À la « Cité de l’histoire », des mensonges sur la guerre d’Algérie

La « Cité de l’histoire » colporte des contre-vérités chères à l’extrême droite, notamment sur la guerre d’Algérie.

Roxana Azimi, dans Le Monde du 24 janvier 2025, a consacré une intéressante enquête aux « cités de l’histoire », « ces lieux culturels immersifs, conçus comme des parcs de loisirs », dont La Cité de l’histoire, installée depuis 2023 sur 6000 m2 sous l’arche de la Défense, à Puteaux (Hauts-de-Seine). Elle est la propriété d’Amaclio Productions, dont L’Humanité soulignait la proximité avec la droite la plus réactionnaire. Quand on songe qu’ à l’occasion du bicentenaire de la déclaration universelle des droits de l’homme, le 26 août 1989, a eu lieu à cet endroit l’inauguration solennelle de l’Arche de la fraternité à la Défense, on se rend compte à quel point, par des mécanismes divers, la droite extrême n’a cessé de marquer des points dans la diffusion de son idéologie.

« Après s’être acquitté d’un ticket à 24 euros, plus cher qu’une entrée au Musée du Louvre, écrit Le Monde, le visiteur se voit proposer deux « attractions » principales. D’un côté, un « couloir du temps », longue frise chronologique et interactive qui, en 400 textes brefs, prétend parcourir l’histoire mondiale depuis l’Empire romain jusqu’à nos jours. De l’autre, douze siècles d’histoire de France découpés en 17 scènes, jalonnées de figures en cire rescapées du Musée Grévin et ponctuées de saynètes animées par des comédiens. Le récit est délivré par Franck Ferrand, qui collabore à des médias conservateurs, tels CNews et Valeurs actuelles. Sensible aux idées d’Eric Zemmour, l’historien cathodique est aussi perméable aux thèses conspirationnistes. »

Le récit s’autorise ainsi d’improbables « oublis » dans l’histoire de France. L’historienne Mathilde Larrère s’étonne : « Rien sur les canuts, rien sur la Commune, rien sur le Front populaire, rien sur 1968 ».

S’agissant de l’histoire coloniale et plus particulièrement de l’Algérie, on s’attend au pire et on n’est pas déçu : « Dans les notices lapidaires du « couloir du temps », les raccourcis sont encore plus criants. Celle qui est consacrée aux accords d’Evian de 1962 et à l’indépendance de l’Algérie est pour le moins biaisée. Évoquant les attentats du Front de libération nationale (FLN), sans mentionner ceux de l’Organisation armée secrète (OAS), elle signale de prétendus « sabotages de la part des communistes en France »« C’est délirant, les communistes n’ont commis aucun attentat en France, ils ont, au contraire, été tués lors de la répression au métro Charonne, s’étrangle l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie, sollicité par Le MondeIl n’y a aucune profondeur historique dans cette notice : on parle d’affrontements sanglants sans évoquer le fond du problème, la colonisation. »

Selon la page « nos partenaires » du site de la société propriétaire de La Cité de l’histoire, cette entreprise de relecture identitaire de l’histoire est notamment parrainée par la Région Ile-de-France, la Ville de Paris ou encore l’INA.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 01/02/2025 – https://histoirecoloniale.net/a-la-cite-de-lhistoire-des-mensonges-sur-la-guerre-dalgerie/

France-Algérie : l’histoire au péril du politique

La commission mixte franco-algérienne d’historiens est en panne suite aux déclarations politiques.

Tout semblait assez bien parti. À la suite du rapport consacré aux questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne remis par Benjamin Stora, le 20 janvier 2021, le président de la République française Emmanuel Macron avait signé, en août 2022, avec son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, la déclaration d’Alger. Elle prévoyait la création d’une commission mixte franco-algérienne d’historiens composée de dix membres : cinq du côté français (Benjamin Stora, qui en assure la coprésidence, Florence Hudowicz, Jacques Frémeaux, Jean-Jacques Jordi et Tramor Quemeneur) et cinq du côté algérien (Mohamed El-Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Filali, Mohamed Lahcen Zeghidi et Djamel Yahiaoui). Côté français, des archives de la guerre d’indépendance ont été ouvertes concernant les disparus. La France a aussi reconnu ses responsabilités dans les assassinats de Maurice Audin, Ali Boumendjel ou Larbi Ben M’hidi.

Côté algérien, en revanche, les choses n’ont guère avancé. L’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance demeure un instrument politique. Et les déclarations d’Emmanuel Macron à Rabat, fin octobre 2024, concernant « la souveraineté du Maroc » sur le Sahara occidental, n’ont rien arrangé.

Le temps de la politique n’est pas celui de l’histoire. Les historiens n’avaient pas attendu les déclarations présidentielles pour travailler. En novembre 2024, l’Institut du monde arabe à Paris a accueilli des rencontres lors desquelles des artistes – l’écrivain Kamel Daoud, prix Goncourt en 2024 pour Houris (l’histoire d’une jeune fille pendant la décennie noire, interdit en Algérie), le dessinateur Jacques Ferrandez ou la réalisatrice Jacqueline Gozland – ont expliqué la place que tient la colonisation dans leur œuvre.

Un colloque devait se tenir au printemps 2025 avec des archivistes et des historiens des deux pays pour identifier les archives de l’époque coloniale (1830-1962) et les localiser. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les Français auraient tout emporté, 80% de ces archives sont toujours en Algérie. Très peu – essentiellement celles qui concernaient le domaine régalien de l’État – ont été rapatriées en France au moment de l’indépendance algérienne. C’est un enjeu important de les ouvrir aux étudiants et jeunes chercheurs très intéressés par cette période. L’arrestation, le 16 novembre 2024, de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal est un coup de tonnerre. Des deux côtés, la politisation instrumentalise et rend difficile le travail des historiens et des archivistes. Pour l’instant, la commission « mixte » est en panne et le colloque risque de n’accueillir que des historiens français.

Source : L’ Histoire, janvier 2025 – https://www.lhistoire.fr/france-alg%C3%A9rie-lhistoire-au-p%C3%A9ril-du-politique

Colonisation, une histoire française – Dimanche 2 février, 21h sur France 5 et france.tv

Documentaire : 180 min – Écrit et réalisé par Hugues Nancy

Le documentaire exceptionnel Colonisation, une histoire française retrace l’histoire de la colonisation française, d’Alger à Madagascar et de Dakar à Saigon entre 1830 et 1945. Cette histoire c’est la nôtre, celle d’une confrontation violente entre des peuples qui va faire naître une irréversible communauté de destin.

Est-il enfin possible de regarder en face ce passé colonial qui trouble encore aujourd’hui les mémoires et qui exacerbe les identités au point de mettre en péril le creuset républicain ? C’est le pari de ce projet ambitieux raconté en immersion dans cette époque tourmentée.

À l’aide d’archives exceptionnelles, ces films nous montrent comment la France a édifié un empire colonial de 11 millions de kilomètres carrés. Un empire où vivaient des dizaines de millions d’habitants qui, contrairement à ce que l’on croit souvent, ont résisté dès l’origine au colonisateur et qui n’ont jamais cessé de se battre pour s’en libérer. Des peuples que la France, malgré plusieurs tentatives de réforme de son système colonial, s’avérera incapable d’accompagner vers l’indépendance quand il en était encore temps, entrainant la désintégration violente de cet empire à partir de 1946.

Conquérir à tout prix, 1830-1914

Avec la conquête de l’Algérie en 1830, c’est un siècle d’expansion sans précédent qui s’ouvre sur les territoires africains puis en Asie. Une expansion menée au nom du « progrès » et de la « mission civilisatrice » de la France. Mais, en réalité, cette extension territoriale française a été, partout, le fruit de conquêtes militaires particulièrement violentes. Car là où la France a tenté de planter son drapeau, elle a dû faire face à une résistance acharnée, de l’Algérie à l’Afrique noire, puis de l’Indochine au Maroc.

Fragile apogée, 1918-1931

L’empire français, le deuxième au monde après celui des Britanniques, atteint en 1920 son apogée territorial. Avec le Liban, la Syrie, le Cameroun et le Togo, jamais le domaine colonial de la France n’avait été aussi étendu. Les Années folles seront celles de l’âge d’or de l’empire. Mais cet empire tout-puissant est en réalité un colosse aux pieds d’argile. Au Maroc comme en Syrie, plusieurs rébellions armées vont sonner comme un avertissement. Alors, la France, au pied du mur, doit mener de profondes réformes et associer enfin les peuples colonisés aux destinées de leurs territoires. C’est ce que tenteront, en vain, plusieurs gouvernements de gauche (Cartel des gauches en 1924 et Front populaire en 1936). Car il est trop tard. La France, sous la pression du lobby colonial, est incapable de réformer en profondeur un système qui semble donc voué à l’échec.

Prémices d’un effondrement, 1931-1945

Le 6 mai 1931, le président de la République Gaston Doumergue, accompagné du maréchal Lyautey, inaugure à Paris la plus grande exposition coloniale jamais imaginée. Plus de huit millions de visiteurs vont se presser au bois de Vincennes pour découvrir ces territoires mystérieux de l’empire que l’on a ici reconstitués avec minutie. Tout a été pensé pour offrir l’image d’un monde colonial idéalisé et parfait. Mais ces visiteurs ne peuvent imaginer que leur empire vient en réalité de vivre son apogée et que les millions de sujets de cet empire, d’Alger à Hanoï et de Tunis à Beyrouth, vont, les uns après les autres, remettre en cause la tutelle française. Et bientôt vont apparaître les prémices d’un effondrement qui va être accéléré par la Seconde Guerre mondiale.  

Note du réalisateur Hugues Nancy

C’est d’abord grâce à des fonds d’archives exceptionnels, qui ont été numérisées en HD que ce programme de trois heures a pu voir le jour : l’institut Lumière qui possède les premières images filmées de cet empire à partir de 1895, l’incroyable fonds colonial de Gaumont Pathé Archives qui recèle des trésors dès les années 1900 et tant d’autres…. Des images souvent inédites à la télévision comme ces rushes tournés dans le quartier réservé de Bousbir à Casablanca à la fin des années 1920 ou comme ces images « amateur » qui nous font découvrir avec un autre regard la vie des colons en Algérie ou lors de l’exposition coloniale de 1931… Grâce à la richesse de ces fonds d’archives filmées mais grâce aussi au fonds photographique de l’ECPAD (ministère de la Défense), qui rassemble les reportages réalisés par des militaires en poste dans les colonies, nous avons essayé de nous rapprocher au plus près de la réalité de cette vie coloniale. 

Une fois réunies ces archives exceptionnelles et souvent bouleversantes, il était enfin possible de regarder en face ce passé douloureux et d’en faire le récit pour les téléspectateurs de France Télévisions.

Car, longtemps, on a tenté en France de minimiser les crimes commis au nom de l’ambition coloniale française. Ainsi est née ce que notre conseiller historique, le regretté Marc Ferro, appelait la « légende rose » du « temps béni des colonies ». Comme si l’on avait inconsciemment la nostalgie de ces cartes du monde qui subjuguaient les écoliers avec tous ces territoires de l’empire, colorés en rose, pour montrer la puissance de la France et son ambition civilisatrice…

En réalité, rien n’a jamais été « rose » dans les territoires colonisés. D’abord parce que, contrairement à ce l’on croit souvent, aucun peuple colonisé n’a accepté la présence française sans s’y opposer violemment, et ce dès le début de l’expansion. Surtout, la colonisation s’est fondée à la fois sur une profonde inégalité de droits entre les hommes et sur l’exploitation de richesses par la puissance coloniale. Une domination et une exploitation rendues uniquement possibles par la force militaire et policière, nécessaire pour faire respecter un équilibre social et politique de plus en plus précaire au fil des décennies.

L’histoire de la colonisation, c’est donc d’abord une histoire de sang et de larmes qu’il faut regarder en face.

Mais à l’inverse, aujourd’hui, on voudrait ne retenir que la « légende noire » de l’époque coloniale, ses crimes et surtout l’immoralité de l’idée même de colonisation, faisant fi des processus politiques à l’œuvre dans le monde du temps de cette expansion coloniale européenne. Car le processus d’occupation territoriale par des puissances européennes, mais aussi asiatiques, a été un phénomène généralisé à partir du XIXe siècle. Cette part de l’histoire de l’humanité concerne tous les continents et a été la matrice du monde tel que nous le connaissons. En quelques siècles, une poignée d’États européens est ainsi parvenue à contraindre la majeure partie de la planète. Et à compter du jour où un Européen a mis le pied sur une terre loin de son continent, l’avenir de celui qui y vivait venait de basculer. Et leurs histoires, à tous les deux, colonisateur comme colonisé, étaient alors irrémédiablement liées.

C’est en effet par la confrontation avec l’Europe, par l’immersion des nouvelles générations colonisées dans l’effervescence politique de l’Europe de l’entre-deux guerres, que les « indigènes » comme on les appelait, sont devenus des militants nationalistes qui ont libéré leurs pays de la domination européenne. La colonisation a ainsi été comme une véritable « révolution » dans l’histoire du monde et des peuples. Une révolution qui a changé la géopolitique de la planète comme le destin des peuples colonisés.

C’est donc une part de « notre Histoire commune » que cette grande fresque télévisuelle tente d’aborder, en racontant avant tout comment, du côté des colonisés comme des colonisateurs, des hommes et des femmes ont eu le courage de se dresser pour dire non à l’occupation française comme à l’idée même de colonisation. Notre série documentaire donne ainsi en priorité la parole à ceux qui ont résisté dans les colonies comme à ceux, certes minoritaires, qui ont osé contester en métropole le processus de colonisation.

Ce sont ces « résistants » colonisés, des personnalités souvent inconnues ou oubliées, qui vont ainsi nous permettre de raconter la folie coloniale française de 1830 à 1946 : Abd El Kader (Algérie, 1830), Béhanzin, roi du Dahomey (Bénin, 1890), Samory Touré (Afrique de l’Ouest, 1893), reine Ranavalona (Madagascar, 1895), Phan Boi Chau (Indochine, 1908), sultan Moulay Abdelaziz (Maroc, 1908), émir Fayçal (Syrie, 1920), Abdelkrim El Khattabi (Maroc, 1921), sultan El Attrache (Syrie, 1925), Blaise Diagne (Sénégal, 1931), Nguyen Tat Thanh, dit Hô Chi Minh (Indochine, 1931 et 1946), Allal El Fassi (Maroc, 1934), Aimé Césaire (Antilles, 1935), Tayeb El Oqbi, Ferhat Abbas, Messali Haj (Algérie, 1937 et 1945), Habib Bourguiba (Tunisie, 1938).

Et au regard de ces hommes qui n’acceptent pas la colonisation de leurs terres, notre récit prend également appui sur la dénonciation de cette colonisation par des Français, contemporains des événements : Guy de Maupassant (Algérie, 1880), Georges Clemenceau (Madagascar, 1885), Pierre Savorgnan de Brazza (Afrique-Équatoriale, 1905), Jean Jaurès (Maroc, 1908), Jules Roy (Algérie, années 1920), Alexandre Varenne (Indochine, 1925), André Gide (Congo, 1927), Albert Londres (Congo, 1928), Léon Blum (1936), Maurice Violette (Algérie, 1937)…

Ainsi en redonnant la parole et leur juste place dans notre mémoire collective à tous ces « héros » qui ont combattu la colonisation française et en rappelant que nombre de Français ont aussi tenté de s’y opposer, il devient peut-être possible de partager cette histoire par-delà les antagonismes qui fracturent aujourd’hui encore la société française. Une histoire qu’il est temps d’assumer tous ensemble.

Source : https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/70154098

France-Algérie : Retailleau tente d’entraîner Macron dans sa bataille – Ilyes Ramdani

Le ministre de l’intérieur pousse l’Élysée à prendre des mesures de rétorsion contre l’Algérie, qu’il sait populaires dans l’électorat de droite. Au sommet de l’État, plusieurs voix alertent sur le danger d’une rupture avec Alger et tentent de maintenir le contact. Tiraillé, Emmanuel Macron doit trancher.

Entre Paris et Alger, la météo diplomatique oscille depuis soixante ans entre épisodes tumultueux, rares éclaircies et longues périodes de froid. Chez celles et ceux que le dossier intéresse, un doute émerge toutefois ces jours-ci : assiste-t-on à une crise plus intense et plus profonde que celles qui ont émaillé les vingt dernières années ?

Dans la salle des fêtes de l’Élysée, lundi 6 janvier, plusieurs diplomates ont été surpris des mots choisis par Emmanuel Macron pour dénoncer la détention de l’écrivain Boualem Sansal. « L’Algérie entre dans une histoire qui la déshonore », a accusé le président de la République, avec une virulence inhabituelle. « Une immixtion éhontée et inacceptable dans une affaire interne », a rétorqué la diplomatie algérienne dans un communiqué.

En parallèle, un autre dossier empoisonne les relations bilatérales : l’interpellation en France de plusieurs influenceurs algériens, accusés d’incitation à la violence contre des opposants au régime. Le cas de l’un d’eux, « Doualemn », expulsé sur décision gouvernementale puis renvoyé par Alger le 9 janvier, a suscité l’ire du ministre de l’intérieur. « L’Algérie cherche à humilier la France, a dénoncé Bruno Retailleau. Je pense qu’on a atteint avec l’Algérie un seuil extrêmement inquiétant. »

Dans les réseaux diplomatiques, le durcissement du ton entre Paris et Alger était attendu depuis qu’Emmanuel Macron a rompu, fin juillet 2024, avec la position historique de la France sur le Sahara occidental. Désireux de renouer avec le Maroc, le chef de l’État a cédé à la revendication pressante du royaume, à savoir la reconnaissance de la « souveraineté marocaine » sur ce territoire considéré comme « à décoloniser » par les Nations unies.

À l’époque, Alger avait rappelé sans tarder son ambassadeur pour signifier sa mauvaise humeur. Et puis plus rien. Alors que le Quai d’Orsay anticipait d’éventuelles mesures de rétorsion, le régime n’a pas bougé, continuant même d’assurer un minimum de coopération sécuritaire et migratoire. Début septembre, l’Élysée note avec satisfaction qu’Abdelmadjid Tebboune, le président algérien, accepte de recevoir Anne-Claire Legendre, la conseillère Maghreb d’Emmanuel Macron, et fasse publiquement état de leur entretien.

Et si Alger, lassé d’un conflit sahraoui vieux de cinquante ans, avait renoncé à en faire un casus belli ? L’espoir au sommet de l’État a fait long feu et la crise est bien là. Bruno Retailleau aimerait même que la France aille plus loin. « Il faut examiner l’ensemble des moyens de rétorsion qui sont à notre disposition », insiste-t-il, appelant le gouvernement et le président de la République à « ne rien s’interdire ».

Une vieille marotte de Retailleau 

Dans le viseur de Bruno Retailleau : l’accord franco-algérien de 1968, initialement destiné à réguler la libre circulation des Algérien·nes en France. Révisé à trois reprises depuis, c’est une cible régulière de la droite française, qui estime comme lui que « plus rien ne le justifie ». Édouard Philippe a soutenu sa dénonciation, également réclamée depuis quelques jours par Gabriel Attal.

Parmi les autres mesures imaginées par le ministre de l’intérieur : la réduction du nombre de visas, l’augmentation des tarifs douaniers ou des coupes drastiques dans l’aide au développement. « La France ne peut pas supporter cette situation », martèle Bruno Retailleau. Pour ce dernier, l’enjeu est avant tout politique. Ce rapport de force avec l’Algérie, il l’a théorisé bien avant d’être nommé Place Beauvau. 

En novembre 2022 sur LCI, alors candidat à la présidence du parti Les Républicains (LR), l’élu de Vendée est interrogé sur la façon la plus efficace de convaincre les pays d’origine d’accepter le retour de leurs ressortissant·es. Sa réponse fuse : « On assume un bras de fer, tout simplement. Avec comme monnaie d’échange les visas et l’aide au développement. »

Voilà des années que Bruno Retailleau critique les « lâchetés » et les « reculs » de la droite quand elle a été au pouvoir ; des années qu’il se forge une image de « faiseux » qui agit sans écouter la « bien-pensance de gauche » ; des années qu’il dit pis que pendre d’Emmanuel Macron, qui « ne veut pas mettre fin au laisser-aller migratoire »

L’ancien sénateur, qui n’exclut pas de se présenter en 2027, sait aussi que le temps vaut cher dans un gouvernement minoritaire menacé de censure. Alors il fonce, pour gagner ses galons d’homme de droite courageux et pour rapatrier vers lui demain l’ancien électorat de François Fillon parti à l’extrême droite.

Dans son camp, la dénonciation du régime algérien est une cause qui fédère. Aussi témoigne-t-il régulièrement avec vigueur de la « repentance perpétuelle » et de « l’obsession mémorielle » dont se rendrait coupable Emmanuel Macron. Même les commémorations officielles du 19 mars, en hommage aux victimes civiles de la guerre d’Algérie, ne trouvent pas grâce à ses yeux. « C’est une date qui repose sur une contre-vérité, qui porte une injustice et qui divise », écrivait-il dès 2012.

« On subit l’agenda politique de la droite et de l’extrême droite, qui ont fait de l’Algérie un bouc émissaire pour des raisons électorales, déplore la députée écologiste Sabrina Sebaihi. Il y a, dans l’histoire de cette famille politique, une forme de nostalgie de l’Algérie française, qui a imprégné le logiciel idéologique. »

Président du groupe d’amitié France-Algérie, le sénateur socialiste Rachid Temal regrette « l’hystérie collective » qui s’empare de « certains »« C’est comme si un bouchon venait de sauter, juge-t-il. C’est le moment où les hommes et les femmes de sagesse doivent dire : “On redescend tous.” » Pas le genre de Retailleau, pointe le député écologiste Pouria Amirshahi : « Il veut faire la démonstration qu’il est le chef de la droite identitaire, donc il pousse le plus loin possible l’urticant algérien dans l’opinion. »

Vu d’Alger, des menaces sans effet

Si elle n’a rien de surprenante, la stratégie guerrière de Bruno Retailleau risque de se fracasser sur le mur de la réalité. Son collègue Gérald Darmanin peut en témoigner, lui qui a déjà tenté au même poste de se servir du levier des visas pour contraindre les pays du Maghreb à accorder plus de laissez-passer consulaires. « Nous l’avons fait avec un succès très relatif, a reconnu l’actuel ministre de la justice sur LCI dimanche. Vous vous fâchez diplomatiquement et ce n’est pas efficace. »

De même, la dénonciation de l’accord de 1968 est certes symbolique pour la droite française, mais inopérante. Révisé donc à trois reprises, il ne présente plus que quelques dispositions avantageuses pour les ressortissant·es algérien·nes. « C’est une coquille vide, a déclaré en octobre Abdelmadjid Tebboune. Cet accord est devenu un slogan politique pour réunir les extrémistes. Ils sont en train de raconter des histoires au peuple français. »

Au Quai d’Orsay, on n’est pas loin de partager cette position. « L’accord de 68 n’est vraiment pas un sujet et c’est pour ça que le président de la République n’y a pas touché », glisse une source diplomatique. La chercheuse Khadija Mohsen-Finan, spécialiste du Maghreb et des relations internationales, résume : « Les deux pays cherchent à se faire mal et ils ne savent pas par quel outil. Côté français, on puise dans le réservoir habituel, à savoir les visas et les accords de 1968. Ce sont de vieilles méthodes qui ont déjà échoué. » 

Une liste à laquelle on pourrait ajouter l’aide française au développement, devenue l’argument en vogue de l’extrême droite. Sarah Knafo, députée européenne Reconquête, a même fait l’objet d’une plainte de l’État algérien après avoir martelé le chiffre de 800 millions d’euros accordés par la France. En réalité, il s’agit de 130 millions d’euros par an, une somme qui finance notamment les ONG françaises sur place et des activités de conseil et de formation à certaines administrations. « Ce n’est vraiment pas de nature à faire plier le gouvernement algérien », souffle une source diplomatique. 

Président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) franco-algérienne, Michel Bisac regarde avec effarement « l’hystérisation du moment »« Vous allez couper une aide de 130 millions d’euros à un pays qui a 73 milliards d’euros de réserves de change ? Et c’est la France, avec ses 3 300 milliards d’euros de dette, qui dit ça ? C’est une blague. Au prix où se vendent le pétrole et le gaz, l’Algérie a tous ses indicateurs au vert. Ce n’est pas en les menaçant qu’on réglera la situation. Il n’y a pas d’autre choix que de se parler. »

Désescalade discrète

Si le ton belliqueux du ministre de l’intérieur répond à une logique politique, voir l’exécutif s’en accommoder surprend. Au ministère des affaires étrangères, l’activisme de Bruno Retailleau agace, comme nous le confirment plusieurs sources. « C’est une diplomatie de posture qui ne changera rien et qui peut s’avérer désastreuse pour la suite », pointe l’ancien diplomate Yves Aubin de la Messuzière, qui a dirigé au début des années 2000 le département Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay.

« J’ai assisté à des rendez-vous tendus entre Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika à l’époque, raconte-t-il. J’ai connu des accrocs entre la France et l’Algérie. Mais tout ça se règle diplomatiquement, surtout avec l’Algérie, surtout quand on est l’ancienne puissance coloniale. Chirac tenait parfois des propos difficiles à l’égard de Bouteflika. Mais il faisait en sorte que cela ne se retrouve jamais sur la place publique. Et c’est comme ça qu’il a pu apaiser la relation franco-algérienne. »

L’omniprésence de Bruno Retailleau tient aussi au moment politique. Le premier ministre n’a pas encore finalisé son cabinet et n’a pas demandé à ses ministres de lui faire valider leurs sorties médiatiques, comme c’est l’usage. À l’Élysée, le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, Emmanuel Bonne, a annoncé sa démission le 10 janvier, mais le président de la République souhaite le convaincre de rester.

Des facteurs auxquels il faut ajouter la surface politique d’un Bruno Retailleau conscient d’être indispensable à François Bayrou, soutenu par la droite, l’extrême droite et le chef de l’État. Face à un ministre des affaires étrangères plutôt apprécié des diplomates mais peu connu du grand public, le locataire de la Place Beauvau prend volontiers de l’espace et du temps de parole médiatique.

Face à l’enlisement de la crise et à la fronde de ses services, Jean-Noël Barrot a toutefois pris la parole mardi, dans un entretien à Brut. « C’est au Quai d’Orsay et sous l’autorité du président de la République que se forge la politique étrangère de la France », a-t-il souligné à deux reprises.

En coulisses, le Quai et la cellule diplomatique de l’Élysée tentent de reprendre la main. Malgré la virulence des propos publics, des contacts continuent d’exister entre les deux capitales, et la coopération sécuritaire, jugée indispensable à Paris, n’est pas totalement rompue. Le patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Nicolas Lerner, s’est rendu lundi à Alger avec une délégation de hauts fonctionnaires, comme l’a révélé Le Figaro.

« Il faut que nous sortions de la crise désormais et que nous puissions aller de l’avant », a affirmé Jean-Noël Barrot mardi, après s’être dit prêt à se rendre sur place. Pour Paris, une rupture avec Alger ne serait pas une bonne nouvelle, font savoir les ministères des armées et de l’économie, conscients des intérêts français en Algérie. Au ministère de la santé, on sait que les médecins algériens représentent le contingent extra-européen le plus nombreux en France. 

À la tête de la CCI, avec ses 2 800 entreprises, Michel Bisac craint les « répercussions » d’une telle crise. « On a longtemps reproché au gouvernement algérien de se servir de la diplomatie pour faire diversion sur la scène intérieure, souligne-t-il. Est-ce qu’on n’est pas en train de faire la même chose ? Il y a des milliers d’entreprises françaises qui travaillent en Algérie qu’on met en danger avec des propos pareils. Chaque année, ce sont 12 ou 13 milliards d’euros d’échanges commerciaux. Et on va jeter ça pour de la petite politique ? »

Les plus optimistes dans les services de l’État voient d’un bon œil le communiqué du ministère des affaires étrangères algérien, qui assure n’être « d’aucune façon engagé dans une logique d’escalade, de surenchère ou d’humiliation ». Dans ce texte publié le 11 janvier, l’exécutif algérien semble distinguer Bruno Retailleau du Quai et de l’Élysée. « L’extrême droite revancharde et haineuse, ainsi que ses hérauts patentés au sein du gouvernement français mènent actuellement une campagne de désinformation, voire de mystification, contre l’Algérie », dénonce le ministère.

L’énigme présidentielle

C’est désormais vers Emmanuel Macron que les regards se tournent. Une réunion est prévue dans les prochains jours à l’Élysée pour trouver une ligne commune en présence des ministres concernés, comme l’a révélé Jean-Noël Barrot mardi. « Un épisode comme celui-là, on en sort comme on est sorti de celui avec le Maroc : avec un geste et un arbitrage du président de la République, indique la chercheuse Khadija Mohsen-Finan. Pour l’instant, il est resté en retrait. C’est le seul qui peut se positionner en surplomb et faire un pas pour avancer. »

Mais en a-t-il seulement envie ? Les sorties de Bruno Retailleau n’ont pas ulcéré le président de la République, dont le cabinet avait d’ailleurs été prévenu par celui du ministre de l’intérieur. Préoccupé par l’état de santé de Boualem Sansal, le chef de l’État a nourri aussi une déception personnelle à l’égard d’Abdelmadjid Tebboune, à qui il reproche en privé de n’avoir pas tout fait pour « bousculer » un système qu’il jugeait en 2021 « construit sur une rente mémorielle ».

Tenu en privé mais révélé par Le Monde et jamais démenti, le propos avait suscité une crise diplomatique, déjà, et le retrait de l’ambassadeur algérien en France. À l’époque, Macron avait donné à Alger des gages mémoriels de sa bonne volonté. Certains dans son entourage le pressent de poursuivre ce travail, alors que l’Algérie demande toujours le nettoyage des sites des essais nucléaires menés par la France et la restitution d’objets ayant appartenu à l’émir Abdelkader, figure emblématique de la résistance à la colonisation.

Il n’est pas certain du tout que ces voix soient entendues tant l’atmosphère a changé autour d’Emmanuel Macron. Ni sa coalition avec la droite ni son alliance renouvelée avec le Maroc ne le poussent à renouer avec l’Algérie. Son entourage aussi a changé, plus conservateur qu’avant. Un de ses proches, rallié du second mandat, confie par exemple : « On a fait les gentils avec l’Algérie et ça n’a pas marché. Franchement, ça suffit de se faire marcher dessus. »

Source : Mediapart – 15/01/2025 https://www.mediapart.fr/journal/politique/150125/france-algerie-retailleau-tente-d-entrainer-macron-dans-sa-bataille

Dans la guerre des nerfs franco-algérienne, Darmanin lance la bataille des visas – Damien Glez

Le ministre français de la Justice entend supprimer un accord intergouvernemental qui permet aux proches du régime algérien de se rendre en France sans visa. L’annonce n’est qu’un nouvel épisode dans la dégradation des relations entre les deux pays.

Menacé par une motion de censure, le gouvernement français de François Bayrou entend se distinguer de l’équipe censurée – brièvement emmenée par Michel Barnier – par une osmose inédite entre les ministères de la Justice et de l’Intérieur. Les récents soubresauts dans les relations entre la France et l’Algérie viennent de donner l’occasion au tandem de ministres en charge de ces deux portefeuilles – Gérald Darmanin et Bruno Retailleau – de surligner qu’ils sont sur la même longueur d’onde.

Ce dimanche, sur la chaîne de télévision française LCI, le garde des Sceaux a considéré que, « comme l’a évoqué le ministre de l’Intérieur », il paraît « intelligent » et « efficace » de revenir sur un « accord de 2013 […] gouvernemental qui permet à ceux qui ont un passeport […] diplomatique algérien » de « venir en France sans visa pour pouvoir circuler librement ».

L’adoption d’un amendement en ce sens « peut se faire très rapidement », a développé Gérald Darmanin, insistant sur le fait qu’il ne visait qu’une nomenklatura algérienne dont « des milliers » de membres disposeraient de passeports officiels. Et non les 10 % de ses compatriotes « qui ont des liens de sang, de sol, de culture, y compris les pieds-noirs ». Le ministre a ensuite emboîté le pas de son ex-chef de gouvernement, Gabriel Attal, en appelant à « dénoncer » également un accord de 1968 qu’il juge « un peu obsolète » et qui confère aux Algériens un régime dérogatoire au droit commun français en matière de circulation, de séjour et d’emploi dans l’Hexagone.

Mesure de rétorsion

Cette remise en cause des facilités de séjour et du statut particulier de résidence est évidemment à mettre en perspective avec la récente dégradation des relations diplomatiques entre les deux pays. Connu pour son franc-parler, Darmanin qualifie lui-même son souhait en matière de visas de « mesure de rétorsion » contre « la plupart des dirigeants algériens qui ont la position de décision d’humiliation ».

La tension diplomatique croissante a été notamment marquée par des interpellations polémiques des deux côtés de la Méditerranée. La France dénonce l’arrestation à Alger de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal et le garde des Sceaux français considère que le régime algérien « s’honorerait » en le libérant. Côté algérien, c’est l’interpellation de « Doualemn » qui a fait grincer des dents et surtout la tentative d’expulsion avortée de l’influenceur algérien, expulsion qu’Alger qualifie d’« arbitraire et abusive ». Embarqué dans un avion pour l’Algérie, jeudi dernier, l’auteur de vidéos vindicatives sur TikTok a été aussitôt renvoyé en France.

Manque mutuel de respect ?

Le parallélisme des formes s’impose dans les échanges tumultueux entre les deux pays. Comme le ministre français de la Justice sur LCI, le ministre algérien des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, évoque une volonté « d’humiliation » de la part d’une France qui devrait « respecter l’Algérie », comme « l’Algérie doit respecter la France ».

La question des visas profile censément l’activation prochaine d’autres leviers, le ministre français de l’Intérieur ayant appelé à « évaluer tous les moyens qui sont à […] disposition vis-à-vis de l’Algérie » pour « défendre » les « intérêts » de la France.

Source : Jeune Afrique – 13/01/2025 https://www.jeuneafrique.com/1647588/politique/dans-la-guerre-des-nerfs-franco-algerienne-darmanin-lance-la-bataille-des-visas/

Accord franco-algérien de 1968 : qu’en est-il réellement ? Boumediene Sid Lakhdar

La tension entre la France et l’Algérie pour dénoncer des accords n’est pas nouvelle mais il y a des pics de surchauffe, il est actuellement au plus haut. En l’espèce l’accord de 1968 en est une illustration.

Ainsi, l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, est le plus emblématique car il avait été une conséquence directe des accords d’Evian de 1962.

Le souhait d’une dénonciation de l’accord avait toujours été le fait de la droite française qui défavorable à un système dérogatoire au droit commun jugé trop favorable pour les ressortissants algériens.

L’ extrême droite est aujourd’hui aux portes du pouvoir et donne à cette menace une forte intensité, assumée à haute voix. Le terrain n’a jamais été aussi favorable pour elle, soit la crise des OQTF, la dénonciation de la montée des flux d’immigration de sans-papiers, de surcroît pour les personnes condamnées pour des délits et crimes et, pour beaucoup, frappés d’une décision d’OQTF.

Et comme la coupe n’était pas assez pleine, voilà que s’est empiré la tension par le rapprochement de la France des positions du Maroc à propos du conflit sahraoui. Et pour ce qui est des rapprochements internationaux de l’Algérie, ils se sont multipliés pour rejoindre le nouveau projet du « Sud global ».

C’est dans cette chaudière que vient s’incruster le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Rotailleau, qui catalyse en sa personne toute la puissance de la volonté de remise en cause de l’accord franco-algérien de 1968.

Que contient cet accord, cause de toutes les crispations ?

Les termes de l’accord de 1968

Nous l’avons dit, c’est un accord qui fait suite aux accords d’Evian en 1962 pour cette fois-ci définir les conditions de flux des personnes entre les deux pays, particulièrement pour les règles et les droits des travailleurs installés en France.

Dans son préambule, quelques phrases résument la profession de foi des signataires :

« Soucieux d’apporter une solution globale et durable aux problèmes relatifs à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens sur le territoire français ».

Puis dans un énoncé des objectifs globaux : « Conscients de la nécessité de maintenir un courant régulier de travailleurs, qui tienne compte du volume de l’immigration traditionnelle algérienne en France ;

Animés du désir :

• de faciliter la promotion professionnelle et sociale des travailleurs algériens ;

• d’améliorer leurs conditions de vie et de travail ;

• de favoriser le plein emploi de ces travailleurs qui résident déjà en France ou qui s’y rendent par le canal de l’Office national de la main d’œuvre, dans le cadre d’un contingent pluriannuel déterminé d’un commun accord ;

Convaincus de l’intérêt de garantir et d’assurer la libre circulation des ressortissants se rendant en France sans intention d’y exercer une activité professionnelle salariée ».

L’ accord est donc considéré comme dérogatoire au droit commun. Il faut à cette étape savoir que ce terme dérogatoire n’est que très peu significatif. On ne conçoit pas un accord international bilatéral sans qu’il soit considéré comme privilégié. Le sens de dérogatoire est entendu dans cet accord comme des mesures exceptionnellement larges justifiées par le nombre important des flux et des installations.

Et ce sont justement les articles qui suivent le préambule qui indiquent bien l’importance du champ dérogatoire. Comment pouvait-il en être autrement suite au lien séculaire entre les deux pays, une rupture dans la guerre et un intérêt commun à préserver des échanges et des accords privilégiés ?

Le préambule est assez court car les grands principes d’un accord avaient déjà été proclamés dans les accords d’Evian. L’accord de 1968 est en fait un catalogue de dispositions juridiques qui vont dans le détail des droits et obligations.

L’ un des articles que je prendrai en exemple est l’article 4 (l’un des deux premiers, car le 1 et le 2 ayant été supprimés) car il est l’un des points les plus sensibles pour ceux qui dénoncent farouchement l’accord. L’article 4 est celui du regroupement familial autorisé par le Président Valéry Giscard d’Estaing. Il est incontestablement celui qui cristallise le plus car le regroupement familial est considéré comme celui qui a fait exploser les chiffres de l’immigration par l’ampleur des générations suivantes.

Article 4 : « Les membres de la famille qui s’établissent en France sont mis en possession d’un certificat de résidence de même durée de validité que celui de la personne qu’ils rejoignent.

Sans préjudice des dispositions de l’article 9, l’admission sur le territoire français en vue de l’établissement des membres de famille …/… ».

Suit l’énoncé des exceptions introduites par la phrase « Le regroupement familial ne peut être refusé que pour l’un des motifs suivants : …/… ».

L’ accord comprend douze articles de contenus plus ou moins détaillés suivis de quatre titres du « Protocole ». L’article 5 concerne les conditions d’établissement des non-salariés. Les articles 6, 7 et 7 bis fixent les conditions de délivrance et de renouvellement du certificat de résidence.

Et ainsi de suite.

Le statut juridique de l’accord

Cette partie nous rappelle que la dénonciation de l’accord ne pourra intervenir que par l’intervention du Parlement puisque ce qui est décidé par lui ou par referendum ne peut être défait que par lui ou un autre référendum.

L’ article 55 de la constitution nous précise : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

Il faut bien se rendre compte que la décision de dénonciation ou de renégociation de l’accord de 1968 est politique et donc sous condition d’une majorité parlementaire qui les valident. Que va-t-il se passer dans le cas d’une majorité du Rassemblement National qui n’est dorénavant plus du domaine du fantasme ?

Comme la demande émane d’une partie de la classe politique française et non de l’Algérie, c’est bien évidemment du droit français (avec le rappel précédent) et international qu’il faut examiner les possibilités juridiques.

Par extension nul avenant à l’accord ne peut être légal sans l’intervention du Parlement. L’avenant étant une modification ou un rajout au texte initial, l’accord en a connu quatre depuis 1968.

C’est la preuve que tout ne peut se défaire ou renégocier aussi facilement mais qu’en adviendra-t-il si le Rassemblement National atteindrait la majorité absolue, ce qui n’est plus un fantasme, surtout avec le mode de scrutin proportionnel qui s’annonce.

Même en cas de non accession à cette majorité absolue par l’extrême droite, que se passera-t-il si la droite républicaine et le centre droit basculaient du côté de la rupture ou de la négociation dure ?

Et c’est justement la petite musique qui commence à s’entendre.

Des voix qui montent

Le premier à s’en être emparé est l’ancien Premier ministre Edouard Philippe qui préconise la remise en cause de l’accord. La proposition s’appuie sur une analyse politique et juridique d’un ancien ambassadeur français en Algérie, Xavier Driencourt dans une note de mai 2023 pour Fondapol (Fondation pour l’innovation politique, un Think Tank aux idées libérales).

Dans la continuité de sa prise de position, l’ambassadeur est en ce moment le plus « enragé » pour dénoncer l’accord dans de nombreuses apparitions médiatiques. Sa voix est symptomatique de la montée en force du courant des opposants à la préservation des accords et même à leur renégociation.

Le président du Sénat, Gérard Larcher, pourtant réputé pour sa modération, avait renchéri en déclarant « Cinquante-cinq ans après, les conditions ont changé. Je pense que ce traité, il faut le réexaminer ». Les sénateurs avaient déposé une résolution qui n’a pas encore eu de suite.

Des députés LR ont à leur tour déposé une proposition de dénonciation de l’accord. Elle avait été rejetée mais on sent bien que la question était plus que jamais mise en avant. Mais comme nous l’avons dit, que se passera-t-il s’ils en reviennent à cette position ?

La Première ministre,  Élisabeth Borne, avait tranché en affirmant qu’il n’était pas question de dénoncer l’accord  franco-algérien de 1968 mais qu’il était envisageable d’y apporter des aménagements. Aucune précision à ce jour n’a été donnée ni sur un calendrier ni sur le fond.

Dénonciation unilatérale ou renégociation, quels conditions et risques ?

Il est une évidence première que le traité du 27 décembre 1968 ainsi que tous les avenants qui suivirent ne comportent pas expressément (dans le texte) une clause de dénonciation.

L’ article 56 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités nous dit qu’en l’absence d’une telle clause un traité ne peut faire l’objet d’une dénonciation unilatérale qu’à la condition de l’intention des parties d’admettre la possibilité.

Or, nous l’avons dit, cette condition de « l’intention » n’apparait ni dans le texte ni dans les circonstances de son adoption. Au contraire, souvenons-nous de la déclaration du Préambule que nous avions déjà mentionné au début de l’article, les deux gouvernements sont « soucieux d’apporter une solution globale et DURABLE aux problèmes relatifs à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens sur le territoire français ».

La dénonciation unilatérale de l’accord peut donc légitimer la saisine par l’Algérie de la Cour internationale de justice de La Haye. Il s’agit là d’un risque, la dénonciation unilatérale vaut-elle la peine de le tenter ?

Et puis, nous savons ce qu’est le poids des autorités de justice internationales. Lorsque les conflits sont aigus, rien ne peut en mettre une fin sinon par la guerre ou la négociation. Là se trouve une autre question, qui est en situation privilégiée dans le rapport de force ?

Un contrat est la rencontre de deux consentements nous dit le droit. Mais les consentements sont toujours pour les parties la conséquence d’une balance avantages-inconvénients. C’est aussi et surtout un pari sur l’avenir car rien n’est aussi changeant que les circonstances futures. Comment ce rapport de force va-t-il se conclure ?

Si l’Algérie a tout à y perdre parce que les termes de l’accord sont vraiment très favorables, il n’est pas certain que la France y gagne. Les raisons cachées qui avaient amené celle-ci à signer un accord sont toujours présentes, même si elles sont amoindries. Essayons de rappeler ces raisons.

Les accords de 1968 et les sous-entendus  

Les accords d’Evian prévoyaient la simple présentation d’une carte d’identité pour une entrée et circulation qui bénéfice des droits internes à l’exception des droits politiques. En réalité la France n’imaginait pas un retour aussi massif des Pieds noirs et la venue de cinq cent mille immigrés pour une installation de longue durée. L’intention de maîtriser les flux la poussera même à créer un centre de rétention clandestin à Arenc sous l’excuse d’une raison sanitaire.

Entre autres litiges les deux parties seront ainsi amenées à négocier un premier accord le 10 avril 1964. Et c’est ainsi que l’accord de 1968 fut signé par la suite.

L’intention de la France est ambivalente dès le départ en voulant en même temps réguler les flux et bénéficier d’une main-d’œuvre à bon compte pour ses besoins dans la période de grande expansion économique des « trente glorieuses ». Il lui fallait donc manœuvrer entre les deux côtés de la balance.

Nous savons ce qui est advenu pour la suite de l’histoire. La droite voulant perpétuellement affirmer que les accords de 1968 et de ses avenants annulaient les dispositions de libre circulation prévues par les accords d’Evian de 1962.

On pourrait penser que cela n’a aucun sens car ce qui est applicable est le texte de 1962 et ses avenants. Il y a pourtant un point de droit qu’il faut comprendre. Si le texte de 1968 annulait celui de 1962 cela voudrait dire que la libre de circulation n’est plus le principe de base sur lesquels vont se joindre les limites. Les tentatives n’ont jamais pu avoir une concrétisation juridique et le Conseil d’Etat a reconnu que l’accord faisait expressément le lien avec les accords de 1962.

La France n’a donc aucune possibilité juridique pour légitimer la dénonciation unilatérale de l’accord pour les raisons présentées précédemment. Il ne reste que l’accord mutuel de rupture ou la négociation. Ce qui dans les deux cas suppose l’accord de l’Algérie.

Et c’est là, comme pour toute négociation d’un accord, que s’impose de nouveau l’examen de la balance avantages-inconvénients pour l’Algérie.

Il serait difficile d’affirmer que l’accord franco-algérien dérogatoire au droit commun ne soit pas favorable aux ressortissants algériens. Cela étant légitime vu le besoin d’immigration de la France et leur travail qui, malgré l’avis contraire d’une grande partie de la droite, reste nécessaire à la croissance économique du pays d’accueil. Tous les rapports à ce sujet prouvent le danger à réduire la population immigrés tant il y a une pénurie de main d’œuvre dans tous les domaines.

La réalité de la courbe démographique

L’intention de régulariser les travailleurs sans papiers dans les métiers « sous tension » dans la proposition de loi sur l’immigration est la preuve du besoin économique y compris pour le futur vu le déclin démographique inéluctable.

L’ Algérie a des atouts et elle ne devrait pas craindre une renégociation. Il n’y a aucun intérêt pour elle si la dénonciation unilatérale condamne la France à un lourd dédommagement. Elle ferait perdre aux ressortissants algériens l’avantage acquis de la dérogation au droit commun.

Les avantages à rejoindre le droit commun existent mais ils restent très marginaux par rapport à ce qui serait perdu.

Pour le moment, le statut quo est préférable pour tous mais la fièvre semble s’installer. Il faut envisager que ce statut quo ne sera pas solide pour tenir à moyen terme.

Source : Le Matin d’Algérie – 11/01/2025 – https://lematindalgerie.com/accord-franco-algerien-de-1968-quen-est-il-reellement/

Relations  franco-algériennes : les tensions s’exacerbent – Samia Naït Iqbal

Sujettes à de récurrentes perturbations, les relations franco-algérienne ont rarement connu un niveau de dégradation que celui observé ces derniers jours, en raison de l’accumulation de tensions qui se sont exacerbées depuis la fin de l’année 2024.

Les déclarations polémiques au vitriol échangées entre les présidents des deux pays autour de l’incarcération de l’écrivain Boualem Sansal sont les signes avant-coureurs d’une montée en cadence dans l’escalade verbale d’un degré jamais égalé.

Le  refus de l’Algérie d’accueillir sur son sol « l’influenceur » algérien de 59 ans expulsé de France  jeudi dernier après-midi vient de donner une  tournure imprévisible aux relations bilatérales entre l’Algérie et l’ex-puissance coloniale.

 Au sens des autorités françaises ce refus est un acte de défiance, « d’humiliation » qui ne restera pas sans réponse, promet le ministre français de l’Intérieur, le très droitier Bernard Retailleau.

« La France ne peut pas supporter cette situation. L’Algérie cherche à humilier la France. Nous devons désormais évaluer tous les moyens à notre disposition vis-à-vis de l’Algérie pour défendre nos intérêts », dira avec fermeté  le ministre français de l’Intérieur, en réaction à la fin de non-recevoir opposée par l’Algérie à l’exécution d’une disposition judiciaire qui n’est pourtant  pas la première du genre entre les deux pays.

En effet, il est incompréhensible qu’un Etat qui se dit protecteur de ses citoyens refuse d’accueillir un des siens quand il est expulsé par un autre pays. En vrai, l’Algérie n’a rien trouvé de mieux pour agacer Paris que de refuser un des siens, qui sera du coup offert aux prisons françaises. Le régime, pour chatouiller l’orgueil des Algériens, sacrifie un de ses « combattants » de l’ombre pour la bonne cause en somme !

Cela d’autant plus que la décision concerne un citoyen de nationalité algérienne qui vient de faire l’objet  d’une mesure  administrative de déchéance de sa qualité de résidant sur le sol français et d’expulsion suite à des appels à la violence et au meurtre d’opposants algériens au régime du président Abdelmadjid Tebboune.

Le bon sens aurait voulu que cet individu soit accueilli mais non, le régime préfère le renvoyer. Ce qui a les faveurs bien entendu du concerné qui, bien que critique envers la France et défenseur zélé du régime algérien, ne veut aucunement être renvoyé en Algérie. Tout le paradoxe de ces « tiktokeurs » est là.

Il va sans dire que cette fermeté affichée par le ministre français de l’Intérieur est du pain béni pour les autorités algériennes en mal de reconnaissance interne. Elles surferont encore sur le passé pour cacher les avanies de l’actualité.

Il n’est pas exclu de voir ladite réponse de même que l’évolution inattendue que connaissent les relations entre la France et l’Algérie avoir faire l’objet d’un examen par anticipation, lors  de la réunion du Conseil de sécurité de jeudi dernier. Un conclave annoncé mais dont l’ordre du jour est resté secret.

Visiblement, le conflit a atteint un point de non non-retour. Reste à savoir quelle suite connaîtra cette affaire dans le proche avenir. Les deux capitales s’en tiendront-elles aux mots ou iront-elles jusqu’à la rupture des relations diplomatiques ? Affaire à suivre.

Source : Le Matin d’Algérie – 11/01/2025 – https://lematindalgerie.com/relations-franco-algeriennes-les-tensions-sexacerbent/

La Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme relocalise son action en France – Mustapha Kessous

L’organisation emblématique de la société civile algérienne, créée en 1985, a été dissoute par le pouvoir en juin 2022. En exil, des militants ont décidé de poursuivre leur combat humaniste de Paris.

Le combat des militants des droits de l’homme algériens continue. Non plus de Tizi-Ouzou, Béjaïa ou Tamanrasset, mais de Paris. Dissoute en catimini en juin 2022 par le tribunal administratif d’Alger – une décision que les responsables ont apprise sept mois plus tard –, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) a été « réactivée sous une forme juridique différente de l’étranger », ont annoncé au Monde des membres de l’organisation, aujourd’hui en exil en France.

Le 29 octobre, ces derniers ont déposé les statuts d’une nouvelle association, appelée « Collectif de sauvegarde de la ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme » (CS-LADDH), à la préfecture de la Seine-Saint-Denis, afin de continuer à dénoncer l’arbitraire en Algérie.

« Nous relocalisons la lutte en France afin de poursuivre notre mission de résistance, martèle son président, Adel Boucherguine. On ne va pas laisser tranquille le régime de notre pays. » Même lorsque celui-ci annonce des gestes d’« apaisement », comme la grâce, le 25 décembre, de 2 471 détenus par le président algérien Abdelmadjid Tebboune, la méfiance reste de mise. « On ne fait pas confiance à ce régime », explique M. Boucherguine.

Pour ce journaliste de 38 ans, réfugié politique dans l’Hexagone, il s’agit de continuer à documenter la répression qui vise des voix dissidentes : les militants démocrates, les partisans du Hirak, le soulèvement populaire de 2019, ou les journalistes.

La diaspora « dans son rôle historique »

« Il n’y a plus de témoin de l’arbitraire en Algérie, assure Aissa Rahmoune, directeur exécutif de l’association et désormais réfugié politique en France. Pour un like [sur les réseaux sociaux] ou un poème, on peut aller en prison. La peur est omniprésente. » Pour cet avocat, il faut être « la voix de ceux qui ne peuvent plus rien dire ». « De Paris, on peut alerter l’opinion algérienne et internationale sans rien risquer, tout en poussant les autorités à respecter les traités qu’elles ont signés », insiste-t-il.

Pour y arriver, le CS-LADDH compte s’appuyer sur le réseau de la Ligue, « devenu clandestin en Algérie ». Créée en 1985, cette dernière a été une organisation emblématique de la société civile. Elle a survécu à toutes les convulsions politiques du pays, y compris à la « décennie noire » des années 1990. Depuis le Hirak, elle est devenue la cible privilégiée des tenants de la restauration autoritaire en cours en Algérie.

Plusieurs de ses responsables, comme son vice-président Kaddour Chouicha, ont été poursuivis pour avoir participé au soulèvement pacifique et critiqué le pouvoir. D’autres membres de l’organisation ont été condamnés et sont en détention. « Même Abdelaziz Bouteflika [président algérien de 1999 à 2019] et le général Toufik, tout-puissant patron du renseignement [de 1990 à 2015], n’avaient osé dissoudre la Ligue, rappelle Adel Boucherguine, elle a toujours été tolérée. Aujourd’hui, le pays a sombré dans le tout répressif. »

Le CS-LADDH a aussi une autre ambition : rassembler les autres organisations algériennes des droits humains basées à l’étranger. « La diaspora est encore le seul élément qui échappe au régime et qui lui résiste », note Ali Ait Djoudi, président de l’association Riposte internationale.

 « Elle est dans son rôle historique, pointe le militant Saïd Salhi, réfugié en Belgique et ancien vice-président de la LADDH. Lors des moments difficiles pendant la guerre d’Algérie [1954-1962], la diaspora avait pris le relais et permis au mouvement national de sortir vainqueur. Espérons que, comme par le passé, cette mobilisation fasse naître un changement durable pour l’Algérie. »

Source : Le Monde Afrique – 31/12/ 2024 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/12/31/la-ligue-algerienne-pour-la-defense-des-droits-de-l-homme-relocalise-son-action-depuis-la-france_6475277_3212.html

En Algérie, la fuite des cerveaux s’accélère – A. Boumezrag

Comme d’autres pays du Maghreb, l’Algérie subit une hémorragie continue de ses élites diplômées vers les pays occidentaux. Un phénomène dont les racines plongent dans un avenir bouché, des pesanteurs sociales et un état des libertés en peau de chagrin, analyse “Le Matin d’Algérie”. L’urgence est donc de refonder le pacte social et de miser sur les forces et compétences des diasporas algériennes.

L’ Algérie a longtemps été perçue comme un pays aux richesses naturelles inépuisables. Le pétrole et le gaz continuent de dominer les discours officiels, les stratégies économiques et les échanges internationaux.

Pourtant, un autre type d’exportation, moins visible mais ô combien stratégique, prend de l’ampleur : celle des cerveaux. Médecins, ingénieurs, artistes, intellectuels… Ils forment ce nouveau “gazoduc” invisible, qui alimente l’Europe en savoir-faire et en talents, tandis que le pays d’origine voit son capital humain se dissiper, comme un gaz précieux qui s‘échappe sans retour.

L’avenir est ailleurs

L’expression “exportations hors hydrocarbures” fait sourire amèrement les Algériens. Officiellement, elle désigne des produits manufacturés ou agricoles. Officieusement, elle symbolise l’exode massif de la jeunesse diplômée.

Des milliers de médecins formés dans les facultés algériennes opèrent aujourd’hui dans les hôpitaux européens. Des ingénieurs, aux compétences aiguisées dans des universités locales, conçoivent des projets innovants loin de leur terre natale. Des artistes, en quête de reconnaissance et de liberté, font vibrer des scènes étrangères.

Le paradoxe est cruel : le pays investit dans la formation de ces talents, mais c’est ailleurs qu’ils déploient leur potentiel. En retour, l’Algérie ne récolte ni royalties ni dividendes, seulement une hémorragie sociale et intellectuelle. La fuite des cerveaux n’est pas un phénomène nouveau, mais elle s’accélère. Manque de perspectives, climat économique incertain, libertés restreintes, reconnaissance professionnelle limitée…

Contrairement aux hydrocarbures, les talents humains sont une ressource infiniment précieuse et non renouvelable. Chaque médecin qui quitte l’Algérie, c’est un investissement national qui s’évapore. Chaque ingénieur qui part, c’est un projet avorté pour le pays. Chaque artiste exilé, c’est un fragment de culture qui s’éloigne. Le vide laissé est immense, difficile à combler, car les générations futures voient, elles aussi, leur avenir ailleurs.

L’urgence de miser sur les diasporas

Le véritable défi pour l’Algérie n’est pas seulement économique, mais aussi social. Comment retenir ses élites ? Comment transformer cette fuite en force ? Les diasporas sont souvent perçues comme des ressources à distance. Encore faut-il créer les conditions pour qu’elles puissent contribuer au développement national, même de loin. Mais le plus urgent reste de redonner confiance à ceux qui sont encore là, à cette jeunesse qui hésite entre partir ou rester, entre rêver ici ou réussir ailleurs.

L’ Algérie ne manque pas de richesses ; elle manque de vision. Le gaz naturel rapporte des devises, mais les esprits, eux, rapportent un avenir. Ce “gazoduc humain” vers l’Europe pourrait devenir un véritable levier de transformation si le pays décidait enfin d’investir dans ses citoyens avec la même énergie qu’il investit dans ses ressources naturelles.

L’ Algérie se trouve à un tournant décisif. Le pays dispose d’une richesse humaine considérable, mais cette ressource ne pourra jouer pleinement son rôle que si elle est reconnue, valorisée et, surtout, retenue. Le défi n’est pas uniquement de limiter les départs, mais de créer un écosystème où les talents peuvent prospérer. La solution n’est pas de fermer les frontières aux rêves de réussite ailleurs, mais de les ouvrir à la possibilité de réussir ici.

Les investissements dans l’éducation et la formation ne doivent pas être vus comme des coûts, mais comme des paris sur l’avenir. Il est temps de comprendre que la véritable richesse d’un pays ne se mesure pas à ses réserves de pétrole, mais à sa capacité à inspirer et à retenir ses citoyens.

Paradoxalement, la diaspora algérienne, puissante, riche et intelligente, pourrait jouer un rôle clé dans la reconstruction nationale. De nombreux talents exilés ne demandent qu’à contribuer au développement de leur pays d’origine. Mais pour cela, il faut dépasser les symboles et les discours patriotiques. Il est nécessaire de mettre en place des politiques concrètes de réintégration, d’échanges et de coopération avec ceux qui ont choisi de partir. Leur expérience internationale, leur réseau et leur expertise peuvent devenir un moteur puissant pour l’économie et la société algériennes. Encore faut-il leur donner une raison de croire en un retour, même virtuel.

Ce malaise algérien profond

Les tensions sociales, la fuite des cerveaux et l’exode des talents ne sont pas des fatalités. Ce sont les symptômes d’un malaise plus profond. Pour y remédier, des réformes courageuses et structurelles sont indispensables : moderniser l’économie, renforcer l’état de droit, valoriser le mérite, encourager l’innovation et offrir des perspectives concrètes à la jeunesse. Il ne s’agit pas seulement de retenir des compétences, mais de créer un environnement où elles peuvent s’épanouir.

Imaginez un scénario différent : un “gazoduc” humain où les flux s’inversent. Où les médecins, ingénieurs, artistes et intellectuels, loin de partir définitivement, choisiraient de revenir, ne serait-ce que pour des projets temporaires. Où la réussite à l’étranger ne serait pas une fuite, mais une étape avant un retour enrichissant. Où l’Algérie deviendrait un pôle d’attraction pour ses talents, et même pour ceux venus d’ailleurs.

Mais pour cela, il faut cesser de voir ses citoyens comme des ressources exploitables et commencer à les considérer comme les véritables architectes de l’avenir.

Car, au final, le plus grand défi de l’Algérie n’est pas de remplir ses pipelines de gaz, mais de remplir les esprits de rêves réalisables. C’est là, et seulement là, que réside la véritable souveraineté nationale.

L’ Algérie est à la croisée des chemins, où le choix entre exploiter les talents et les laisser s’échapper devient crucial. Investir dans l’humain, c’est assurer la durabilité d’une économie aujourd’hui trop dépendante des hydrocarbures. La richesse d’une nation se mesure à son capital humain : une jeunesse bien formée, un tissu entrepreneurial dynamique, et des institutions qui font naître l’émergence de leaders capables de transformer le pays.

Imaginons une Algérie…

Les exemples de nations qui ont réussi à se réinventer ne manquent pas. Prenons l’exemple de la Corée du Sud, autrefois dévastée par la guerre, aujourd’hui géant technologique et culturel. Son secret ? Un investissement massif dans l’éducation et l’innovation, et une valorisation sans compromis de ses talents nationaux. L’Algérie, avec sa jeunesse dynamique et ses ressources naturelles, possède tous les ingrédients pour réussir une transition similaire. Mais cela nécessite une vision claire et, surtout, une volonté politique de passer de la parole aux actes.

Aujourd’hui, les meilleurs cerveaux partent faute de perspectives. Mais imaginons une Algérie où les médecins ne s’exilent plus en France pour échapper à des conditions de travail précaires, où les ingénieurs ne cherchent plus refuge dans la Silicon Valley faute de reconnaissance, où les artistes ne s’exilent plus en Europe pour pouvoir créer librement.

Le retour des compétences algériennes ne doit pas seulement être souhaité, il doit être activement encouragé. Faciliter les démarches administratives pour les entrepreneurs de la diaspora, valoriser les diplômes obtenus à l’étranger, créer des partenariats avec les universités internationales : autant de mesures concrètes qui pourraient transformer la fuite des cerveaux en un véritable réseau mondial au service du développement national.

La crise actuelle n’est pas seulement économique, elle est aussi sociale. Les jeunes Algériens ont besoin de perspectives, pas de discours. Ils veulent un pays où le mérite l’emporte sur les passe-droits, où l’avenir n’est pas conditionné par la naissance ou les relations, mais par le talent et l’effort. Ce nouveau pacte social doit être fondé sur la justice, l’équité et l’égalité des chances. C’est la condition sine qua non pour retenir les talents et redonner confiance à une jeunesse désabusée.

Source : Courrier international – 09/12/2024 https://www.courrierinternational.com/article/economie-en-algerie-la-fuite-des-cerveaux-s-accelere_225028