Sahara occidental – Jamal Benomar 

Jamal Benomar : au Maghreb, « il faut mettre un terme à l’escalade verbale et à la surenchère militaire »

Une reprise du dialogue entre l’Algérie et le Maroc est-elle possible, comme semble le souhaiter le roi Mohammed VI dans son discours du Trône 2025 ? Pour Jamal Benomar, ex-diplomate à l’ONU, c’est la seule voie possible pour la résolution du conflit au Sahara occidental.

« Le peuple algérien, un peuple frère que des attaches humaines et historiques séculaires lient au peuple marocain » : mardi 29 juillet, dans son discours du Trône, le roi du Maroc, Mohammed VI, a souhaité « tendre la main » à son voisin.

Entre les deux pays, les tensions sont pourtant très vives, sur fond de conflit au Sahara occidental, territoire disputé depuis un demi-siècle entre le Maroc et les indépendantistes sahraouis soutenus par l’Algérie. En novembre 2020, le cessez-le-feu a été rompu et des tirs sporadiques ont repris sur ce territoire toujours « non autonome » aux yeux du droit international et de l’ONU.

Aujourd’hui, Rabat contrôle 80 % du Sahara occidental et, de l’autre côté de la frontière, Alger héberge, à Tindouf, des réfugié·es sahraoui·es. 

En 2021, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, puis lui a fermé son espace aérien. Depuis que le Maroc a obtenu la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara par Donald Trump en 2020, et entraîné d’autres puissances – dont la France – à soutenir son plan d’autonomie, l’Algérie fulmine. Les deux États s’invectivent régulièrement et violemment par presse interposée, tout en poursuivant une course à l’armement.

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Jamal Benomar en 2016 à New York, aux États-Unis. © Photo Pacific Press Media Production Corp. / Alamy / abacapress

Plutôt que de compter sur l’ONU, il faut résoudre le problème au sein du Maghreb, martèle Jamal Benomar. Cet ancien diplomate a passé près de vingt-cinq ans aux Nations unies. Il a été secrétaire général adjoint sous Ban Ki-moon, et envoyé spécial dans plusieurs pays du monde. Il a aussi été conseiller sur le dossier du Sahara occidental, lorsque plusieurs membres de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) avaient été expulsés par le Maroc en 2016.

Originaire du Rif marocain, Jamal Benomar, militant d’extrême gauche sous le régime de Hassan II, a été torturé, puis emprisonné pendant huit ans, avant de s’exiler au Royaume-Uni. Désormais en retrait de la diplomatie internationale, il est président du Centre international pour les initiatives de dialogue (ICDI). 

Mediapart : Depuis la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara par Donald Trump en 2020, le Maroc veut montrer qu’il enchaîne les victoires diplomatiques : en Espagne, en France, au Royaume-Uni ou encore au Portugal, tout récemment. S’apprête-t-il à gagner la partie ?

Jamal Benomar : Évaluer les avancées du Maroc sur la question du Sahara ne devrait pas se limiter à comptabiliser le nombre de pays soutenant son plan d’autonomie. Ce qui importe davantage, c’est de mesurer dans quelle mesure les Sahraouis eux-mêmes sont disposés à vivre sous l’autorité du royaume.

Au lieu de focaliser ses efforts sur l’obtention du soutien des Occidentaux – soutien qui implique souvent des concessions importantes, parfois perçues comme allant à l’encontre des intérêts ou de la volonté d’une majorité de Marocains –, ou encore d’inciter certains États africains d’ouvrir des représentations diplomatiques symboliques à Laâyoune en échange de contreparties obscures, le Maroc gagnerait davantage à intensifier ses efforts pour établir un véritable dialogue avec l’ensemble des Sahraouis, sans exclusion.

C’est l’une des leçons que je tire de mon expérience au sein des Nations unies : les populations directement concernées par les conflits ne devraient pas remettre leur destin entre les mains d’acteurs internationaux, dont les intérêts sont rarement désintéressés. Il leur appartient d’assumer leur propre responsabilité dans la recherche d’une solution.

Au fond, il s’agit de gagner les cœurs et les esprits des peuples. Le fait que les sondages d’opinion soient interdits au Maroc et au Sahara occidental en dit long. Si le royaume cherche à écarter définitivement l’option d’un référendum, c’est sans doute parce qu’il redoute que les Sahraouis, dans une proportion significative, ne se prononcent pas en sa faveur.

Vous ne pensez pas le Maroc capable de convaincre l’ONU de prendre son parti ?

C’est ce que la diplomatie marocaine aimerait croire… mais cela relève davantage du vœu pieux. Après toutes ces années, et malgré la succession d’envoyés spéciaux, le Conseil de sécurité demeure invariablement divisé.

La définition de la folie, c’est de continuer à faire la même chose, encore et encore. C’est la voie que poursuit la diplomatie marocaine, en continuant d’espérer que l’Organisation des Nations unies finira par adopter pleinement sa position.

Certes, parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni soutiennent le plan d’autonomie proposé par le Maroc. Mais il ne faut pas oublier que la Russie et la Chine, également membres permanents, s’y montrent bien plus réservées. Du côté des membres non permanents, certains pays – comme l’Afrique du Sud ou le Mozambique – apportent ouvertement leur soutien au Polisario [le mouvement indépendantiste – ndlr] quand ils sont membres du Conseil.

Et même dans l’hypothèse, hautement improbable, où l’ensemble du Conseil de sécurité soutiendrait la position marocaine, un obstacle de taille subsisterait : si les Sahraouis eux-mêmes refusent ce plan, le conflit resterait entier.

C’est pourquoi le Maroc doit envisager une solution dans un cadre strictement maghrébin avec trois dimensions : un dialogue inclusif sahraoui-sahraoui, un dialogue direct entre le Maroc et le Polisario et un dialogue entre Rabat et Alger.

Donc pour vous, il n’y a plus rien à attendre de l’ONU pour trouver une solution politique à ce conflit ?

En 2003, l’envoyé spécial des Nations unies, James Baker, a présenté un plan qui, à mon sens, était raisonnable et aurait pu constituer une base sérieuse pour le règlement du conflit. Ce plan avait d’ailleurs reçu l’appui unanime des membres du Conseil de sécurité. L’Algérie l’avait accepté, et bien que le Polisario l’ait initialement rejeté, il avait fini par s’y rallier une fois que le Maroc l’avait, à son tour, refusé. En 2007, Rabat a présenté son propre plan d’autonomie.

Dans sa résolution 1754 adoptée la même année – comme dans chaque résolution annuelle depuis –, le Conseil de sécurité continue d’appeler à « une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, qui permette l’autodétermination du peuple du Sahara occidental ».

Le problème, c’est que cette autodétermination n’est jamais clairement définie. Elle peut revêtir plusieurs formes, mais le Conseil de sécurité entretient volontairement une certaine ambiguïté. Ce flou, qui semble convenir aux grandes puissances, ne fait cependant que prolonger le statu quo sans résoudre le cœur du conflit.

Il faut aujourd’hui chercher un compromis viable, et non une solution idéale. Or, l’approche adoptée récemment par la diplomatie marocaine va dans la direction opposée : elle consiste à qualifier le Polisario de mouvement terroriste lié à l’Iran et au Hezbollah. Mais si l’on considère l’autre camp comme un groupe terroriste, comment envisager une négociation sérieuse avec lui ?

Par ailleurs, quand des manifestants pacifiques du Hirak du Rif sont arrêtés et condamnés à vingt ans de prison, comment peut-on espérer convaincre le Polisario de déposer les armes et de s’engager dans un processus politique basé sur un plan d’autonomie qui, de surcroît, n’a jamais été élaboré en concertation avec les Sahraouis eux-mêmes, y compris ceux qui sont alliés à Rabat ?

Le roi Mohammed VI vient de tendre la main à l’Algérie, une nouvelle fois, dans son discours du Trône, ce 29 juillet 2025. Leurs relations se sont sérieusement détériorées, ces dernières années. Pensez-vous qu’il existe un vrai risque d’escalade militaire ?

On ne peut que se féliciter de la main tendue du roi, mais la diplomatie marocaine, en persistant dans une logique de confrontation et en mobilisant les acteurs internationaux pour entériner le fait accompli, adopte une démarche contraire à cet esprit d’ouverture et d’apaisement du roi.

Quant aux confrontations, le risque existe bel et bien, et ce n’est pas nouveau : il s’est déjà manifesté en 1963, puis en 1976. Plus récemment, le Maroc et l’Algérie ont intensifié leur rivalité en investissant massivement dans des armements de haute technologie. Depuis leur indépendance, les deux pays entretiennent une relation conflictuelle persistante, alors qu’ils partagent une histoire, une culture et une identité si proches qu’ils pourraient être perçus comme un seul peuple réparti sur deux territoires.

Aujourd’hui, ils semblent piégés dans une logique d’hostilité permanente, qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, la division entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Une situation à la fois absurde sur le plan historique et profondément regrettable sur le plan moral.

Avec le Centre international pour les initiatives de dialogue, vous voulez mobiliser la société civile des cinq pays du Maghreb. Qu’est-ce qui pourrait faire que le Maroc et l’Algérie reprennent une conversation ?

Notre initiative à l’ICDI est entièrement indépendante : à ce stade, nous n’avons engagé aucun dialogue avec les gouvernements. Notre ambition est de raviver le rêve porté par nos parents et nos grands-parents à l’époque coloniale : celui d’un Maghreb uni, solidaire et souverain.

La bonne nouvelle, c’est que malgré les tensions entre États – alimentées parfois par des campagnes de désinformation, y compris via des bots sur les réseaux sociaux –, les peuples, dans leur grande majorité, refusent d’être entraînés dans cette logique de confrontation.

C’est précisément pour cela qu’il devient urgent de mobiliser la société civile et les citoyens maghrébins afin de dire collectivement : « Trop, c’est trop ». Il faut mettre un terme à l’escalade verbale, à la surenchère militaire, et à la division artificielle entre des peuples liés par tant d’histoires communes.

Camélia Echchihab

Source : Mediapart – 31/07/2025 https://www.mediapart.fr/journal/international/310725/jamal-benomar-au-maghreb-il-faut-mettre-un-terme-l-escalade-verbale-et-la-surenchere-militaire

Guerre d’Algérie : ce que les difficultés d’accès aux archives disent de notre démocratie – Christophe Lafaye

Les chercheurs et les citoyens rencontrent de sérieux problèmes pour accéder aux archives contemporaines du Service historique de la défense (SHD). En effet, l’ouverture des archives les plus délicates sur la guerre d’Algérie (1954-1962) pose des problèmes. Les réticences se cristallisent autour de questions sensibles, comme celles du renseignement, des crimes de guerre, de l’emploi des armes spéciales (nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques) ou des sites d’essais nucléaires et chimiques.

L’ obstruction de l’accès aux archives s’inscrit dans un mouvement général de réduction des libertés publiques au sein des démocraties occidentales et d’un affaiblissement de la représentation nationale dans le contrôle de la communicabilité des archives publiques au profit des ministères autonomes dans la gestion de leurs fonds.

Cette crise intervient dans un temps d’affaiblissement des libertés académiques et plus globalement des universités publiques, par le biais de leur sous-financement chronique ou de leur vassalisation progressive aux ministères pourvoyeurs de subsides. Les difficultés rencontrées dans nos travaux sur la guerre chimique en Algérie illustrent ces dangers qui guettent notre démocratie.

Apparition des archives incommunicables

Le régime de l’accès aux archives est régi par la loi du 3 janvier 1979. Ces dispositions sont modifiées par la loi du 15 juillet 2008, qui pose en principe la libre communication des archives publiques (article L. 213-1 du Code du patrimoine). Des exceptions sont prévues pour allonger le seuil de libre communicabilité des documents (art. L. 213-2), en fonction de leur nature (de 25 à 100 ans). Fait surprenant, le Code du patrimoine crée une nouvelle catégorie d’archives incommunicables et sans possibilité de dérogation :

« Ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue. » (article L. 213-2, II)

Que nous apprend l’étude des archives des débats parlementaires ? Dès l’origine, le législateur cible quatre catégories de documents potentiellement problématiques. Il s’agit de ceux permettant de : « concevoir » (se représenter par la pensée, comprendre) ; « fabriquer » (faire, confectionner, élaborer quelque chose à partir d’une matière première) ; « utiliser » (recourir pour un usage précis) et « localiser » (déterminer la place). Ce projet de loi fait la navette entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Les dialogues lors des travaux en commission puis des échanges publics sont archivés. Il est possible ainsi de mieux comprendre la volonté du législateur.

Le député et président du groupe GDR André Chassaigne s’inquiète des effets d’opportunité offerts par l’article sur les archives incommunicables, pour empêcher les historiens d’examiner les parties les plus sensibles de notre histoire :

« Cet article ne concerne pas uniquement les armes nucléaires, il prévoit aussi d’interdire l’accès à tout document relatif au contenu d’armes chimiques et biologiques comme, par exemple, le gaz moutarde de la Grande Guerre ou l’agent orange – et vous savez tous par qui il est fabriqué… (respectivement par l’Allemagne et les États-Unis). La recherche historique permet parfois de mettre les États face à leur passé, notamment concernant les pages douloureuses de leur histoire. Qu’en sera-t-il si nous freinons par la loi ce nécessaire inventaire ? ».

Dans sa réponse, Jean-Marie-Bockel, alors secrétaire d’État à la défense et aux anciens combattants, précise :

« L’interdiction de communiquer les archives relatives aux armes de destruction massive se comprend aisément. En effet, la recette d’une arme chimique ou bactériologique […] n’est jamais périmée. »

L’ intention du législateur est de rendre incommunicables perpétuellement : les documents qui permettent de conceptualiser le fonctionnement d’une arme nucléaire, biologique ou chimique ; ceux qui expliquent comment techniquement les assembler ; ceux qui expliquent comment utiliser ces armes et ceux qui indiqueraient où les trouver. Ce sont essentiellement des archives techniques et non des documents historiques. Malheureusement, plus d’une décennie plus tard, cet article est détourné de son sens.

Le mécanisme de dissimulation et ses conséquences

L’incommunicabilité récente des archives concernant l’usage des armes chimiques en Algérie démontre que les craintes du député Chassaigne étaient fondées. Elle intervient après l’épisode de la « bataille » des archives (2019-2021), conséquence de la fermeture des archives contemporaines du SHD pour répondre à l’injonction du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de déclassification à la pièce des documents portant une trace de classification depuis 1940.

Ces dispositions visent à empêcher l’ouverture immédiate des archives « secret défense » après 50 ans, prévue dans la loi de 2008. Elle est remportée par les archivistes et les historiens après une saisine du Conseil d’État.

En réponse, de nouvelles dispositions restreignant encore l’accès aux archives du ministère des armées sont adoptées dans la loi du 30 juillet 2021 sur la prévention des actes terroristes (PATR). À cette occasion, un réexamen général de la communicabilité des fonds du SHD est réalisé, et la loi de 2021 autorise même à classifier des archives qui ne portent pas de marque de secret.

Des archives sur la guerre chimique en Algérie, librement communiquées entre 2012 et 2019, sont refermées au titre des archives incommunicables. Les documents inaccessibles perpétuellement sont des comptes rendus d’opérations, de réunions, des journaux de marche d’unités « armes spéciales », des PV de créations d’unités, des listes d’équipements, etc. Nous sommes très loin des archives techniques. Cette dissimulation concerne de nombreuses séries, dont quelques exemples de cartons sont indiqués de manière non exhaustive dans les tableaux suivants.

Exemple des cartons ou de dossiers de la série 1H (Algérie) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l’auteur.

Exemple de cartons ou de dossiers de la série T (État-major de l’armée de Terre et organismes rattachés) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l’auteur.

Exemple de cartons ou de dossiers de la série U (journaux de marche et opérations) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l’auteur.

Exemple de cartons ou de dossiers de la série 2J1 refermés au titre des archives incommunicables. Au bout de deux ans, la communicabilité n’a toujours pas été réexaminée. Fourni par l’auteur.

Exemple de cartons ou de dossiers de la série Q (Secrétariat général de la défense nationale et organismes rattachés) refermés au titre des archives incommunicables. Fourni par l’auteur.

Le principal effet de cette utilisation abusive de l’article sur les archives incommunicables est d’accréditer la thèse d’une volonté du ministère des armées de dissimuler ses archives historiques pour des raisons de réputation ou de prudence excessive. Les recours devant la commission d’accès aux documents administratifs (Cada), même s’ils permettent de clarifier certains principes, ne sont pas suffisants. Lorsque les avis de cette commission indépendante demandent l’ouverture des fonds, ils ne sont pas suivis par le SHD, qui met en avant que ces avis ne sont que consultatifs.

Vers la judiciarisation de l’accès aux archives ?

Les conditions d’accès aux archives du ministère des armées s’opacifient au fil des années. La fermeture des archives de la guerre chimique menée par la France en Algérie illustre cette volonté de soustraire perpétuellement des documents aux regards des chercheurs et des citoyens.

Deux voies semblent s’ouvrir pour sortir de cette impasse :

Une première passerait par le recours au tribunal administratif pour obtenir la saisie de la Commission du secret de la défense nationale en vue d’émettre un avis sur la déclassification des fonds. Cette solution demande des moyens et du temps. Pour le ministère des armées, c’est une stratégie dilatoire pariant sur l’essoufflement des demandeurs.

Une seconde serait une nouvelle intervention politique pour ouvrir les archives de la guerre chimique en Algérie, à l’image de ce qui a déjà été fait au sujet de Maurice Audin, des portés disparus ou des archives judiciaires.

Mais que reste-t-il du principe d’ouverture de plein droit des archives « secret défense » au bout de cinquante ans, issus de la loi de 2008 ? Plus grand-chose, assurément. Une vraie démocratie ne dissimule pas ses archives historiques. Elle les assume et les regarde en face pour se projeter dans l’avenir.

Auteur : Christophe Lafaye, Chercheur associé au laboratoire LIR3S de l’université de Bourgogne-Europe, Université de Rouen Normandie

Source : The Conversation – 24/07/2025 https://theconversation.com/guerre-dalgerie-ce-que-les-difficultes-dacces-aux-archives-disent-de-notre-democratie-261053

Les camps de concentration, de l’Algérie à Gaza – Fabrice Riceputi

L’ annonce faite par Israël de l’établissement de « zones de transit humanitaire » n’est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d’un contrôle fantasmé sur les corps colonisés.

Dans la guerre d’anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l’historien de la guerre coloniale d’Algérie voit, non sans effroi, rejoués en Palestine occupée des évènements historiques qui lui sont très familiers.

Ainsi, l’attaque sanglante du 7 octobre 2023 contre des forces de l’ordre israéliennes et des civils a rappelé celle d’août 1955 déclenchée par le Front de libération nationale (FLN) dans le Nord-Constantinois, au cours de laquelle 171 personnes furent massacrées ; une même explosion meurtrière de haine du colonialisme et des colons, accumulée durant des décennies. Elle fut suivie d’une répression indiscriminée et massive tuant jusqu’à 10 000 civils, au nom, déjà, d’une « guerre contre le terrorisme » s’exonérant de toute contrainte légale et morale1.

Depuis le 7 octobre, par bien des aspects, les réactions d’Israël à l’attaque du Hamas ont été du même ordre que celles de la France en Algérie : massacres selon le principe de la responsabilité collective, abolition de toute distinction entre civils désarmés et combattants, usage d’armes interdites, disparitions forcées, tortures, exécutions sommaires, enfermements extra-judiciaires d’adultes et d’enfants. Le tout sur fond d’une déshumanisation systémique des colonisés, même si celle qui s’exprime sans vergogne en Israël, au gouvernement et dans la société, dépasse par son caractère ouvertement génocidaire le niveau déjà très élevé de racisme colonial qui prévalait en Algérie.

Or voilà que ces jours-ci a ressurgi à Gaza un autre spectre colonial avec le projet ahurissant de créer d’immenses camps de concentration baptisés de façon orwellienne « humanitaires ».

Le fantasme colonial de la déradicalisation

Un message posté sur le réseau X par le journaliste israélien Yinon Magal dès le 19 mars 2025 annonçait clairement la couleur :

« L’ armée israélienne a l’intention (…) d’évacuer tous les habitants de la bande de Gaza vers une nouvelle zone humanitaire qui sera mise en place pour un séjour de longue durée, sera fermée et toute personne y entrant sera d’abord contrôlée pour s’assurer qu’elle n’est pas un terroriste. L’armée israélienne ne permettra pas à une population rebelle de ne pas évacuer cette fois-ci. Toute personne qui reste en dehors de la zone humanitaire sera poursuivie ».

Depuis, si l’on en croit notamment l’agence Reuters, ce projet semble avoir pris corps et avoir reçu l’aval des États-Unis, dans le cadre de la Gaza Humanitarian Foundation, qui gère désormais de manière exclusive la distribution de l’aide humanitaire dans la zone de Rafah, et qui a été dénoncée comme une imposture criminelle par toutes les ONG2. C’est durant ses « distributions » que des dizaines de jeunes Palestiniens sont tous les jours tués par les balles de l’armée israélienne en embuscade qui leur tire dessus.

On parle de la création d’une « zone de transit humanitaire « (ZTH). Les historiens connaissent bien ces euphémismes employés pour désigner des camps de concentration. Ils étaient nommés en Algérie « centres de tri et de transit », « d’hébergement », de « regroupement ». Lors de l’indépendance en 1962, un quart de la population algérienne s’y trouvait enfermée, souvent depuis des années. Ici, il s’agirait du regroupement forcé de centaines de milliers de Gazaouis dans « huit camps », à Gaza mais aussi en dehors (l’Égypte et Chypre sont mentionnés), afin que celui-là même qui les a affamés et brutalisés puisse leur apporter une « aide humanitaire ». Il s’agira aussi, dit-on, de les « déradicaliser », intention typique du fantasme colonial de contrôle total des corps et des esprits des masses colonisées, déjà prégnant en Algérie.

La « rééducation » des colonisés

Très tôt, dans sa guerre pour anéantir la résistance algérienne, la France opéra en effet ainsi à très grande échelle dans les zones rurales qu’elle estimait « pourries » ou « infectées » par le nationalisme, accélérant le processus à partir de 1959. Pour vaincre une organisation clandestine réputée être « comme un poisson dans l’eau » d’une population colonisée, il fallait « vider le bocal ». Fut-ce au prix du crime de déplacements forcés massifs, ce que l’abolition de fait de toute loi permet de faire en situation de guerre coloniale, aujourd’hui comme hier.

Des centaines de milliers de villageois furent contraints manu militari de quitter leurs villages. Ils furent enfermés dans des milliers de camps, souvent éloignés et regroupant jusqu’à plusieurs milliers de personnes. Entourés de barbelés, gardés par l’armée, gérés souvent par les fameuses Sections administratives spéciales (SAS), les déportés dont la survie dépendait bien souvent de l’aide « humanitaire », étaient censés être « rééduqués » — on ne parlait pas encore de déradicalisation — pour devenir anti-FLN. L’historien de ces camps, Fabien Sacriste, écrit que « les chefs des SAS s’évertuent à obtenir l’adhésion, sinon l’engagement des Algérien·ne·s à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion ». L’échec complet de cette politique de « rééducation » des colonisés est amplement documenté.

Les conditions de survie dans ces camps de dimensions très variables étaient terribles, comme le révéla la publication en 1959 du rapport d’un jeune énarque stagiaire nommé Michel Rocard3. Fabien Sacriste estime que « près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie », du fait de la misère qui y régnait souvent. Parallèlement, d’immenses régions vidées de leurs habitants, dont les villages étaient rasés, étaient déclarées « zones interdites ». L’armée avait l’ordre d’y abattre toute personne s’y trouvant. Relisez les déclarations israéliennes relatives au projet de « ZTH » : la ressemblance est saisissante.

Bien sûr, des différences notables existent entre les pratiques françaises en Algérie et celles d’Israël à Gaza et en Cisjordanie. L’une de ces différences est que la France était sous la surveillance redoutée d’une communauté internationale, voire d’une partie de son opinion publique, ce qui lui imposait de modérer quelque peu la violence exercée contre les colonisés, tout au moins de la dissimuler autant que possible. Rien de tel ne retient malheureusement Israël aujourd’hui dans la réalisation de ce qui est le fantasme ultime de toute colonie de peuplement : faire disparaître physiquement le peuple colonisé qui résiste.

L’ annonce faite par Israël de l’établissement de « zones de transit humanitaire » n’est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d’un contrôle fantasmé sur les corps colonisés.

Dans la guerre d’anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l’historien de la guerre coloniale d’Algérie voit, non sans effroi, rejoués en Palestine occupée des évènements historiques qui lui sont très familiers.

Ainsi, l’attaque sanglante du 7 octobre 2023 contre des forces de l’ordre israéliennes et des civils a rappelé celle d’août 1955 déclenchée par le Front de libération nationale (FLN) dans le Nord-Constantinois, au cours de laquelle 171 personnes furent massacrées ; une même explosion meurtrière de haine du colonialisme et des colons, accumulée durant des décennies. Elle fut suivie d’une répression indiscriminée et massive tuant jusqu’à 10 000 civils, au nom, déjà, d’une « guerre contre le terrorisme » s’exonérant de toute contrainte légale et morale1.

Depuis le 7 octobre, par bien des aspects, les réactions d’Israël à l’attaque du Hamas ont été du même ordre que celles de la France en Algérie : massacres selon le principe de la responsabilité collective, abolition de toute distinction entre civils désarmés et combattants, usage d’armes interdites, disparitions forcées, tortures, exécutions sommaires, enfermements extra-judiciaires d’adultes et d’enfants. Le tout sur fond d’une déshumanisation systémique des colonisés, même si celle qui s’exprime sans vergogne en Israël, au gouvernement et dans la société, dépasse par son caractère ouvertement génocidaire le niveau déjà très élevé de racisme colonial qui prévalait en Algérie.

Or voilà que ces jours-ci a ressurgi à Gaza un autre spectre colonial avec le projet ahurissant de créer d’immenses camps de concentration baptisés de façon orwellienne « humanitaires ».

Le fantasme colonial de la déradicalisation

Un message posté sur le réseau X par le journaliste israélien Yinon Magal dès le 19 mars 2025 annonçait clairement la couleur :

L’ armée israélienne a l’intention (…) d’évacuer tous les habitants de la bande de Gaza vers une nouvelle zone humanitaire qui sera mise en place pour un séjour de longue durée, sera fermée et toute personne y entrant sera d’abord contrôlée pour s’assurer qu’elle n’est pas un terroriste. L’armée israélienne ne permettra pas à une population rebelle de ne pas évacuer cette fois-ci. Toute personne qui reste en dehors de la zone humanitaire sera poursuivie.

Depuis, si l’on en croit notamment l’agence Reuters, ce projet semble avoir pris corps et avoir reçu l’aval des États-Unis, dans le cadre de la Gaza Humanitarian Foundation, qui gère désormais de manière exclusive la distribution de l’aide humanitaire dans la zone de Rafah, et qui a été dénoncée comme une imposture criminelle par toutes les ONG2. C’est durant ses « distributions » que des dizaines de jeunes Palestiniens sont tous les jours tués par les balles de l’armée israélienne en embuscade qui leur tire dessus.

On parle de la création d’une « zone de transit humanitaire « (ZTH). Les historiens connaissent bien ces euphémismes employés pour désigner des camps de concentration. Ils étaient nommés en Algérie « centres de tri et de transit », « d’hébergement », de « regroupement ». Lors de l’indépendance en 1962, un quart de la population algérienne s’y trouvait enfermée, souvent depuis des années. Ici, il s’agirait du regroupement forcé de centaines de milliers de Gazaouis dans « huit camps », à Gaza mais aussi en dehors (l’Égypte et Chypre sont mentionnés), afin que celui-là même qui les a affamés et brutalisés puisse leur apporter une « aide humanitaire ». Il s’agira aussi, dit-on, de les « déradicaliser », intention typique du fantasme colonial de contrôle total des corps et des esprits des masses colonisées, déjà prégnant en Algérie.

La « rééducation » des colonisés

Très tôt, dans sa guerre pour anéantir la résistance algérienne, la France opéra en effet ainsi à très grande échelle dans les zones rurales qu’elle estimait « pourries » ou « infectées » par le nationalisme, accélérant le processus à partir de 1959. Pour vaincre une organisation clandestine réputée être « comme un poisson dans l’eau » d’une population colonisée, il fallait « vider le bocal ». Fut-ce au prix du crime de déplacements forcés massifs, ce que l’abolition de fait de toute loi permet de faire en situation de guerre coloniale, aujourd’hui comme hier.

Des centaines de milliers de villageois furent contraints manu militari de quitter leurs villages. Ils furent enfermés dans des milliers de camps, souvent éloignés et regroupant jusqu’à plusieurs milliers de personnes. Entourés de barbelés, gardés par l’armée, gérés souvent par les fameuses Sections administratives spéciales (SAS), les déportés dont la survie dépendait bien souvent de l’aide « humanitaire », étaient censés être « rééduqués » — on ne parlait pas encore de déradicalisation — pour devenir anti-FLN. L’historien de ces camps, Fabien Sacriste, écrit que « les chefs des SAS s’évertuent à obtenir l’adhésion, sinon l’engagement des Algérien·ne·s à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion ». L’échec complet de cette politique de « rééducation » des colonisés est amplement documenté.

Les conditions de survie dans ces camps de dimensions très variables étaient terribles, comme le révéla la publication en 1959 du rapport d’un jeune énarque stagiaire nommé Michel Rocard3. Fabien Sacriste estime que « près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie », du fait de la misère qui y régnait souvent. Parallèlement, d’immenses régions vidées de leurs habitants, dont les villages étaient rasés, étaient déclarées « zones interdites ». L’armée avait l’ordre d’y abattre toute personne s’y trouvant. Relisez les déclarations israéliennes relatives au projet de « ZTH » : la ressemblance est saisissante.

Bien sûr, des différences notables existent entre les pratiques françaises en Algérie et celles d’Israël à Gaza et en Cisjordanie. L’une de ces différences est que la France était sous la surveillance redoutée d’une communauté internationale, voire d’une partie de son opinion publique, ce qui lui imposait de modérer quelque peu la violence exercée contre les colonisés, tout au moins de la dissimuler autant que possible. Rien de tel ne retient malheureusement Israël aujourd’hui dans la réalisation de ce qui est le fantasme ultime de toute colonie de peuplement : faire disparaître physiquement le peuple colonisé qui résiste.

Fabrice Riceputi : Chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), membre de la rédaction des sites histoirecoloniale.net et 1000autres.org ; auteur de Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021)

Source : Orient XXI – 17/07/2025 https://orientxxi.info/magazine/les-camps-de-concentration-de-l-algerie-a-gaza,8389

L’échappée. François Héran explique l’immigration à Bruno Retailleau

Titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France, François Héran était l’invité de « L’échappée », enregistrée le 7 juin lors du festival de Mediapart. L’occasion d’une leçon pédagogique à l’attention, notamment, du ministre de l’intérieur.

« Pour ou contre l’immigration ? Notre débat public sera enfin adulte quand nous aurons dépassé ce stade, tant il est vrai que l’immigration est désormais une réalité permanente au même titre que le vieillissement, l’expansion urbaine ou l’accélération des communications. Qu’on le veuille ou non, c’est une composante de la France parmi d’autres, un quart de la population. Quel sens y aurait-il à approuver ou à désapprouver cet état de choses ? […] Ni pour ni contre l’immigration. Avec elle, tout simplement. »

Avec l’immigration, dont ce sont les dernières lignes, est paru en 2017, l’année où François Héran fut élu par ses pairs professeur au Collège de France. Alors qu’il vient d’y donner sa leçon de clôture, en forme d’adresse du savant au politique, ce meilleur spécialiste des questions migratoires a accepté notre invitation à en reprendre la démonstration devant le public du festival de Mediapart. Une réjouissante leçon pédagogique à l’attention, entre autres, du ministre de l’intérieur actuel, Bruno Retailleau, mais aussi du président de la République, Emmanuel Macron, qui s’inscrit dans le sillage de ses deux essais – Le Temps des immigrés (2007) et Immigration : le grand déni (2023).

Démographe, mais aussi anthropologue et sociologue, François Héran a enrichi, animé et impulsé les principales recherches françaises sur l’immigration des dernières décennies, en associant les travaux de l’Institut national des études démographiques (Ined), dont il a été le directeur de 1999 à 2009, aux données de l’Institut national de la statistique (Insee). Il en a résulté Trajectoires et origines, une exceptionnelle « enquête sur la diversité des populations en France », dont les résultats sont superbement ignorés par un monde politique français volontiers ignare, inculte ou malhonnête, sur les questions d’immigration, par choix idéologique ou par facilité démagogique.

François Héran déploie ici, avec autant d’humour que de rigueur, ses talents de savant pédagogue, dans un propos qui fait écho aux engagements de Mediapart, résolument aux côtés de la société telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle s’invente.

Source : Médiapart – 27/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/270625/l-echappee-francois-heran-explique-l-immigration-bruno-retailleau

Le « Coran européen » ou la recherche prise pour cible – Fadwa Miadi

Le Coran a été lu, traduit et débattu en Europe dès le Moyen Âge. Le projet « European Qur’an » (EuQu) explore cette histoire méconnue, en retraçant comment le texte sacré a circulé et influencé la pensée européenne entre 1150 et 1850. Ce travail scientifique est devenu le symbole d’un malaise : celui d’une extrême droite vent debout contre tout ce qui touche à l’islam.

Financée par le Conseil européen de la recherche et l’Union européenne à hauteur de 9,8 millions d’euros, cette initiative scientifique réunit depuis 2019 et jusqu’en 2026 une quarantaine de chercheurs répartis entre les universités de Nantes, Amsterdam, Naples et Copenhague.

Issus de plusieurs disciplines, ils mènent une enquête inédite sur la façon dont le Coran a nourri la culture, la pensée et les imaginaires européens entre 1150 et 1850.

Comme tant d’autres projets académiques, EuQu aurait pu rester confidentiel, mais sa thématique, l’islam, lui a valu au printemps 2025 de se retrouver au cœur d’une campagne de dénigrement orchestrée par l’extrême droite française.

Tout commence par un article paru le 13 avril dans le Journal du Dimanche, qui accuse ce travail d’être un outil de « soft power islamique ».

Rapidement, plusieurs figures, dont des personnalités politiques, s’emparent de l’affaire pour dénoncer un financement européen qui, selon eux, servirait les intérêts des Frères musulmans.

Ces détracteurs ignorent l’essence même du programme, qui ne relève en rien d’un prosélytisme déguisé. Il s’agit de montrer comment le Coran a circulé parmi les intellectuels du continent.

Victor Hugo ou Goethe, notamment, se sont inspirés de certaines sourates, comme le montrent les travaux d’Emmanuelle Stefanidis, postdoctorante à l’Université de Nantes, qui s’est penchée sur le mouvement romantique.

« Le poème de Victor Hugo intitulé Verset du Koran est une réécriture de la sourate al-Zalzala, publié dans le deuxième tome de La Légende des siècles en 1877 », explique-t-elle. « On retrouve également dans « La Légende des siècles » d’autres textes inspirés de l’islam, comme « L’An Neuf de l’Hégire » ou des références explicites à « Iblis », terme coranique ».

Au-delà de la recherche académique, EuQU vise également à mettre en avant une histoire commune et à la transmettre au grand public.

Des expositions sont prévues à Nantes, Vienne, Tunis et Grenade ainsi que des publications, dont une bande dessinée intitulée Safar.

L’ambition n’est autre que de déconstruire les clichés d’un islam extérieur, voire ennemi, et restituer un passé commun, fait d’échanges et d’influences croisées.

Mais une telle approche ulcère les tenants d’une Europe fondée sur des racines exclusivement judéo-chrétiennes. Une vision que l’historienne Sophie Bessis qualifie de mythe. Dans son essai La civilisation judéo-chrétienne – Anatomie d’une imposture, elle soutient que cette expression, popularisée après 1945, a surtout servi à exclure l’islam du récit historique européen.

Pour John Tolan, historien médiéviste et codirecteur du « Coran européen », si l’extrême droite a ce projet en ligne de mire, c’est parce qu’il contredit sa « vision suprémaciste blanche de l’histoire ».

Source : Le Courrier de l’Atlas – 18/06/2025 https://www.lecourrierdelatlas.com/le-coran-europeen-ou-la-recherche-prise-pour-cible/

En complément : https://www.lecourrierdelatlas.com/john-tolan-il-devient-de-plus-en-plus-difficile-de-travailler-sur-lislam-sans-attirer-les-foudres-de-lextreme-droite/

Quand les « lendemains qui chantent » se transforment en nostalgie réactionnaire – Todd Shepard & Christophe Bertossi 

Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. De l’Inde à l’Algérie en passant par la France, ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes.

Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. Les identités nationales s’en trouvent reformulées en profondeur par une conception arbitraire et illibérale ouvertement assumée par ses promoteurs.

Chose frappante, cela a lieu dans des contextes qui ont des traditions politiques et des histoires postcoloniales très différentes. On retrouve cette tendance autant dans d’anciennes puissances coloniales (comme la France) que dans des pays anciennement colonisés (comme l’Inde), ou d’autres (comme les États-Unis) dont l’histoire nationale a été marquée par un système esclavagiste de type colonial à l’intérieur du pays.

La facilité avec laquelle des luttes historiquement progressistes peuvent être retournées contre les minorités raciales, ethniques, de genre ou sexuelles, « au nom de la défense » des identités nationales, est une chose singulière et dangereuse.

C’est par exemple le cas, depuis plusieurs années, de certains usages politiques de la pensée décoloniale en Inde. De nombreux penseurs se sont emparé de catégories décoloniales pour servir le projet nationaliste du parti d’extrême-droite hindou BJP et du Premier ministre Modi.

Ils n’ont plus discuté de la colonisation britannique et de la lutte pour l’indépendance du premier XXe siècle. Leur récit s’est déplacé en élargissant la focale jusqu’au XVIe siècle, afin de voir dans les Moghols (musulmans) les véritables colonisateurs.

Ce choix est historiquement arbitraire mais politiquement stratégique : il conduit à revendiquer l’hindouisme comme identité nationale première, faisant des musulmans d’aujourd’hui les descendants directs des « envahisseurs d’hier » – une « menace interne » contre ce qui serait la « vraie » culture (hindoue) du peuple et de la société. Le symbole emblématique de cette vision est sans doute la destruction en 1992 de la mosquée Babri, une mosquée du XVIe siècle située dans la ville d’Ayodhya.

On saisit mieux encore la spécificité de ce type de stratégie, si l’on compare l’Inde avec l’Algérie. À la différence de l’Inde, le gouvernement algérien actuel appuie sa légitimité sur la mémoire de la guerre de libération contre la présence française. Les édifices chrétiens hérités de la colonisation française sont conservés comme symboles de tolérance religieuse. L’État insiste sur le respect des frontières héritées de la colonisation, issues des accords des mouvements de libération panafricains du XXe siècle.

L’« affaire Sansal » a mis en lumière les tensions entre cette mémoire politique de la guerre de libération et les usages détournés des thèmes décoloniaux. Écrivain algérien naturalisé français en 2024, Boualem Sansal a été arrêté en Algérie après des déclarations contestant les frontières algériennes héritées de la colonisation. En remontant à une époque antérieure à la colonisation française, Sansal dénonçait l’inconsistance des frontières algériennes d’aujourd’hui. Il s’inspirait quasiment mot pour mot des thèses anhistoriques et prétendument « anticoloniales » de la Nouvelle Droite française, défendues par des auteurs comme Alain de Benoist.

Ces propos tombaient sous le coup d’un article très connu du Code pénal algérien (l’article 87 bis), qualifiant d’« acte terroriste ou subversif » toute action susceptible d’attenter à « la sécurité de l’État, l’intégrité territoriale ou la stabilité des institutions ».

On sait comment l’incarcération de l’écrivain franco-algérien a cristallisé ce que Benjamin Stora a décrit comme « la plus grave crise franco-algérienne depuis l’Indépendance ». L’accord est heureusement unanime pour dire que l’écrivain âgé et malade n’a rien à faire derrière les barreaux. Personne n’a pourtant relevé que la raison qui avait conduit Boualem Sansal en prison avait aussi mené à l’arrestation du leader islamiste Ali Benhadj, ancien responsable du FIS, peu de temps après et pour des propos en tout point similaires.

Des figures idéologiquement opposées (un essayiste d’extrême droite et un leader islamiste) utilisent donc un récit anticolonial commun, qui remonte dans le temps (ici, avant les Français) pour remettre en cause les États postcoloniaux du Maghreb et nier la centralité de la lutte de libération dans l’histoire nationale algérienne.

Cette rhétorique d’un « temps d’avant » dans les débats sur l’identité culturelle « première » d’une nation a également lieu, de façon absolument comparable, dans des pays qui furent des berceaux du projet démocratique moderne, comme la France et les États-Unis.

En France, le discours républicain s’est lui aussi engouffré dans cette rhétorique. En transformant le principe de laïcité en pilier culturel d’appartenance nationale, l’identité politique républicaine s’est muée en identité nationale exclusive.

De l’extrême droite jusqu’à des courants de la gauche socialiste comme le Printemps républicain, cette vision essentialisée de l’identité française est mobilisée contre les citoyens présumés français musulmans qu’elle stigmatise comme des « étrangers de l’intérieur ». L’idéologie à la source de cette vision repose sur le nativisme que John Highams a défini comme « une opposition envers une minorité interne qui est perçue comme une menace en raison de son étrangéité apparente (foreignness) » (John Higham, Strangers in the Land: Patterns of American Nativism 1860-1925, New Brunswick, Rutgers, 1955).

D’un principe d’organisation démocratique du pluralisme moral et religieux, la laïcité a ouvert la voie à une politique ciblée contre les musulmans. Un nouveau « délit de séparatisme » a été ajouté au code pénal français par la loi du 24 août 2021, qui n’est pas sans rappeler l’article 87 bis du code pénal algérien. Le séparatisme est défini comme « l’action qui consiste à détruire ou à affaiblir la communauté nationale en vue de remplacer celle-ci par de nouvelles formes d’allégeance et d’identification en rupture avec la tradition démocratique et républicaine ».

Au nom d’une chasse au « frérisme », dont la réalité est très largement contestée par les travaux des chercheurs et acteurs de terrain, voilà donc recyclés les arguments qui avaient permis à la République et aux valeurs de 1789 de l’emporter sur la puissante Église catholique romaine et ses alliés. Sauf que la séquence actuelle n’est pas comparable à ce qui a produit le compromis de liberté religieuse permis par la loi de 1905 : aujourd’hui, il s’agit d’exclure la « minorité musulmane » du pays alors qu’elle ne possède pratiquement aucun ancrage institutionnel, à la différence de l’Église catholique il y a un siècle.

Ici, le « temps d’avant » est celui, imaginaire, d’un « temps d’avant » l’immigration postcoloniale et d’une France n’ayant pas renoncé à l’« Algérie française ». Cette fiction conduit notamment à oblitérer la xénophobie, le racisme et l’antisémitisme de la France du XIXe et du début du XXe siècle et ce que fut réellement l’expérience, aujourd’hui volontairement idéalisée, qu’en firent les immigrés européens.

Quant à toutes celles et ceux qui dénoncent la conversion des « valeurs républicaines » au nativisme, ils sont discrédités par des mots-combats comme « wokisme », « déconstruction », « islamogauchisme », par lesquels leur lutte contre le racisme et les inégalités est assimilée à une « trahison antirépublicaine ».

Cette mythologie historique d’un « temps d’avant » (avant la dégradation supposée de l’identité nationale par les vagues migratoires les plus récentes) est également au cœur du mouvement « MAGA » et de la politique de Donald Trump depuis le début de son second mandat.

Le démantèlement systématique et brutal de tout ce qui concerne les politiques de « Diversité, Équité, Inclusion » repose sur une conception de l’identité nationale qui renverse les fondements principiels de la société démocratique états-unienne depuis les années 1960 : les victoires des luttes pour les droits civiques de la minorité noire et l’ouverture des frontières à l’immigration non-européenne.

Quand Trump ne cache pas sa nostalgie pour une société hiérarchisée, fondée sur la domination « blanche » et « virile » des groupes minoritaires, certains républicains français autoproclamés rêvent de revenir à une société « blanche » d’avant l’immigration postcoloniale, tandis que les nationalistes du BJP aspirent à réserver aux hindous la pleine appartenance à une nation sans les musulmans.

Ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes. Au nom du passé, les promoteurs de cette conception vivent dans un monde qui n’a plus d’histoire.

Ils ignorent à dessein la radicalité des victoires progressistes du passé contre les empires britanniques et français, contre les partisans de systèmes d’Ancien régime (ségrégationniste aux États-Unis ou de droit divin en France). Ils laissent le champ libre aux nativistes qui travestissent les mots d’ordre de ces victoires anticoloniales telles qu’elles eurent lieu. Cela leur permet de revendiquer ouvertement l’abandon des principes de l’État de droit et de céder aux sirènes périlleuses de l’autoritarisme et du populisme.

Todd Shepard est professeur d’histoire à Johns Hopkins University (Baltimore), spécialiste de la France contemporaine et des études coloniales.

Christophe Bertossi est sociologue et politiste, il est le directeur scientifique de l’Observatoire de la diversité.

Source : Médiapart – 18/06/2025 https://blogs.mediapart.fr/todd-shepard-et-christophe-bertossi/blog/180625/quand-les-lendemains-qui-chantent-se-transforment-en-nostalgie-reactionnair

Le retaillisme, maladie sénile de l’Algérie française – Alain Ruscio

Le ministre Retailleau se situe dans une longue tradition « Algérie française » de la droite hexagonale pour laquelle, depuis 1962, l’Algérie indépendante ne saurait être légitime.

Pendant 124 ans, jusqu’à la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 – début de la guerre d’indépendance – la grande majorité des Français ont vécu dans une douce illusion, de « La France, quoi qu’il arrive, n’abandonnera pas l’Algérie » (Charles de Gaulle, 18 août 1947)1 à « Les départements d’Algérie […] sont français depuis longtemps et d’une manière irrévocable » (Pierre Mendès France, 12 novembre 1954)2. Cent vingt-quatre ans, et même un peu plus, puisque ce même de Gaulle fut bel et bien porté au pouvoir en mai 1958 par ses amis – parmi lesquels des parachutistes bien décidés à fondre sur Paris – de la mouvance Algérie française. 

Seulement voilà : le Général, comme l’appelaient et l’appellent toujours ses thuriféraires, était un homme d’État. S’il tenta de réformer la situation coloniale (plan de Constantine) et de briser la résistance du peuple algérien (offensive meurtrière Challe), il dut se rendre vite à la raison : l’indépendance était inéluctable.

Une littérature abondante existe sur l’évolution rapide des conceptions algériennes du général de Gaulle après mai 1958. De Gaulle lui-même a donné une indication sur un petit fait qui eut de grandes conséquences. Fin août 1959, il fait un n.ième voyage en Algérie. Récit : « Dans un village kabyle, que l’on me faisait visiter et dont, manifestement, on s’efforçait qu’il soit un modèle, mon entrée à la maison commune était saluée de vivats, la municipalité se confondait en hommages, les enfants de l’école entonnaient “La Marseillaise“. Mais, au moment où j’allais partir, le secrétaire de mairie musulman, m’arrêtait, courbé et tremblant, pour murmurer : “Mon général, ne vous y laissez pas prendre ! Tout le monde, ici, veut l’indépendance“ »3Le président n’était pas homme à fixer son opinion sur une seule impression. Il est cependant probable qu’il eut confirmation, à l’occasion de cette visite, de l’inéluctabilité de la prise de distance entre France et Algérie : si « tout le monde » (ou en tout cas une forte majorité) voulait l’indépendance, à quoi bon poursuivre un effort qui, militairement, nous assurerait longtemps encore une domination, mais qui aboutirait, plusieurs années (de souffrances et de deuils) plus tard, au même résultat ? Cet épisode trop oublié précéda de deux semaines le discours dit de l’autodétermination du 16 septembre 1959, véritable tournant de la politique gaulliste sur la question algérienne – et donc du cours total de la guerre. 

Mais ce discours, ainsi que les actes qui suivirent et aboutirent aux accords signés à Évian reconnaissant l’indépendance de l’Algérie, eurent également un effet majeur sur la vie politique française, effet que l’on ressent encore aujourd’hui. Une partie, majoritaire, de la mouvance gaulliste, dont les barons (à la seule exception de Debré, voir infra) suivirent, accompagnèrent et justifièrent cette évolution. Mais, très vite, des dissidents du gaullisme (Soustelle en étant la figure de proue), ou des hommes de le vieille droite (Bidault, accroché à l’Algérie comme il l’avait été à l’Indochine et au Maroc) s’y opposèrent de plus en plus farouchement. L’extrême droite, qui avait commencé à relever la tête durant la guerre d’Indochine, réoccupa le terrain avec de plus en plus d’énergie, débouchant sur la violence absolue des deux côtés de la Méditerranée (crimes de l’OAS).

La faille entre les gaullistes et les « ultras »

C’est de ce moment que date la faille qui sépara gaullistes et ultras, faille qui devint bientôt un gouffre. Rarement homme de droite fut plus vilipendé, insulté, haï même que de Gaulle de la part de ses anciens partisans. 

Cette opposition s’installa au sein même du gouvernement d’alors. L’opposition de Michel Debré aux évolutions du Général a été connue dans le cours même des événements. Mais, fidèle à de Gaulle plus qu’à ses pensées profondes, Debré ravala son amertume (le Canard enchaîné l’avait affublé du sobriquet L’ amer Michel) et accepta Évian, avant de quitter Matignon. 

Mais il est une autre opposition qui s’agita, plus secrète, plus hypocrite, mais aussi plus dangereuse, car liée aux éléments les plus actifs – les plus activistes – de l’Algérie française : celle de Valéry Giscard d’Estaing4. L’homme était jeune, brillant, et entamait alors une carrière politique fulgurante. Bien que non gaulliste (membre du Centre national des Indépendants d’Antoine Pinay et de Paul Reynaud, qui se situait sans réserve à la droite de la droite parlementaire), il fut membre continûment des gouvernements dès le début de la Vè République. Une rumeur sur une tendresse, pour ne pas dire plus, de Giscard pour l’OAS, courut dans le monde politique et sans doute journalistique dès le début de la décennie 1960, lancée par une extrême droite trop heureuse de jeter la zizanie chez ses adversaires. Avant donc de devenir publique, l’accusation courait déjà dans les milieux bien informés. C’était devenu un sujet de conversation fréquent : place Beauvau, où les gaullistes étaient seuls maîtres à bord depuis l’arrivée de Frey, en mai 1961, le jeune ministre était même une cible régulière5. Avait-il une fiche ? C’est assez probable. 

Dans des documents savamment distillés, on commença à évoquer avec insistance un mystérieux agent 12 A – ce qui signifiait : premier informateur de l’équipe n° 12 de l’OAS-Métropole – on laissa entendre qu’il pouvait bien s’agir d’un collaborateur direct du jeune ministre. Un nom fut avancé : Michel Poniatowski, directeur de Cabinet et homme de confiance du ministre, quasiment son double. Celui qui devint ensuite Ponia était en relations directes avec des éléments de l’OAS et de la droite extrême. 

Après Évian, le pire, pour le jeune ministre, était à venir. Car son nom, cette fois, fut rendu public. En janvier 1963, le procès de Bastien-Thiry et de son commando du Petit-Clamart devait se tenir. Me Isorni (qui avait défendu Pétain) fut l’avocat du principal accusé. Dès le premier jour, il évoqua « l’amitié fervente qu’avait un ministre pour l’OAS », amitié qui avait amené celui-ci à faire parvenir à l’organisation des « renseignements »6. Vint le tour du principal accusé de ce procès, Bastien-Thiry. L’ homme, un intellectuel, avait rédigé lui-même une longue déclaration présentant son argumentaire. Après une justification de son combat, il affirma que « deux ministres en exercice et probablement trois » entretenaient des rapports avec l’OAS7. Il n’avança qu’un nom : « Le nom de ministre que je veux citer, c’est le ministre de l’actuel gouvernement qui est à la fois un polytechnicien et inspecteur des Finances, c‘est-à-dire M. Valéry Giscard d’Estaing, actuellement ministre des Finances ».

Par la suite, le trouble, chez les barons du gaullisme, ne cessa pas. Alors que la guerre d’Algérie s’éloignait, l’affaire Giscard fit même l’objet en janvier 1963 d’une réunion spéciale, place Beauvau, chez Roger Frey. Georges Pompidou, devenu Premier ministre, dut mettre son autorité dans la balance pour demander aux ministres présents – dont la liste n’est pas connue – de ne pas ajouter foi aux accusations contre le jeune ministre des Finances8.   

En conclusion sur cette question, et sans tomber dans la théorie du complot, l’hypothèse d’une chaîne d’informations reliant Giscard, directement ou non, à l’OAS, via Poniatowski, puis Regard, paraît assez plausible.  

Sans oublier les faits postérieurs : les liens avérés de Giscard avec les ex de l’OAS avant même la campagne présidentielle de 1974.

Le rôle de Valéry Giscard d’Estaing et de Michel Poniatowski

Michel Poniatowski rencontra à quelques reprises Pierre Sidos, le patron de Jeune Nation9. Du côté des ex-OAS, l’homme-clé fut Hubert Bassot, naguère directeur du journal L’ Esprit public, entré dans l’entourage de Giscard dès 1968. La campagne de 1974 marqua la réintégration dans la vie politique présentable des politiciens roués de l’Algérie française et / ou de l’OAS, Alain Griotteray, Hubert Bassot, Pierre Sergent10, etc. Ce dernier, amnistié depuis peu, siégea au QG de Giscard, dans la tour Montparnasse, plus précisément dans le bureau habituel de Michel d’Ornano, secrétaire général des Républicains Indépendants11. Georges Bidault, lui aussi de retour après l’amnistie, appela également à voter Giscard, l’hebdomadaire Minute fit campagne pour cet homme nouveau, symbole de l’échec d’un gaullisme exécré12. Comme par hasard, c’est également à cette époque qu’Alain Madelin, Gérard Longuet et Claude Goasguen abandonnèrent leurs engagements virils d’Ordre nouveau pour entamer une carrière dans le giscardisme qui les fera ministres respectables13

Outre Ponia, un fidèle du giscardisme désormais présidentiel joua un grand rôle dans cette redistribution des cartes : Jacques Dominati14 Il avait été dès sa jeunesse un militant RPF. Mais durant la guerre d’Algérie, il refusa obstinément l’évolution du Général, ce qui lui valut l’exclusion de l’UNR, le parti gaulliste. Il était alors déjà lié à Jean-Marie Le Pen au sein de la Corpo de Droit, plus connue comme rassemblement de cogneurs que comme mouvement universitaire. Ses liens avec Le Pen ne se démentirent pas. Dominati fut même le parrain de sa fille aînée, Marie-Caroline, née en 1960. Il était un intime des réceptions dans la somptueuse villa de Montretout jusqu’au début des années 198015. Dominati eut comme chefs de cabinet deux ardents partisans de l’Algérie française : de 1974 à 1976, Jean-Marie Le Chevallier16, puis en 1977-1978 Gérard Longuet. Pendant plusieurs années, ces hommes seront les traits d’union entre giscardiens et lepénistes. 

En avril 1977, Dominati fut nommé officiellement par Barre (mais chacun savait que Giscard décidait alors de tout), secrétaire d’État aux rapatriés. Choix passé inaperçu à l’époque, mais lourd de conséquences : les gens bien informés savaient très bien quelle était la signification politique de cette nomination : Giscard avait envoyé un signe aux nostalgériques : il est temps de sortir publiquement de votre ghetto. 

En 1980 : cérémonie et monument à Toulon à la gloire de l’OAS

En tout cas, trois ans plus tard, Dominati sera l’homme par qui le scandale public arriva17. En juin 1980, il représenta à Toulon le gouvernement à une cérémonie dite du Souvenir, en fait une défense et illustration de l’Algérie française. La date n’avait pas été choisie par hasard : c’était le 150 è anniversaire du débarquement à Sidi-Ferruch (1830). Avait été érigé au cœur de la ville un drôle de monument, « d’environ deux mètres de haut sur six mètres de large » sur lequel figuraient les mots « L’ Algérie française. À tous ceux, Européens et musulmans, qui, souvent au prix de leur vie, ont pacifié, fertilisé et défendu sa terre. 1830-1962 ». Au pied de ce mur, une silhouette, « un bas-relief représente un parachutiste couché, dont les épaulettes sont arrachées, et on lit la formule “Pour une parole donnée“ (allusion à la promesse de garder l’Algérie française). Beaucoup ont reconnu dans ce parachutiste Roger Degueldre, lieutenant du 1er régiment étranger de parachutistes, déserteur, créateur des commandos Delta de l’OAS, condamné à mort par la Cour de sûreté de l’État et fusillé au fort d’Ivry, le 6 juillet 1962 »18. Tous les représentants de la droite régionale, ce jour-là, avaient fait le voyage : outre le maire de Toulon, Maurice Arreckx – qui avait donné le terrain – on nota la présence des jeunes loups nouvellement élus François Léotard et Jean-Claude Gaudin, enfin du maire de Nice, Jacques Médecin19. Mais le puissant symbole était surtout la présence massive de putschistes d’avril 1961 et d’anciens membres de l’OAS, à la retraite en tant qu’activistes criminels, mais pas en tant qu’idéologues. Une foule de 3 000 personnes, essentiellement des Pieds-noirs, retrouva avec émotion Edmond Jouhaud – qui présida la cérémonie –, mais aussi Pierre Sergent, les colonels Argoud et Garde, Jo Ortiz, et d’une femme éprouvée, la fille de Jean-Marie Bastien-Thiry. Cette cérémonie donna lieu à deux discours. Celui du secrétaire d’État aux rapatriés fut souvent interrompu par des cris hostiles de la foule – qui ne comprit pas immédiatement que Dominati était de fait un allié –, puis par celui d’Edmond Jouhaud : « Comment ne pas penser à nos camarades de la métropole qui, avec courage et résolution, se sont engagés dans la lutte menée pour l’Algérie française ? Ils ont connu la sévère vie des clandestins. Ils ont eu des camarades de combat arrêtés, et parmi eux le colonel Bastien Thiry, qui fit le sacrifice de sa vie ». Puis il salua « la mémoire de trois camarades de prison exécutés sur ordre du gouvernement français : Degueldre, Piegts et Dovecar20, fusillés le 7 juin1962 … Ils sont tombés au champ d’honneur ».21 

Le lendemain, 18 juin, date symbolique pour les gaullistes s’il en est, une séance houleuse a lieu à l’Assemblée nationale. Les députés RPR, très remontés, conspuent Dominati. Pierre Messmer qualifie cet épisode de « scandale » et de « provocation ». Dominati, qui tente de s’expliquer, est accueilli par des cris de « Démission ! démission ! » venant des bancs du RPR, mais aussi bien sûr de ceux de la gauche. 22

Stratégie ? Politique de la porte entr’ouverte ? Toujours est-il que la présence ministérielle de juin 1980 sembla libérer une partie de la droite d’un complexe et ouvrit une ère de franche coopération avec les partisans les plus farouches de l’Algérie française. 

Chez tous, la même thématique, la même hargne, synthétisée des années plus tard par le pamphlétaire Georges-Marc Benamou : « La décolonisation n’a pas eu lieu ; de Gaulle a “dégagé“ – l’expression est de lui. La légende nous a vendu un “visionnaire“ ; le général-président fut, hélas, un piètre négociateur. Et si mal avisé, comme on commence à le découvrir aujourd’hui. Si l’indépendance de l’Algérie était évidemment inéluctable, sinon souhaitable, elle a été accomplie par de Gaulle dans l’imprévision, le lâchage des deux populations, l’abandon à un clan des richesses minières du Sahara, la manipulation et – toujours – le mensonge, bref dans les pires conditions possibles […]. De Gaulle renonce à vraiment décoloniser. Il choisit alors de larguer l’Algérie ; pas de la conduire à l’indépendance »23.

Qu’est-ce à dire, sinon que l’indépendance de l’Algérie est cataloguée définitivement comme illégitime ?  Si elle a été « larguée », une autre politique était possible. Laquelle ? On peut deviner.  

Le discours de Retailleau sur l’Algérie relève d’une tradition française toujours vivace

Les observateurs de la vie politique française qui ont cru discerner dans le discours de Bruno Retailleau à l’égard de l’Algérie une nouveauté se sont donc lourdement trompés. En fait le locataire de la place Beauvau se situe dans la droite ligne d’une tradition française hélas toujours vivace : le refus obstiné, contre vents et marées, contre l’évidence même, contre ce qu’il est convenu d’appeler le cours de l’histoire, de l’indépendance d’un état algérien au sud de la Méditerranée. Leur combat est certes d’arrière-garde et évidemment perdu, mais il est un obstacle réel à la compréhension, à l’entente et à la réconciliation entre France et Algérie. 

Le 9 avril 1955, François Mauriac, qui n’avait rien d’un extrémiste, malgré ses engagements assumés contre les brutalités coloniales, écrit dans son fameux Bloc-notes : « Le désastre indochinois n’est pas digéré, voilà le premier fait. Il existe un cadavre quelque part, dont toute la vie politique française se trouve empuantie et que les assassins cherchent à faire disparaître sans y être encore parvenus »24. Remplaçons « indochinois » par « algérien » et nous aurons une image de l’état du débat français en ce début de XXIè siècle. 

Le cadavre de la guerre d’Algérie empuantit toujours l’atmosphère.  

  1. Charles de Gaulle, Déclaration, 18 août 1947, in Discours et Messages, Vol. II, Dans l’attente, 1946-1958, Plon, Paris, 1970. ↩︎
  2. Pierre Mendès France, Assemblée nationale, 12 novembre 1954. ↩︎
  3. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, Paris, 1970. ↩︎
  4. Une partie de cette contribution est reprise de mon ouvrage Nostlagérie. L’interminable histoire de l’OAS, Éditions La Découverte, Paris, 2015.  ↩︎
  5. Jean-Pax Méfret, Bastien-Thiry. Jusqu’au bout de l’Algérie française, Pygmalion, Paris, 2003. ↩︎
  6. 28 janvier 1963.  ↩︎
  7. 11 février 1963.    ↩︎
  8. Mathias Bernard, Valéry Giscard d’Estaing. Les ambitions déçues, Paris, Armand Colin, 2014. ↩︎
  9. Témoignage de Sidos in Site Jeune Nation, 17 août 2013. ↩︎
  10. Après son retour en France, il avait été peu de temps tenté par l’aventure alors nouvelle du Front national (1972). Après la campagne giscardienne de 1974, Sergent fut ensuite membre du Centre National des Indépendants et Paysans, figura sur la liste Simone Veil aux élections européennes de 1979, avant de revenir vers le Front national, qui en fera un député (1986). ↩︎
  11. Bernard Guetta, « Un candidat trop musclé », Le Nouvel Observateur, 13 mai 1974 ↩︎
  12. Mathias Bernard, La guerre des droites, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2007 ↩︎
  13. Patrick Devedjian, par contre, rejoindra le RPR ↩︎
  14. « M. Dominati : du gaullisme au giscardisme par l’Algérie française », Le Monde, 19 juin 1977. ↩︎
  15. Renaud Dély, « On aura tout vu à Montretout », Libération, 27 janvier 2006. ↩︎
  16. C’est Dominati qui présenta Le Chevallier à Le Pen. On sait que Le Chevallier devint bien plus tard un maire FN controversé de Toulon. Voir Renaud Dély, « Ami personnel de Jean-Marie Le Pen, Jean-Marie Le Chevallier », Libération, 20 juin 1995. ↩︎
  17. François Nadiras, « Toulon- Marignane : histoires de plaques et de stèles », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio (dir.), Histoire de la Colonisation. Réhabilitations, Falsifications, Instrumentalisations, Éd. Les Indes Savantes, Paris, 2007. ↩︎
  18. Le Monde, 17 juin 1980, cité par François Nadiras, loc. cit.  ↩︎
  19. Médecin avait été en ce domaine précurseur. Il avait inauguré dans sa ville de Nice, le 25 février 1973, un monument représentant une main tenant une urne, avec, sur la face arrière, l’inscription : « Roger Degueldre symbole de l’Algérie française ». Mais il n’y avait pas, alors, de représentant de l’État (Jean-Philippe Ould-Aoudia, « L’OAS, aujourd’hui, au cœur de la République », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio, op. cit. ↩︎
  20. Degueldre était le chef des commandos Delta, chargés des exécutions ; Il avait entre autres ordonné l’assassinat de six membres des Centres sociaux à la veille du cessez-le feu (Alger, 15 mars 1962) Piegts et Dovecar avaient poignardé à mort le commissaire principal d’Alger, Roger Gavaury, pour le seul motif qu’il était légaliste et fidèle à la République (31 mai 1961).   ↩︎
  21. Le Monde, 19 juin 1980, cité par François Nadiras, loc. cit ↩︎
  22. Id.  ↩︎
  23. Georges-Marc Benamou, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2003. ↩︎
  24. L’Express, 9 avril 1955. ↩︎

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 15 au 30 juin 2025 https://histoirecoloniale.net/le-retaillisme-maladie-senile-de-lalgerie-francaise-par-alain-ruscio/

« On entre dans un théâtre absurde où tout est de la faute des musulmans »

Les musulmanes et musulmans, leurs propos, tenues, allégeances supposées sont au cœur de polémiques incessantes. « À l’air libre » donne la parole à six invités qui racontent un climat irrespirable, dont témoignent les crimes racistes contre Hichem Miraoui ou Aboubakar Cissé. 

Mercredi 11 juin, Hichem Miraoui, 45 ans, tué à Puget-sur-Argens (Var), a été enterré en Tunisie – dans cette affaire, et pour la première fois, le Parquet national antiterroriste s’est saisi d’un meurtre raciste possiblement inspiré par les idées d’extrême droite. 

Il y a à peine plus d’un mois, Aboubakar Cissé, un Malien de 22 ans, était tué à la mosquée de La Grand-Combe (Gard) : son meurtrier avait proféré des insultes islamophobes. 

Chaque jour ou presque dans ce pays, il est question des musulmans et musulmanes ou des Arabes qui vivent en France : leurs tenues, leurs propos… ou leurs silences.  

Chaque jour ou presque, les millions de musulman·es françaises et français, musulman·es de croyance et/ou de culture, sont évoqué·es comme un tout globalisant, bien souvent érigé·es en menace.  

Soupçons incessants d’islamisme, d’entrisme et en même temps, ce qui est paradoxal, de séparatisme : ce flot continu finit par confondre tous les musulmans de ce pays avec l’islamisme radical.

Il crée ou accentue des peurs, des clichés, des biais racistes dans des pans entiers de la société française. Peurs, clichés et biais racistes habilement captés par une série d’entrepreneurs politiques et médiatiques qui se revendiquent aussi de la gauche. 

Mediapart donne la parole à plusieurs personnes, premières concernées, qui nous racontent la façon dont ils et elles vivent ce soupçon permanent. 

  • Aïda Amara, journaliste, créatrice du podcast « Transmissions », qui publie le 2 septembre Avec ma tête d’Arabe (Hors d’atteinte) ;
  • Anas Daif, journaliste, créateur du podcast « À l’intersection », auteur de Et un jour je suis devenu arabe (Tumulte) ; 
  • Rokhaya Diallo, journaliste, réalisatrice et essayiste, initiatrice du podcast « Kiffe ta race », chroniqueuse pour plusieurs médias internationaux, autrice du Dictionnaire amoureux du féminisme (Plon) ; 
  • Sylvie Eberena, championne de France d’haltérophilie en 2024 ; 
  • Haouès Seniguer, maître de conférences à Sciences Po Lyon, auteur de La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (Le Bord de l’eau) ; 
  • Stéphane Tchouhan, directeur du cabinet du maire de Colombes (Hauts-de-Seine). 

Source : Mediapart – À l’air libre – 12/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/120625/entre-dans-un-theatre-absurde-ou-tout-est-de-la-faute-des-musulmans

Immigration : Arenc, le hangar de la honte

Pendant douze ans, un hangar clandestin a servi de prison illégale sur le port de Marseille. Près de 30 000 étrangers y sont passés avant d’être expulsés, essentiellement des algériens. Il faudra attendre 1975, pour qu’un avocat révèle l’existence de ce fameux hangar d’Arenc. À l’époque, l’affaire a provoqué un scandale national.

Pour en parler, Jean-Pierre Gratien reçoit le journaliste et réalisateur Olivier Bertrand ainsi que les historiens Naïma Huber-Yahi et Benjamin Stora.

Frères musulmans : décryptage d’un rapport qui se dégonfle – Lucie Delaporte et Marie Turcan

Le rapport sur l’influence des Frères musulmans en France, dont la version définitive vient d’être publiée, est loin d’être aussi alarmiste que ce qu’a tenté de faire croire Bruno Retailleau. Les chiffres, mis en perspective, montrent en réalité un repli de leur influence.

Tout ça pour ça. Le rapport sur les frères musulmans a occupé la communication gouvernementale toute la semaine. Une première version avait fuité dans Le Figaro mardi 20 mai, la veille de sa présentation en Conseil de défense, ce qui avait agacé Emmanuel Macron. Le ministère de l’intérieur a finalement publié officiellement vendredi soir le rapport, toujours expurgé de certains passages pour des raisons de sécurité.

Loin des formules sensationnalistes du ministre de l’intérieur, ce rapport laisse voir une influence réelle mais relativement limitée, et surtout en déclin, de la mouvance frériste dans le paysage musulman français. Tenu par la commande politique formulée par Gérald Darmanin il y a un an, qui voulait que ce document provoque un « choc » dans l’opinion, le rapport « Frères musulmans et islamisme politique en France » avance l’idée d’une réelle menace pour la République, en restant souvent très flou.

À des passages factuels et neutres succèdent des assertions vagues aux accents parfois complotistes, ce qui fait penser à un rapport palimpseste, qui a manifestement subi plusieurs réécritures et dont une vingtaine de pages restent caviardées. Décryptage.

  • Une mouvance en déclin

Le frérisme en France, combien de divisions ? Pour le savoir, il faut d’abord passer par 40 pages consacrées à l’histoire des Frères musulmans, un mouvement sunnite créé en Égypte par Hassan el-Banna avec l’ambition de réislamiser les fidèles dans le contexte colonial marqué par la domination britannique. Puis arrive enfin l’Hexagone : les membres de la confrérie en France seraientaujourd’hui « entre 400 et mille personnes », estime le rapport. Il ne précise pas que ce nombre – difficile à établir, compte tenu de la tradition de secret de la confrérie – est tendanciellement en baisse, comme tous les spécialistes interrogés par Mediapart nous l’ont confirmé (voir notre boîte noire). Revendiquant l’héritage frériste, l’association Musulmans de France, qui gère notamment des lieux de cultes, est historiquement considérée comme la branche française des Frères musulmans, même si ses cadres assurent n’avoir plus de liens organiques avec la confrérie. 

Le rapport recense 139 lieux de cultes « affiliés à Musulmans de France »,et68 autres considérés comme « proches » de la mouvance frériste.Soit, au total, seulement 7 % des mosquées. Bernard Godard, qui a suivi au ministère de l’intérieur l’islam de France pendant près de quinze ans, rappelle qu’il y avait plus de 250 mosquées affiliées à l’UOIF (Union des organisations islamiques de France, ancêtre de Musulmans de France) à la fin des années 1990.

La photographie du monde caritatif est tout aussi parlante. Sur la trentaine d’ONG considérées comme « islamistes », 16 sont « dirigées par des salafistes », un courant sunnite concurrent marqué par une lecture littéraliste et rigoriste des textes. Mais le rapport en identifie seulement quatre « relevant ou ayant relevé de la mouvance frériste ». Une fois de plus, difficile de voir dans cette mouvance la principale menace dans l’offre islamiste, alors que le salafisme n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années. 

Le budget de Musulmans de France, 500 000 euros annuels, a baissé de moitié depuis cinq ans. La structure n’est plus en mesure d’organiser ses grands rassemblements du Bourget, qui pouvaient attirer jusqu’à 100 000 personnes. « Leur rassemblement annuel se fait maintenant dans un hall d’hôtel où l’on voit des cadres de plus en plus vieillissants, précise sur ce point le chercheur Haoues Seniguer auprès de Mediapart.

Si Musulmans de France ne revendique que 53 associations affiliées, essentiellement religieuses, avec des « coopérations » avec une cinquantaine d’autres structures, le rapport affirme qu’il y aurait en réalité 280 associations reliées à la structure. Sans plus de précisions. Pour Bernard Godard, elles étaient « plus de 400 il y a quinze ans ».

Le reflux de l’influence frériste s’explique aussi par la vague de répression contre cette mouvance, en particulier depuis l’adoption de la loi sur le séparatisme. Le rapport en donne plusieurs exemples : expulsion de l’imam Iquioussendissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF)… Mais aussi fermeture de certaines structures et des enquêtes diligentées contre des associations comme Humani’terre ou Al Wakt al Islami pour financement d’entreprise terroriste.

  • Les mensonges de Retailleau sur la charia et le califat

La veille de la parution de la première version du rapport, Bruno Retailleau a employé des formules des plus alarmistes : « L’objectif ultime est de faire basculer toute la société française dans la charia », a-t-il lancé aux journalistes, à propos de cette grande loi islamique qui risquerait de supplanter les lois de la République.

Ledit rapport énonce pourtant précisément l’inverse : « Aucun document récent ne démontre la volonté de Musulmans de France d’établir un État islamique en France ou y faire appliquer la charía », lit-on dans ses conclusions.

Le terme de charia n’y apparaît d’ailleurs qu’une seule autre fois, au niveau du glossaire : « Grande loi islamique à la fois religieuse et sociale suivie par les musulmans des États islamiques qui englobe certains principes de droit ». Et de préciser qu’elle « ne s’applique pas de la même manière et selon les mêmes règles, dans les différents États qui l’ont adoptée », concédant ainsi la difficulté d’en définir les contours.

La rapport n’indique à aucun moment que la mouvance française aurait aujourd’hui le projet d’instaurer un califat, contrairement là encore aux déclarations tonitruantes du ministre de l’intérieur. 

  • Confusion entre salafisme et frérisme

À plusieurs reprises, le rapport pointe une hybridation entre les salafistes et la mouvance frériste. Cette thèse, développée notamment par la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler, qui parle de « fréro-salafistes », est controversée et minoritaire dans le champ académique. Sur le terrain, des chercheurs et chercheuses comme Brigitte Maréchal, spécialiste du frérisme européen, décrivent plutôt une concurrence féroce entre ces tendances de l’islam sunnite. 

Mais ce flou conceptuel permet au rapport de passer sans grande logique de la dénonciation d’un fonctionnement typiquement issu de la tradition frériste à celle de pratiques notoirement associées au salafisme.

  • Une même poignée d’établissements scolaires pointés du doigt

« Vingt et un établissements musulmans » en France seraient « liés à la mouvance des Frères musulmans », pour un total de 4 200 élèves, établit le rapport. Cinq établissements musulmans seulement ont un contrat avec l’État – le rapport ne dit pas que 96 % des établissements sous contrat en France sont catholiques, ce qui concernait 2 millions d’élèves en 2023.

Parmi ces établissements, il y a un binôme désormais incontournable : Averroès (Lille) et Al-Kindi (Lyon), deux groupes scolaires qui épousent la même destinée. À un an d’écart, leur contrat d’association avec l’État a été résilié par une décision de préfecture. Des motifs similaires ont été invoqués : une comptabilité pas assez carrée, des financements étrangers et des manquements aux « valeurs de la République ».

Le rapport omet de rappeler, comme l’ont révélé Mediapart et Mediacités, que les rapports de préfecture ont été tronqués pour monter des dossiers à charge. Tout juste est-il glissé qu’Averroès a eu gain de cause en avril, quand le tribunal administratif lillois a annulé la résiliation de son contrat, estimant que « les manquements ne sont pas suffisamment établis ».

Paradoxalement, le rapport souligne le fait que « les enfants scolarisés n’y sont pas, loin s’en faut, par des parents affiliés à la mouvance », car « un grand nombre d’entre eux recherche davantage l’excellence scolaire que proposent les écoles fréristes », le qualificatif lui-même étant rejeté par le personnel éducatif. « Ici, que ce soient les élèves ou n’importe qui d’autre, personne ne sait ce qu’est un frère musulman », s’est ému le directeur adjoint d’Al-Kindi, lorsque Mediapart l’a rencontré en janvier 2025. 

  • Le sport

À entendre les sénateurs et sénatrices et une grande partie des ministres du gouvernement Bayrou ces derniers mois, l’urgence serait d’interdire le port du voile dans les compétitions sportives. Pourtant, ce rapport sur l’entrisme ne consacre que quelques paragraphes au sport, reprenant des données éculées qui circulent depuis des années et en omettant soigneusement d’autres.

Il passe ainsi sous silence les conclusions du rapport Sporad, produit par les services de recherche du ministère de l’intérieur, qui montrent qu’il « n’y a pas de phénomène structurel, ni même significatif de radicalisation ou de communautarisme dans le sport ».Rendu en 2022, ce document a été mis de côté par le ministère de l’intérieur, jusqu’à ce que Mediapart le mette au jour en mars 2025.

Le rapport déclassifié sur l’entrisme mentionne qu’« en 2020, 127 associations sportives étaient identifiées comme “ayant une relation avec une mouvance séparatiste” ». Le rapport Sporad, lui, observe que « le nombre d’associations sportives “séparatistes” est passé de 127 à 62 » entre 2019 et 2021une forte baisse, « alors même que les services ont déployé plus d’efforts pour identifier des cas », notent les chercheurs et chercheuses.

  • L’obsession des municipales

L’entrisme de la mouvance aux municipales apparaît comme l’une des principales menaces pointées par le rapport. « Le danger d’un islamisme municipal, composite au plan idéologique mais très militant, avec des effets croissants dans l’espace public et le jeu politique local, apparaît bien réel »,note le rapport reprenant une vieille marotte de Bruno Retailleau, qui a déposé une proposition pour faire interdire les listes communautaires en 2019.

Le rapport indique que « certains spécialistes consultés considèrent que d’ici une dizaine d’années des municipalités seront à la main d’islamistes, comme en Belgique »,sans aucune autre précision sur la réalité d’un phénomène qui n’a pour l’instant jamais décollé en France.

Les listes communautaires musulmanes ont en effet été très peu nombreuses aux dernières élections municipales et ont recueilli très peu de voix. Sur la dizaine de listes recensées, aucune n’a été élue et leur score a rarement dépassé les 2 %.

  • Une logique du soupçon…

De nombreux passages du rapport mettent en doute la sincérité des organisations se référant à l’héritage frériste. Toutes les affirmations de Musulmans de France sur son éloignement de la confrérie sont considérées comme relevant du double discours ou de la dissimulation. Leur projet de réorganisation en fédérations thématiques, pour pallier le manque de cadres, viserait en réalité « à laisser accroire qu’il ne s’agit plus d’entités fréristes et à rendre plus difficiles les éventuelles entraves dont ils pourraient faire l’objet », lit-on.

Même lorsque Musulmans de France signe la charte des principes pour l’islam de France, présentée comme un refus du « séparatisme », ce choix «n’est probablement pas sans lien avec la crainte des cadres dirigeants d’une dissolution administrative », avance le rapport. 

Manifestement, les rapporteurs ne croient pas non plus au choix de l’organisation de s’en tenir aux questions strictement religieuses, qu’ils estiment être « artificieux ».

Les nombreux chercheurs interrogés ces derniers jours précisent pourtant qu’une évolution des acteurs de la mouvance a bien eu lieu ces vingt dernières années. Haoues Seniguer préfère d’ailleurs parler de « néofrérisme », pour marquer cette adaptation au contexte français et l’acculturation des cadres comme des sympathisants au cadre laïque.

Si la tradition de secret de la confrérie, héritage de la répression subie en Égypte dès sa création, pèse dans cette interprétation, le rapport n’apporte aucun élément tangible de cette dissimulation aujourd’hui. À sa lecture, toute manifestation visible de l’islam, de la consommation hallal au port du voile, est potentiellement suspecte. 

  • … et des nuances écrasées par la communication

Cet air de soupçon généralisé va paradoxalement à l’encontre d’autres passages du rapport. « Le reste du corps social doit accepter que l’islam est une religion française, très probablement l’une des toutes premières sinon la première en termes de pratique cultuelle, et mérite à cet égard de la considération, y compris vis-à-vis de certaines de ses mœurs qu’il ne partage pas », lit-on par exemple.

Plusieurs préconisations fortes du rapport, concernant les signaux à envoyer à une communauté musulmane en proie à un « sentiment de rejet » comme l’apprentissage de l’arabe à l’école, les carrés musulmans dans les cimetières ou la reconnaissance d’un État palestinien, ont aussi étrangement été passées à la trappe dans la communication outrancière de la Place Beauvau ces derniers jours. 

Boîte noire

Pour décrypter ce rapport Mediapart a interrogé plusieurs chercheurs comme Haouès Seniguer, Franck Frégosi ou Margot Dazey. Bernard Godard, qui a été chargé pendant plus de quinze ans de la question de l’islam au ministère de l’intérieur, nous a également aidé à mettre en perspective les chiffres présentés dans ce rapport. 

Pour l’enquête sur le livre de Florence Bergeaud-Blackler consacré au frérisme, nous avions également échangé sur le phénomène avec Brigitte Maréchal, Vincent Geisser ou Elyamine Settoul. 

Source : Mediapart – 24/05/2025 https://www.mediapart.fr/journal/politique/240525/freres-musulmans-decryptage-d-un-rapport-qui-se-degonfle