Il y a des films qui tombent à pic. Fanon, de Jean-Claude Barny, qui sortira en salle le 2 avril, est de ceux-là.
Dès l’ouverture, un coup de feu claque, nous arrachant au confort de nos sièges pour nous jeter au cœur du fracas colonial. Nous sommes en pleine guerre d’Algérie. Puis ces mots de Fanon s’imposent à l’écran : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir. » Le ton est donné.
Il fallait ce film pour rappeler que Fanon n’est pas qu’un nom sur une page d’universitaire, mais un corps, une voix, un combat. En France, il reste un grand absent. On cite son nom, mais qui sait encore ce qu’il a dit, écrit, défendu ? Barny retrace l’itinéraire de ce Martiniquais devenu l’une des figures de la lutte algérienne, psychiatre et penseur dont l’œuvre est un cri contre toutes les oppressions.
En ces temps où l’on suspend un journaliste pour avoir rappelé les crimes coloniaux, que des documentaires sur l’Algérie disparaissent des écrans, Fanon pose une question dérangeante: que faisons-nous de notre histoire coloniale ?
Car nous vivons à l’ère de la post-vérité, où les faits historiques deviennent secondaires face aux récits que l’on fabrique, aux émotions que l’on manipule, aux vérités que l’on adapte. Barny nous ramène à l’essentiel : l’histoire, les luttes, la réalité brute de la colonisation et de ses séquelles.
Peau Noire, Masques Blancs : une boussole universelle
Peau Noire, Masques Blancs n’est jamais loin, ce texte de jeunesse, cette thèse refusée, qui demeure une boussole pour quiconque cherche à comprendre la mécanique implacable de la colonisation. Barny le filme, littéralement. À travers la figure d’un Fanon médecin, psychiatre à Blida, où les murs de l’hôpital bruissent de la violence coloniale, où soigner signifie résister. Là, dans ce lieu censé réparer les âmes, Fanon comprend que la psychiatrie coloniale est aussi une arme pour maintenir l’oppression.
Mais Fanon est avant tout un film d’introspection. Un homme qui doute, qui pense, qui écrit. Aux côtés de Josie, son épouse, et d’Olivier, leur fils né à Alger, il s’ancre dans une vie familiale, loin du mythe figé.
Des images qui marquent
Barny parsème son film d’allégories qui interrogent. Ce crabe, sur lequel Fanon tire enfant, est-ce la maladie tapie en lui, ou le mal colonial qui gangrène les corps et les âmes ? Cette mangrove suspendue au mur d’Alger, miroir de ses racines martiniquaises ou dédale intérieur où se perdent ses patients ? Et cette mer face à lui au moment ultime, serait-elle l’exil, le passage du milieu, l’histoire des opprimés ? Jean-Claude Barny nous pousse à regarder au-delà des images.
Un film pour aujourd’hui, un film pour demain
En cette année du centenaire de Frantz Fanon, le film de Jean-Claude Barny ne se contente pas d’un hommage. Il ravive une pensée toujours brûlante, qui éclaire nos sociétés et leurs rapports aux dominations passées et présentes.
Barny filme un Fanon vivant et insoumis car l’histoire ne s’efface pas et une société ne se construit pas sur l’oubli. Ce film est un rappel : chaque génération doit affronter sa mission. Mais la nôtre en est-elle digne ?
La montée en escalade des propos tenus par les politiques français contre l’Algérie a atteint son paroxysme et fait la une de l’actualité. Cela paraît d’autant plus surprenant que cette tendance à l’insulte, à la haine et à la désinformation est devenue banalité dans la grande partie des médias.
Pour avoir établi un lien entre certaines pratiques du nazisme – le massacre d’« Oradour sur Glane », en 1944, en France – et celles du colonialisme – « des centaines d’« Oradour » en Algérie » au XIXe siècle – le journaliste Jean-Michel Aphatie, est tombé sous le coup d’une instruction par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’Arcom.
Les massacres (1832, 1845,1852, 1871,1945, 1954, 1955 ) qu’a évoqués le journaliste sont, non seulement ignorés du grand public, mais surtout niés par les médias qui s’arrogent le droit à l’information/désinformation sur les réalités historiques relatives à l’histoire de France et qui se livrent, en ce qui concerne l’ Algérie, à une véritable propagande, qui n’a d’égale que celle qui a existé pendant la guerre qu’a livrée la France à ce pays entre 1954 et 1962.
Nous, soussigné.e.s, exigeons aucune poursuite contre Jean Michel Aphatie et contre tous les journalistes et les syndicalistes qui, comme lui, ont été injustement maltraités pour avoir respecté l’éthique de l’information. Nous dénonçons le parti pris des médias et ici de l’Arcom qui n’a émis aucune sanction à l’encontre des hommes politiques et des journalistes ayant proféré des propos haineux contre les Algériens ou des Palestiniens. Nous protestons avec vigueur contre des pratiques déshonorantes. Nous réclamons une information juste, équilibrée, respectueuse de l’histoire de France dans son intégralité et réclamons des institutions françaises une attitude égalitaire et envers tous les citoyens de ce pays.
Diane Gastellu (présidente LDH Villefranche de Rouergue-Decazeville)
Elichiry Marie-Laure (citoyenne)
Xavier Guernier (enseignant – retraité)
Enzo Cormann (écrivain)
Françoise Fiter (vice-présidente PCF CD66)
Belibel Kamel
Benmansour Othmane
Fred Périé (cinéaste et plasticien – Lorient)
Laurence Bismuth (militante syndicale et anticoloniale)
Jean-Pierre Boudine (professeur agrégé de mathématiques, auteur)
Agnès Salomon
Zahra Romenteau
Christophe Chomant (éditeur – Rouen)
Françoise Bouvier
Emi Serres (chef de terrain étude marketing)
Jacques Gragnon
Sadia Mezbo
Nassima Reale (responsable marketing médical)
Morad Ait-Habbouche (agence de presse)
Agathe Ninnin
Mireille Provansal-Lippmann (bénévole à La Cimade Aix en Provence, professeur émérite retraitée université Aix-Marseille, fille de résistants engagés contre la guerre d’Algérie)
Edith Meyer (retraitée)
Arthur Porto (formateur secteur éducatif, retraité)
Docteur François Provansal (Psychiatre)
Frédéric Durand (technicien et citoyen)
Camille Lévy Sarfati (autrice et curatrice)
Jean-Pierre Bouché (militant anti-colonial)
Catherine Marin-Guiton (enseignante retraitée)
Jeanne Larue (vice-Présidente du Département d’Ille et Vilaine en charge de l’Education
Conseillère départementale du canton de Rennes 3 (Blosne-Poterie-Chantepie)
Emma Tambou Marianna (étudiante)
Paul-Antoine Gauchon, Alixan (26)
Nathalie Blanchard (Action populaire en marais poitevin)
Sihem Ghorab
Linda Ouabdi Cherki (citoyenne)
Annick Brun
Françoise Lachqar
Michel Garcia
Jean-Philippe Milet (professeur de philosophie – Auvers-sur-Oise)
Virgine Serraï, docteure en littératures française et francophone (domaine de recherche : le colonisation en Algérie et la guerre d’Algérie)
Mael Barbier
Yasmina Bouzerara
F. Thevenin
Mohamed Sekkal (médecin)
Vivian Poux
Fabrice Colland
Christophe Montagnon
Hakan Sevindik (juriste)
François Jourdes
Hemmerlé Stéphane (citoyen et amateur d’histoire)
Annie Magnier
Djamel Bouzerara
Paul Bouffartigue (sociologue)
Sylvain Tichadou (intermittent du spectacle)
Marie-Louise Garcia
Didier Epsztajn (animateur du blog « entre les lignes entre les mots »)
Haccoun Aicha (infirmière APHP)
Anne Eydoux (économiste, Cnam)
Mourad Makri
Benghalem Salah
Olivier Jean (architecte, cadre de la fonction publique en retraite) Brahim Madaci (journaliste)
Christophe Prévost (journaliste culturel et élu)
Eric Lesaunier (retraité) Christine Lesaunier (retraitée)
Frédéric Haglund (enseignant de mathématiques – 91)
Jullia Damien (professeur des écoles)
Antoine Schmitt (artiste)
Gérard Boidron
Florence Jullien
Michel Martre
Ève Engel (professeur des écoles en REP)
Gamal Abina (journaliste consultant international sur la chaîne AL-24 news)
Claude Boucher (LDH Paris 18ème, Asst JC Einaudi)
Henri Pouillot (militant antiraciste, anticolonialiste)
Jean-Marie Simonet (photojournaliste à la retraite)
Pierre Déjean (informaticien retraité)
Aude Bonnin
Stéphane Jeannot (consultant en ESS et professeur d’économie)
Alice Salomon
Gilles Boillot
Anne-Marie Pauleau (IA-IPR retraitée)
Christon Hansma
Jean-Pierre Zemmour (militant des droits de l’homme et décolonial)
Catherine Teillard
Olivier Gloag (chercheur en littérature)
Nadia Zaimeddine (travailleuse sociale)
Michel Volovitch (biologiste, ENS)
Hélène Cartus
José Alcala (auteur-réalisateur)
Claire Bouillot-Salomon
Christine Daurat (citoyenne)
Veronique Simonet
Abeid Mohamed Embarec (président de l’association sahraouie Fils de nuages )
Meskaldji Aref (agent territorial)
Gérard Ameslon
Alain Blanchard (professeur d’astrophysique, université de Toulouse)
Françoise Escarpit (journaliste honoraire)
Patrice Rigaud (professeur agrégé de mathématiques)
Ahmed Dahmani (économiste)
Lila Lehbiben
Alain Bertho (professeur émérite d’anthropologie, Paris 8)
Mathilde Larrere (historienne)
Coriou Marie-Laure (vendeuse en librairie, en retraite)
Georges Rivière (graphiste)
Thierry Ducloux (retraité)
Catherine Galey
Michel-Denis Perrussel (retraité de l’Éducation nationale)
Robert Cremieux
Marion Duteurtre
Nordine Amer
Danielle Tribes
Henri Santamaria
Debret Mary
Pierre Macias
Frédéric Zarch
Annie Bussienne
Chaffard Claudia
Michel Berthelemy, 4ACG
Guy Lecroq
Olivier Schwartzbard (économiste consultant)
Maxime Rouquet
Farid Sidi Boumedine (pharmacien, docteur en sciences de l’information)
Maryse Gary Daoudi
Abdou Oudba
Patrick Fortunati
Joël Nogues (travailleur social)
Anja Rayé
Robert Koch (journaliste honoraire, AFP)
Jordi Grau (professeur de philosophie)
Anne Connan
Jean-Marie Tournier
Cyrille Ginglinger (Strasbourg)
Mehdi Lahlou (professeur)
Pierre-Yves D’Authenay (retraité de la FPE)
Leïla Petit (enseignante spécialisée)
Farid Bakhouche (chef de chantier en retraite)
Kamel Malik (gérant de sociétés dans l’immobilier – Toulouse )
Marie-Christine Callet
Waheb Bekkar (artiste musicien – Strasbourg)
Hutin Stanislas (4ACG – Anciens appelés et leurs amis contre la guerre)
Corinne Gazeau (retraitée)
Roshdi Rashed (directeur de recherche émérite au CNRS)
Selma Benavent (enseignante)
Francesco Correale (historien, CNRS, UMR 7324 CITERES – Tours)
Sébastien Dubois
Noura Larabi
Florence Willaert (4ACG)
David Robert (enseignant)
Aubin Hellot (cinéaste)
Isabelle Capek
José Tovar (professeur, syndicaliste, citoyen – Noisy le Sec)
« Le temps des colonialismes est fini, il faut […] en tirer les conséquences. » Albert Camus, Avant-propos, Chroniques algériennes (1958)
Alors qu’un certain unanimisme médiatique réduit le legs de Camus à une fade pensée du juste milieu exposée à toutes les récupérations, un vif débat intellectuel se poursuit, en particulier sur le rapport de l’écrivain à l’Algérie coloniale, dont il est natif et qui a inspiré toute une part de son œuvre et de ses interventions.
Pour ne perpétuer ni une célébration hagiographique, ni des dénonciations purement idéologiques, ce colloque propose de revenir à la réalité des représentations et combats de l’écrivain. On ne méconnaîtra ni le statut différencié des textes – fictions, essais, enquêtes et articles – ni les conjonctures précises des débats engagés (seconde moitié des années 1930, immédiat après-guerre ou après-1954).
Cette relecture historiquement mieux informée visera à resituer, au regard de l’objectif anticolonial à ces diverses étapes, la portée et les limites des positions de Camus : pour l’égalité des droits et la liberté d’expression; contre la torture et les exécutions capitales; contre toute violence à l’égard des victimes civiles ; pour la place des minorités dans toute Algérie future; en faveur du principe de l’autodétermination. Sera aussi évaluée la place de la pensée et de l’œuvre de l’écrivain face aux intellectuels, de son temps et jusqu’à nos jours, sur les scènes tant française qu’anglo-saxonne ou algérienne.
En partenariat avec l’Institut des Études Avancées, l’Institut du Monde Arabe, la Société des Études Camusiennes et l’Université Sorbonne Nouvelle (UMR THALIM)
Comité scientifique : Amina Bekkat, André Benhaïm, Catherine Brun, Madeleine Dobie, Sarra Grira, Martine Job, Hiroshi Mino, Christian Phéline, Anne Prouteau, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel, Marie-Pierre Ulloa.
Le Collectif des associations de l’appel du 4 mars (https://anpnpa.fr/relance-appel-du-4-mars/) vous invite à une rencontre-débat Mercredi 19 mars 2025, à 18h Auditorium de l’Hôtel de ville de Paris (entrée par le 5 rue Lobau) Métro : Hôtel de ville, sortie n°6 rue de Lobau
Plus de 60 années écoulées depuis la fin de la guerre d’Algérie n’ont pas permis aux peuples des pays anciennement colonisés et au peuple français de construire une vision partagée de cette histoire tragique. L’établissement de liens fraternels avec les peuples des anciens pays coloniaux, de liens amicaux entre les jeunes de nos pays respectifs, passe par une prise de conscience véritable de ce passé colonial et par la reconnaissance de la responsabilité du gouvernement français de l’époque dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie.
« Ne m’oublie pas – studio Rex, Belsunce Marseille » Bibliothèque Alcazar BMVR, 58 cours Belsunce, Marseille Jusqu’au 1er mars 2025
À Marseille, l’exposition « Ne m’oublie pas », jusqu’au 1er mars à la bibliothèque Alcazar, met à l’honneur la mémoire collective des parcours d’hommes et de femmes immigrés. Accostant au quai de la cité phocéenne dans les années 1960-1980, ces anonymes laissent pour seules traces des milliers de photos dans un studio du centre-ville. L’histoire entremêlée du Rex et de l’immigration.
« De cette houle cosmopolite, il ne reste ni nom, ni date, ni récit […] Grâce à ces photos de la preuve, de la trace et du souvenir, se retisse alors le dialogue entre les deux rives méditerranéennes »[1]. Si une image vaut mille mots, il nous suffit de quelques regards pour évoquer tout un pan de l’histoire de l’immigration française. Et d’histoires personnelles de milliers d’hommes et de femmes abandonnant dans leur parcours d’exilés des dizaines de milliers de photographies prises entre 1966 et 1985 dans le studio Rex.
« De ces photographies, nous n’étions pas les destinataires. Elles sont là, bien malgré elles ou par la force des hasards de l’Histoire, des histoires… Sommes-nous alors transmués en regardeurs insolents, voyeurs, voleurs d’images ? » [2]. Il y a dix ans, Jean-Marie Donat, éditeur, passionné de photos vernaculaires, achète un lot de négatifs du studio Rex dans le réseau de collectionneurs locaux. Les photographies feront l’objet d’une première exposition lors des Rencontres photographiques d’Arles en 2023 – et d’un catalogue fourni, Ne m’oublie pas, coordonné par Jean-Marie Donat. Leur parcours d’exposition les fait revenir à Belsunce deux ans plus tard, à l’Alcazar.
Belsunce, où se sont trouvés le studio Rex et le lieu d’exposition actuel de son fonds d’archives, est une zone de transit entre la gare Saint-Charles et le Vieux-Port, qui comptait plusieurs hôtels ayant accueilli des milliers d’émigrés lors de leur arrivée à Marseille. Ces archives content une histoire de la France aux noms oubliés, mais dont les regards, les visages et parfois aussi les sourires offerts à l’appareil photo ont résisté à l’épreuve du temps.
Une affaire de famille
Assadour Keussayan, né en 1907, fuit le génocide arménien, et arrive à Marseille dans les années 1920, au cœur du quartier populaire de Belsunce. Après une formation auprès d’un photographe, il ouvre son propre studio, le Rex, en 1933. Il connaît un succès rapide en raison de son emplacement, proche d’un centre administratif où étaient établis les permis de séjour et de travail. Le studio reste ouvert sept jours sur sept, accueillant une clientèle composée à 80 % d’immigrés, majoritairement maghrébins mais aussi subsahariens (Mali, Sénégal, Niger, Côte d’Ivoire) et comoriens. La demande ne faiblit pas. Durant les années 1960 débarquent les premières grandes vagues d’immigration en provenance d’Afrique du Nord, marquées par la fin de la guerre d’Algérie et le besoin en main-d’œuvre immigrée de la France.
Et l’histoire de l’immigration de se mêler à la pérennité du studio. Souvent, le parcours administratif des exilés en transit les amène à rester quelque temps à Belsunce où ils doivent faire leurs papiers, avant de trouver un emploi et de quitter Marseille. Entre-temps, ils passent au studio Rex, pour finaliser leur dossier de demande de permis de séjour, ou s’offrir un photomontage, ou encore des photos studio en famille pour les envoyer à ceux restés au pays.
Assadour Keussayan forme sa fille, Germaine, à la retouche des photographies, et son fils, Grégoire, à la prise de vue, au tirage et à la retouche des montages rehaussés aux pastels, qui feront le succès du Rex. Le studio devient une affaire familiale. « Voir ces portraits de famille des acteurs du studio Rex, c’est assurément lire et comprendre en écho le travail photographique réalisé avec modestie, professionnalisme, et justesse par la famille Keussayan. »
Quarante ans d’archives de l’immigration
« Venir dans son meilleur costume sur cette scène, ce plateau de photographe, c’est investir le théâtre d’un témoignage visuel épistolaire pour annoncer à distance que la famille s’est agrandie, garder trace pour soi d’une union, d’un temps de l’affect que l’on capture pour l’indexer au Panthéon des souvenirs remarquables. » Plus d’une centaine de photos de studio ont été sauvées de l’oubli. À leurs côtés ont également été conservées dans les archives quelque 700 photos de portefeuille, aussi appelées « images-talismans » apportées par les migrants au studio pour en faire des fac-similés. Lorsque leurs propriétaires ne venaient pas les réclamer, la plupart du temps déjà repartis de Marseille, elles étaient conservées par le Rex. Un archivage minutieusement mis en place, à partir de 1965, par Grégoire Keussayan, qui reprend l’affaire familiale jusqu’à sa fermeture dans les années 2000.
Le lot le plus impressionnant est celui des 10 000 photos d’identités destinées à la préparation des papiers administratifs en France. Les hommes et femmes y sont rarement souriants, se tiennent droit devant l’objectif, prennent la pose. Un exercice comme rite de passage universel de tout immigré. À travers leur exposition sur un large tableau noir face au visiteur qu’ils fixent de leur regard prédomine le souci de « lier l’intime à la preuve historique » à travers un « travail mémoriel iconographique de grande ampleur ». Cette exhumation des portraits est celle d’autant d’expériences de l’exil.
« À Belsunce, l’invitation républicaine faite à tout étranger afin qu’il parcoure les moments et les lieux qui le débarrasseront de ses façons, de son statut d’Autre, pour nous rejoindre dans cette claire citoyenneté juridique française, ne fait ni sens ni écho. Désigner ces Autres, en ce lieu, nécessite désormais la reconnaissance en nos espaces de l’existence de communautés étrangères, définitivement à distance de nos conceptions de l’identité nationale » [3]. Marquée par les vagues d’émigration qui suivent l’indépendance de l’Algérie en 1962, encouragée par les besoins en main-d’œuvre de l’économie française en pleine expansion, Marseille s’impose comme le passage incontournable de dizaines de milliers de Maghrébins. Et le paysage urbain de la ville de se transformer davantage, ses populations émigrées en transit se concentrant dans les quartiers du centre comme Noailles ou Belsunce. « Comme le Chicago des années 1920, Marseille par ce dispositif peut être considérée comme un vaste atelier où des citadins neufs se fabriquent les cadres éthiques, culturels et relationnels d’une “citadinité” à la mesure de leurs échanges. » [4].
Un « grand comptoir algérien et africain » [5] où se développent commerces, boutiques de grossistes et détaillants entre la gare et le port. Mais à la fin des années 1980, l’instauration du visa pour les voyageurs algériens vers la France ralentit l’activité du quartier, alors que ces derniers étaient encore 50 000 chaque semaine à gagner Marseille au début des années 1980[6]. Décélération toutefois relative de l’immigration maghrébine, qui connaît dans les années 1990 un nouvel élan. Comme une mise en abyme, cette exposition est celle du point de jonction de mille trajectoires de migrations qui, à un moment, se sont arrêtées à Belsunce, avant de repartir ou de s’y établir. A l’origine d’ordre pratique, ces photos prises il y a soixante ans sont aujourd’hui des œuvres d’art, témoins d’une mémoire.
Sophie Boutiere-Damahi
Notes
Le collectionneur Jean-Marie Donat dans l’introduction que l’on peut lire à l’entrée de l’exposition « Ne m’oublie pas – studio Rex, Belsunce Marseille », bibliothèque Alcazar BMVR, 58 cours Belsunce, Marseille, jusqu’au 1er mars 2025.
Sauf mention contraire, les citations sont extraites des cartels de l’exposition écrits par Émilie Goudal, chercheuse, dont les travaux portent sur l’interpénétration entre art, socio-histoire, politique et enjeux de mémoire(s) depuis le contexte de la décolonisation.
Alain Tarrius, Michel Peraldi, « Marseille et ses étrangers », Revue européenne des migrations internationales, vol. 11, n°1, 1995.
Alain Tarrius, Michel Peraldi, « Marseille et ses étrangers », op.cit..
Alain Tarrius, Michel Peraldi, « Marseille et ses étrangers », op.cit..
Thibault Bechini, « Empreintes de Marseille migrante (XIXe-XXe siècles) », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, 23 juin 2020.
Nils Andersson, un résistant à la guerre d’Algérie en conférence à Paris – Maltais Rouge, 40, rue de Malte, 75 011, métro République – https://lemaltaisrouge.com
Le 6 février 2025 se tiendra au Maltais Rouge à Paris une conférence débat intitulée « Le Pen, la torture dans la République », avec Nils Andersson et l’historien Fabrice Riceputi. Nous revenons ici sur le rôle majeur que Nils Andersson joua dans la résistance française à la guerre coloniale d’Algérie, particulièrement comme éditeur en Suisse de livres interdits en France.
C’est en 1960, par un livre intitulé La Pacification, que furent connues hors d’Algérie les toutes premières accusations de torture portées contre le député-parachutiste Jean-Marie Le Pen. L’éditeur de cette copieuse chronique de certains des crimes commis par la France durant les six premières années de la guerre était franco-suédois et résidait à Lausanne : Nils Andersson.
Alors que sévissait en France une censure féroce et que se multipliaient saisies judiciaires et condamnations pour « atteinte au moral de l’armée » ou « incitation à la désobéissance » à l’encontre des éditeurs, Nils Andersson permit à nombre des livres interdits dans l’Hexagone d’y circuler sous le manteau et d’y être lus. Cette « résistance éditoriale » à la guerre coloniale française par un intellectuel militant se qualifiant de « dreyfusard-bolchevik », résultait d’une entente avec les éditions de Minuit, fondées en 1942 dans la clandestinité par des résistants comme Vercors et dirigées depuis 1948 par Jérôme Lindon.
En 1958, Minuit publie La Question d’Henri Alleg, terrible témoignage d’une victime de la torture par l’armée française à Alger en 1957 qui deviendra un classique de la littérature française. Avant que le pouvoir n’ait le temps de le saisir, 65 000 exemplaires sont écoulés en 14 jours. A la demande de Jérôme Lindon, Nils Andersson, qui diffuse déjà des publications françaises en Suisse, prend le relais depuis Lausanne et le publie à son tour, fondant La Cité-Editeur. Il accompagne La Question d’ « Une victoire », texte puissant de Jean-Paul Sartre, dans lequel ce dernier se livre à une violente charge contre le gouvernement français et ses parachutistes, « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices ». Une grande quantité d’exemplaires est diffusée.
« C’est l’acte fondateur d’une maison d’édition dont le catalogue, riche de seulement 35 titres, aura un rayonnement international et un impact important sur l’histoire politique et intellectuelle », comme l’écrit Pascal Cottin. L’année suivante, c’est La Gangrène, publiée par Minuit, qui est saisi. Ce livre documente et dénonce également la torture désormais pratiquée dans l’Hexagone, par la police, ici dans les locaux de la DST, rue des Saussaies à Paris, en décembre 1958. La Cité le publie à Lausanne et en écoule beaucoup. Citons encore un autre livre important, quoique moins connu et jamais réédité. En 1959 toujours, Nils Andersson a édité Les Disparus. Le cahier vert : 175 témoignages de « disparitions » d’Algériens entre les mains de l’armée françaises receuillis par trois avocats à Alger en quelques jours, avant leur expulsion d’Algérie. Dans une postface, l’historien Pierre Vidal-Naquet analyse le système de terreur dont ont été victimes ces morts sous la torture ou par exécutions extra-judiciaires. Puis est publiée La Pacification, sous le nom d’Hafid Keramane. Ce dernier ouvrage est utilisé en 1960 comme colis piégé contre trois anticolonialistes belges. L’un d’entre eux, Georges Laperche, trouve la mort en ouvrant le paquet du livre qui lui était adressé.
« Entre 1958 et 1962, les bureaux de La Cité voient passer des militants de la lutte anticoloniale, des membres des réseaux Jeanson ou Curiel – ces fameux « porteurs de valise » qui collectent et transportent fonds et faux papiers pour les agents du Front de libération national – et bon nombre d’Algériens présents en Suisse, mais aussi l’éditeur et écrivain français François Maspero ». En 1961, Nils Anersson est arrêté à Lyon en compagnie de Robert Davezies, membre actif des réseaux d’aide au FLN. La même années, les locaux de La Cité sont plastiqués par l’OAS. Trop subversif pour les autorités helvétiques, Nils Andersson sera expulsé de Suisse en 1967.
L’ancien éditeur de La Cité a raconté la suite dans ses passionnantes Mémoires éclatées (Éd. d’en bas, 544 p. , 2017). Il tient un blog ici et un autre sur Mediapart.
L’ Appel du 4 mars 2024
Indiquons enfin qu’en mars 2024, Nils Andersson a été à l’initiative d’un appel solennel aux plus hautes autorités de la République présenté lors d’une conférence de presse au siège de la Ligue des droits de l’Homme, qui a été signé par 25 associations et de nombreuses personnalités : « Pour la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie ».
Le quotidien Le Monde a publié quelques mois plus tard, le 1er novembre 2024, une tribune collective signée de plus de 80 personnalités qui rendaient public leur soutien à cet « Appel du 4 mars ». Ils ont dit leur insatisfaction à la suite de la déclaration publiée par le président de la République, Emmanuel Macron, lors de sa visite, en septembre 2018, à Josette Audin, la veuve du jeune mathématicien Maurice Audin assassiné par les militaires français à Alger en juin 1957. Ils estiment que la reconnaissance par l’Elysée de cet assassinat et de la pratique de la torture institutionnalisée comme système par l’armée française à ce moment n’est pas suffisante. Car elle a été rendue possible par des dysfonctionnements de l’Etat et de ses institutions, militaires, administratives et judiciaires. Il n’est toujours pas répondu à la question : comment, quelques années après la défaite du nazisme, a-t-il été possible que soit conceptualisée, enseignée dans les écoles militaires, pratiquée et couverte par les autorités de la République, une théorie qui l’impliquait, celle de la « guerre contre-révolutionnaire », avec l’aval ou le silence de l’Etat, de l’armée et de la justice ? Dans l’armée, ceux qui ont pratiqué la torture ont été promus et décorés, ceux qui l’ont dénoncée ont été condamnés, à l’exemple du général de Bollardière, et des mesures disciplinaires ont été prises à l’encontre de ceux qui ont alerté leur hiérarchie et dont les protestations n’ont pas été entendues. Paul Teitgen a démissionné de son poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, Robert Delavignette de celui de gouverneur général de la France d’outre-mer, Maurice Garçon de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels qui ne remplissait pas son rôle, et Daniel Mayer de son poste de député.
Signataire de l’« Appel du 4 mars », l’avocat Henri Leclerc, mort le 31 août 2024, a mis en garde : « L’Etat n’est ni fasciste ni raciste, mais il y a une faiblesse dans son contrôle qui permet le pire. » Sans un retour sur cette page sombre de l’histoire de la République française, rien ne la préserve de retomber dans les mêmes dérives. Il ne s’agit pas de repentance, mais d’un acte de réaffirmation et de confiance dans les valeurs dont se réclame notre nation. C’est cette claire reconnaissance au plus haut niveau de l’Etat et ce travail de recherches historiques et de réflexion juridique que demandent les citoyens et citoyennes signataires de l’« Appel du 4 mars » dont la liste complète des signataires est à retrouver ici. A ce jour, ils n’ont pas reçu de réponse.
De toute cela, il sera question le 6 février 2025 à 18 h au Maltais Rouge (40, rue de Malte, 75 011, métro République), lors d’une conférence débat avec Nils Andersson et Fabrice Riceputi intitulée « Le Pen, la torture dans la République ».
Pierre Bourdieu, photographe de l’Algérie coloniale – Dorothée Rivaud
Le sociologue Pierre Bourdieu photographie la domination coloniale pendant la guerre d’indépendance algérienne Images d’Algérie, c’est le nom d’une exposition de photographies prises par Pierre Bourdieu en Algérie, de 1957 à 1961. L’exposition est présentée dans la collection permanente du Musée national d’Art moderne qui a acquis récemment 800 photos prises par celui qui était alors un jeune agrégé de philosophie devenant sociologue.
Bourdieu arrivé en Algérie pour y faire son service militaire – affecté dans un bureau – y resta en tant qu’assistant à la faculté d’Alger. Soucieux d’analyser les modes de domination invisibles du colonialisme, Bourdieu prit beaucoup de photos, revenant en France avec environ 3 000 négatifs. Celles-ci restèrent très peu vues jusqu’à ce qu’en 1999, son collègue et ami, le suisse Franz Schultheis, insiste pour que ces photos soient connues du public. Bourdieu, craignant les critiques venant de ses compatriotes, accepte cette proposition relayée par Christine Frisinghelli, fondatrice de la revue de photographie autrichienne Camera Austria qui reçoit le fonds de photos et de fiches et le transmet au Centre Pompidou en 2023.
L’exposition est construite en huit tableaux. Les photos sur « le déracinement » sont particulièrement bien relayées par le documentaire réalisé par l’artiste franco-algérienne Katia Kameli dont la projection occupe le centre de l’exposition. En proposant un « ricochet des images », comme l’indique son titre, ce film aide à décrypter l’enquête que mène Bourdieu avec son appareil photographique qui le conduit, en particulier, à saisir le rapport de la population algérienne à l’espace public et à l’habitat. Avec les camps de regroupement et les immeubles d’habitation à bon marché, le colonisateur a cassé le système. L’anthropologue et sociologue Tassadit Yacine, ancienne étudiante de Bourdieu, montre, photos à l’appui, comment les camps de regroupement ont cherché à déculturer les paysans algériens, à détruire leur mode de vie, en s’attaquant particulièrement aux femmes. Dans ces camps, les maisons, ou plutôt les masures, alignées le long de rues, en colonnes, sont d’un seul bloc. La cour qui servait de lieu de vie aux femmes a disparu, celles-ci ne sortent plus pour aller chercher l’eau, la corvée-promenade où les femmes se rendaient sans voile mais selon des codes bien établis est désormais assumée par les jeunes garçons.
FONDATION PIERRE BOURDIEU / CAMERA AUSTRIA, GRAZ
L’architecte et urbaniste Mohamed Larbi Merhoum rejoint, lui aussi, Bourdieu lorsqu’il rend compte des effets du déplacement de populations d’origine paysannes dans les grands ensembles construits dans les années 1950, à l’image des cités des banlieues françaises. Ces populations n’occupaient pas le cœur des grandes villes, elles y vivaient par procuration et ont attendu les années 1970 pour se l’approprier.
Pas de militaire sur ces photos de la domination coloniale, ce qui rend la collection Bourdieu particulièrement intéressante, les photos de l’époque étant surtout militaires.
En direct sur Youtube et les réseaux sociaux le 16/01/2025, 18h : conférence de Benjamin Stora autour de son dernier ouvrage L’ Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, organisée par le Groupe de Réflexion sur l’Algérie (GRAL) en partenariat avec Alternatv.