrice et d’une extrême droite en progression.

Pour le président français comme pour son homologue algérien, l’enjeu est aussi personnel : quelle trace laisseront-ils dans la longue histoire des relations entre les deux pays ? L’Algérie pourrait être tentée de les laisser végéter jusqu’à la prochaine élection présidentielle, moment souvent propice à une reprise du dialogue. L’Italie, la Turquie ou la Russie, déjà en très bons termes avec Alger, ne manqueront pas de s’engouffrer dans une telle brèche diplomatique.

Source : Mediapart – 15/04/2025 https://www.mediapart.fr/journal/international/150425/france-algerie-la-dechirure

Sétif, Guelma, Kherrata : dissimulation d’un massacre d’hier à aujourd’hui – Mehdi Lallaoui

En cette année 2025, à l’occasion du 80ème anniversaire des massacres qui ont débuté le 8 mai 1945 à Sétif, il est indispensable de rappeler que ce sont aussi nos vieux qui ont contribué à la victoire contre le nazisme et à la libération de la France. Par Mehdi Lallaoui, auteur-réalisateur des documentaires « Les massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945 » et de « Guelma, 1945 ». 

Dès le déclenchement des évènements de Sétif, Guelma et Kherrata, consécutifs à la brutale interruption des cortèges célébrant la victoire du 8 mai 1945, le narratif des autorités militaires locales et nationales n’a de cesse de soutenir qu’elles n’ont fait que réagir à une insurrection programmée par les nationalistes algériens du PPA (Parti du peuple algérien fondé par Messali Hadj). De plus, cette révolte nationaliste aurait, bien sûr, été initiée par une main étrangère. Dans le journal Le Monde du 10 mai, on apprend ainsi que « des éléments troubles d’inspiration hitlérienne, se sont livrés à Sétif à une agression à main armée contre la population qui fêtait la capitulation. »

Une telle version a perduré durant des décennies pour justifier les massacres que l’on sait. 50 ans après, suite à la diffusion sur Arte de mon documentaire : Les Massacre de Sétif, un certain 8 mai 1945, le général Jules Molinier, qui, à l’époque et au moment des faits, vivait à Sétif avec sa famille, m’écrit. Tout d’abord, il confirme avoir été le témoin d’une « répression [qui] a été extrêmement sévère et souvent aveugle. On ne peut le nier. J’en étais indigné, mais la sauvagerie des crimes commis contre les Européens avait entraîné, dans les jours qui ont suivi, une véritable haine de ”l’Arabe” ». (…) Il en ressort que, contrairement à ce que les Algériens veulent faire croire, cette manifestation qui a dégénéré en émeute, n’était pas innocente. (…) les propos de nos condisciples musulmans, montrent que les meneurs voulaient profiter de l’occasion offerte par les cérémonies de la Victoire pour une exploitation politique. (…) Les responsables locaux sont bien ceux qui, en semant le vent, ont récolté la tempête qu’elles qu’en soient les raisons profondes dues à notre aveuglement et attisées par l’étranger. »

Auteur du premier documentaire en France, sur ce qui doit être qualifié de crime contre l’humanité, je me suis plusieurs fois déplacé en Algérie pour filmer des témoins directs et des survivants, aujourd’hui disparus. J’ai également cherché dans tous les fonds d’archives accessibles afin d’éclairer ce qu’il s’est passé. De plus, à la fin de l’année 1995, avec mes amis de l’association « Au Nom de la Mémoire », nous avons publié, en partenariat, avec les éditions Syros, la recherche inédite de l’historien Boucif Mekhaled : « Chronique d’un massacre. Sétif, Guelma, Khérrata ».

Des années plus tard, et toujours dans le cadre de ce travail au service de la connaissance et de la vérité, j’ai été auditionné le 19 mars 2025 par les député-e-s  membres du groupe de travail sur « L’autre 8 mai 1945 » à l’Assemblée nationale. Groupe qui est composé des élu-e-s suivants : Karim Ben Cheikh, Elsa Faucillon, Fatiha Keloua-Hachi, Sabrina Sebaihi et Danielle Simonnet.

Voici quelques extraits de cette audition.

« Nettoyage » archivistique, interprétation et dissimulation.

Commençons par comparer ce que donnent à voir les images des archives militaires. Au printemps 1994, après un premier repérage à Sétif, Kherrata et Guelma et suite aux entretiens réalisés avec plusieurs témoins et victimes, je me suis rendu au Fort d’Ivry où sont conservés les documents filmiques et photographiques de l’armée française en Algérie. Deux supports relatifs aux Evènements dans le Constantinois. Mai 1945 sont alors mis à ma disposition. Ils comportent de nombreux clichés et films qui révèlent les méthodes employées pour dissimuler les faits en faisant passer ces documents pour des reportages. Pour mettre au jour ces manipulations, il est nécessaire de comparer la propagande militaire aux récits des témoins directs.

En 2025, ces documents sont désormais en ligne. La présentation des images relatives aux « troubles du Constantinois en 1945 », par l’Établissement de la communication et de la production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), est ainsi rédigée. « Le 8 mai 1945, à l’occasion des célébrations de la victoire des Alliés contre les forces de l’Axe, des manifestations d’indépendantistes algériens ont lieu dans la plupart des villes du département de Constantine, situé dans l’est de l’Algérie. À Sétif, ville moyenne où interviennent les forces de l’ordre, la manifestation tourne à l’émeute et se propage par la suite dans la région, entre Sétif et Bougie (Bejaia), en particulier dans la région de Kherrata. Ces émeutes finissent par cibler la population civile européenne, contre laquelle une centaine d’assassinats sont perpétrés jusqu’au 12 mai 1945. En réaction à ces crimes, l’armée française, appuyée à la marge par des civils, réprime violemment les insurgés algériens. » Dans ce reportage, on découvre ainsi que l’armée française organise des rassemblements d’Algériens afin de montrer sa force et qu’elle a aussi recours à l’action psychologique dans les régions de Kherrata (notamment les gorges du Chabet-el-Akra), Sétif, Perigotville, Chevreul, du 15 au 22 mai 1945. » A cela s’ajoutent de très nombreuses perquisitions et destructions de fermes par des incendies provoqués à dessein. 

En 1994, c’est donc avec les tirages des photographies de l’ECPAD que je me suis rendu à Kherrata et Guelma. J’ai retrouvé certains des « insurgés » qui apparaissaient sur les clichés précités, en particulier l’homme qui lève les bras, vêtu de son manteau militaire, entouré de fellahs, le fusil crosse en l’air. J’ai utilisé cette photographie en couverture de l’ouvrage de Boucif Mekhaled consacré aux massacres du 8 mai 1945.

Monsieur Benyaha témoigne : « Je m’appelle Mohamed Srir Benyaha, je suis un ancien militaire, blessé de guerre en Italie et j’ai toujours été fidèle à la France. Après le 8 mai à Sétif, on savait que le djihad avait commencé à Kherrata, mais nous on n’a pas bougé. Les militaires sont quand même venus et ont encerclé notre douar comme ils ont fait partout dans le secteur. Ils avaient des noms de personnalités ou de gens instruits qu’ils ont embarqués dans des camions pour les amener au tribunal de Constantine, alors qu’ils n’avaient rien fait de mal. Nous ne les avons plus jamais revus. Ensuite ils ont pris tout le monde, et on nous a fait descendre vers le village (de Kherrata), les vieux les femmes, les enfants tout le monde et ils ont brûlé nos maisons. Les militaires nous ont mis au soleil toute la journée au bord de l’oued de Kherrata à côté du pont et puis ils nous ont distribué des fusils, même aux enfants de 8, 10 ans et nous ont demandé de les lever en l’air pour prendre des photos. Je me reconnais, je suis ici. Son témoignage est corroboré par celui de madame Genevière Lardillier de Kherrata qui déclare : « On a eu une petite reddition avec le colonel Bourdila à Kherrata, mais ça a été infime, parce que soi-disant il ramenait des armes…  ils nous ont ramené des vielles pétoires… nous avons regretté du reste de ne pas en avoir gardées pour collection… parce que là, on se faisait une belle collection. Ils avaient des armes qui devaient dater du début de la conquête qu’ils nous ont ramené là… mais des armes modernes, non. »

En cette année 2025, certaine des photographies de la série Coté ALG 45 21 (Troubles dans le Constantinois) que j’ai personnellement pu consulter il y a trente ans, ne sont plus accessibles aux chercheurs ou au public. Par exemple, la série de photographies qui montre un officier à Kherrata, en fait un maitre de cérémonie, levant la main devant les fellahs algériens raflés, dans les douars environnants, en leur demandant, pour les besoins de la propagande et des prises de vue, de bien lever la crosse des fusils que l’on vient de leur distribuer. Le commentaire toujours visible aujourd’hui sur le site de l’ECPAD et réécrit énonce « Des hommes algériens se soumettent en levant leurs fusils sous la surveillance de militaires français dans la région de Kerrata le 15 mai 1945 ». Le commentaire d’origine disait « Des indigènes insurgés se soumettent… ». À l’époque l’armée et l’administration coloniale ne parlaient pas d’Algériens, mais d’indigènes ou d’Arabes.

Durant des décennies, ces diverses photographies, qui sont de grossières mises en scène, seront présentées comme la « reddition des insurgés à Kherrata près de Sétif. Disparue également la photographie de ce colon milicien transportant sur un mulet des corps pêle-mêle et inertes d’Algériens qui viennent d’être assassinés sous le regard amusé d’un gendarme présent sur la gauche du cliché. Disparue aussi depuis des années et encore récemment du site de l’ECPAD, la photographie 6676 du cadavre d’un Algérien sur la route (identifié à son saroual). Plus généralement, les exemples de ces « nettoyages » photographiques et, dans le cas présent, de ces disparitions, sont nombreuses.

Mais la censure de la « Grande muette » a laissé des traces. Comparant les feuillets d’inventaires de ces photographies consultées en 1995 avec celles qui sont aujourd’hui accessibles sur le site internet de l’ECPA, on découvre le nombre de ces « photos invisibles ». 28 photographies ont disparu au cours de cette période. Nul doute, il s’agit de dissimuler pour partie l’histoire de ces massacres. Alors que tous les observateurs s’accordent pour dire que les victimes se comptent par milliers, voire peut-être par dizaines de milliers, les archives de l’armée française prétendent documenter l’histoire alors qu’elles racontent des histoires. 80 ans après les tueries du Constantinois, émerge ainsi un récit avec un nombre infime de morts algériens. Les cadavres et les charniers évoqués par de nombreux témoins, algériens et français, ont disparu. Si le nom de Saad Bouzid figure bien dans le registre des décès, de même les patronymes d’une vingtaine d’Européens, on lit dans le bilan des corps transportés à la morgue de l’hôpital en fin de journée cette mention : « 21 indigènes » sans aucune précision leur identité et les causes de leur mort. 

Les archives filmiques de l’ECPAD

En comparant les photographies et les films des opérateurs de prises de vues des série ALG 45 21 et ACT 715… on peut supposer que photographes et caméramans étaient dans les mêmes convois militaires sous les ordres du colonel Bourdila (Colonel, commandant de la subdivision de Sétif). Ces colonnes ont semé la terreur entre Sétif et Guelma à partir du 10 mai, date des premières images filmiques à Sétif. La progression de ces colonnes, visible dans la bobine identifié sous le nom : « La répression des révoltes arabes » débute par le « départ d’une colonne blindée pour “nettoyage dans différentes tribus. » Le film d’archive, (Côté ACT 715) rassemble en réalité deux pellicules de deux colonnes distinctes. Consultable en ligne sur le site de l’ECPAD, j’ai constaté qu’il a encore été « nettoyé » – probablement en 2015 -par rapport à la version que j’avais visionnée en 1995. Les passages, où l’on voyait des soldats descendants d’une colline après avoir brûlé et pillé des « fermes », ont disparu. Le descriptif officiel de cette séquence est ainsi rédigé : « Dans la campagne constantinoise. En arrière-plan, sur les hauteurs, une ferme brûle. Des soldats descendent la pente. L’un d’eux passe devant l’objectif. Gros plan sur la ferme en proie aux flammes »

L’extrait « caviardé » réapparait

Séquence 8, par exemple.  « Un soldat s’écarte de l’homme qui vient d’être abattu. Il tient un pistolet dans sa main gauche. Il vient probablement de lui donner un coup de grâce. »

L’opérateur avait donc bien filmé des militaires tirant pratiquement à bout portant sur deux fellahs désarmés. Les deux hommes qui levaient les bras s’effondrent, foudroyés. Séquence 9, on lit « GP (Gros plan) sur les deux cadavres puis fouilles au corps » pendant qu’une « ferme brûle dans un paysage de campagne » (Séquence 11). 

Ce que tait le résumé, c’est l’identité de l’homme qui donne le coup de grâce et on comprend pourquoi. Ce criminel est le capitaine Mazuca que l’on aperçoit également juste après l’assassinat et au même endroit sur un angle différent sur un photo 6694 (côte (ALG 45-21) … le pistolet sorti de son étui et dépassant de sa poche. Le commentaire de cette image ou le nom de Mazuca n’est pas cité est éloquent. En titre : « Portrait d’un capitaine mangeant en marge d’un convoi de blindés dans le constantinois en mai 1945 ». Puis le descriptif général nous renseigne de la façon suivante « Un convoi de véhicules militaires est en opération à la suite des émeutes… »

50 ans plus tard, de jeunes soldats de cette époque ont eu le courage de témoigner. C’est le cas monsieur Bernard Depieds, qui m’a accordé un entretien présent dans mon documentaire. Il avait vingt ans en 1945. « Dans la journée on avait trouvé à un poste d’entrée du le village, une treizaine, 13 ouvriers agricoles avec des petites serpettes, avec des djellabas, pratiquement en guenilles. Et les papiers qu’ils avaient étaient à peine lisibles, forcément, chez ces gens-là l’adjudant a pris ce prétexte pour trouver que ces papiers n’était pas en règle, et il a dit on va tous les fusiller puisque que c’est comme ça et on les a amenés à la sortie du village, a un endroit où on pouvait s’approcher de la mer sans trop… qui n’était pas tellement a pic…et là, il a dit aux hommes, (…) des petits métropolitains… il a laissé partir les gars et il leur a fait tirer dessus. Moi j’étais en arrière, derrière l’adjudant avec un fusil mitrailleur dans le cas où il fallait intervenir, mais je ne suis jamais intervenu. Et les gars étaient tellement pressé de faire des cartons, qu’ils ont descendu les pauvres ouvriers agricoles bien avant la mer a tel point qu’après, il a fallu qu’ils se mettent à deux… qu’ils tirent les gars sur les rochers pour les amener et les jetées à l’eau ».

Lorsqu’en 2015, j’ai découvert la dissimulation des images de ces tueries, j’ai écrit au Président de la République, François Hollande, pour l’informer du « nettoyage » de certaines archives. Quelques années plus tôt, en décembre 2012, il avait déclaré devant les deux chambres du parlement en France puis au Sénat algérien à l’occasion de sa visite en Algérie : « Rien ne se construit dans la dissimulation, dans l’oubli, encore moins dans le déni ». Un an plus tard après l’envoi de ma lettre précitée, c’est le directeur de cabinet de secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Défense chargé des Anciens combattants et de la Mémoire (sic) qui m’a répondu en se contentant de répéter des éléments de langage officiels selon lesquels « l’ECPAD est tenu de communiquer toute archive publique non classifiée ». Relativement à la dissimulation des archives, pas une ligne, pas même un mot. En 2025 les extraits de pellicules, qui existent et qui ne sont pas classifiés, sont ainsi dissimulés à la connaissance des chercheurs, historiens et des citoyens. Pis encore, de telles pratiques sont rendues possibles par la loi du 15 juillet 2008 qui interdit la communication d’archives comportant des éléments classés « secret défense. »

En 2021, Emmanuel Macron avait pourtant annoncé l’ouverture, quinze ans avant le délai légal, des archives policières et judiciaires sur la période de la guerre d’Algérie, mais cette déclaration n’a pas été suivie d’effets. Au prétexte de défendre « l’honneur et l’image de l’armée », cette disposition entrave gravement le travail de toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à cette période et à ces terribles événements.

L’association « Au Nom de la Mémoire » est membre du Collectif « Secret défense, un enjeu démocratique ». Ce collectif a rassemblé une vingtaine de cas emblématiques et particulièrement problématiques : massacres coloniaux, assassinats politiques et affaires criminelles non encore résolues. Ce Collectif estime qu’il apparaît « clairement que l’Etat français, au lieu d’assumer ses responsabilités conformément au droit, use de manœuvres diverses pour entraver la recherche de la vérité par les familles, les historiens, les chercheurs, et pour empêcher que justice soit rendue aux victimes. » Au nom de la raison d’Etat, le secret défense, tel qu’il fonctionne actuellement, permet d’entraver les enquêtes judiciaires, faisant de la victime juridiquement protégée par les institutions de son pays, un adversaire à combattre, voire à abattre au lieu de lui rendre justice. Il empêche également les historiens, les chercheurs d’accéder aux informations nécessaires à leur travail scientifique pour établir la vérité historique.

En cette année 2025, à l’occasion du 80ème anniversaire des massacres qui ont débuté le 8 mai 1945 à Sétif, alors que nous assistons  en France à une surenchère politicienne et idéologique nauséabonde contre les Algériens des deux rives, il est indispensable de rappeler que ce sont aussi nos vieux qui ont contribué à la victoire contre le nazisme et à la libération de la France, et comme je le disait déjà il y a 20 ans, la fraternité à laquelle nous aspirons tous doit se construire sur le respect indispensable de la vérité et de la justice.

Mehdi Lallaoui est auteur-réalisateur des documentaires « Les massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945 » et de « Guelma, 1945 », président de « Au Nom de la mémoire », et membre du Collectif « Secret défense, un enjeu démocratique ».

Source : Médiapart – Billet de blog – 15/04/2025 https://blogs.mediapart.fr/pour-la-reconnaissance-des-massacres-du-8-mai-45-en-algerie/blog/150425/setif-guelma-kherrata-dissimulation-d-un-massacre-d

Une crise diplomatique sans précédent entre Alger et Paris – Rabah Aït Abache

Dans une décision sans précédent depuis 1962, les autorités algériennes ont ordonné l’expulsion de 12 fonctionnaires français en poste en Algérie. Cette mesure, annoncée le lundi 14 avril 2025, exige que ces agents quittent le territoire algérien sous 48 heures. Cette décision marque une escalade significative des tensions diplomatiques entre Paris et Alger.

Selon les sources françaises, les personnes visées par cette expulsion seraient « toutes placées sous l’autorité de Bruno Retailleau », le ministre de l’Intérieur, donnant une dimension politique ciblée à cette décision.

Aucune communication officielle algérienne ne vient pour l’heure confirmer ces expulsions de fonctionnaires français.

La réaction des autorités algériennes

Le gouvernement algérien a justifié cette décision en réaction directe à la mise en examen de trois ressortissants algériens en France, dont un agent consulaire (affilié au de Créteil), soupçonnés d’implication dans l’enlèvement de l’influenceur algérien Amir DZ, selon les mêmes sources françaises.

Dans un communiqué officiel, le ministère algérien des Affaires étrangères a fermement condamné la mise en cause de son agent consulaire citoyen dans la forme et le fond et a critiqué les justifications fournies par le ministère de l’Intérieur français, les qualifiant de « vermoulues et farfelues ».

Les autorités algériennes ont également averti que « ce nouveau développement inadmissible et inqualifiable portera un préjudice majeur aux relations algéro-françaises ». Et la réaction n’a manifestement pas tardé.

https://www.mfa.gov.dz/fr/announcements/statement-of-the-ministry-of-foreign-affairs-french-ambassador-12042025

Aux origines de la crise : l’affaire Amir DZ

Cette nouvelle crise diplomatique a été ravivée par les derniers rebondissement dans l’enquête judiciaire de l’enlèvement de l’influenceur Amir DZ, réfugié en France depuis 2023, ce dernier a été enlevé dans le Val-de-Marne fin avril 2024. L’homme n’a dû sa liberté qu’à un invraisemblable imbroglio que l’enquête n’a pas encore éclairci.

Trois hommes, dont un agent employé dans un des consulats d’Algérie en France, ont été mis en examen vendredi 12 avril 2025 à Paris pour « arrestation, enlèvement, séquestration ou détention arbitraire suivie de libération avant le 7e jour, en relation avec une entreprise terroriste », selon le parquet national antiterroriste (Pnat) français. Amir DZ est visé par sept mandats d’arrêt émis par les autorités algériennes, et la justice française a refusé la demande d’extradition émise par la justice algérienne. Les faits sont graves et l’affaire risque de percuter sérieusement le dernier rapprochement entre les deux pays.

Les répercussions diplomatiques immédiates

Face à cette décision, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a immédiatement réagi en demandant aux autorités algériennes de « renoncer à ces mesures d’expulsion sans lien avec la procédure judiciaire en cours ». Dans une déclaration écrite, il a clairement indiqué que « si la décision de renvoyer nos agents était maintenue, nous n’aurons d’autre choix que d’y répondre immédiatement »

Une détente diplomatique de courte durée

Un échange téléphonique entre les présidents français et algérien a récemment illustré une volonté commune de renouer un dialogue apaisé, fondé sur le respect mutuel des intérêts des deux pays. Dans la foulée, Jean-Noël Barrot s’est rendu à Alger, où il s’est entretenu avec son homologue Ahmed Attaf ainsi qu’avec le président Tebboune. À l’issue de ces discussions, qualifiées de « franches et constructives », le ministre français évoquait l’entrée dans « une nouvelle phase » des relations franco-algériennes, saluant un « retissage du fil du dialogue au service de nos deux pays ».

Quelques jours plus tard, depuis le Festival du Livre à Paris, Emmanuel Macron s’est dit « confiant » quant à une éventuelle libération de Boualem Sansal, assurant que l’écrivain bénéficiait d’« une attention particulière » de la part des autorités algériennes.

Une grave crise aux conséquences inquiétantes

Si Alger maintient sa décision d’expulser les douze agents français, la France pourrait adopter diverses mesures de représailles. Parmi les options de représailles évoquées figurent des expulsions réciproques de diplomates algériens, des restrictions sur les visas, ou même des mesures économiques ciblées.

Cette crise diplomatique risque d’avoir des conséquences durables sur les relations entre Paris et Alger. La visite prévue de Gérald Darmanin en Algérie dans les prochaines semaines semble désormais compromise. C’est tout le processus de normalisation des relations bilatérales qui est remis en question.

Source : Le Matin d’Algérie – 14/04/2025 https://lematindalgerie.com/une-crise-diplomatique-sans-precedent-entre-alger-et-paris/