La Maison des cultures du monde ferme ses portes en France : l’Algérie perd un partenaire historique – Nidam Abdi

En février 1986, la Maison des cultures du monde coordonnait avec Riad El Feth l’événement « Algérie. Expressions contemporaines », dont la soirée légendaire du raï à La Villette reste gravée dans les mémoires. Quarante ans plus tard, cette institution pionnière des échanges culturels internationaux disparaît, victime d’une suppression de subvention de 488 000 euros.

La nouvelle est tombée tel un couperet : le 19 décembre 2025, la Maison des cultures du monde (MCM) fermera définitivement ses portes à Vitré, à l’est de Rennes (Ille-et-Vilaine). Quarante-trois ans après sa création à Paris, une subvention annuelle de 488 000 euros supprimée par le ministère français de la Culture suffit à faire vaciller l’une des institutions les plus singulières consacrées au patrimoine culturel immatériel. Pour l’Algérie et ses artistes, c’est un partenaire historique qui s’éteint.

Une institution fondée sur la réciprocité culturelle

Lorsque Chérif Khaznadar et Françoise Gründ fondent la MCM en 1982 et l’installent dans les locaux de l’Alliance française boulevard Raspail à Paris, ils répondent à une nécessité historique : appliquer le principe de réciprocité dans les relations culturelles françaises avec le monde. La France avait tissé un vaste réseau d’Alliances françaises et de centres culturels à l’étranger. Le temps était venu de la doter d’un espace ouvert sur d’autres horizons, en privilégiant la perspective culturelle aux exigences politiques. La philosophie de la MCM tenait en deux propositions fondamentales : « C’est en s’affirmant soi-même que l’on devient universel » et « Enrichissons-nous de nos différences ». Si la création est le moyen par lequel l›homme exprime ce qu›il a de plus intime, c›est en s›ouvrant à des expressions culturelles de toutes sortes qu›il apprend à connaître les autres et ainsi, à mieux cerner sa spécificité.

1986 : « Algérie. Expressions contemporaines »

Dès ses premières années d’existence, la MCM affirme sa vocation avec éclat. En février 1986, elle coordonne l’ensemble de la programmation d’un événement culturel majeur qui marquera durablement l’histoire des échanges franco-algériens : « Algérie. Expressions contemporaines ». Cette grande manifestation, organisée conjointement par le ministère de la Culture algérien, l’Office Riad El Feth, et du côté français par le ministère de la Culture, le ministère des Relations extérieures, la MCM, le Centre Georges Pompidou, le Centre national des arts plastiques et l’Institut du monde arabe, déploie pendant trois semaines à Paris toute la richesse de la création algérienne contemporaine. Du 5 au 25 février 1986, Paris découvre la diversité des expressions artistiques algériennes : expositions de peinture, de manuscrits littéraires et de mobilier contemporain, festival de cinéma, spectacles de théâtre avec notamment El Ajouad d’Abdelkader Alloula par le Théâtre régional d›Oran présenté à la MCM elle-même, concerts de jazz avec Safy Boutella et de rock avec le groupe T.34, défilé de mode avec les créations de Nassila, et spectacle poétique « Synergies ».

Le 17 février 1986 : la soirée qui consacra le rai

Mais c’est le 17 février 1986, à la Grande Halle de La Villette, que se produit un événement qui fera date dans l’histoire de la musique algérienne en France : « Le raï dans tous ses états », première grande soirée d›anthologie du raï organisée dans l’Hexagone. François Paul-Pont, qui avait vécu en Algérie et connaissait intimement cette musique populaire venue de l’Oranie, se charge de l’organisation de cette soirée historique. Ce concert légendaire réunit sur scène les figures majeures du raï, dans toute sa diversité : la grande Cheikha Rimitti, figure tutélaire du genre et voix mythique du raï traditionnel, le jeune Cheb Khaled qui n’a pas encore conquis la planète entière, Messaoud Bellemou, pionnier de l’électrification du raï avec sa trompette révolutionnaire, Bouteldja Belkacem, et le groupe Amarna. Les Medahats complètent cette affiche exceptionnelle. Pour la première fois, le raï – cette musique longtemps marginalisée en Algérie même, chantée dans les cabarets populaires et les fêtes de quartier – accède à la reconnaissance d’une grande scène parisienne. L’événement électrise le public. Cheikha Rimitti, avec sa voix rauque et sa liberté de ton légendaire, incarne la tradition orale et la transgression sociale du raï des origines. Face à elle, le jeune Khaled représente la nouvelle vague, celle qui modernise le genre en l’ouvrant aux synthétiseurs et aux rythmes contemporains. Cette anthologie révèle au public français la vitalité d’une musique qui deviendra, quelques années plus tard, un phénomène mondial.

Un engagement durable envers les musiques algériennes

La MCM accompagnera durablement cette reconnaissance du raï. Son label Inédit édite dès 1986 plusieurs enregistrements issus de cette soirée mémorable, puis en 1994 Aux sources du Raï, documentant l’évolution de ce genre musical. L’institution continuera de mettre en lumière les musiques andalouses, les traditions savantes du Maghreb, le chaâbi d’Alger avec Guerouabi el Hachemi, le malouf de Constantine avec Cheikh Salim Fergani, ou encore les maîtres de la gasba et les chants sacrés du Sahara.

Une action multiforme et visionnaire

L’institution se distingue par l’accueil de manifestations étrangères selon tous leurs modes d’expression et quel que soit leur milieu d’origine : profane ou sacré, savant ou populaire, professionnel ou non-professionnel, lettré ou oral, traditionnel ou contemporain. Cette ambition prend corps dans le Festival de l’imaginaire, créé en 1997. Unique au monde, la manifestation attire à Paris et ailleurs en France les artistes, maîtres rituels et troupes les plus authentiques, parfois menacés d’oubli dans leur propre pays. En près de trente éditions, le festival fait entendre le souffle des traditions autochtones de l’Amazonie aux danses sacrées d’Asie, en passant par les musiques d’Afrique du Nord ou les grandes formes théâtrales d’Orient. Loin d’être un simple programmateur, le centre produit disques, livres, revues, expositions, colloques. Son label Inédit devient une référence pour les amateurs de musiques du monde : archives rares, enregistrements de maîtres, captations de rites inaccessibles. En 2005, la MCM s’installe à Vitré, dans l’ancien prieuré bénédictin du XVIIe siècle, devenant un pôle national et européen du patrimoine immatériel. Un centre de documentation sur les spectacles du monde y est créé.

Un patrimoine irremplaçable

Le quarantième anniversaire, célébré en 2022, offrait une plongée exceptionnelle dans ce travail. L’exposition « Du terrain à la scène » dévoilait un fonds documentaire impressionnant : 10 000 photos, 2000 vidéos, 500 enregistrements sonores, une masse irremplaçable de notes, enquêtes et témoignages. Cette documentation nourrit la base de données Ibn Battuta, l’une des plus importantes d’Europe, qui rassemble plus de 20 000 références sur les traditions du monde. Depuis 2011, la MCM est officiellement le Centre français du patrimoine culturel immatériel. Elle accompagne la reconnaissance des pratiques vivantes et soutient la recherche ethnologique.

Un vide culturel

La fermeture de la MCM résonne comme un contresens historique. Comment un pays qui proclame son attachement à la diversité culturelle laisse-t-il s’éteindre une institution aussi exemplaire pour quelques centaines de milliers d’euros ? François Paul-Pont, disparu en 2015, qui avait porté avec tant de passion cette soirée d’anthologie du raï en 1986, n’aurait sans doute pas imaginé que l’institution qu’il avait servie puisse un jour disparaître. La décision prive la Bretagne d’un outil stratégique de rayonnement international, affaiblit la recherche ethnologique française et rompt un lien précieux avec des artistes venus du monde entier, notamment du Maghreb.

Pour l’Algérie, c’est un partenaire historique qui s’éteint, celui qui a donné au raï ses premières lettres de noblesse internationales et qui a contribué à faire connaître la richesse de son patrimoine musical. Le Collectif Vitré2026 propose la création d’une Maison des cultures vivantes. D’autres pistes émergent : alliances entre universités, coopérations internationales, mobilisation citoyenne. Mais rien ne remplacera totalement la cohérence visionnaire pensée par Khaznadar et Gründ. Dans une France confrontée aux peurs et aux fractures, la MCM rappelait une évidence : la culture n’est pas un décor, mais un langage commun. Khaznadar aimait répéter que « la culture n’est pas un luxe, mais une nécessité ». Sa Maison disparaît. Sa leçon, elle, demeure – et oblige.

Nidam Abdi est critique musical, spécialiste des musiques traditionnelles maghrébines.

Source : El Watan – 14/12/2025 https://elwatan.dz/la-maison-des-cultures-du-monde-ferme-ses-portes-en-france-lalgerie-perd-un-partenaire-historique/

Plaidoyer d’un musulman français pour une laïcité fidèle à elle-même – Yazid Sabeg

La loi de 1905 ne nous visait pas, elle doit désormais nous inclure : musulman français laïque, j’ai commis ce texte de longue date et, après l’avoir gardé pour moi, j’ai souhaité le publier pour le cent-vingtième anniversaire.

Je parle ici comme musulman, citoyen français, laïque et j’ajoute authentique . C’est-à-dire comme quelqu’un pour qui l’importance de la liberté de conscience, de l’égalité des droits et de la neutralité de l’État ne sont ni des armes à brandir contre un voisin, ni des parures rhétoriques, mais des biens communs conquis au prix d’une histoire longue, conflictuelle, contrastée. Or cette histoire, telle qu’elle s’est écrite pour les Juifs et telle qu’elle s’est refusée aux musulmans, révèle aujourd’hui une contradiction devenue insoutenable : on intime aux musulmans – deuxième communauté religieuse de ce pays depuis près de deux siècles – de se soumettre à une loi républicaine dont ils n’ont jamais bénéficié , et que la République n’a jamais vraiment assumé envers eux, tout en prétendant aujourd’hui qu’ils en seraient les principaux ennemis.

On oublie trop volontiers que l’émancipation des Juifs, à la fin du XVIIIᵉ et au XIXᵉ siècle, n’est ni un geste de pure générosité ni une illumination subite des Lumières. Elle est un contrat à la fois libérateur et asymétrique : les assemblées révolutionnaires acceptent d’accorder les droits de citoyen à ceux qu’elles désignent comme « juifs », mais à condition qu’ils renoncent à tout ce qui ressemble à un corps séparé – juridictions internes, privilèges communautaires réels ou supposés, institutions propres. L’égalité est conditionnée à la « régénération » : les Juifs ne seront pleinement acceptés qu’en devenant des Français à part entière, la religion reléguée dans la sphère privée, la visibilité collective diluée dans la nation. Sous l’Empire, les consistoires juifs sont reconnus, structurés, financés, en même temps qu’en Alsace on mesure les Juifs à l’aune de décrets discriminatoires sur le crédit et la mobilité. Le message implicite est double : la République et l’État acceptent d’ouvrir la citoyenneté, mais ils en fixent unilatéralement le prix symbolique.

C’est dans cette filiation que naît la loi de 1905, au terme de décennies de conflits entre la République et le catholicisme, de batailles scolaires, de crises diplomatiques avec Rome. La mémoire paresseuse attribue cette loi à Combes, figure de l’anticléricalisme gouvernemental, alors qu’elle est l’œuvre patiente d’une commission parlementaire conduite par Buisson, Pressensé, Jaurès, et portée à maturité par Briand. Il y a, dès le départ, deux conceptions qui s’affrontent : celle d’un État qui veut « mettre au pas » l’Église catholique au nom d’une laïcité-chêne, rigide, punitive, et celle d’un État qui veut solder la querelle religieuse en garantissant, avant tout, la liberté de conscience. Combes ne mentionne même pas explicitement cette liberté dans son projet ; la commission en fait le cœur de la loi. La chute de Combes et la main de Briand permettent à cette conception libérale de l’emporter : l’article premier affirme que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, sous la seule réserve de l’ordre public ; l’article 2 dispose que l’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

Une technique de pacification

Ce n’est pas rien : la séparation se fait contre la tentation combiste d’un anticléricalisme d’État, et contre la tentation de Rome d’interpréter toute perte de privilège comme une persécution. Pie X condamne la loi et les solutions de compromis proposées par Briand ; il voudrait que l’Église se retire des églises et laisse se fermer les portes pour exhiber une souffrance exemplaire. Briand refuse cette dramaturgie du martyr catholique ; il fait en sorte que la République ne remporte pas une victoire si « entière » qu’elle susciterait rancœurs et haines durables. La laïcité se fait roseau et non chêne : elle plie sans rompre, elle accepte des ajustements, elle établit un équilibre qui, dix ans plus tard, rend possible l’Union sacrée.

Cette laïcité-là, celle de 1905, n’est pas un dispositif de domestication brutale de la religion, mais une technique de pacification : elle met fin, dans les grandes lignes, à la guerre de deux France – l’une catholique, l’autre républicaine – en organisant une coexistence où l’État cesse de patrouiller les consciences et se consacre, en théorie, à l’égalité des droits, tandis que l’Église cesse de revendiquer un statut politique dominant. L’État ne devient ni anticatholique ni indifférent aux religions ; il déclare simplement qu’il n’a plus de religion civile à imposer.

Mais cette histoire-là ne concerne pleinement que les catholiques, les protestants et les Juifs déjà intégrés comme « Français de confession israélite » ou « Français de confession réformée ». Pour eux, la laïcité vient couronner un processus d’émancipation civique. Pour les musulmans, la trajectoire est presque inverse : ils entrent dans l’orbite de la République non pas comme minorité religieuse à intégrer, mais comme population coloniale à administrer. Alors que la République se proclame indifférente aux races et aux religions, elle invente dans les colonies un régime où les « indigènes musulmans » sont sujets français mais non citoyens, placés sous un statut personnel particulier, soumis à un code de l’indigénat qui les prive de garanties élémentaires.

Ce qu’on a appelé « respect du statut coutumier » n’est pas la reconnaissance généreuse d’un pluralisme juridique ; c’est le masque d’une mise à distance racialisée. On explique aux musulmans qu’ils ont leur droit à eux, inspiré de la charia et des coutumes locales, et qu’ils peuvent y rester attachés ; mais ce droit sert d’argument pour leur refuser la pleine citoyenneté, l’accès aux mêmes fonctions, la protection égalitaire de la loi. Ce n’est pas la liberté de conscience qui les définit, mais une appartenance, religieuse et ethnique, figée dans un statut d’exception. Là où l’on demande aux Juifs de devenir des citoyens indiscernables pour les reconnaître comme égaux, on maintient les musulmans dans une altérité administrée, dont on exploite ensuite l’« inadaptation » pour justifier leur exclusion civique.

De cette histoire coloniale, la République a gardé plus que des archives : elle a conservé des réflexes. Après les indépendances, beaucoup de musulmans sont devenus des citoyens français – à part entière cette fois –  par naturalisation, par le droit du sol, par la circulation des hommes et des familles entre l’ancienne métropole et les anciennes colonies. Mais il n’y a pas, pour eux, de moment symbolique fort où la République dirait clairement : « Vous êtes des nôtres, pleinement et sans réserve ; votre religion, votre histoire, vos noms, vos mémoires ne vous situent plus en dehors de l’universel, mais à l’intérieur. » On ne reproduit pas la séquence d’émancipation des Juifs ; on ne crée pas pour l’islam l’équivalent de ce que furent les consistoires pour le judaïsme. On ne leur fait pas de place dans le récit national au contraire même ; on les laisse porter sur leurs épaules le poids silencieux de l’empire.

C’est dans ce contexte que la laïcité ressurgit, à partir des années 1980, comme slogan omniprésent. Certains ont bien noté que plus la loi de 1905 était invoquée dans le débat public, moins on prenait la peine de se souvenir de son histoire et de sa philosophie véritables. La mémoire combiste – celle d’un État qui « met au pas » une Église rétive – se mêle à la mémoire édulcorée d’une séparation harmonieuse, comme si le conflit des deux France s’était évanoui de lui-même dans la sagesse républicaine. Et peu à peu s’installe un raccourci : puisque la République a su un jour « faire plier » le catholicisme, elle doit aujourd’hui faire la même chose avec l’islam. On oublie deux différences essentielles : d’une part, l’Église catholique de 1905 combattait ouvertement la République et revendiquait la primauté du spirituel sur le civil ; d’autre part, les musulmans d’aujourd’hui n’ont ni combattu la loi de 1905, ni cherché à imposer leur foi à l’État ou à la République . 

Il faut oser le dire clairement : les musulmans n’ont jamais mené de croisade contre la laïcité française. Ils n’étaient pas là quand se sont forgés les compromis entre Rome et Paris. Ils ne sont pour rien dans les régimes dérogatoires qui subsistent, comme le Concordat d’Alsace-Moselle ou le statut des cultes en Guyane. Leurs revendications ordinaires – des mosquées dignes, des carrés musulmans dans les cimetières, leurs établissements d’enseignement, des aumôneries dans les prisons ou l’armée, le respect de certaines pratiques alimentaires ou cultuelles – s’inscrivent dans le cadre même de la liberté de culte que proclame la loi de 1905. Ils demandent à vivre leur foi à l’intérieur et dans le respect de l’ordre public ; ils ne contestent ni la souveraineté de la loi civile, ni la neutralité de l’État.

Un pacte à géométrie variable

Et pourtant, c’est à eux que s’adresse la laïcité avec le plus de dureté. Le vocabulaire de la neutralité se mélange, dès qu’il s’agit d’islam, à celui de la sécurité, du séparatisme, de l’ennemi intérieur. On tolère sans grand fracas les anomalies héritées du passé – le financement public permanent de certains cultes sous d’anciens régimes juridiques, les jours fériés qui reflètent quasi exclusivement l’histoire chrétienne, les privilèges symboliques accumulés par la religion majoritaire – mais l’on s’alarme à chaque foulard, à chaque burkini ou habaya , à chaque tenue scolaire jugée « trop » visible. La laïcité se transforme en laïcité ciblée : un principe général, mais appliqué comme une police spéciale pour un seul culte.

Ce glissement produit ce que je peux appeler une injonction paradoxale. On dit aux musulmans : « Vous devez obéir à une loi que vous n’avez jamais combattue, mais qui a été suspendue, contournée ou détournée lorsqu’il s’agissait de vos parents et grands-parents ; vous devez adhérer à un universalisme qui ne vous a pas accueillis comme des égaux, mais comme un problème à gérer ; vous devez vous montrer plus laïques que ceux qui, pendant un siècle et demi, ont installé des statuts racialisés sous le drapeau de la République. » On exige d’eux une loyauté à un pacte qui, dans les faits, n’a cessé d’être à géométrie variable à leur endroit.

En même temps, on les place sous soupçon permanent : au nom de la lutte contre l’islamisme, on fait comme si toute manifestation visible de l’islam dans l’espace public portait en germe l’ombre de la charia. On laisse prospérer l’idée que l’alternative serait : ou bien la République impose une laïcité punitive aux musulmans, ou bien les islamistes imposeront leur loi à la République. C’est exactement le piège dans lequel le pape de 1905 voulait entraîner l’État français, en cherchant à faire passer la simple perte de statut officiel pour une persécution. Aujourd’hui, certains islamistes radicaux ont bon dos lorsqu’ils expliquent aux croyants que l’Europe ne leur offre que deux visages : la guerre ouverte ou l’humiliation sous couvert de laïcité.

Un régime de domination

La responsabilité de la République est précisément de ne pas tomber dans ce piège. Une laïcité qui se laisse colorer ou altérer par la peur, la méfiance et la discrimination ne combat pas l’extrémisme, elle le nourrit. Quand les musulmans constatent qu’on tolère, ici, des arrangements historiques avantageux pour d’autres religions et, là, une rigueur quasi inquisitoriale dès que leur culte est en cause ; lorsqu’ils voient qu’une « loi contre le séparatisme » introduit dans le droit commun des soupçons structurels visant, de fait, des associations, des écoles, des lieux de culte , des propos , des financements liés à l’islam ; lorsqu’ils entendent que la laïcité serait « menacée » par des vêtements, des salles de prière ou des menus de cantine, il devient difficile de leur expliquer que la loi de 1905 est leur boussole et leur protection. Dans la pratique, cette loi semble plus souvent être l’argument d’autorité de ceux qui veulent les contenir que l’outil de ceux qui veulent les émanciper.

Une République qui se veut la patrie de l’universel ne peut plus continuer de se raconter à elle-même une histoire blanche, lisse, abstraite. Elle doit reconnaître que, pour les musulmans, elle n’a pas été seulement une promesse de droits, mais aussi un régime de domination : indigénat, statut personnel, discriminations, ségrégations territoriales, surreprésentation dans les quartiers les plus pauvres, sous-représentation dans les élites publiques et privées. Elle ne peut demander à ces citoyens blessés de croire sur parole à un universel qui n’a jamais été entièrement tenu pour eux. L’universel n’est pas un dogme qu’on impose de haut, c’est un horizon qu’on rejoint en corrigeant, pas à pas, les inégalités réelles.

Être musulman et laïque en France aujourd’hui, c’est refuser le faux dilemme que d’autres ont construit à votre place : se soumettre à une identité religieuse instrumentalisée contre la République ou se dissoudre dans une République qui ne veut pas vraiment de vous. C’est affirmer qu’il est possible, et même nécessaire, d’être à la fois loyal à la loi commune et attaché à une tradition spirituelle, sans que l’une soit posée comme suspecte face à l’autre. C’est rappeler que la laïcité de 1905 n’est pas née pour surveiller un culte en particulier, mais pour protéger toutes les consciences, y compris celles qui ne croient pas, contre la mainmise d’un pouvoir religieux ou d’un pouvoir politique qui se ferait religion.

Illustration 1
Ferdinand Buisson, père de la laïcité

De ce point de vue, l’actualisation de la laïcité ne consiste pas à inventer chaque année une nouvelle série d’interdits ou de signaux adressés aux seuls musulmans. Elle consiste à reprendre, à la lumière de notre société réelle, l’inspiration de 1905. Cela suppose de mettre fin aux régimes d’exception qui contredisent le principe de séparation, en Alsace-Moselle comme en Guyane, en les faisant évoluer de manière graduelle mais irréversible vers le droit commun. Cela suppose aussi d’assurer une vraie égalité entre convictions religieuses et non religieuses : si l’audiovisuel public offre des espaces d’expression aux cultes, il doit en offrir aussi aux pensées humanistes et athées ; si des aumôniers accompagnent les croyants dans les institutions, des conseillers laïques doivent pouvoir accompagner aussi ceux qui ne se reconnaissent dans aucune foi.

Il faut, de même, relire à frais nouveaux les lois récentes, en particulier celles qui prétendent lutter contre le séparatisme, pour en retirer toutes les dispositions qui instaurent des présomptions d’illégitimité sur les structures liées à l’islam. On peut, et on doit, combattre les idéologies qui appellent à la violence, à la rupture avec la loi commune, à la haine des autres ; mais on ne peut pas traiter toute visibilité musulmane comme un indice de danger. La laïcité n’autorise pas la suspicion permanente ; elle protège la liberté de conscience de chacun contre les pressions, qu’elles viennent d’un groupe religieux ou de l’État lui-même.

Un instrument d’égalité, pas un totem commémoratif 

Enfin, il est temps de comprendre que l’avenir de la laïcité se joue d’abord là : dans la capacité de la République à faire de l’intégration pleine et entière de ses citoyens musulmans une grande affaire républicaine, comparable à ce qu’a été l’émancipation des Juifs au tournant du XIXᵉ siècle. Non pas pour reproduire à l’identique un modèle qui exigeait la disparition publique du groupe, mais pour inventer une forme d’appartenance où l’on n’a plus besoin de se rendre invisible pour être considéré comme égal. La France est déjà, qu’elle le veuille ou non, une nation où cohabitent chrétiens, juifs, musulmans, agnostiques, athées, croyants d’autres horizons. La laïcité n’est pas là pour effacer ces différences, mais pour faire en sorte qu’aucune ne se transforme en privilège ni en stigmate.

Je peux donc, depuis cette position de musulman français laïque, retourner à la République sa propre exigence : qu’elle commence par s’appliquer à elle-même les principes qu’elle prétend universels. Qu’elle cesse d’instrumentaliser la laïcité comme un langage de mise à distance racialisée. Qu’elle reconnaisse clairement la part d’injustice qu’elle a organisée et prolongée au détriment des musulmans, de l’empire à nos périphéries contemporaines. Qu’elle transforme enfin la loi de 1905, non en totem commémoratif ni en gourdin symbolique, mais en instrument vivant d’égalité réelle. Alors, et alors seulement, ceux qui, comme moi, tiennent ensemble leur foi et leur attachement à la laïcité pourront dire sans ironie ni réserve : cette loi est aussi la nôtre, non parce qu’on nous y oblige, mais parce qu’elle nous protège et nous reconnaît.

Ce qui frappe, quand on regarde tout cela avec un minimum de recul, c’est cette ironie cruelle : la laïcité est née comme une politique de désarmement des passions religieuses, un art de la paix civile par la liberté de conscience, et elle se retrouve aujourd’hui, dans certaines bouches, brandie comme un gourdin identitaire, ou suspectée d’être un instrument de coercition contre les plus vulnérables. Comment un principe pensé pour affranchir l’État des Églises et libérer les consciences a-t-il pu être à ce point recouvert par le doute, la falsification de ses origines, la passion « laïcarde » qui, en vérité, vomit la laïcité telle qu’elle fut conçue, parce qu’elle lui reproche d’être trop libérale, trop égalitaire, trop fraternelle ?

Pour comprendre cette dérive, il faut tenir ensemble trois strates : la généalogie historique (la séparation de 1905 comme aboutissement d’un long conflit religieux et politique), la mémoire tronquée qui s’en est emparée, et la manière dont ce principe se voit aujourd’hui appliqué – et perçu – dans l’école, notamment par les jeunes, et en particulier par ceux qui se savent musulmans.

D’abord, les origines. À l’aube de la IIIᵉ République, on ne parle pas de laïcité comme d’un mot magique, mais comme du règlement – enfin – d’une querelle séculaire. De Buisson à Pressensé, de Jaurès à Briand, l’idée n’est pas de dresser l’État contre le catholicisme, mais de séparer deux ordres : laisser à l’État le gouvernement du temporel, aux Églises le soin des âmes, et garantir à chacun, croyant ou non, la même liberté de conscience. C’est pour cela que la commission parlementaire, contre la tentation combiste d’un anticléricalisme d’État, place noir sur blanc la liberté de conscience au cœur de la loi. C’est pour cela que Briand refuse la « victoire excessive » qui humilierait l’Église catholique et alimenterait pendant un siècle un ressentiment sans fin. Une laïcité-roseau triomphe là où une laïcité-chêne se serait brisée.

La falsification des origines

Dans cette architecture, il y a une idée simple et forte : l’État ne décidera plus de ce que les hommes doivent croire, il ne financera plus les cultes, mais il les laissera s’organiser, vivre, célébrer, tant qu’ils respectent l’ordre public. La laïcité, ce n’est pas le bras armé d’une philosophie antireligieuse, c’est la mise à distance réciproque : l’Église ne fait plus la loi, la République ne se mêle plus de dogme. C’est précisément cette délicatesse d’équilibre qui sera progressivement effacée de la mémoire publique, au profit de deux légendes simplistes : celle d’une République qui aurait « mis au pas » la religion dominante, et celle d’une séparation lisse, presque consensuelle, qui aurait clos sans douleur la querelle des deux France. Dans les deux cas, on perd ce qui faisait la grandeur de la loi : son caractère libéral, son souci d’éviter la victoire écrasante, sa méfiance envers toute sacralisation, y compris celle de l’État.

À partir des années 1980, quand l’islam apparaît dans l’espace et le débat public il est déjà deuxième religion de France, cette mémoire déformée rencontre un autre refoulé : la France ne s’est jamais raconté honnêtement ce qu’elle a fait en matière de « statut des musulmans » pendant la période coloniale. La même République qui proclamait, sur le sol métropolitain, la liberté de conscience et l’égalité des citoyens, a inventé dans l’empire un régime où les « indigènes musulmans » étaient sujets sans citoyenneté, encadrés par le code de l’indigénat et enfermés dans un statut personnel présenté comme « coutumier » mais utilisé pour justifier leur mise à l’écart. On ne leur a pas donné la laïcité ; on leur a donné l’exception. On ne leur a pas proposé la liberté de conscience ; on leur a imposé un traitement racialisé sous couvert de respect de leurs « lois propres ».

C’est ce hiatus qui, aujourd’hui encore, traverse la société. On demande aux descendants de ces populations de se reconnaître pleinement dans un principe dont leurs ascendants ont été explicitement privés. On leur intime de s’identifier à un universel qui ne les a pas intégrés comme égaux, mais les a longtemps administrés comme un problème. Et, chose plus grave encore, la laïcité est de plus en plus mobilisée dans le débat public non comme une technique de pacification, mais comme un marqueur de camp : « nous », les laïques supposés, contre « eux », les croyants, plus précisément les musulmans.

La falsification des origines se double alors d’une falsification des buts. Là où la loi de 1905 avait pour objectif de garantir la liberté de conscience, certains discours contemporains ne retiennent que l’idée d’une neutralisation maximale des expressions religieuses, à commencer par celles de l’islam. On confond la neutralité de l’État – qui doit être absolue – avec une exigence de neutralisation des individus – qui, elle, n’a jamais été la philosophie de la loi. La tentation « laïcarde » consiste précisément à se vouloir plus laïque que la laïcité : à remplacer un catholicisme d’État disparu par une sorte de religion civile républicaine, jalouse, jalouse au point de ne plus tolérer la visibilité des minoritaires, jalouse au point de haïr la fragilité assumée du compromis briandien. Ceux qui « vomissent » la laïcité au nom d’un républicanisme de combat, en vérité, lui reprochent de ne pas être une machine à assimilation forcée.

C’est dans ce paysage trouble qu’arrive la génération des élèves d’aujourd’hui. Ils ne sont ni plus ignorants, ni plus obscurantistes que leurs aînés ; les études le montrent au contraire : ils sont mieux formés, plus informés, plus exposés aux débats. On leur a parlé de laïcité à l’école bien davantage qu’aux générations précédentes ; le mot figure partout dans les programmes d’histoire, d’éducation morale et civique. Une large majorité d’entre eux approuve l’idée que la neutralité et l’indépendance de l’État vis-à-vis des religions favorisent la démocratie. Ils comprennent, dans l’ensemble, qu’il est légitime que l’État ne soit ni catholique, ni musulman, ni juif, ni athée militant.

Mais cette meilleure connaissance va de pair avec un sens plus aigu des contradictions. Ils voient bien que la loi de 1905 est célébrée comme un trésor national, tout en coexistant avec des régimes particuliers (Alsace-Moselle, Guyane), des jours fériés qui reflètent massivement l’héritage chrétien, des arrangements anciens que personne n’ose remettre sur la table. Ils constatent que la grande loi de la liberté de conscience est invoquée surtout lorsqu’il s’agit de surveiller le foulard d’une lycéenne, le vêtement d’un collégien, le menu d’une cantine, bien plus que pour interdire les pressions religieuses ou politiques qui pèsent sur les individus.

Ils voient surtout cette autre loi, celle de 2004, qui n’est pas une loi de séparation entre l’État et les religions, mais une loi qui déplace sur les épaules des élèves – et en pratique des élèves musulmans – une partie du coût symbolique de la laïcité. Là où 1905 retirait à l’État la fonction de reconnaître et de financer les cultes, 2004 limite la possibilité, pour des mineurs, de manifester leur appartenance religieuse dans l’espace scolaire. Pour un nombre significatif de lycéens, et de façon massive pour les lycéens musulmans, cette loi apparaît comme une mesure dirigée contre l’islam. Ils opposent spontanément 1905 et 2004 : la première leur est présentée comme une loi d’égalité, la seconde est vécue comme une loi de restriction ciblée.

On aurait tort de traiter cette perception comme un simple « malentendu ». Elle dit quelque chose de profond. Elle dit que la neutralité, aux yeux de beaucoup de jeunes, n’est pas comprise comme une qualité de l’État, mais comme un effort unilatéral demandé aux plus exposés. Elle dit que la promesse d’émancipation – l’école comme lieu où l’on s’affranchit des tutelles, y compris religieuses – se heurte, pour certains, à une expérience dégradée de l’institution : échec scolaire, sentiment d’injustice, ségrégation sociale et territoriale. La sociologie le souligne : l’élève musulman qui réussit bien, qui se sent reconnu par l’école, est beaucoup moins enclin à défier le cadre laïque ; la contestation ouverte vient plus souvent de ceux qui vivent l’institution comme un lieu de relégation.

Ce n’est pas la laïcité en tant que telle qui est rejetée ; c’est la combinaison d’un discours de principe généreux et d’une pratique quotidienne perçue comme inégalitaire. Dans les établissements très ségrégués, où la mixité sociale est quasi absente, la laïcité ne se donne pas à voir comme une garantie d’égalité entre élèves de milieux différents, mais comme une règle abstraite qui tombe du haut d’un système déjà injuste. Dans ces conditions, il est logique que certains jeunes, nourris par ailleurs d’un « soft power » anglo-saxon où la liberté religieuse se conçoit avant tout comme liberté individuelle d’afficher ses choix, jugent le modèle français inéquitable. Ils n’acceptent plus sans discuter une doctrine qui leur demande de s’effacer au nom d’une neutralité dont ils ne voient pas l’application symétrique pour tous.

À cela s’ajoute le contexte général : montée des intégrismes de toutes obédiences, banalisation des discours de haine en ligne, attentats commis au nom d’un islam travesti en idéologie meurtrière. La tentation est grande, pour certains responsables politiques, de répondre à ces défis par une surenchère laïcarde : complexifier à l’infini les textes, multiplier les circulaires, ériger chaque tenue, chaque signe, chaque pratique en enjeu de sécurité nationale. On finit par transformer la laïcité en procédure disciplinaire permanente, au détriment de sa dimension première : la protection de la liberté de conscience, y compris celle des croyants sincères. Assimiler tout questionnement à une menace, toute contestation à une attaque contre la République, c’est précisément manquer le mouvement le plus intéressant de la jeunesse : le désir de comprendre, de discuter, de peser le sens des lois.

Le paradoxe est alors complet. Ceux qui prétendent défendre la laïcité en la durcissant contre les musulmans la détournent de son génie propre. Ils oublient que, face au catholicisme de 1905, la République a choisi la voie de la séparation libérale, non celle de l’humiliation. Ils oublient que la loi ne vise aucune confession, qu’elle ne connaît que des citoyens. Ils oublient, surtout, que la meilleure manière de combattre les fanatismes – islamistes ou autres – n’est pas de donner consistance à leur récit victimaire (« l’Occident vous persécute »), mais de faire voir aux jeunes musulmans que la loi de 1905 est aussi la leur : qu’elle les protège contre les pressions des leurs comme contre les discriminations des autres. La seule laïcité qui lutte réellement contre les extrémismes est celle qui évite soigneusement toute discrimination, qui refuse la géométrie variable, qui tient ensemble liberté de conscience et égalité des droits.

Laïcité ou la religion d’État

Reste la question, plus intime : comment se tenir, comme musulman français attaché à la laïcité, dans ce paysage brouillé ? La seule position tenable, me semble-t-il, est une double exigence. D’un côté, refuser de céder aux sermons d’une République amnésique qui vous explique la laïcité comme on fait la morale à un enfant, alors qu’elle ne s’est pas encore expliquée à elle-même ses manquements passés et présents. De l’autre, refuser tout autant la fuite dans un communautarisme qui ferait de la foi un drapeau contre la loi commune. Entre ces deux rejets, il y a une voie : rappeler inlassablement ce qu’a été réellement 1905, ce qu’elle voulait être, et demander le simple, mais difficile, respect de cet esprit-là.

Cela suppose de dire à la République : cessez de confondre laïcité et religion d’État. Assumez la part coloniale de votre histoire, reconnaissez que l’universel a été, trop longtemps, sélectif. Remettez à plat vos contradictions : vos régimes dérogatoires, vos symboles unilatéralement chrétiens, votre invocation incantatoire du synchretisme judeo- chrétien exclusif , vos lois qui déplacent sur les épaules d’une minorité le fardeau de la neutralité. Osez appliquer la laïcité partout – en Alsace-Moselle comme à Cayenne – avec les mêmes égards pour les croyants et les non-croyants. Donnez à l’école les moyens de redevenir un espace de mixité réelle et de réussite partagée, sans quoi la laïcité scolaire sera toujours suspecte de n’être que la morale des vainqueurs.

Et il faut dire, dans le même mouvement, aux jeunes, musulmans ou non : votre scepticisme n’est pas un crime, il est une chance. S’interroger sur le sens des lois, c’est déjà entrer dans la citoyenneté. Vous avez raison de trouver incohérent un discours qui proclame la liberté de conscience et paraît obsédé par certains signes plus que par certains discours de haine. Mais cette contradiction n’est pas une fatalité : elle est un chantier. À vous, à nous, de faire en sorte que la laïcité ne soit plus cette ombre portée sur certains, mais la lumière égale pour tous.

Alors seulement, la laïcité redeviendra ce qu’elle aurait toujours dû rester : non pas une forteresse dressée contre une religion particulière, mais une maison commune aux portes ouvertes, où l’État ne s’agenouille devant aucun dogme, où aucune foi ne se voit assignée à la marge, et où la conscience de chacun, croyante ou non, est regardée comme un territoire inviolable. C’est à cette condition que les musulmans pourront, sans ironie, dire : cette loi est aussi la nôtre. Et que la République, pour une fois, aura été fidèle à ce qu’elle dit être.

Source : Mediapart – Billet de blog – 10/12/2025 https://blogs.mediapart.fr/yazid-sabeg/blog/101225/plaidoyer-d-un-musulman-francais-pour-une-laicite-fidele-elle-meme

    Quel est l’impact de la condamnation de Christophe Gleizes sur les relations algéro-françaises ? – Samia Naït Iqbal

    La confirmation, par la Cour d’appel de Tizi-Ouzou, de la peine de sept ans de prison ferme prononcée en première instance mercredi 3 décembre contre le journaliste français Christophe Gleizes constitue un tournant lourd de conséquences.

    Ce verdict, rendu au terme d’une audience dense, intervient dans un contexte politique et médiatique algérien marqué par une surenchère patriotique autour de la défense de l’unité nationale face aux velléités indépendantistes du MAK. Dans ce climat électrique, Gleizes apparaît comme une victime collatérale d’une séquence où la question de la souveraineté nationale et de la défense de l’État contre le séparatisme a été érigée en priorité absolue.

    Un jugement sous haute tension politique

    Depuis quelques jours, les médias algériens se distinguent par un discours radicalisé autour du rejet de toute remise en cause de l’intégrité territoriale du pays, de la sécurité de l’État et de la lutte contre le « séparatisme ». Cette montée en intensité coïncide avec l’annonce imminente par le MAK de Ferhat Mhenni d’une prétendue « proclamation d’indépendance de la Kabylie » — une perspective essentiellement symbolique, dont les effets concrets sur le terrain demeurent aussi improbables qu’incertains. Cette annonce a néanmoins déclenché une réaction en chaîne au sein des milieux politiques, médiatiques et institutionnels.

    La télévision nationale a relancé la mobilisation en diffusant un documentaire spectaculaire fondé sur les témoignages d’anciens militants ayant quitté le MAK. Le film, accusant Ferhat Mhenni de manipulations, de dérives autoritaires et de connexions étrangères  hostiles à l’Algérie, a servi de déclencheur. Son impact a été immédiat : une avalanche d’articles, souvent au ton martial, s’est abattue sur la presse écrite et les réseaux sociaux, martelant l’urgence de défendre l’unité nationale et dénonçant, au passage, la France accusée de « complaisance » envers le mouvement séparatiste.

    C’est dans ce climat inflammable que s’est tenu le procès de Christophe Gleizes, poursuivi pour apologie du terrorisme et atteinte à l’intérêt national. La lecture de l’arrêt de renvoi — près de trente pages — et l’interrogatoire serré du journaliste par le président du tribunal et ses assesseurs illustrent la volonté manifeste d’établir ses connexions entre lui et le MAK, classé organisation terroriste par Alger. 

    Tout au long de l’audience, les magistrats sont revenus, avec une insistance manifeste, sur les contacts répétés de l’accusé avec Ferhat Mhenni et Aksel (Brahim) Bellabassi. La stratégie de l’accusation apparaît limpide : reconstituer un faisceau d’éléments — voire provoquer des aveux — afin de consolider la qualification retenue contre lui.

    Dans le climat politique actuel, ces échanges n’étaient pas perçus comme de simples démarches journalistiques, mais comme des indices probants d’une intention hostile envers l’État algérien.

    Un verdict qui déjoue les signaux d’apaisement

    Pourtant, plusieurs éléments laissaient espérer un infléchissement en appel :

    – les visites autorisées aux parents du journaliste en détention ;

    – le visa professionnel accordé à son avocat français, Emmanuel Daoud ;

    – la plaidoirie marquée par une forte charge personnelle de l’avocat qui a rappelé ses propres attaches familiales avec l’Algérie. Me Daoudi s’est attaché à dépouiller le procès de toute lecture politique, affirmant que son client n’était “ni un otage d’États ni un instrument de rapports de force”. Selon lui, cette thèse serait alimentée en France par des cercles hostiles à l’Algérie, qui verraient dans un maintien en détention de Christophe Gleizes un moyen de nourrir leur surenchère anti-algérienne.

    Ces signaux semblaient indiquer que la justice pourrait prendre ses distances avec la ligne dure du réquisitoire du représentant du ministère public qui avait requis l’aggravation de la peine, en la portant a 10 ans de prison ferme assortie de 500.000 dinars d’amende. La Cour a finalement suivi sans réserve la position du procureur, réaffirmant l’existence d’une intention criminelle et replaçant l’affaire dans un cadre politique plutôt que strictement judiciaire.

    Une décision qui fragilise une reprise de dialogue déjà fragile

    La condamnation intervient à un moment particulièrement délicat de la relation algéro-française. Alors que les deux capitales tentaient de réactiver un dialogue plusieurs fois interrompu, la décision de la Cour d’appel ajoute un irritant majeur.

    En parallèle, un regain d’hostilité médiatique envers la France est observé dans certains journaux influents, nourrissant l’idée qu’une frange du pouvoir ou de son appareil communicationnel souhaite peser sur l’équilibre diplomatique.

    La récente décision du président Abdelmadjid Tebboune de renoncer au sommet du G20 de Johannesburg — décision largement interprétée comme une volonté d’éviter une rencontre avec Emmanuel Macron — renforce cette lecture : derrière les déclarations officielles, les tensions restent vives et prêtes à ressurgir.

    Les médias, baromètre d’un malaise profond

    La Une récente du Soir d’Algérie particulièrement virulentes, accentue l’impression d’une orchestration plus large. Pour plusieurs observateurs, ces signaux ne relèvent pas seulement d’un choix éditorial mais participent d’une stratégie visant à envoyer un message clair à Paris : celui d’un durcissement du ton et d’une intransigeance accrue sur tout ce qui touche à l’unité nationale.

    La résurgence de ce schéma — déjà observé lors d’épisodes antérieurs de tension bilatérale — révèle la persistance de résistances internes au rapprochement avec la France. Dans un contexte où l’opposition au MAK sert d’etalon  patriotique, toute tentative d’apaisement semble vouée à être immédiatement suspectée.

    Un verdict à portée diplomatique majeure

    En confirmant la lourde condamnation de Christophe Gleizes, la justice algérienne envoie un signal clair : la fermeté prévaut. À Paris, cette décision risque d’être interprétée comme un geste hostile, voire comme l’indice d’un raidissement politique interne.

    L’affaire, qui aurait pu rester circonscrite au champ judiciaire, devient un révélateur des lignes de fracture diplomatiques. Elle pourrait ralentir, voire bloquer, la tentative de normalisation engagée depuis plusieurs mois, alimenter les discours anti-algériens en France, et offrir des arguments supplémentaires aux partisans du durcissement.

    En filigrane, l’affaire Gleizes met en lumière une relation franco-algérienne hypersensible, où chaque décision de justice, chaque titre de presse et chaque prise de position publique peut raviver les tensions. Dans ce contexte volatil, la diplomatie avance à pas comptés — et le journaliste français se retrouve, malgré lui, au cœur d’un rapport de forces qui dépasse largement son cas personnel.

    Source : Le Matin d’Algérie – 04/12/2025 https://lematindalgerie.com/quel-est-limpact-de-la-condamnation-de-christophe-gleizes-sur-les-relations-algero-francaises/

    Christophe Gleizes : la place d’un journaliste n’est jamais en prison – Carine Fouteau

    Le journaliste français a été condamné à sept ans de prison par la cour d’appel de Tizi Ouzou, en Algérie. Le jugement est contraire aux principes fondamentaux qui, à travers le monde, consacrent le droit de savoir.

    La liberté d’informer est un principe fondamental attaché aux droits humains. Pas seulement en France, partout dans le monde. La mission des journalistes est d’être au service du droit de savoir et de la liberté de dire, dans le souci de la vérité des faits, le respect des sources et du contradictoire.

    Le droit de chacun·e à avoir accès aux informations et aux idées est rappelé dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits humains de l’Organisation des Nations unies (ONU). En adhérant, dès son indépendance en 1962 à cette instance supranationale, l’Algérie a de facto souscrit à cette résolution de 1948.

    Mercredi 3 décembre, dans la foulée de l’audience en appel, la cour de justice de Tizi Ouzou, en Algérie, a condamné le journaliste français Christophe Gleizes, âgé de 36 ans, à sept ans de prison. Notre confrère, collaborateur de So foot et Society, avait été arrêté le 28 mai 2024 et placé sous contrôle judiciaire notamment pour « être entré dans le pays avec un visa touristique » et pour « apologie du terrorisme ».

    À la barre, il a exhorté les juges à la « clémence », reconnaissant avoir fait « beaucoup d’erreurs journalistiques malgré [ses] bonnes intentions », selon un journaliste de l’AFP présent à l’audience. Christophe Gleizes a ainsi admis qu’il aurait dû demander un visa de journaliste et non de touriste avant de partir en reportage.

    Cela n’a pas empêché le parquet de réclamer un alourdissement à dix ans de sa première condamnation. « L’accusé n’est pas venu en Algérie pour accomplir un travail journalistique mais [pour commettre] un acte hostile », a estimé son représentant. Le tribunal lui a d’ailleurs demandé s’il savait que le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) avait été classé en mai 2021 comme terroriste par les autorités algériennes quand il avait rencontré son président Ferhat Mehenni, à Paris, en octobre de la même année.

    Illustration 1
    Manifestation pour la libération de Christophe Gleizes à Avignon, le 16 juillet 2025. © Photomontage Mediapart avec l’AFP

    Quelle que soit la réponse – en l’occurrence Christophe Gleizes a affirmé qu’il n’était pas au courant –, il est nécessaire de rappeler que les journalistes ne doivent être identifiés ni aux personnes qu’ils mettent potentiellement en cause, ni aux témoins, ni même à leurs sources. Ils ne sont les défenseurs ni des uns ni des autres. Ils sont une autre voix, celle des citoyens et des citoyennes qui veulent savoir. Ils produisent des faits d’intérêt général, une fois que ceux-ci sont recoupés, vérifiés et documentés.

    Interviewer, enquêter et informer, ce n’est pas un délit. « Le journalisme consiste à recueillir des informations, y compris auprès de personnes ou d’organisations controversées, indiquent les nombreuses organisations de médias français qui demandent la libération du journaliste. Qualifier cette démarche d’“apologie du terrorisme” revient à nier la nature même du métier et à menacer la liberté d’informer, garantie par les conventions internationales. Un reporter qui interroge un responsable sportif n’est pas complice de ses positions : il fait son travail. »

    L’intérêt général

    À l’issue du jugement, Thibaut Bruttin, directeur général de Reporters sans frontières (RSF), a fait part de sa stupéfaction : « RSF condamne avec la plus grande fermeté la décision aberrante de la cour d’appel de Tizi Ouzou, qui choisit de maintenir en prison un journaliste n’ayant fait que son travail. » « Nous devons expliquer aux magistrats d’appel qu’un journaliste ne fait pas de politique »« n’est pas un idéologue »« pas un activiste », affirmait l’avocat du journaliste, Emmanuel Daoud, avant l’audience.

    Ce dernier a tenté, à raison, d’éviter d’imbriquer le destin de son client dans le tumulte des relations franco-algériennes, après la grâce et la libération par Alger de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal le 12 novembre. Il a ainsi récusé l’expression d’« otage », en précisant que Christophe Gleizes avait pu recevoir des visites et avoir accès à son dossier pénal et à ses avocats.

    Il n’en reste pas moins qu’en actant l’enfermement d’un journaliste – quelle que soit sa nationalité : cela vaut tout autant pour les journalistes algérien·nes injustement emprisonné·es –, le tribunal bafoue le droit des citoyennes et des citoyens – quelle que soit, à elles et eux aussi, leur nationalité – à disposer d’informations leur permettant de se positionner en toute autonomie et en toute liberté.

    Ratifiée à Tunis en 2019, la charte mondiale d’éthique des journalistes, qui reprend les principes de la charte de Munich de 1971, ne dit pas autre chose : « La responsabilité du/de la journaliste vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, notamment à l’égard de ses employeurs et des pouvoirs publics. »

    Seul compte l’intérêt général des lecteurs et des lectrices, par-delà les frontières. Christophe Gleizes doit être libéré. Selon la procédure judiciaire algérienne, il ne reste qu’une issue, celle de la grâce que pourrait accorder le président algérien Abdelmadjid Tebboune (celle-ci ne pourrait intervenir qu’après la condamnation définitive du reporter, qui peut encore se pourvoir en cassation).

    Cela suppose qu’aux côtés des professionnel·les de l’information, les citoyens et citoyennes se mobilisent pour le respect de leur droit : celui d’être informé·e, directement par celles et ceux qui témoignent et enquêtent.

    Source : Mediapart – 04/12/2025 https://www.mediapart.fr/journal/international/041225/christophe-gleizes-la-place-d-un-journaliste-n-est-jamais-en-prison

    Algérie. Les autorités doivent abandonner immédiatement les charges retenues contre Mohamed Tadjadit et 12 autres militant·e·s du Hirak

    Les autorités algériennes doivent abandonner immédiatement les charges pesant sur le poète Mohamed Tadjadit, figure de premier plan du Hirak, et 12 autres militant·e·s, qui sont accusés d’atteintes à la sécurité de l’État passibles de longues peines d’emprisonnement, voire de la peine capitale, pour avoir exercé leurs droits humains, a déclaré Amnesty International à la veille de l’ouverture de leur procès le 30 novembre 2025. L’ organisation appelle les autorités à libérer immédiatement et sans condition tous les militant·e·s détenus uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique.

    Il est scandaleux qu’en Algérie des militant·e·s, comme Mohamed Tadjadit, risquent de lourdes peines de prison ou même la peine de mort pour avoir simplement réclamé des réformes politiques

    Hussein Baoumi, directeur régional adjoint d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord

    « Il est scandaleux qu’en Algérie des militant·e·s, comme Mohamed Tadjadit, risquent de lourdes peines de prison ou même la peine de mort pour avoir simplement réclamé des réformes politiques », a déclaré Hussein Baoumi, directeur régional adjoint d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

    « L’utilisation abusive, par les autorités algériennes, de lois sur la sécurité formulées en termes vagues pour réduire au silence les personnes qui les critiquent est une grave injustice qui doit cesser. Ces charges infondées doivent être abandonnées, et les militant·e·s doivent être libérés immédiatement et sans condition. »

    L’ Algérie n’a procédé à aucune exécution depuis 1993. Cependant, elle n’a toujours pas aboli la peine capitale ni ratifié le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces dernières années, les autorités ont prononcé des condamnations à mort, notamment contre des opposant·e·s, à l’issue de procès inéquitables. L’application de la peine de mort à l’issue de procédures iniques rend le recours à ce châtiment arbitraire au regard du droit international et des normes y afférentes.

    Amnesty International s’oppose catégoriquement à la peine de mort dans tous les cas et en toutes circonstances. 

    Poursuites injustes et risque de condamnation à mort pour l’expression d’opinions dissidentes

    Le procès des 13 militant·e·s du Hirak va s’ouvrir le 30 novembre devant le tribunal de première instance de Dar El Beïda, à Alger. Les accusé·e·s sont visés par des charges liées à la sécurité de l’État fondées uniquement sur leur action militante pacifique en faveur de réformes politiques.

    Ils sont inculpés de « complot ayant pour but d’inciter les citoyens à s’armer contre l’autorité de l’État et de porter atteinte à l’intégrité du territoire national » (articles 77 paragraphe 1, 78 et 79 du Code pénal). Cette infraction pénale est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 30 ans d’emprisonnement ou de la peine de mort.

    Le ministère public accuse aussi les militant·e·s d’avoir « reçu des fonds pour accomplir des actes portant atteinte à la sécurité ou à la stabilité de l’État […] en exécution d’un plan concerté à l’intérieur ou à l’extérieur du pays », « publié des contenus de nature à nuire à l’intérêt national » et « incité à un attroupement non armé », respectivement aux termes des articles 95 bis, 95 bis 1, 96 et 100 du Code pénal. Ces infractions sont passibles de peines allant de 11 à 30 ans de prison.

    Ces dispositions pénales formulées en termes vagues et trop larges, qui prévoient de lourdes peines, manquent de clarté sur le plan juridique, érigent directement en infraction l’exercice pacifique des droits humains, et ouvrent la porte à une application arbitraire et discrétionnaire, en violation du droit international relatif aux droits humains et des normes liées. Par ailleurs, les actes poursuivis n’entrent pas dans la catégorie des « crimes les plus graves » (interprétés comme étant les homicides volontaires) qui, seuls, peuvent être passibles de la peine capitale au titre du droit international relatif aux droits humains et des normes en la matière.

    Les seules « preuves » sur lesquelles s’appuie le parquet sont des publications sur les réseaux sociaux et des échanges numériques privés dans lesquels les militant·e·s se plaignent de la situation socioéconomique du pays et soutiennent les manifestations du Hirak.

    Dans certains cas, le ministère public utilise des publications en ligne pour lesquelles les accusé·e·s ont déjà été condamnés par le passé, ce qui constitue une violation du principe interdisant la double incrimination. Par exemple, l’accusation s’appuie sur une vidéo publiée par Mohamed Tadjadit et quatre de ses coaccusés qui montre le témoignage d’un mineur torturé en garde à vue. Or, les cinq hommes ont déjà été condamnés à 16 mois d’emprisonnement pour ces faits.

    Mohamed Tadjadit a déjà été déclaré coupable et condamné dans au moins sept autres affaires depuis 2019. Le 11 novembre, il s’est vu infliger une peine de cinq ans de prison dans une autre affaire s’appuyant sur des accusations infondées de terrorisme. Parmi les 13 accusé·e·s, beaucoup sont aussi confrontés à des condamnations multiples dans différentes affaires liées à leur militantisme pacifique.

    « Les poursuites à répétition engagées par les autorités algériennes contre des militant·e·s pour le seul fait qu’ils ont exprimé des opinions dissidentes ou participé à des rassemblements pacifiques sont le signe d’une tentative délibérée de fermer l’espace civique et de museler toute forme de critique, a déclaré Hussein Baoumi.  

    Les autorités algériennes doivent faire marche arrière de toute urgence, en libérant ces militant·e·s immédiatement et sans condition et en cessant d’ériger la dissidence en infraction

    Hussein Baoumi

    « Les autorités algériennes doivent faire marche arrière de toute urgence, en libérant ces militant·e·s immédiatement et sans condition et en cessant d’ériger la dissidence en infraction. » 

    Complément d’information 

    Depuis le début des manifestations du « Hirak » en 2019, les autorités algériennes continuent sans relâche de réprimer toutes les formes d’opposition en arrêtant, détenant et condamnant des militant·e·s, des journalistes et des détracteurs qui expriment leur opposition au gouvernement ou d’autres opinions critiques à l’égard du régime.

    Source : Amnesty International – 27/11/2025 https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2025/11/algeria-authorities-must-immediately-drop-charges-against-mohamed-tadjadit-and-12-hirak-activists/

    Rapport sénatorial contre «l’entrisme islamiste» en France : La Grande Mosquée de Paris dénonce une «stigmatisation institutionnelle» – MF Gaïdi

    L’ institution dirigée par Chems-Eddine Hafiz parle d’une dérive structurelle portant sur la création d’un « régime d’exception pour les musulmans de France ».

    Dans un climat national déjà saturé de tensions identitaires, la publication d’un rapport sénatorial consacré à la lutte contre « l’entrisme islamiste » agit comme un catalyseur. La Grande Mosquée de Paris (GMP) choisit de monter immédiatement au front. Dans un communiqué daté du 27 novembre, son recteur, Chems-Eddine Hafiz, dénonce avec une fermeté rare « un climat délétère visant les musulmans de France, où s’accroît la grave confusion entre musulman et islamiste ».

    Dès les premières lignes, le ton est donné. Le document parlementaire ne serait pas une simple analyse, mais un texte porteur d’une menace directe pour l’équilibre républicain. La critique de l’institution n’est pas seulement politique, elle est aussi juridique et philosophique. Selon la GMP, le rapport, prétendant défendre la République et la laïcité, ne fait en réalité que trahir ces principes. « Il porte atteinte aux libertés fondamentales » et « stigmatise une communauté de foi tout entière ». La laïcité, rappelle le communiqué, n’est pas un instrument de restriction : « La laïcité n’a jamais signifié la suppression de la pratique religieuse. Elle garantit à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire.»

    En faisant de certaines pratiques musulmanes des marqueurs suspects, le rapport sénatorial opère un glissement préoccupant. Il redéfinit des comportements religieux traditionnels comme des agissements potentiellement déviants. Les propositions contenues dans le rapport constituent l’un des points les plus sensibles du débat.

    Les sénateurs recommandent notamment d’« interdire le port du voile aux accompagnatrices scolaires et d’empêcher les mineurs de moins de seize ans de jeûner pendant le Ramadhan ». La GMP répond en rappelant que le jeûne « est une obligation religieuse, soumise à des conditions, qui ne s’applique qu’à partir de la puberté ». Imposer une interdiction uniforme reviendrait à nier la réalité religieuse, familiale et éducative telle qu’elle est vécue par les citoyens musulmans. Mais la critique la plus lourde porte sur les modalités d’application implicites de ces mesures. Selon le communiqué, pour parvenir à interdire aux adolescents de jeûner ou pour vérifier qu’une mère ne porte pas de voile lors d’une sortie scolaire, il faudrait « forcer les portes des foyers », « vérifier si les enfants mangent lors du Ramadhan » et « contrôler l’apparence vestimentaire dans l’espace public ».

    Cette perspective correspond, selon la GMP, à des « atteintes graves à la vie privée », inconcevables dans un Etat de droit. Le rapport, loin d’apporter une solution à des dérives extrémistes, instaurerait un régime de surveillance quotidienne des familles, visant « non les extrémistes, mais les fidèles ordinaires ». C’est cette inversion de logique, viser les pratiques courantes pour lutter contre des comportements marginaux, qui inquiète le plus la GMP. Elle y voit « une remise en cause de la liberté de conscience, de la Constitution et de la dignité de millions de citoyens musulmans ».

    Un risque de rupture de confiance

    Ce que dénonce la Grande Mosquée dépasse le contenu des recommandations. Il s’agit, à ses yeux, d’une dérive structurelle portant sur la création d’un « régime d’exception pour les musulmans de France ». Le terme n’est pas employé à la légère. Il renvoie à la logique même du rapport, qui cherche à encadrer des pratiques religieuses musulmanes pourtant partagées, par ailleurs, « par les autres religions monothéistes », rappelle la GMP. L’institution parle même d’une sorte de « targeted policies», c’est-à-dire une « véritable police des mœurs musulmanes, intrusive et inégalitaire ».

    La police des mœurs, historiquement associée à des régimes autoritaires, renvoie à une logique de contrôle social permanent, incompatible avec les libertés individuelles.

    La charge ne s’arrête pas là. Le rapport, selon le communiqué, « confond religion et idéologie, foi et radicalisme ». Cette confusion, loin d’être une simple erreur conceptuelle, produit des effets politiques sévères. « Elle stigmatise d’avance des familles, des quartiers, des mosquées, sans distinguer les croyants pacifiques des extrémistes ». L’islam devient ainsi « un coupable idéal ». Non seulement cette démarche est « injuste », souligne Chems-Eddine Hafiz, mais elle est « en tout point contreproductive dans la lutte contre les dérives radicales » que la Grande Mosquée affirme mener «depuis longtemps ».

    Stigmatiser une communauté affaiblit ce lien et « menace la cohésion sociale, encourage l’exclusion et cultive la défiance ». En réponse à ce qu’elle considère comme une dérive, la GMP annonce l’étude des « voies et moyens légaux pour la défense du droit ». L’institution ne laissera pas ce rapport s’imposer sans recours. Mais l’essentiel se situe dans l’appel final, particulièrement ferme. La GMP appelle à « défendre la laïcité qui protège toutes les religions », et non une laïcité sélective. Elle demande de « garantir la liberté de conscience et de culte », considérée comme un socle non négociable. Enfin, elle insiste sur la nécessité de « promouvoir des politiques d’inclusion, de dialogue, de respect », et non des mesures « discriminatoires, stigmatisantes, coercitives ».

    La conclusion du communiqué, d’une grande densité politique, résume l’ampleur de l’alerte lancée : «La France a besoin d’un débat serein, d’un vivre-ensemble fondé sur le respect et la dignité. Elle n’a pas besoin d’un texte qui divise, qui chasse, qui suspecte. » En d’autres termes, la réponse législative à la radicalisation ne peut ni fracturer la société ni sacrifier les principes républicains sur l’autel de la peur.

    Source : El Watan – 30/11/2025 https://elwatan.dz/rapport-senatorial-contre-lentrisme-islamiste-en-france-la-grande-mosquee-de-paris-denonceune-stigmatisation-institutionnelle/

    Sahara Occidental. L’ Algérie face aux pressions des États-Unis – Lakhdar Benchiba

    La dernière résolution du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental, adoptée le 31 octobre 2025, a été accueillie en Algérie, par une combinaison de critique officielle molle, de déni médiatique et, surtout, d’inquiétudes face à des pressions étatsuniennes qui s’esquissent.

    La résolution 2797 (2025) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU)1adoptée le 31 octobre 2025, introduit une évolution notable dans le dossier du Sahara occidental. Les États-Unis, auteurs d’un projet initial ouvertement pro-marocain et prônant l’autonomie comme unique solution, ont accepté de l’édulcorer pour faire passer l’essentiel. La résolution finale réaffirme ainsi le principe d’autodétermination comme base juridique du processus onusien, tout en mettant explicitement en avant le plan d’autonomie marocain qui « pourrait représenter la solution la plus faisable ».

    Cette inflexion politique ne modifie pas le statut du territoire, toujours considéré comme non autonome par l’ONU, mais elle oriente l’action diplomatique vers une solution négociée autour de l’autonomie. Si la résolution évoque un accord « mutuellement accepté », elle ne mentionne plus le référendum comme voie d’expression de l’autodétermination, principale revendication des Sahraouis, pourtant constamment réaffirmée dans les résolutions antérieures de l’ONU.

    L’explication de la « chaise vide »

    Si les médias algériens minimisent ou pratiquent le déni, le chef de la diplomatie algérienne, Ahmed Attaf, a mis en avant les efforts de l’Algérie pour reformuler la résolution préparée par les États-Unis, qui ont déjà reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en contrepartie de la normalisation avec Israël.

    Le discours officiel algérien évite toute critique directe à l’encontre de Washington, tout en se voulant rassurant vis-à-vis d’une opinion publique attachée au principe de l’autodétermination. L’Algérie, a affirmé le ministre des affaires étrangères sur la chaîne algérienne AL24 News, « était à deux doigts de voter pour la résolution » du Conseil de sécurité2. Mais le maintien, dans le préambule, de l’affirmation qu’une « autonomie véritable sous souveraineté marocaine pourrait constituer une solution des plus réalisables » a incité Alger à ne pas participer au vote.

    Le représentant permanent algérien auprès des Nations unies, Amar Bendjama, a expliqué que l’Algérie a refusé de participer au vote pour marquer « sa prise de distance avec un texte qui ne reflète pas fidèlement et suffisamment la doctrine onusienne en matière de décolonisation »3.

    Cette explication de la « chaise vide » est accueillie en Algérie avec scepticisme. Des analystes y voient surtout un souci de ne pas « froisser » les États-Unis et de défendre une diplomatie algérienne qui vit sur le capital, devenu lointain, de la guerre d’indépendance. Le lent effritement du soutien international au référendum d’autodétermination du Sahara occidental, y compris en Afrique où il était très élevé, en est une illustration.

    Dans un pays où les médias sont aux ordres, c’est dans les réseaux sociaux que surgissent des interrogations sur l’échec possible d’un investissement politique, diplomatique et financier d’un demi-siècle dans le dossier du Sahara occidental, devenu au fil des années l’axe central de la politique extérieure du pays.

    Certes, la résolution du Conseil de sécurité n’octroie pas le Sahara occidental au Maroc, mais la tendance imprimée au dossier par les États-Unis (la résolution a été approuvée par 11 voix, contre trois abstentions — la Russie, la Chine et le Pakistan — et l’absence de l’Algérie) va se renforcer dans les mois à venir.

    Réalistes vs orthodoxes

    Le vote du Conseil de sécurité a fait réapparaître en Algérie un courant minoritaire — qui a toujours existé au sein du régime — appelant à se débarrasser de l’affaire du Sahara occidental et des charges qu’elle impose au pays.

    En mars 2003, l’ancien ministre de la défense, le général Khaled Nezzar (1937-2023), dont l’influence est restée grande au sein du pouvoir, avait défrayé la chronique en déclarant à La Gazette du Maroc que « l’Algérie n’a pas besoin d’un nouvel État à ses frontières (…) ». Il avait renvoyé la décision de débloquer les choses au président Abdelaziz Bouteflika : « Si le président de la République ne peut ou plutôt ne veut pas aller dans le sens du déblocage, l’armée ne pourra pas y faire face, elle est à la disposition du politique. »4

    Le propos avait choqué et Nezzar avait essuyé quelques commentaires acerbes dans les médias. Abdelaziz Rahabi, ancien ministre de la communication, avait alors dénoncé des affirmations préjudiciables « aux intérêts diplomatiques du pays ». Il avait rétorqué que l’armée algérienne « participe substantiellement à la conception, la définition et l’exécution de la politique extérieure et de défense du pays ». Il avait également souligné que la question du Sahara occidental n’était pas une simple question de « politique étrangère », car elle s’appuie « sur un des socles fondateurs de la Révolution et de l’État algérien, qui est le droit à l’autodétermination et à l’indépendance. Elle se pose à nos frontières et devient ainsi un problème de sécurité nationale. »

    Un rappel de l’orthodoxie qui avait été efficace. Khaled Nezzar, probablement recadré par ses pairs, n’a plus évoqué le sujet, mais le débat est revenu à la faveur de la dernière résolution du Conseil de sécurité. Ce courant « réaliste » s’est exprimé de nouveau par la voix de Noureddine Boukrouh5, deux fois ministre sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika et aujourd’hui à l’étranger, qui a estimé que les jeux étaient faits.

    Dans un article titré « Le dernier quart d’heure » — expression maladroite qui renvoie en Algérie au discours de l’armée coloniale française6— et publié sur son site personnel, il estime que « le choix laissé au Polisario n’est plus entre le statut d’autonomie et l’indépendance, mais entre l’autonomie et le statut de terroriste, entre le plan marocain et rien du tout faute d’avoir pensé à élaborer un plan B. »7

    Pour Boukrouh, le Front Polisario doit désormais être réaliste et renoncer à une « aléatoire République arabe sahraouie démocratique [RASD] » et accepter une « Région autonome du Sahara (RAS) réelle et viable ».

    Il s’est attiré une réponse acerbe du chroniqueur Abed Charef dans un article intitulé « Noureddine Boukrouh, victime collatérale de l’effet Trump au Sahara occidental », publié le 28 octobre 2025 sur Al-hirak al-ikhbari. Pour Abed Charef, le vote du Conseil de sécurité ne change pas la donne :

    « Ce n’est pas à travers cette démarche que les États-Unis vont remodeler la carte de la région à leur guise. Pour une raison bien simple : il y a, en face, un peuple qui aspire à exercer son droit à l’autodétermination. Et ce peuple est soutenu par d’autres peuples, épris de liberté ».

    Une position conforme à l’orthodoxie algérienne.

    La proposition d’une médiation

    Pourtant, dans sa conférence de presse du 18 novembre, Ahmed Attaf a confirmé qu’Alger n’était plus dans sa zone de confort habituelle de défense du principe de l’autodétermination par voie référendaire comme en témoigne sa disponibilité à soutenir une médiation entre le Maroc et le Front Polisario :

    « Compte tenu des données et des responsabilités qui lui incombent en tant que pays voisin des deux parties au conflit, l’Algérie n’hésitera pas à apporter son soutien à toute initiative de médiation entre le Front Polisario et le Maroc »8.

    Ce soutien est assorti de « conditions ». La médiation doit s’inscrire dans :

    « le cadre des Nations unies, qu’elle adhère, dans sa forme et son contenu, aux principes d’une solution juste, durable et définitive à la question du Sahara occidental, tels qu’ils sont stipulés dans toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, y compris la dernière résolution n° 2797 ».

    Malgré le rappel de ces « conditions », cette évolution où l’Algérie jouerait un rôle de « facilitateur » laisse perplexe. D’abord, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc en août 2021, accusant le Maroc d’actions hostiles, ce qui ne la rend pas la plus apte à jouer aux facilitateurs. Plus fondamentalement, le « sujet » de la médiation, si elle se mettait en place, pourrait-il être autre que celui de l’autonomie mise en avant dans la résolution et que les États-Unis veulent passer comme un exercice effectif de l’autodétermination des Sahraouis  ?

    Sous l’attention particulière de Washington

    La question du rapport aux États-Unis est cruciale. L’Algérie fait face à des difficultés géostratégiques majeures. Elle a des situations difficiles à toutes ses frontières — Libye, Mali, Niger, Maroc —. Son « amitié » avec la Russie est troublée par des intérêts divergents au Sahel. Et la Chine commerce avec tout le monde, et même davantage avec le Maroc. Le plus grand pays d’Afrique fait donc l’objet d’une attention particulière des États-Unis.

    L’ ambassadrice étatsunienne à Alger, Elizabeth Moore Aubin, en poste depuis 2022, fait d’ailleurs preuve d’un activisme inhabituel. Depuis son arrivée, elle multiplie les déplacements en Algérie, y compris hors d’Alger, rencontre entrepreneurs, ONG, start-ups, élus locaux et étudiants — une présence publique rarement observée de la part d’un diplomate occidental dans le pays. Même lors des bombardements les plus intenses sur Gaza, elle n’a pas réduit son exposition médiatique, signe d’une diplomatie étatsunienne affirmée et déterminée.

    Cet interventionnisme de Washington dans le dossier du Sahara occidental s’inscrit également dans un contexte de retour des pétroliers étatsuniens en Algérie. En août 2025, Occidental Petroleum a signé deux conventions avec l’Agence nationale pour la valorisation des ressources en hydrocarbures (Alnaft) pour explorer les périmètres d’El Ouabed et Dahar dans le sud algérien. ExxonMobil et Chevron sont proches de finaliser un accord pour l’exploitation du gaz de schiste. Un article de Maghreb émergent relevait que « l’entrée d’acteurs américains sur les gisements de gaz non conventionnels en Algérie » pourrait, à défaut de sauver le plan onusien d’autodétermination, être un levier pour atténuer les pressions étatsuniennes9.

    Le fonctionnement brutal des États-Unis crée cependant de l’incertitude. Les concessions algériennes dans ce domaine seront-elles une « transaction » suffisante pour atténuer les pressions d’une administration Trump pressée d’ajouter la question du Sahara occidental à son trophée de « faiseur de paix » ?

    Un vote troublant sur Gaza

    La vraie interrogation — et, pour certains, la véritable appréhension — porte sur l’usage que feront les États-Unis de cette résolution, qui donne un coup de pouce diplomatique au plan d’autonomie. À Alger, l’affirmation sur la chaîne CBS de Steve Witkoff, conseiller de Donald Trump pour le Proche-Orient, selon laquelle un « accord de paix » serait conclu entre l’Algérie et le Maroc « d’ici 60 jours » n’est pas passée inaperçue10. Elle a été très largement perçue comme le début des pressions annoncées. Attaf s’est empressé d’extirper l’Algérie du tête-à-tête avec le Maroc, projeté par le conseiller étatsunien :

    « Je pense qu’il y a eu confusion entre ce que tentent de faire les États-Unis dans le dossier du Sahara occidental et les relations algéro-marocaines. Je pense qu’il voulait parler de l’initiative américaine, en coopération avec l’ONU, de proposer un plan de résolution de la question sahraouie ».

    Christopher Ross, envoyé personnel du secrétaire général de l’ONU pour le Sahara occidental (2009–2017), tout en qualifiant la résolution du conseil de sécurité de « recul », a compris autrement : « La prédiction de Steve Witkoff (…) relève, je le crains, de l’utopie. » L’Algérie, a-t-il ajouté, « n’est pas réputée pour céder aux pressions ni pour pratiquer une diplomatie transactionnelle »11.

    Anna Theofilopoulou, ancienne conseillère auprès de James Baker, lui-même ancien envoyé personnel au Sahara occidental du secrétaire général de l’ONU (1997-2004), est moins catégorique. Dans une déclaration au média espagnol El Indepediente, le 9 novembre 2025, elle se pose des questions sur le rôle de l’Algérie :

    « L’ ancien régime algérien (…) était très dur, mais il savait ce qu’il faisait. (…) Maintenant, avec Tebboune, je ne sais pas. Je parlais avec un ami, et on riait de la perspective de voir Trump et Boulos, son conseiller pour le Sahara occidental, sur place. Il m’a dit : “Avant, j’aurais dit que les Algériens l’auraient dévoré au petit-déjeuner. Aujourd’hui, j’en suis moins sûr… ”

    La résolution du Conseil de sécurité n’étant pas une reconnaissance de jure de la « marocanité » du Sahara occidental, la suite dépendra de l’action — ou non — des États-Unis envers l’Algérie et le Front Polisario, et de la capacité de ces derniers à résister aux pressions de l’administration Trump.

    Le 17 novembre, le vote, troublant, de l’Algérie sur la résolution étatsunienne sur Gaza — alors que la Russie et la Chine se sont abstenues — suscite des doutes sur cette capacité. À Alger, certains interprètent ce vote — inhabituellement conciliant envers Washington — comme le signe d’une nouvelle configuration du rapport de force. Face aux critiques et aux dénonciations exprimées sur les réseaux sociaux — malgré les risques encourus dans un pays où une publication sur Facebook peut mener en prison —, la réaction officielle s’est faite très menaçante.

    L’agence de presse officielle algérienne APS a rappelé, le 18 novembre, que la Constitution « fait de la politique extérieure un domaine réservé du président de la République, en sa qualité d’unique et seul artisan de la décision politique extérieure, au nom de la Nation algérienne ». Elle a dénoncé des « parties internes » qui se lancent dans une « tentative exécrable d’instrumentaliser la politique extérieure du pays au service de calculs politiciens étriqués ».

    Le commentaire affirme que l’État national « ne permettra jamais que sa décision souveraine en matière de politique extérieure soit transformée en outil de marchandages politiques ou partisans, étroits dans leur portée comme dans leur vision ». Le message est clair : silence dans les rangs.

    Source : Orient XXI – 25/11/2025 https://orientxxi.info/Sahara-Occidental-L-Algerie-face-aux-pressions-des-Etats-Unis

    Crise diplomatique entre l’Algérie et la France : Emmanuel Macron veut «corriger beaucoup de choses» – Madjid Makedhi

    Alger et Paris ont lancé officiellement, depuis jeudi, le processus devant aboutir à un « retour à la normale » dans leurs relations bilatérales. La visite effectuée par la secrétaire générale du ministère français des Affaires étrangères, Anne-Marie Descôtes, s’inscrit dans cette démarche.

    Le président français Emmanuel Macron semble se résoudre à la nécessité de changer de ton et de démarche avec l’Algérie. Face à une crise diplomatique qui dure depuis 18 mois et une rupture totale des canaux de dialogue entre les deux pays, il a fini par avouer que la démarche française dans la gestion de cette tension n’était pas la bonne. Ayant prôné « la fermeté » en été dernier, le chef de l’Etat français plaide désormais pour « l’apaisement ».

    S’exprimant, samedi en marge du Sommet du G20 à Johannesburg, en Afrique du Sud, Emmanuel Macron veut « corriger beaucoup de choses » pour « bâtir une relation d’avenir avec l’Algérie ». « Moi, je veux bâtir une relation d’avenir qui soit apaisée, mais on doit corriger beaucoup de choses et on sait que sur beaucoup de sujets, sécuritaire, migratoire, économique, on n’est pas dans une situation satisfaisante », déclare-t-il lors d’un point presse.

    Le Président français se démarque, ce faisant, des acteurs de la droite et de l’extrême droite qui ont poussé, durant les derniers mois, vers la rupture entre Alger et Paris. « Beaucoup de gens veulent faire de l’Algérie une question politique domestique française. Et en Algérie, beaucoup de gens veulent faire de la relation avec la France une question de politique domestique algérienne », dit-il, estimant avoir obtenu des « avancées» ces dernières années, avec une « même méthode : le respect et l’exigence ». Selon lui, « la libération de Boualem Sansal (qui a bénéficié d’une grâce du président Tebboune, sur demande de son homologue allemand) est un premier résultat dont il faut se féliciter». Concernant son éventuelle rencontre avec le président Abdelmadjid Tebboune, Emmanuel Macron affirme qu’elle « se fera au moment où on l’aura préparée pour avoir des résultats ». Les propos du chef de l’Etat français interviennent dans un contexte marqué par un début de rapprochement enclenché depuis le changement de gouvernement en France et, notamment, le départ de l’ancien ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau.

    Un processus de «normalisation»

    Alger et Paris ont lancé officiellement, depuis jeudi, le processus devant aboutir à un « retour à la normale » dans leurs relations bilatérales. La visite effectuée par la secrétaire générale du ministère français des Affaires étrangères, Anne-Marie Descôtes, s’inscrit dans cette démarche, comme l’a expliqué le porte-parole du Quai d’Orsay, visant à « relancer la dynamique» de rapprochement». « Il s’agit d’une visite de travail qu’elle mène dans le cadre des priorités exprimées par le ministre (français, ndlr), que sont à la fois le rétablissement de la coopération en matière migratoire, le rétablissement de la coopération en matière de sécurité et aussi la relance de la coopération économique », indique-t-il.

    Et d’ajouter : « Tout cela entre dans le cadre d’un dialogue exigeant et qui doit porter des résultats pour nos compatriotes.» Cette visite, rappelons-le, est la première du genre entre les deux pays depuis le mois d’avril, lorsque le chef de la diplomatie française, Jean-Noël Barrot, s’était déplacé à Alger pour amorcer un rapprochement entre Alger et Paris. Les deux pays avaient alors arrêté un agenda de visites afin de « tourner la page » de la crise. Mais le programme a été vite abandonné, suite à l’arrestation, puis l’incarcération, d’un agent consulaire algérien, accusé d’implication dans l’affaire Amir Boukhors, dit Amir DZ. L’ Algérie avait directement accusé le ministre de l’Intérieur de l’époque, Bruno Retailleau, qui était l’un des principaux acteurs ayant envenimé les relations entre l’Algérie et la France, exploitant ainsi l’arrestation, en novembre 2024 à Alger, de l’écrivain Boualem Sansal.

    Depuis septembre, le Premier ministre, Sébastien Lecornu, et son ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez, ont adopté une nouvelle approche avec Alger, tout en appelant à la reprise du dialogue. Le successeur de Bruneau Retailleau, ex-ministre français de l’Intérieur, a annoncé même une visite à Alger à l’invitation de son homologue Saïd Sayoud, qui devrait intervenir au mois de décembre. Le rapprochement entre les deux pays a été confirmé indirectement, mardi, par le ministre des Affaires étrangères Ahmed Attaf. « Il n’y a pas d’initiative majeure, il y a un processus de contacts qui est en train de s’organiser entre l’Algérie et la France, sans plus », déclare-t-il.

    Source : El Watan – 24/11/2025 https://elwatan.dz/crise-diplomatique-entre-lalgerie-et-la-france-emmanuel-macron-veut-corriger-beaucoup-de-choses/

    Réactions à la libération de Sansal : entre geste humanitaire, calcul diplomatique et appel à la cohérence politique – Samia Naït Iqbal

    La grâce présidentielle accordée à l’écrivain Boualem Sansal continue de susciter des réactions contrastées, oscillant entre soulagement, scepticisme et exigence de cohérence.

    Si la décision du chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, intervenue à la suite d’une intercession du président allemand Frank-Walter Steinmeier, a été officiellement présentée comme un geste humanitaire, elle soulève en Algérie et à l’étranger des interrogations d’ordre politique, éthique et diplomatique.

    Un geste interprété comme un aveu

    Pour l’ancien président du RCD et écrivain Saïd Sadi, cette grâce met en lumière une contradiction profonde : « En Algérie, l’humanisme c’est comme les hydrocarbures ; c’est bon pour l’exportation. » Derrière la formule cinglante, il pointe une dépendance morale à la reconnaissance extérieure : « L’ humanisme d’un chef d’État dépendrait de la stimulation d’un homologue étranger », écrit-il, estimant que le geste, bien qu’heureux pour l’écrivain et sa famille, révèle une faiblesse politique autant qu’un déficit d’autonomie morale.

    Sadi souligne en outre la coïncidence troublante entre la libération de Sansal et la condamnation à cinq ans de prison du poète Mohamed Tadjadit, figure du Hirak : « La même peine, la même société, deux destins opposés. » Pour lui, la juxtaposition des deux affaires illustre une logique sélective de la clémence et une gestion symbolique de la justice.

    Entre diplomatie et justice sélective

    Du côté politique, les réactions oscillent entre approbation prudente et mise en garde contre toute instrumentalisation diplomatique.

    Le président du parti Jil Jadid, Sofiane Djilali, reconnaît le caractère « humanitaire » de la décision, mais avertit : « Ne pas étendre le geste à d’autres détenus incarcérés pour des motifs bien moindres serait perçu comme une injustice. » Selon lui, la clémence présidentielle « ne doit pas dépendre d’un plaidoyer étranger ni créer une hiérarchie entre citoyens ».

    Le magistrat à la retraite Habib Achi adopte un ton plus institutionnel. Il voit dans cette grâce « un acte de diplomatie raisonnée », inscrit dans un équilibre d’intérêts internationaux. Mais il appelle à « une cohérence interne entre les gestes extérieurs et la justice domestique », suggérant une seconde mesure de grâce pour les détenus d’opinion, « afin d’éviter le double standard et d’affirmer la souveraineté morale de l’État ».

    Une exigence d’ouverture démocratique

    Dans un communiqué, le président du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), Atmane Mazouz, salue une décision « bénéfique et positive », rappelant que son parti avait plaidé pour la libération de Sansal sans partager ses positions sur la question de l’intégrité territoriale. « Le courage politique, écrit-il, c’est aussi de défendre la liberté d’expression, même pour ceux avec qui nous sommes en désaccord. »

    Mazouz replace la grâce dans une perspective plus large : la nécessité de « tourner la page de la répression » et d’ouvrir un dialogue national fondé sur la liberté et la justice. « L’Algérie, conclut-il, ne retrouvera sa place et sa dignité internationales que dans la liberté et la justice. »

    Une société en attente de signaux forts

    Les réactions de la société civile abondent dans le même sens. Un citoyen de Tizi-Ouzou, vétérinaire de profession, a résumé sur les réseaux sociaux un sentiment partagé : « Le Président s’est libéré d’un fardeau encombrant. Il est temps maintenant de libérer tous les détenus d’opinion et, ce faisant, de libérer sa conscience. »

    Même tonalité chez le journaliste Hafid Derradji, qui se félicite de la libération de Sansal tout en appelant à la cohérence : « Si cette décision sert la dignité de l’Algérie, qu’elle soit suivie d’un geste envers ceux qui ont été condamnés pour leurs idées. C’est ainsi qu’on renforce l’unité nationale. »

    Entre humanisme affiché et réalités politiques

    Au-delà de l’émotion et des lectures diplomatiques, la grâce accordée à Boualem Sansal renvoie à une question plus essentielle : celle de la crédibilité de l’État face à la justice et aux libertés. L’ acte humanitaire, s’il n’est pas accompagné d’une dynamique politique interne, risque d’apparaître comme une concession circonstancielle plutôt qu’une orientation durable.

    Dans un pays où l’espace public demeure sous tension, cette libération pourrait constituer soit un précédent encourageant, soit un simple épisode dans la chronologie des ajustements diplomatiques. Tout dépendra de la suite — c’est-à-dire de la capacité du pouvoir à faire de l’humanisme, non plus un produit d’exportation, mais une valeur nationale.

    Source : Le Matin d’Algérie – 12/11/2025 https://lematindalgerie.com/reactions-a-la-liberation-de-sansal-entre-geste-humanitaire-calcul-diplomatique-et-appel-a-la-coherence-politique/

    Ici, on enterra les Algériens

    Dans la Seine, on noya les Algériens. À Thiais, on enterra un massacre. Le cimetière parisien de Thiais a été un lieu de la dissimulation du massacre de l’automne 1961. Nous avons fouillé les archives et retrouvé des noms de victimes. On en dénombre une centaine. La vérité sur ce crime d’État n’en finit pas de refaire surface.

    ACCES-94 – Association de Coopération Culturelle Educative et Sportive. Éduc’ pop’ à Chevilly-Larue dans le 94

    Illustration 1
    Carré musulman. Division 97 du cimetière parisien de Thiais.

    « Monsieur Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire. Finalement cette vérité a fait son chemin. Je suis venu ici en mémoire de ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais. »

    C’est par ces mots qu’en 1997 Jean-Luc Einaudi concluait son témoignage lors du procès du préfet collaborationniste Papon. Cette déclaration que nous découvrons tardivement vient corroborer ce que nous pressentions depuis des années, à savoir que des martyrs du 17 octobre 1961 avaient été enterrés juste à côté de chez nous, le long de la nationale 7. C’est le nouveau point de départ de notre travail associatif, celui de l’association ACCES, association d’éducation populaire située à Chevilly-Larue dans le Val-de-Marne, commune limitrophe de l’immense cimetière parisien de Thiais.

    Nous nous sommes rendus sur place, nous avons fouillé ses archives consultables en ligne, notamment le registre journalier d’inhumation, première source consultée en 1988 par l’auteur de La Bataille de Paris, enquête pionnière sur les massacres de l’automne 1961. 

    Comme Jean-Luc Einaudi, nous observons que les enterrements de personnes aux noms d’origine nord-africaine augmentent et s’enchaînent de septembre à décembre 1961. Nous en dénombrons une centaine.

    Il convient de préciser que toutes les victimes du massacre n’ont pas été enterrées à Thiais et que tous les décès ne résultent pas de la répression policière. Car bien sûr, nous ne prenons pas en compte les quelques morts naturelles ou liées à une maladie, ni les membres de la FAP, la force auxiliaire de police (la police de Harkis de Paris, créée par Papon en 1959). 

    L’ examen du registre débute en septembre. Parce que la violence qui s’est déchaînée le 17 octobre n’a pas commencé ce soir-là. Elle ne constitue que le point culminant d’une répression policière inouïe qui sévit depuis la fin du mois d’août. Cette répression s’inscrit dans la continuité d’un maintien de l’ordre colonial importé en métropole et au cœur même de la capitale des Lumières. Elle s’abat sur celles et ceux qu’on appelait les « Français musulmans d’Algérie » (FMA), confronté·es au racisme de la société coloniale dans les usines, les chantiers, les foyers et les bidonvilles de nos banlieues. 

    Les corps de Thiais proviennent en grande partie de l’Institut médico-légal, dont les rapports mentionnent des homicides par coups, strangulation, coups de feu, noyade. Des corps découverts sur les berges de la Seine, dans les ruelles et les sentiers des parcs et bois de la banlieue parisienne.

    Voilà quelques exemples d’une longue liste macabre d’Algériens enterrés sur deux carrés musulmans pour cette seule période de 4 mois. D’abord à la division 89, puis à la division 97 pour y enfouir les cadavres que la division 89 voisine ne peut plus contenir. On compte des dizaines de corps non identifiés, enterrés tantôt sous X FMA, X-Inconnu, ou Inconnu NA pour Nord-Africain, qui peut désigner aussi bien un Tunisien qu’un Marocain.  

    MESSILI Saïd, âge inconnu, abattu avec Mehraz Chérif le 26 septembre 1961 par des policiers à l’arrière des bâtiments du 1, avenue de la Villette à Paris. Enterré le 10 octobre. Division 89 ligne 16, tombe 52. Dossier classé sans suite par le parquet de Paris. Sept autres inhumations ce jour-là de morts brutales dont les affaires judiciaires – si elles ont fait l’objet d’une enquête – ont été classées sans suite ou conclues par un non-lieu.  

    Cinq inconnus « FMA »,enterrés le 24 octobre, corps découverts à Boulogne, Colombes, Aubervilliers, quartiers parisiens du Gros Caillou et de Bel Air. Enterrés à la division 89 ligne 15, tombes, 59, 41, 53, 43, 47.

    Illustration 2
    Une partie des inhumations du 24 octobre. Page 32 du registre. Surlignage par nos soins. © Archives de Paris.

    DEROUES Abdelkader, 27 ans, découvert avenue du Général-de-Gaulle, à Puteaux après la manifestation. Mort d’un coup de feu dans l’épaule droite. Enterré le 31 octobre, division 97, ligne 1, tombe 5. Ce qui porte à dix inhumations ce jour-là d’Algériens dont 5 inconnus FMA, tous découverts à Aubervilliers.

    DELOUCHE Mohamed, âge présumé, 63 ans.C’est l’épicier du bidonville de la Folie à Nanterrequi a ététué le 18 octobre par deux coups de feu. Monique Hervo, écrivaine et militante associative qui était alors travailleuse sociale au service civil international du bidonville, était cachée à l’arrière de la boutique quand les policiers sont entrés dans sa boutique. Elle a entendu les deux détonations. Enterré le 12 décembre 1961, division  97, ligne 5, tombe 3. Non-lieu rendu le 2 novembre 1962.

    ZEBIR Mohamed, retiré de la Seine le 7 octobre, à la hauteur du barrage de Suresnes, du côté de l’Île de Puteaux. Identifié 3 semaines après. Mort provoquée par 3 balles. Enterré le 7 novembre, division 97, ligne 2, tombe 4. 

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    Parmi les 9 inhumations d’Algériens ce jour-là, il y a cet homme. Enterré division 97, ligne 1, tombe 20. Il a été pris en photo par Elie Kagan et un autre photographe américain, témoins de la manifestation. Ils l’ont trouvé gisant à terre, ensanglanté, rue des Pâquerettes, à Nanterre, dans la nuit du 17 au 18 octobre. Les deux hommes l’ont conduit jusqu’à la Maison départementale de Nanterre, où, à leur arrivée, un infirmier s’est exclamé : « Et un raton, encore un! ». 

    Les photographes ignorent son nom mais trente ans plus tard, ce cliché illustrera la couverture de La Bataille de Paris. Son visage est alors reconnu par son neveu en Algérie. Il s’agit de BENNEHAR Abdelkader, il avait 42 ans. L’enquête sur sa mort avait fait l’objet d’un non-lieu le 25 février 1963.

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    Neuf X-Inconnus enterrés le 5 décembre à la division 97, à la demande de l’IML (Institut médico-légal), découverts dans différents quartiers parisiens et de villes de banlieue. Surlignage par nos soins. © Archives de Paris

    Le registre d’inhumation indique des emplacements précis, à savoir des sépultures individuelles. Il n’y a donc pasde fosses communes. Cette information qui circule de livre en livre s’avère inexacte.

    Toutefois, les informations du registre permettent d’identifier les conditions d’inhumation. À une dizaine d’exceptions près, les inhumations étaient toutes exécutées, non pas à la demande d’un proche mais de l’administration, à savoir l’Institut médico-légal. Les corps ont été mis dans une volige, un bois rudimentaire très mince, utilisé dans son usage funéraire comme un cercueil provisoire. Ce qui permet une décomposition rapide. Puis enterrés dans des concessions gratuites, prévues pour cinq ans, une pratique courante à cette époque dans « le cimetière des indigents ». 

    Ces sépultures gratuites ne sont pas équipées de pierre tombale, ce qui ne permet pas d’identifier les défunts en surface. 

    Ainsi disparaissait le massacre en même temps que ses victimes se décomposaient sous la terre anonyme. Des disparus enterrés sans leurs proches, sans rite cultuel musulman, et bien sûr sans les honneurs que le FLN avait pour habitude de rendre aux chouhadas, martyrs de la lutte de libération. 

    Une centaine de morts ont été enterrés « comme des chiens », dans ce cimetière le plus à l’écart des regards parisiens, le cimetière des indésirables, des indigents, mais aussi des collabos, des criminels.

    Dans la Seine, on noya les Algériens. À Thiais, on enterra un massacre.

    Mais la vérité fit peu à peu surface, grâce notamment à la mémoire militante et familiale de cette génération de l’immigration post-coloniale qui luttait contre les crimes racistes et sécuritaires des années 70 et 80.

    Vingt-trois corps ont été rapatriés en Algérie le 13 juin 1969 et le 12 mars 1970 pour être inhumés au cimetière des martyrs de la révolution d’El Alia à Alger. 

    Les 5 et 7 septembre 1979, plusieurs supplétifs de la force de police auxiliaire ont été exhumés des carrés musulmans pour la division militaire 17. Une stèle leur rend hommage. 

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    Division militaire 17. Cimetière parisien de Thiais.

    Pour les autres, rien. Rien ne rappelle le souvenir d’Algériens massacrés par la police pour avoir participé pacifiquement à une manifestation ce 17 octobre 1961, que les historiens britanniques Jim House et Neil Mac Master qualifient  comme « la répression d’État la plus violente qu’eût jamais provoquée une manifestation de rue, dans l’histoire moderne de l’Europe occidentale ».

    Où sont ces Algériens aujourd’hui ? La mairie de Paris nous indique que « les dépouilles des victimes du massacre du 17 octobre 1961 ont été reprises ».  Exhumés en 2019et 2021, les ossements sont aujourd’hui conservés dans des reliquaires à l’ossuaire du cimetière.  

    Les seules traces de leur mort sont celles de leur disparition.

    Notre tâche est de poursuivre le travail de Jean-Luc Einaudi et d’autres historien·nes, collectifs associatifs et militants afin d’exhumer leur mémoire et de réparer cet effacement scandaleux. Soixante-quatre ans ans après ce massacre d’État, il est temps de reconnaître, de redonner des noms, des visages et des histoires à ces personnes que la déshumanisation coloniale a effacées. 

    Des victimes dont nous savons aujourd’hui qu’elles n’étaient pas « terroristes », qu’elles avaient juste le tort d’être perçues comme algériennes. Et au pire, de le revendiquer.

    Tuées pour ce qu’elles étaient et non pour ce qu’elles ont fait.

    Papon et les pouvoirs publics de droite comme de gauche ont voulu effacer ce crime pendant 30 ans. Papon a perdu. Il a perdu deux fois. L’Algérie est devenue indépendante. Et l’ancien secrétaire général de la Gironde a été condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l’humanité pour avoir participé à la déportation de 1690 juifs entre 1942 et 1944. 

    Mais ses défaites ne sont pas une victoire.

    La vérité sur le massacre d’État de l’automne 1961 a fait son chemin sans la justice. Soixante-quatre ans après, la responsabilité ne peut plus être individuelle.

    Notre association a organisé cette année la quatrième commémoration officielle. 

    Nous demandons une nouvelle fois à la ville de Paris, propriétaire du cimetière, de créer un mémorial en hommage aux victimes du crime d’État de l’automne 1961, afin de mettre fin à l’oubli dans lequel elles ont été noyées depuis maintenant près de soixante-cinq ans.

    Nous nous inscrivons pleinement dans les revendications des nombreuses associations, syndicats et organisations politiques. En ce sens, la République française doit enfin et clairement reconnaître le massacre de l’automne 1961 comme un crime d’État. 

    Il s’agit d’un devoir de mémoire à l’égard d’un combat décolonial, antiraciste toujours d’actualité qui doit contribuer à tracer enfin pour l’avenir un chemin de vérité, de justice et d’égalité. 

    L’ association ACCES, avec le soutien des historiens Emmanuel Blanchard, Fabrice Riceputi, Alain Ruscio, Gilles Manceron, Jim House, Amzat Boukari-Yabara – historien et militant panafricain, Kahina Aït-Mansour – réalisatrice, Hajer Ben Boubaker – écrivaine documentariste, Saïd Bouamama – sociologue et membre fondateur du FUIQP, Alima Boumediene Thiery – avocate, Chérif Cherfi – passeur de mémoire et fondateur du Collectif du 17 octobre Banlieue Nord Ouest, Faïza Guène – romancière scénariste, Patrick Karl – comédien, Daniel Kupferstein – réalisateur, Mehdi Lallaoui – écrivain réalisateur, Olivier Le Cour Grandmaison – universitaire, Médine – rappeur, Mohand Mounsi – chanteur, Mouss & Hakim – chanteurs, Mathieu Rigouste – sociologue, Rocé – rappeur, Mehdi Slimani – chorégraphe CIE NO MAD, Ambre Thieffry – danseuse chorégraphe activiste – Françoise Vergès – politologue, autrice, militante décoloniale, Farid Zerzour – metteur en scène, directeur et fondateur théâtre Kalam. 

    Les Amis de Jean-Luc Einaudi ; Les Ami.e.s de Maurice Rajsfus ; Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons ; ARAC Chevilly-Larue ; Association culturelle Les Oranges ; Association Nationale des Pieds Noirs Progressistes et leurs Amis (ANPNPA) ; Association des Femmes des Pays d’Afrique de l’Ouest (AFPAO) ; Association Solidaire d’Accompagnement des Parents (ASAP) ; Au Nom de la Mémoire ; Collectif et association AFRO DES 100 DANSES ; Collectifs 17 octobre Banlieue Nord Ouest Colombes, Argenteuil et Gennevilliers ; Collectif 17 octobre 1961 Isère ; Collectif du 17 octobre Marseille ; Collectif Mémoire en marche Marseille ;  Comité Vérité et Justice pour Charonne ; Convergence Citoyenne Ivryenne (CCI) ; Femmes Plurielles ; Filles et fils de la République Créteil ; Fondation Frantz Fanon ; Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP) ; Fédération nationale de la Libre Pensée ; Histoirecoloniale.net ; Institut Tribune Socialiste-Histoire, mémoire et actualité des idées du PSU ; Institut Mehdi Ben Barka – Mémoire vivante ; Le 93 au Coeur de la République ; LDH Thiais-Orly-Choisy ; LDH Val-de-Bièvre ;  MRAP Nanterre ; Mémoire de nos luttes ; Pour la Mémoire Contre l’Oubli ; Réseau Féministe « Ruptures » ; SNEPS-PJJ-FSU ; Solidaires ; Solidarité Algérie Inclusion et Développement (SAID) ; Tactikollectif ; Villejuif en mouvement(s) ; You’Manity.

    Source : Mediaprt – Tribune – 10/11/2025 https://blogs.mediapart.fr/acces-94/blog/101125/ici-enterra-les-algeriens