L’échappée. François Héran explique l’immigration à Bruno Retailleau

Titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France, François Héran était l’invité de « L’échappée », enregistrée le 7 juin lors du festival de Mediapart. L’occasion d’une leçon pédagogique à l’attention, notamment, du ministre de l’intérieur.

« Pour ou contre l’immigration ? Notre débat public sera enfin adulte quand nous aurons dépassé ce stade, tant il est vrai que l’immigration est désormais une réalité permanente au même titre que le vieillissement, l’expansion urbaine ou l’accélération des communications. Qu’on le veuille ou non, c’est une composante de la France parmi d’autres, un quart de la population. Quel sens y aurait-il à approuver ou à désapprouver cet état de choses ? […] Ni pour ni contre l’immigration. Avec elle, tout simplement. »

Avec l’immigration, dont ce sont les dernières lignes, est paru en 2017, l’année où François Héran fut élu par ses pairs professeur au Collège de France. Alors qu’il vient d’y donner sa leçon de clôture, en forme d’adresse du savant au politique, ce meilleur spécialiste des questions migratoires a accepté notre invitation à en reprendre la démonstration devant le public du festival de Mediapart. Une réjouissante leçon pédagogique à l’attention, entre autres, du ministre de l’intérieur actuel, Bruno Retailleau, mais aussi du président de la République, Emmanuel Macron, qui s’inscrit dans le sillage de ses deux essais – Le Temps des immigrés (2007) et Immigration : le grand déni (2023).

Démographe, mais aussi anthropologue et sociologue, François Héran a enrichi, animé et impulsé les principales recherches françaises sur l’immigration des dernières décennies, en associant les travaux de l’Institut national des études démographiques (Ined), dont il a été le directeur de 1999 à 2009, aux données de l’Institut national de la statistique (Insee). Il en a résulté Trajectoires et origines, une exceptionnelle « enquête sur la diversité des populations en France », dont les résultats sont superbement ignorés par un monde politique français volontiers ignare, inculte ou malhonnête, sur les questions d’immigration, par choix idéologique ou par facilité démagogique.

François Héran déploie ici, avec autant d’humour que de rigueur, ses talents de savant pédagogue, dans un propos qui fait écho aux engagements de Mediapart, résolument aux côtés de la société telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle s’invente.

Source : Médiapart – 27/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/270625/l-echappee-francois-heran-explique-l-immigration-bruno-retailleau

Le « Coran européen » ou la recherche prise pour cible – Fadwa Miadi

Le Coran a été lu, traduit et débattu en Europe dès le Moyen Âge. Le projet « European Qur’an » (EuQu) explore cette histoire méconnue, en retraçant comment le texte sacré a circulé et influencé la pensée européenne entre 1150 et 1850. Ce travail scientifique est devenu le symbole d’un malaise : celui d’une extrême droite vent debout contre tout ce qui touche à l’islam.

Financée par le Conseil européen de la recherche et l’Union européenne à hauteur de 9,8 millions d’euros, cette initiative scientifique réunit depuis 2019 et jusqu’en 2026 une quarantaine de chercheurs répartis entre les universités de Nantes, Amsterdam, Naples et Copenhague.

Issus de plusieurs disciplines, ils mènent une enquête inédite sur la façon dont le Coran a nourri la culture, la pensée et les imaginaires européens entre 1150 et 1850.

Comme tant d’autres projets académiques, EuQu aurait pu rester confidentiel, mais sa thématique, l’islam, lui a valu au printemps 2025 de se retrouver au cœur d’une campagne de dénigrement orchestrée par l’extrême droite française.

Tout commence par un article paru le 13 avril dans le Journal du Dimanche, qui accuse ce travail d’être un outil de « soft power islamique ».

Rapidement, plusieurs figures, dont des personnalités politiques, s’emparent de l’affaire pour dénoncer un financement européen qui, selon eux, servirait les intérêts des Frères musulmans.

Ces détracteurs ignorent l’essence même du programme, qui ne relève en rien d’un prosélytisme déguisé. Il s’agit de montrer comment le Coran a circulé parmi les intellectuels du continent.

Victor Hugo ou Goethe, notamment, se sont inspirés de certaines sourates, comme le montrent les travaux d’Emmanuelle Stefanidis, postdoctorante à l’Université de Nantes, qui s’est penchée sur le mouvement romantique.

« Le poème de Victor Hugo intitulé Verset du Koran est une réécriture de la sourate al-Zalzala, publié dans le deuxième tome de La Légende des siècles en 1877 », explique-t-elle. « On retrouve également dans « La Légende des siècles » d’autres textes inspirés de l’islam, comme « L’An Neuf de l’Hégire » ou des références explicites à « Iblis », terme coranique ».

Au-delà de la recherche académique, EuQU vise également à mettre en avant une histoire commune et à la transmettre au grand public.

Des expositions sont prévues à Nantes, Vienne, Tunis et Grenade ainsi que des publications, dont une bande dessinée intitulée Safar.

L’ambition n’est autre que de déconstruire les clichés d’un islam extérieur, voire ennemi, et restituer un passé commun, fait d’échanges et d’influences croisées.

Mais une telle approche ulcère les tenants d’une Europe fondée sur des racines exclusivement judéo-chrétiennes. Une vision que l’historienne Sophie Bessis qualifie de mythe. Dans son essai La civilisation judéo-chrétienne – Anatomie d’une imposture, elle soutient que cette expression, popularisée après 1945, a surtout servi à exclure l’islam du récit historique européen.

Pour John Tolan, historien médiéviste et codirecteur du « Coran européen », si l’extrême droite a ce projet en ligne de mire, c’est parce qu’il contredit sa « vision suprémaciste blanche de l’histoire ».

Source : Le Courrier de l’Atlas – 18/06/2025 https://www.lecourrierdelatlas.com/le-coran-europeen-ou-la-recherche-prise-pour-cible/

En complément : https://www.lecourrierdelatlas.com/john-tolan-il-devient-de-plus-en-plus-difficile-de-travailler-sur-lislam-sans-attirer-les-foudres-de-lextreme-droite/

Quand les « lendemains qui chantent » se transforment en nostalgie réactionnaire – Todd Shepard & Christophe Bertossi 

Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. De l’Inde à l’Algérie en passant par la France, ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes.

Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. Les identités nationales s’en trouvent reformulées en profondeur par une conception arbitraire et illibérale ouvertement assumée par ses promoteurs.

Chose frappante, cela a lieu dans des contextes qui ont des traditions politiques et des histoires postcoloniales très différentes. On retrouve cette tendance autant dans d’anciennes puissances coloniales (comme la France) que dans des pays anciennement colonisés (comme l’Inde), ou d’autres (comme les États-Unis) dont l’histoire nationale a été marquée par un système esclavagiste de type colonial à l’intérieur du pays.

La facilité avec laquelle des luttes historiquement progressistes peuvent être retournées contre les minorités raciales, ethniques, de genre ou sexuelles, « au nom de la défense » des identités nationales, est une chose singulière et dangereuse.

C’est par exemple le cas, depuis plusieurs années, de certains usages politiques de la pensée décoloniale en Inde. De nombreux penseurs se sont emparé de catégories décoloniales pour servir le projet nationaliste du parti d’extrême-droite hindou BJP et du Premier ministre Modi.

Ils n’ont plus discuté de la colonisation britannique et de la lutte pour l’indépendance du premier XXe siècle. Leur récit s’est déplacé en élargissant la focale jusqu’au XVIe siècle, afin de voir dans les Moghols (musulmans) les véritables colonisateurs.

Ce choix est historiquement arbitraire mais politiquement stratégique : il conduit à revendiquer l’hindouisme comme identité nationale première, faisant des musulmans d’aujourd’hui les descendants directs des « envahisseurs d’hier » – une « menace interne » contre ce qui serait la « vraie » culture (hindoue) du peuple et de la société. Le symbole emblématique de cette vision est sans doute la destruction en 1992 de la mosquée Babri, une mosquée du XVIe siècle située dans la ville d’Ayodhya.

On saisit mieux encore la spécificité de ce type de stratégie, si l’on compare l’Inde avec l’Algérie. À la différence de l’Inde, le gouvernement algérien actuel appuie sa légitimité sur la mémoire de la guerre de libération contre la présence française. Les édifices chrétiens hérités de la colonisation française sont conservés comme symboles de tolérance religieuse. L’État insiste sur le respect des frontières héritées de la colonisation, issues des accords des mouvements de libération panafricains du XXe siècle.

L’« affaire Sansal » a mis en lumière les tensions entre cette mémoire politique de la guerre de libération et les usages détournés des thèmes décoloniaux. Écrivain algérien naturalisé français en 2024, Boualem Sansal a été arrêté en Algérie après des déclarations contestant les frontières algériennes héritées de la colonisation. En remontant à une époque antérieure à la colonisation française, Sansal dénonçait l’inconsistance des frontières algériennes d’aujourd’hui. Il s’inspirait quasiment mot pour mot des thèses anhistoriques et prétendument « anticoloniales » de la Nouvelle Droite française, défendues par des auteurs comme Alain de Benoist.

Ces propos tombaient sous le coup d’un article très connu du Code pénal algérien (l’article 87 bis), qualifiant d’« acte terroriste ou subversif » toute action susceptible d’attenter à « la sécurité de l’État, l’intégrité territoriale ou la stabilité des institutions ».

On sait comment l’incarcération de l’écrivain franco-algérien a cristallisé ce que Benjamin Stora a décrit comme « la plus grave crise franco-algérienne depuis l’Indépendance ». L’accord est heureusement unanime pour dire que l’écrivain âgé et malade n’a rien à faire derrière les barreaux. Personne n’a pourtant relevé que la raison qui avait conduit Boualem Sansal en prison avait aussi mené à l’arrestation du leader islamiste Ali Benhadj, ancien responsable du FIS, peu de temps après et pour des propos en tout point similaires.

Des figures idéologiquement opposées (un essayiste d’extrême droite et un leader islamiste) utilisent donc un récit anticolonial commun, qui remonte dans le temps (ici, avant les Français) pour remettre en cause les États postcoloniaux du Maghreb et nier la centralité de la lutte de libération dans l’histoire nationale algérienne.

Cette rhétorique d’un « temps d’avant » dans les débats sur l’identité culturelle « première » d’une nation a également lieu, de façon absolument comparable, dans des pays qui furent des berceaux du projet démocratique moderne, comme la France et les États-Unis.

En France, le discours républicain s’est lui aussi engouffré dans cette rhétorique. En transformant le principe de laïcité en pilier culturel d’appartenance nationale, l’identité politique républicaine s’est muée en identité nationale exclusive.

De l’extrême droite jusqu’à des courants de la gauche socialiste comme le Printemps républicain, cette vision essentialisée de l’identité française est mobilisée contre les citoyens présumés français musulmans qu’elle stigmatise comme des « étrangers de l’intérieur ». L’idéologie à la source de cette vision repose sur le nativisme que John Highams a défini comme « une opposition envers une minorité interne qui est perçue comme une menace en raison de son étrangéité apparente (foreignness) » (John Higham, Strangers in the Land: Patterns of American Nativism 1860-1925, New Brunswick, Rutgers, 1955).

D’un principe d’organisation démocratique du pluralisme moral et religieux, la laïcité a ouvert la voie à une politique ciblée contre les musulmans. Un nouveau « délit de séparatisme » a été ajouté au code pénal français par la loi du 24 août 2021, qui n’est pas sans rappeler l’article 87 bis du code pénal algérien. Le séparatisme est défini comme « l’action qui consiste à détruire ou à affaiblir la communauté nationale en vue de remplacer celle-ci par de nouvelles formes d’allégeance et d’identification en rupture avec la tradition démocratique et républicaine ».

Au nom d’une chasse au « frérisme », dont la réalité est très largement contestée par les travaux des chercheurs et acteurs de terrain, voilà donc recyclés les arguments qui avaient permis à la République et aux valeurs de 1789 de l’emporter sur la puissante Église catholique romaine et ses alliés. Sauf que la séquence actuelle n’est pas comparable à ce qui a produit le compromis de liberté religieuse permis par la loi de 1905 : aujourd’hui, il s’agit d’exclure la « minorité musulmane » du pays alors qu’elle ne possède pratiquement aucun ancrage institutionnel, à la différence de l’Église catholique il y a un siècle.

Ici, le « temps d’avant » est celui, imaginaire, d’un « temps d’avant » l’immigration postcoloniale et d’une France n’ayant pas renoncé à l’« Algérie française ». Cette fiction conduit notamment à oblitérer la xénophobie, le racisme et l’antisémitisme de la France du XIXe et du début du XXe siècle et ce que fut réellement l’expérience, aujourd’hui volontairement idéalisée, qu’en firent les immigrés européens.

Quant à toutes celles et ceux qui dénoncent la conversion des « valeurs républicaines » au nativisme, ils sont discrédités par des mots-combats comme « wokisme », « déconstruction », « islamogauchisme », par lesquels leur lutte contre le racisme et les inégalités est assimilée à une « trahison antirépublicaine ».

Cette mythologie historique d’un « temps d’avant » (avant la dégradation supposée de l’identité nationale par les vagues migratoires les plus récentes) est également au cœur du mouvement « MAGA » et de la politique de Donald Trump depuis le début de son second mandat.

Le démantèlement systématique et brutal de tout ce qui concerne les politiques de « Diversité, Équité, Inclusion » repose sur une conception de l’identité nationale qui renverse les fondements principiels de la société démocratique états-unienne depuis les années 1960 : les victoires des luttes pour les droits civiques de la minorité noire et l’ouverture des frontières à l’immigration non-européenne.

Quand Trump ne cache pas sa nostalgie pour une société hiérarchisée, fondée sur la domination « blanche » et « virile » des groupes minoritaires, certains républicains français autoproclamés rêvent de revenir à une société « blanche » d’avant l’immigration postcoloniale, tandis que les nationalistes du BJP aspirent à réserver aux hindous la pleine appartenance à une nation sans les musulmans.

Ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes. Au nom du passé, les promoteurs de cette conception vivent dans un monde qui n’a plus d’histoire.

Ils ignorent à dessein la radicalité des victoires progressistes du passé contre les empires britanniques et français, contre les partisans de systèmes d’Ancien régime (ségrégationniste aux États-Unis ou de droit divin en France). Ils laissent le champ libre aux nativistes qui travestissent les mots d’ordre de ces victoires anticoloniales telles qu’elles eurent lieu. Cela leur permet de revendiquer ouvertement l’abandon des principes de l’État de droit et de céder aux sirènes périlleuses de l’autoritarisme et du populisme.

Todd Shepard est professeur d’histoire à Johns Hopkins University (Baltimore), spécialiste de la France contemporaine et des études coloniales.

Christophe Bertossi est sociologue et politiste, il est le directeur scientifique de l’Observatoire de la diversité.

Source : Médiapart – 18/06/2025 https://blogs.mediapart.fr/todd-shepard-et-christophe-bertossi/blog/180625/quand-les-lendemains-qui-chantent-se-transforment-en-nostalgie-reactionnair

Le retaillisme, maladie sénile de l’Algérie française – Alain Ruscio

Le ministre Retailleau se situe dans une longue tradition « Algérie française » de la droite hexagonale pour laquelle, depuis 1962, l’Algérie indépendante ne saurait être légitime.

Pendant 124 ans, jusqu’à la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 – début de la guerre d’indépendance – la grande majorité des Français ont vécu dans une douce illusion, de « La France, quoi qu’il arrive, n’abandonnera pas l’Algérie » (Charles de Gaulle, 18 août 1947)1 à « Les départements d’Algérie […] sont français depuis longtemps et d’une manière irrévocable » (Pierre Mendès France, 12 novembre 1954)2. Cent vingt-quatre ans, et même un peu plus, puisque ce même de Gaulle fut bel et bien porté au pouvoir en mai 1958 par ses amis – parmi lesquels des parachutistes bien décidés à fondre sur Paris – de la mouvance Algérie française. 

Seulement voilà : le Général, comme l’appelaient et l’appellent toujours ses thuriféraires, était un homme d’État. S’il tenta de réformer la situation coloniale (plan de Constantine) et de briser la résistance du peuple algérien (offensive meurtrière Challe), il dut se rendre vite à la raison : l’indépendance était inéluctable.

Une littérature abondante existe sur l’évolution rapide des conceptions algériennes du général de Gaulle après mai 1958. De Gaulle lui-même a donné une indication sur un petit fait qui eut de grandes conséquences. Fin août 1959, il fait un n.ième voyage en Algérie. Récit : « Dans un village kabyle, que l’on me faisait visiter et dont, manifestement, on s’efforçait qu’il soit un modèle, mon entrée à la maison commune était saluée de vivats, la municipalité se confondait en hommages, les enfants de l’école entonnaient “La Marseillaise“. Mais, au moment où j’allais partir, le secrétaire de mairie musulman, m’arrêtait, courbé et tremblant, pour murmurer : “Mon général, ne vous y laissez pas prendre ! Tout le monde, ici, veut l’indépendance“ »3Le président n’était pas homme à fixer son opinion sur une seule impression. Il est cependant probable qu’il eut confirmation, à l’occasion de cette visite, de l’inéluctabilité de la prise de distance entre France et Algérie : si « tout le monde » (ou en tout cas une forte majorité) voulait l’indépendance, à quoi bon poursuivre un effort qui, militairement, nous assurerait longtemps encore une domination, mais qui aboutirait, plusieurs années (de souffrances et de deuils) plus tard, au même résultat ? Cet épisode trop oublié précéda de deux semaines le discours dit de l’autodétermination du 16 septembre 1959, véritable tournant de la politique gaulliste sur la question algérienne – et donc du cours total de la guerre. 

Mais ce discours, ainsi que les actes qui suivirent et aboutirent aux accords signés à Évian reconnaissant l’indépendance de l’Algérie, eurent également un effet majeur sur la vie politique française, effet que l’on ressent encore aujourd’hui. Une partie, majoritaire, de la mouvance gaulliste, dont les barons (à la seule exception de Debré, voir infra) suivirent, accompagnèrent et justifièrent cette évolution. Mais, très vite, des dissidents du gaullisme (Soustelle en étant la figure de proue), ou des hommes de le vieille droite (Bidault, accroché à l’Algérie comme il l’avait été à l’Indochine et au Maroc) s’y opposèrent de plus en plus farouchement. L’extrême droite, qui avait commencé à relever la tête durant la guerre d’Indochine, réoccupa le terrain avec de plus en plus d’énergie, débouchant sur la violence absolue des deux côtés de la Méditerranée (crimes de l’OAS).

La faille entre les gaullistes et les « ultras »

C’est de ce moment que date la faille qui sépara gaullistes et ultras, faille qui devint bientôt un gouffre. Rarement homme de droite fut plus vilipendé, insulté, haï même que de Gaulle de la part de ses anciens partisans. 

Cette opposition s’installa au sein même du gouvernement d’alors. L’opposition de Michel Debré aux évolutions du Général a été connue dans le cours même des événements. Mais, fidèle à de Gaulle plus qu’à ses pensées profondes, Debré ravala son amertume (le Canard enchaîné l’avait affublé du sobriquet L’ amer Michel) et accepta Évian, avant de quitter Matignon. 

Mais il est une autre opposition qui s’agita, plus secrète, plus hypocrite, mais aussi plus dangereuse, car liée aux éléments les plus actifs – les plus activistes – de l’Algérie française : celle de Valéry Giscard d’Estaing4. L’homme était jeune, brillant, et entamait alors une carrière politique fulgurante. Bien que non gaulliste (membre du Centre national des Indépendants d’Antoine Pinay et de Paul Reynaud, qui se situait sans réserve à la droite de la droite parlementaire), il fut membre continûment des gouvernements dès le début de la Vè République. Une rumeur sur une tendresse, pour ne pas dire plus, de Giscard pour l’OAS, courut dans le monde politique et sans doute journalistique dès le début de la décennie 1960, lancée par une extrême droite trop heureuse de jeter la zizanie chez ses adversaires. Avant donc de devenir publique, l’accusation courait déjà dans les milieux bien informés. C’était devenu un sujet de conversation fréquent : place Beauvau, où les gaullistes étaient seuls maîtres à bord depuis l’arrivée de Frey, en mai 1961, le jeune ministre était même une cible régulière5. Avait-il une fiche ? C’est assez probable. 

Dans des documents savamment distillés, on commença à évoquer avec insistance un mystérieux agent 12 A – ce qui signifiait : premier informateur de l’équipe n° 12 de l’OAS-Métropole – on laissa entendre qu’il pouvait bien s’agir d’un collaborateur direct du jeune ministre. Un nom fut avancé : Michel Poniatowski, directeur de Cabinet et homme de confiance du ministre, quasiment son double. Celui qui devint ensuite Ponia était en relations directes avec des éléments de l’OAS et de la droite extrême. 

Après Évian, le pire, pour le jeune ministre, était à venir. Car son nom, cette fois, fut rendu public. En janvier 1963, le procès de Bastien-Thiry et de son commando du Petit-Clamart devait se tenir. Me Isorni (qui avait défendu Pétain) fut l’avocat du principal accusé. Dès le premier jour, il évoqua « l’amitié fervente qu’avait un ministre pour l’OAS », amitié qui avait amené celui-ci à faire parvenir à l’organisation des « renseignements »6. Vint le tour du principal accusé de ce procès, Bastien-Thiry. L’ homme, un intellectuel, avait rédigé lui-même une longue déclaration présentant son argumentaire. Après une justification de son combat, il affirma que « deux ministres en exercice et probablement trois » entretenaient des rapports avec l’OAS7. Il n’avança qu’un nom : « Le nom de ministre que je veux citer, c’est le ministre de l’actuel gouvernement qui est à la fois un polytechnicien et inspecteur des Finances, c‘est-à-dire M. Valéry Giscard d’Estaing, actuellement ministre des Finances ».

Par la suite, le trouble, chez les barons du gaullisme, ne cessa pas. Alors que la guerre d’Algérie s’éloignait, l’affaire Giscard fit même l’objet en janvier 1963 d’une réunion spéciale, place Beauvau, chez Roger Frey. Georges Pompidou, devenu Premier ministre, dut mettre son autorité dans la balance pour demander aux ministres présents – dont la liste n’est pas connue – de ne pas ajouter foi aux accusations contre le jeune ministre des Finances8.   

En conclusion sur cette question, et sans tomber dans la théorie du complot, l’hypothèse d’une chaîne d’informations reliant Giscard, directement ou non, à l’OAS, via Poniatowski, puis Regard, paraît assez plausible.  

Sans oublier les faits postérieurs : les liens avérés de Giscard avec les ex de l’OAS avant même la campagne présidentielle de 1974.

Le rôle de Valéry Giscard d’Estaing et de Michel Poniatowski

Michel Poniatowski rencontra à quelques reprises Pierre Sidos, le patron de Jeune Nation9. Du côté des ex-OAS, l’homme-clé fut Hubert Bassot, naguère directeur du journal L’ Esprit public, entré dans l’entourage de Giscard dès 1968. La campagne de 1974 marqua la réintégration dans la vie politique présentable des politiciens roués de l’Algérie française et / ou de l’OAS, Alain Griotteray, Hubert Bassot, Pierre Sergent10, etc. Ce dernier, amnistié depuis peu, siégea au QG de Giscard, dans la tour Montparnasse, plus précisément dans le bureau habituel de Michel d’Ornano, secrétaire général des Républicains Indépendants11. Georges Bidault, lui aussi de retour après l’amnistie, appela également à voter Giscard, l’hebdomadaire Minute fit campagne pour cet homme nouveau, symbole de l’échec d’un gaullisme exécré12. Comme par hasard, c’est également à cette époque qu’Alain Madelin, Gérard Longuet et Claude Goasguen abandonnèrent leurs engagements virils d’Ordre nouveau pour entamer une carrière dans le giscardisme qui les fera ministres respectables13

Outre Ponia, un fidèle du giscardisme désormais présidentiel joua un grand rôle dans cette redistribution des cartes : Jacques Dominati14 Il avait été dès sa jeunesse un militant RPF. Mais durant la guerre d’Algérie, il refusa obstinément l’évolution du Général, ce qui lui valut l’exclusion de l’UNR, le parti gaulliste. Il était alors déjà lié à Jean-Marie Le Pen au sein de la Corpo de Droit, plus connue comme rassemblement de cogneurs que comme mouvement universitaire. Ses liens avec Le Pen ne se démentirent pas. Dominati fut même le parrain de sa fille aînée, Marie-Caroline, née en 1960. Il était un intime des réceptions dans la somptueuse villa de Montretout jusqu’au début des années 198015. Dominati eut comme chefs de cabinet deux ardents partisans de l’Algérie française : de 1974 à 1976, Jean-Marie Le Chevallier16, puis en 1977-1978 Gérard Longuet. Pendant plusieurs années, ces hommes seront les traits d’union entre giscardiens et lepénistes. 

En avril 1977, Dominati fut nommé officiellement par Barre (mais chacun savait que Giscard décidait alors de tout), secrétaire d’État aux rapatriés. Choix passé inaperçu à l’époque, mais lourd de conséquences : les gens bien informés savaient très bien quelle était la signification politique de cette nomination : Giscard avait envoyé un signe aux nostalgériques : il est temps de sortir publiquement de votre ghetto. 

En 1980 : cérémonie et monument à Toulon à la gloire de l’OAS

En tout cas, trois ans plus tard, Dominati sera l’homme par qui le scandale public arriva17. En juin 1980, il représenta à Toulon le gouvernement à une cérémonie dite du Souvenir, en fait une défense et illustration de l’Algérie française. La date n’avait pas été choisie par hasard : c’était le 150 è anniversaire du débarquement à Sidi-Ferruch (1830). Avait été érigé au cœur de la ville un drôle de monument, « d’environ deux mètres de haut sur six mètres de large » sur lequel figuraient les mots « L’ Algérie française. À tous ceux, Européens et musulmans, qui, souvent au prix de leur vie, ont pacifié, fertilisé et défendu sa terre. 1830-1962 ». Au pied de ce mur, une silhouette, « un bas-relief représente un parachutiste couché, dont les épaulettes sont arrachées, et on lit la formule “Pour une parole donnée“ (allusion à la promesse de garder l’Algérie française). Beaucoup ont reconnu dans ce parachutiste Roger Degueldre, lieutenant du 1er régiment étranger de parachutistes, déserteur, créateur des commandos Delta de l’OAS, condamné à mort par la Cour de sûreté de l’État et fusillé au fort d’Ivry, le 6 juillet 1962 »18. Tous les représentants de la droite régionale, ce jour-là, avaient fait le voyage : outre le maire de Toulon, Maurice Arreckx – qui avait donné le terrain – on nota la présence des jeunes loups nouvellement élus François Léotard et Jean-Claude Gaudin, enfin du maire de Nice, Jacques Médecin19. Mais le puissant symbole était surtout la présence massive de putschistes d’avril 1961 et d’anciens membres de l’OAS, à la retraite en tant qu’activistes criminels, mais pas en tant qu’idéologues. Une foule de 3 000 personnes, essentiellement des Pieds-noirs, retrouva avec émotion Edmond Jouhaud – qui présida la cérémonie –, mais aussi Pierre Sergent, les colonels Argoud et Garde, Jo Ortiz, et d’une femme éprouvée, la fille de Jean-Marie Bastien-Thiry. Cette cérémonie donna lieu à deux discours. Celui du secrétaire d’État aux rapatriés fut souvent interrompu par des cris hostiles de la foule – qui ne comprit pas immédiatement que Dominati était de fait un allié –, puis par celui d’Edmond Jouhaud : « Comment ne pas penser à nos camarades de la métropole qui, avec courage et résolution, se sont engagés dans la lutte menée pour l’Algérie française ? Ils ont connu la sévère vie des clandestins. Ils ont eu des camarades de combat arrêtés, et parmi eux le colonel Bastien Thiry, qui fit le sacrifice de sa vie ». Puis il salua « la mémoire de trois camarades de prison exécutés sur ordre du gouvernement français : Degueldre, Piegts et Dovecar20, fusillés le 7 juin1962 … Ils sont tombés au champ d’honneur ».21 

Le lendemain, 18 juin, date symbolique pour les gaullistes s’il en est, une séance houleuse a lieu à l’Assemblée nationale. Les députés RPR, très remontés, conspuent Dominati. Pierre Messmer qualifie cet épisode de « scandale » et de « provocation ». Dominati, qui tente de s’expliquer, est accueilli par des cris de « Démission ! démission ! » venant des bancs du RPR, mais aussi bien sûr de ceux de la gauche. 22

Stratégie ? Politique de la porte entr’ouverte ? Toujours est-il que la présence ministérielle de juin 1980 sembla libérer une partie de la droite d’un complexe et ouvrit une ère de franche coopération avec les partisans les plus farouches de l’Algérie française. 

Chez tous, la même thématique, la même hargne, synthétisée des années plus tard par le pamphlétaire Georges-Marc Benamou : « La décolonisation n’a pas eu lieu ; de Gaulle a “dégagé“ – l’expression est de lui. La légende nous a vendu un “visionnaire“ ; le général-président fut, hélas, un piètre négociateur. Et si mal avisé, comme on commence à le découvrir aujourd’hui. Si l’indépendance de l’Algérie était évidemment inéluctable, sinon souhaitable, elle a été accomplie par de Gaulle dans l’imprévision, le lâchage des deux populations, l’abandon à un clan des richesses minières du Sahara, la manipulation et – toujours – le mensonge, bref dans les pires conditions possibles […]. De Gaulle renonce à vraiment décoloniser. Il choisit alors de larguer l’Algérie ; pas de la conduire à l’indépendance »23.

Qu’est-ce à dire, sinon que l’indépendance de l’Algérie est cataloguée définitivement comme illégitime ?  Si elle a été « larguée », une autre politique était possible. Laquelle ? On peut deviner.  

Le discours de Retailleau sur l’Algérie relève d’une tradition française toujours vivace

Les observateurs de la vie politique française qui ont cru discerner dans le discours de Bruno Retailleau à l’égard de l’Algérie une nouveauté se sont donc lourdement trompés. En fait le locataire de la place Beauvau se situe dans la droite ligne d’une tradition française hélas toujours vivace : le refus obstiné, contre vents et marées, contre l’évidence même, contre ce qu’il est convenu d’appeler le cours de l’histoire, de l’indépendance d’un état algérien au sud de la Méditerranée. Leur combat est certes d’arrière-garde et évidemment perdu, mais il est un obstacle réel à la compréhension, à l’entente et à la réconciliation entre France et Algérie. 

Le 9 avril 1955, François Mauriac, qui n’avait rien d’un extrémiste, malgré ses engagements assumés contre les brutalités coloniales, écrit dans son fameux Bloc-notes : « Le désastre indochinois n’est pas digéré, voilà le premier fait. Il existe un cadavre quelque part, dont toute la vie politique française se trouve empuantie et que les assassins cherchent à faire disparaître sans y être encore parvenus »24. Remplaçons « indochinois » par « algérien » et nous aurons une image de l’état du débat français en ce début de XXIè siècle. 

Le cadavre de la guerre d’Algérie empuantit toujours l’atmosphère.  

  1. Charles de Gaulle, Déclaration, 18 août 1947, in Discours et Messages, Vol. II, Dans l’attente, 1946-1958, Plon, Paris, 1970. ↩︎
  2. Pierre Mendès France, Assemblée nationale, 12 novembre 1954. ↩︎
  3. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, Paris, 1970. ↩︎
  4. Une partie de cette contribution est reprise de mon ouvrage Nostlagérie. L’interminable histoire de l’OAS, Éditions La Découverte, Paris, 2015.  ↩︎
  5. Jean-Pax Méfret, Bastien-Thiry. Jusqu’au bout de l’Algérie française, Pygmalion, Paris, 2003. ↩︎
  6. 28 janvier 1963.  ↩︎
  7. 11 février 1963.    ↩︎
  8. Mathias Bernard, Valéry Giscard d’Estaing. Les ambitions déçues, Paris, Armand Colin, 2014. ↩︎
  9. Témoignage de Sidos in Site Jeune Nation, 17 août 2013. ↩︎
  10. Après son retour en France, il avait été peu de temps tenté par l’aventure alors nouvelle du Front national (1972). Après la campagne giscardienne de 1974, Sergent fut ensuite membre du Centre National des Indépendants et Paysans, figura sur la liste Simone Veil aux élections européennes de 1979, avant de revenir vers le Front national, qui en fera un député (1986). ↩︎
  11. Bernard Guetta, « Un candidat trop musclé », Le Nouvel Observateur, 13 mai 1974 ↩︎
  12. Mathias Bernard, La guerre des droites, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2007 ↩︎
  13. Patrick Devedjian, par contre, rejoindra le RPR ↩︎
  14. « M. Dominati : du gaullisme au giscardisme par l’Algérie française », Le Monde, 19 juin 1977. ↩︎
  15. Renaud Dély, « On aura tout vu à Montretout », Libération, 27 janvier 2006. ↩︎
  16. C’est Dominati qui présenta Le Chevallier à Le Pen. On sait que Le Chevallier devint bien plus tard un maire FN controversé de Toulon. Voir Renaud Dély, « Ami personnel de Jean-Marie Le Pen, Jean-Marie Le Chevallier », Libération, 20 juin 1995. ↩︎
  17. François Nadiras, « Toulon- Marignane : histoires de plaques et de stèles », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio (dir.), Histoire de la Colonisation. Réhabilitations, Falsifications, Instrumentalisations, Éd. Les Indes Savantes, Paris, 2007. ↩︎
  18. Le Monde, 17 juin 1980, cité par François Nadiras, loc. cit.  ↩︎
  19. Médecin avait été en ce domaine précurseur. Il avait inauguré dans sa ville de Nice, le 25 février 1973, un monument représentant une main tenant une urne, avec, sur la face arrière, l’inscription : « Roger Degueldre symbole de l’Algérie française ». Mais il n’y avait pas, alors, de représentant de l’État (Jean-Philippe Ould-Aoudia, « L’OAS, aujourd’hui, au cœur de la République », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio, op. cit. ↩︎
  20. Degueldre était le chef des commandos Delta, chargés des exécutions ; Il avait entre autres ordonné l’assassinat de six membres des Centres sociaux à la veille du cessez-le feu (Alger, 15 mars 1962) Piegts et Dovecar avaient poignardé à mort le commissaire principal d’Alger, Roger Gavaury, pour le seul motif qu’il était légaliste et fidèle à la République (31 mai 1961).   ↩︎
  21. Le Monde, 19 juin 1980, cité par François Nadiras, loc. cit ↩︎
  22. Id.  ↩︎
  23. Georges-Marc Benamou, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2003. ↩︎
  24. L’Express, 9 avril 1955. ↩︎

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 15 au 30 juin 2025 https://histoirecoloniale.net/le-retaillisme-maladie-senile-de-lalgerie-francaise-par-alain-ruscio/

« On entre dans un théâtre absurde où tout est de la faute des musulmans »

Les musulmanes et musulmans, leurs propos, tenues, allégeances supposées sont au cœur de polémiques incessantes. « À l’air libre » donne la parole à six invités qui racontent un climat irrespirable, dont témoignent les crimes racistes contre Hichem Miraoui ou Aboubakar Cissé. 

Mercredi 11 juin, Hichem Miraoui, 45 ans, tué à Puget-sur-Argens (Var), a été enterré en Tunisie – dans cette affaire, et pour la première fois, le Parquet national antiterroriste s’est saisi d’un meurtre raciste possiblement inspiré par les idées d’extrême droite. 

Il y a à peine plus d’un mois, Aboubakar Cissé, un Malien de 22 ans, était tué à la mosquée de La Grand-Combe (Gard) : son meurtrier avait proféré des insultes islamophobes. 

Chaque jour ou presque dans ce pays, il est question des musulmans et musulmanes ou des Arabes qui vivent en France : leurs tenues, leurs propos… ou leurs silences.  

Chaque jour ou presque, les millions de musulman·es françaises et français, musulman·es de croyance et/ou de culture, sont évoqué·es comme un tout globalisant, bien souvent érigé·es en menace.  

Soupçons incessants d’islamisme, d’entrisme et en même temps, ce qui est paradoxal, de séparatisme : ce flot continu finit par confondre tous les musulmans de ce pays avec l’islamisme radical.

Il crée ou accentue des peurs, des clichés, des biais racistes dans des pans entiers de la société française. Peurs, clichés et biais racistes habilement captés par une série d’entrepreneurs politiques et médiatiques qui se revendiquent aussi de la gauche. 

Mediapart donne la parole à plusieurs personnes, premières concernées, qui nous racontent la façon dont ils et elles vivent ce soupçon permanent. 

  • Aïda Amara, journaliste, créatrice du podcast « Transmissions », qui publie le 2 septembre Avec ma tête d’Arabe (Hors d’atteinte) ;
  • Anas Daif, journaliste, créateur du podcast « À l’intersection », auteur de Et un jour je suis devenu arabe (Tumulte) ; 
  • Rokhaya Diallo, journaliste, réalisatrice et essayiste, initiatrice du podcast « Kiffe ta race », chroniqueuse pour plusieurs médias internationaux, autrice du Dictionnaire amoureux du féminisme (Plon) ; 
  • Sylvie Eberena, championne de France d’haltérophilie en 2024 ; 
  • Haouès Seniguer, maître de conférences à Sciences Po Lyon, auteur de La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (Le Bord de l’eau) ; 
  • Stéphane Tchouhan, directeur du cabinet du maire de Colombes (Hauts-de-Seine). 

Source : Mediapart – À l’air libre – 12/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/120625/entre-dans-un-theatre-absurde-ou-tout-est-de-la-faute-des-musulmans

Immigration : Arenc, le hangar de la honte

Pendant douze ans, un hangar clandestin a servi de prison illégale sur le port de Marseille. Près de 30 000 étrangers y sont passés avant d’être expulsés, essentiellement des algériens. Il faudra attendre 1975, pour qu’un avocat révèle l’existence de ce fameux hangar d’Arenc. À l’époque, l’affaire a provoqué un scandale national.

Pour en parler, Jean-Pierre Gratien reçoit le journaliste et réalisateur Olivier Bertrand ainsi que les historiens Naïma Huber-Yahi et Benjamin Stora.

Frères musulmans : décryptage d’un rapport qui se dégonfle – Lucie Delaporte et Marie Turcan

Le rapport sur l’influence des Frères musulmans en France, dont la version définitive vient d’être publiée, est loin d’être aussi alarmiste que ce qu’a tenté de faire croire Bruno Retailleau. Les chiffres, mis en perspective, montrent en réalité un repli de leur influence.

Tout ça pour ça. Le rapport sur les frères musulmans a occupé la communication gouvernementale toute la semaine. Une première version avait fuité dans Le Figaro mardi 20 mai, la veille de sa présentation en Conseil de défense, ce qui avait agacé Emmanuel Macron. Le ministère de l’intérieur a finalement publié officiellement vendredi soir le rapport, toujours expurgé de certains passages pour des raisons de sécurité.

Loin des formules sensationnalistes du ministre de l’intérieur, ce rapport laisse voir une influence réelle mais relativement limitée, et surtout en déclin, de la mouvance frériste dans le paysage musulman français. Tenu par la commande politique formulée par Gérald Darmanin il y a un an, qui voulait que ce document provoque un « choc » dans l’opinion, le rapport « Frères musulmans et islamisme politique en France » avance l’idée d’une réelle menace pour la République, en restant souvent très flou.

À des passages factuels et neutres succèdent des assertions vagues aux accents parfois complotistes, ce qui fait penser à un rapport palimpseste, qui a manifestement subi plusieurs réécritures et dont une vingtaine de pages restent caviardées. Décryptage.

  • Une mouvance en déclin

Le frérisme en France, combien de divisions ? Pour le savoir, il faut d’abord passer par 40 pages consacrées à l’histoire des Frères musulmans, un mouvement sunnite créé en Égypte par Hassan el-Banna avec l’ambition de réislamiser les fidèles dans le contexte colonial marqué par la domination britannique. Puis arrive enfin l’Hexagone : les membres de la confrérie en France seraientaujourd’hui « entre 400 et mille personnes », estime le rapport. Il ne précise pas que ce nombre – difficile à établir, compte tenu de la tradition de secret de la confrérie – est tendanciellement en baisse, comme tous les spécialistes interrogés par Mediapart nous l’ont confirmé (voir notre boîte noire). Revendiquant l’héritage frériste, l’association Musulmans de France, qui gère notamment des lieux de cultes, est historiquement considérée comme la branche française des Frères musulmans, même si ses cadres assurent n’avoir plus de liens organiques avec la confrérie. 

Le rapport recense 139 lieux de cultes « affiliés à Musulmans de France »,et68 autres considérés comme « proches » de la mouvance frériste.Soit, au total, seulement 7 % des mosquées. Bernard Godard, qui a suivi au ministère de l’intérieur l’islam de France pendant près de quinze ans, rappelle qu’il y avait plus de 250 mosquées affiliées à l’UOIF (Union des organisations islamiques de France, ancêtre de Musulmans de France) à la fin des années 1990.

La photographie du monde caritatif est tout aussi parlante. Sur la trentaine d’ONG considérées comme « islamistes », 16 sont « dirigées par des salafistes », un courant sunnite concurrent marqué par une lecture littéraliste et rigoriste des textes. Mais le rapport en identifie seulement quatre « relevant ou ayant relevé de la mouvance frériste ». Une fois de plus, difficile de voir dans cette mouvance la principale menace dans l’offre islamiste, alors que le salafisme n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années. 

Le budget de Musulmans de France, 500 000 euros annuels, a baissé de moitié depuis cinq ans. La structure n’est plus en mesure d’organiser ses grands rassemblements du Bourget, qui pouvaient attirer jusqu’à 100 000 personnes. « Leur rassemblement annuel se fait maintenant dans un hall d’hôtel où l’on voit des cadres de plus en plus vieillissants, précise sur ce point le chercheur Haoues Seniguer auprès de Mediapart.

Si Musulmans de France ne revendique que 53 associations affiliées, essentiellement religieuses, avec des « coopérations » avec une cinquantaine d’autres structures, le rapport affirme qu’il y aurait en réalité 280 associations reliées à la structure. Sans plus de précisions. Pour Bernard Godard, elles étaient « plus de 400 il y a quinze ans ».

Le reflux de l’influence frériste s’explique aussi par la vague de répression contre cette mouvance, en particulier depuis l’adoption de la loi sur le séparatisme. Le rapport en donne plusieurs exemples : expulsion de l’imam Iquioussendissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF)… Mais aussi fermeture de certaines structures et des enquêtes diligentées contre des associations comme Humani’terre ou Al Wakt al Islami pour financement d’entreprise terroriste.

  • Les mensonges de Retailleau sur la charia et le califat

La veille de la parution de la première version du rapport, Bruno Retailleau a employé des formules des plus alarmistes : « L’objectif ultime est de faire basculer toute la société française dans la charia », a-t-il lancé aux journalistes, à propos de cette grande loi islamique qui risquerait de supplanter les lois de la République.

Ledit rapport énonce pourtant précisément l’inverse : « Aucun document récent ne démontre la volonté de Musulmans de France d’établir un État islamique en France ou y faire appliquer la charía », lit-on dans ses conclusions.

Le terme de charia n’y apparaît d’ailleurs qu’une seule autre fois, au niveau du glossaire : « Grande loi islamique à la fois religieuse et sociale suivie par les musulmans des États islamiques qui englobe certains principes de droit ». Et de préciser qu’elle « ne s’applique pas de la même manière et selon les mêmes règles, dans les différents États qui l’ont adoptée », concédant ainsi la difficulté d’en définir les contours.

La rapport n’indique à aucun moment que la mouvance française aurait aujourd’hui le projet d’instaurer un califat, contrairement là encore aux déclarations tonitruantes du ministre de l’intérieur. 

  • Confusion entre salafisme et frérisme

À plusieurs reprises, le rapport pointe une hybridation entre les salafistes et la mouvance frériste. Cette thèse, développée notamment par la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler, qui parle de « fréro-salafistes », est controversée et minoritaire dans le champ académique. Sur le terrain, des chercheurs et chercheuses comme Brigitte Maréchal, spécialiste du frérisme européen, décrivent plutôt une concurrence féroce entre ces tendances de l’islam sunnite. 

Mais ce flou conceptuel permet au rapport de passer sans grande logique de la dénonciation d’un fonctionnement typiquement issu de la tradition frériste à celle de pratiques notoirement associées au salafisme.

  • Une même poignée d’établissements scolaires pointés du doigt

« Vingt et un établissements musulmans » en France seraient « liés à la mouvance des Frères musulmans », pour un total de 4 200 élèves, établit le rapport. Cinq établissements musulmans seulement ont un contrat avec l’État – le rapport ne dit pas que 96 % des établissements sous contrat en France sont catholiques, ce qui concernait 2 millions d’élèves en 2023.

Parmi ces établissements, il y a un binôme désormais incontournable : Averroès (Lille) et Al-Kindi (Lyon), deux groupes scolaires qui épousent la même destinée. À un an d’écart, leur contrat d’association avec l’État a été résilié par une décision de préfecture. Des motifs similaires ont été invoqués : une comptabilité pas assez carrée, des financements étrangers et des manquements aux « valeurs de la République ».

Le rapport omet de rappeler, comme l’ont révélé Mediapart et Mediacités, que les rapports de préfecture ont été tronqués pour monter des dossiers à charge. Tout juste est-il glissé qu’Averroès a eu gain de cause en avril, quand le tribunal administratif lillois a annulé la résiliation de son contrat, estimant que « les manquements ne sont pas suffisamment établis ».

Paradoxalement, le rapport souligne le fait que « les enfants scolarisés n’y sont pas, loin s’en faut, par des parents affiliés à la mouvance », car « un grand nombre d’entre eux recherche davantage l’excellence scolaire que proposent les écoles fréristes », le qualificatif lui-même étant rejeté par le personnel éducatif. « Ici, que ce soient les élèves ou n’importe qui d’autre, personne ne sait ce qu’est un frère musulman », s’est ému le directeur adjoint d’Al-Kindi, lorsque Mediapart l’a rencontré en janvier 2025. 

  • Le sport

À entendre les sénateurs et sénatrices et une grande partie des ministres du gouvernement Bayrou ces derniers mois, l’urgence serait d’interdire le port du voile dans les compétitions sportives. Pourtant, ce rapport sur l’entrisme ne consacre que quelques paragraphes au sport, reprenant des données éculées qui circulent depuis des années et en omettant soigneusement d’autres.

Il passe ainsi sous silence les conclusions du rapport Sporad, produit par les services de recherche du ministère de l’intérieur, qui montrent qu’il « n’y a pas de phénomène structurel, ni même significatif de radicalisation ou de communautarisme dans le sport ».Rendu en 2022, ce document a été mis de côté par le ministère de l’intérieur, jusqu’à ce que Mediapart le mette au jour en mars 2025.

Le rapport déclassifié sur l’entrisme mentionne qu’« en 2020, 127 associations sportives étaient identifiées comme “ayant une relation avec une mouvance séparatiste” ». Le rapport Sporad, lui, observe que « le nombre d’associations sportives “séparatistes” est passé de 127 à 62 » entre 2019 et 2021une forte baisse, « alors même que les services ont déployé plus d’efforts pour identifier des cas », notent les chercheurs et chercheuses.

  • L’obsession des municipales

L’entrisme de la mouvance aux municipales apparaît comme l’une des principales menaces pointées par le rapport. « Le danger d’un islamisme municipal, composite au plan idéologique mais très militant, avec des effets croissants dans l’espace public et le jeu politique local, apparaît bien réel »,note le rapport reprenant une vieille marotte de Bruno Retailleau, qui a déposé une proposition pour faire interdire les listes communautaires en 2019.

Le rapport indique que « certains spécialistes consultés considèrent que d’ici une dizaine d’années des municipalités seront à la main d’islamistes, comme en Belgique »,sans aucune autre précision sur la réalité d’un phénomène qui n’a pour l’instant jamais décollé en France.

Les listes communautaires musulmanes ont en effet été très peu nombreuses aux dernières élections municipales et ont recueilli très peu de voix. Sur la dizaine de listes recensées, aucune n’a été élue et leur score a rarement dépassé les 2 %.

  • Une logique du soupçon…

De nombreux passages du rapport mettent en doute la sincérité des organisations se référant à l’héritage frériste. Toutes les affirmations de Musulmans de France sur son éloignement de la confrérie sont considérées comme relevant du double discours ou de la dissimulation. Leur projet de réorganisation en fédérations thématiques, pour pallier le manque de cadres, viserait en réalité « à laisser accroire qu’il ne s’agit plus d’entités fréristes et à rendre plus difficiles les éventuelles entraves dont ils pourraient faire l’objet », lit-on.

Même lorsque Musulmans de France signe la charte des principes pour l’islam de France, présentée comme un refus du « séparatisme », ce choix «n’est probablement pas sans lien avec la crainte des cadres dirigeants d’une dissolution administrative », avance le rapport. 

Manifestement, les rapporteurs ne croient pas non plus au choix de l’organisation de s’en tenir aux questions strictement religieuses, qu’ils estiment être « artificieux ».

Les nombreux chercheurs interrogés ces derniers jours précisent pourtant qu’une évolution des acteurs de la mouvance a bien eu lieu ces vingt dernières années. Haoues Seniguer préfère d’ailleurs parler de « néofrérisme », pour marquer cette adaptation au contexte français et l’acculturation des cadres comme des sympathisants au cadre laïque.

Si la tradition de secret de la confrérie, héritage de la répression subie en Égypte dès sa création, pèse dans cette interprétation, le rapport n’apporte aucun élément tangible de cette dissimulation aujourd’hui. À sa lecture, toute manifestation visible de l’islam, de la consommation hallal au port du voile, est potentiellement suspecte. 

  • … et des nuances écrasées par la communication

Cet air de soupçon généralisé va paradoxalement à l’encontre d’autres passages du rapport. « Le reste du corps social doit accepter que l’islam est une religion française, très probablement l’une des toutes premières sinon la première en termes de pratique cultuelle, et mérite à cet égard de la considération, y compris vis-à-vis de certaines de ses mœurs qu’il ne partage pas », lit-on par exemple.

Plusieurs préconisations fortes du rapport, concernant les signaux à envoyer à une communauté musulmane en proie à un « sentiment de rejet » comme l’apprentissage de l’arabe à l’école, les carrés musulmans dans les cimetières ou la reconnaissance d’un État palestinien, ont aussi étrangement été passées à la trappe dans la communication outrancière de la Place Beauvau ces derniers jours. 

Boîte noire

Pour décrypter ce rapport Mediapart a interrogé plusieurs chercheurs comme Haouès Seniguer, Franck Frégosi ou Margot Dazey. Bernard Godard, qui a été chargé pendant plus de quinze ans de la question de l’islam au ministère de l’intérieur, nous a également aidé à mettre en perspective les chiffres présentés dans ce rapport. 

Pour l’enquête sur le livre de Florence Bergeaud-Blackler consacré au frérisme, nous avions également échangé sur le phénomène avec Brigitte Maréchal, Vincent Geisser ou Elyamine Settoul. 

Source : Mediapart – 24/05/2025 https://www.mediapart.fr/journal/politique/240525/freres-musulmans-decryptage-d-un-rapport-qui-se-degonfle

Immigration : face aux idées reçues, François Héran, professeur au Collège de France, rétablit les faits – France Culture

Alors que l’immigration cristallise les clivages politiques et médiatiques, le démographe et sociologue François Héran, professeur au Collège de France, s’attache à rétablir les faits. Peut-on encore bâtir une science des migrations face aux idées reçues et à la défiance ?

Avec

François Héran, sociologue, démographe et professeur au Collège de France

Podcast (25 min.) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/questions-du-soir-l-idee/une-science-des-migrations-est-elle-possible-1537280?at_medium=newsletter&at_campaign=culture_quoti_edito&at_chaine=france_culture&at_date=2025-05-20&at_position=5

Le 15 mai, François Héran a donné sa leçon de clôture au Collège de France, où il occupait depuis 2018 la chaire « Migrations et sociétés ». Démographe et sociologue, il s’est attaché à remettre les faits au cœur d’un débat PUBLIC miné par les raccourcis et les peurs.

Face à la surenchère politique, comme les appels de Bruno Retailleau à un référendum sur l’immigration, il oppose une rigueur, parfois inconfortable. Mais ce geste scientifique est aussi un engagement. François Héran récuse l’accusation de militantisme. Pour lui, parler publiquement des migrations n’est pas une prise de parti, c’est une exigence démocratique.

Dans un débat où tout devient idéologique, il rappelle que la migration est d’abord un phénomène humain, complexe, durable, qui mérite mieux que des slogans. Reste à savoir si une parole savante peut encore peser, à l’heure où l’émotion domine l’argument. Une science des migrations est-elle possible dans un contexte de désinformation généralisé ?

Retrouver la leçon de clôture du Professeur François Héran, au Collège de France, « Face à l’immigration, le savant et le politique »

Source : France Culture – Question du soir –19/05/2025

Extrêmorama – Passé colonial, présent national

Dans ce numéro, « Extrêmorama » ravive une mémoire que la France voudrait parfois anesthésier : celle de la colonisation, entre archives enterrées, blessures ouvertes et vérités qui dérangent. Tant que ce passé-là n’est pas regardé en face, il continue de hanter le présent.

Vidéo : https://www.mediapart.fr/journal/politique/290425/extremorama-passe-colonial-present-national

Émission préparée et présentée par le journaliste David Dufresne et l’historien Nicolas Lebourg.

Invité·es :

  • Florence Beaugé, journaliste ;
  • Tristan Berteloot, journaliste à Libération ;
  • Pascal Blanchard, historien ;
  • Youmni Kezzouf, journaliste à Mediapart ;
  • Pauline Perrenot, journaliste à Acrimed.

Mediapart accueille dans ses studios l’émission mensuelle « Extrêmorama », coanimée par le fondateur du média Au Poste, David Dufresne, et Nicolas Lebourg, chercheur spécialiste des extrêmes droites. « Extrêmorama » est un club de la presse focalisé sur les extrêmes droites, qui réunit les meilleurs chercheurs et chercheuses, journalistes, historiennes et historiens. Deux heures en direct, sur Mediapart et sur Au Poste.

Source : Médiapart – 29/04/2025

Algérie – France : quel bilan réel de l’immigration depuis l’indépendance ? – Jean-Baptiste Meyer

Si les discriminations sont tenaces, si les acrimonies existent, l’intégration et le « brassage » de populations françaises et algériennes apparaissent comme largement réalisés selon les données des sciences sociales (Alain Jocard/AFP)

Alors que l’immigration nord-africaine est souvent associée à des images négatives – pauvreté, délinquance, radicalisation – par une partie de la classe politique et des médias, plusieurs études montrent que les enfants et petits-enfants d’immigrés algériens réussissent aussi bien – voire mieux – que l’ensemble de la population française au plan scolaire et professionnel.

L’intégration entre les populations de l’hexagone et celle de son ancienne colonie n’a jamais été aussi forte. Près de deux millions de migrants nés en Algérie sont enregistrés en France au début du XXIᵉ siècle, alors qu’au moment de l’indépendance, seuls 400 000 d’entre eux résidaient dans l’hexagone.

Outre les deux millions de migrants algériens, il faut ajouter les descendants de ces personnes migrantes et celles issues d’unions mixtes, qui le multiplient plusieurs fois. Selon le chercheur Azize Nafa, les estimations varient (thèse), les estimations varient mais concordent sur le fait qu’au moins six millions de personnes constituent cette population transnationale et que dix à douze millions de personnes ont un lien passé et/ou présent avec l’Algérie, en France – soit entre un et deux Français sur dix.

Ainsi, les deux pays se révèlent être démographiquement et socialement imbriqués. Ils conforment un continuum sociétal bien éloigné d’une représentation, politique et imaginaire, de séparation.

Un « binôme » franco-algérien quasi unique dans le monde

Le cas est exceptionnel dans le monde. Seuls les États-Unis d’Amérique et le Mexique peuvent être comparés au binôme franco-algérien. Ainsi, 9 personnes sur 10 émigrées d’Algérie choisissent la France pour destination, et 9 mexicains sur 10 choisissent les États-Unis. Ni l’Allemagne et la Turquie (56 % des personnes immigrées de ce dernier pays choisissent le premier), ni le Royaume-Uni et l’Inde (18 % seulement), ou l’Australie avec ses voisins asiatiques ne montrent une telle intensité/exclusivité de la relation migratoire.

Ces situations d’exception sont dues à plusieurs facteurs : la proximité géographique, liée à un différentiel de développement socio-économique important et l’existence de réseaux sociomigratoires transfrontaliers.

La phase historique génératrice de cette transnationalisation est surtout consécutive à la période coloniale. C’est la croissance économique au nord, couplée à la croissance démographique au sud, qui a induit ces flux et poussé à cette intégration. Il s’agit d’une forme traditionnelle d’immigration de main-d’œuvre qui ne va pas sans soubresauts entre les États d’accueil et d’origine. Mais elle façonne durablement une société dont les clivages antérieurs – coloniaux ou guerriers – sont parfois reproduits mais aussi éventuellement transformés par la migration.

C’est d’ailleurs le sens qu’il faut donner à l’accord de 1968 tant décrié aujourd’hui, car supposé injustifié. Il venait stabiliser les flux d’une libre circulation instituée par les accords d’Évian. Ce régime d’exception n’est pas un privilège gratuit accordé par la France à l’Algérie : il s’agit d’une adaptation mutuelle à des conditions postcoloniales de coopération. Selon [Hocine Zeghbib], l’accord représente « un compromis entre les intérêts mouvants » des deux pays. Il a sans aucun doute permis à la France de disposer d’une main-d’œuvre extrêmement utile pour son développement économique durant la deuxième moitié des trente glorieuses.

L’image durable de l’ouvrier algérien peu qualifié

Entre 1962 et 1982, la population algérienne en France a doublé comme le rappelle Gérard Noiriel. Les films télévisés de Yamina Benguigui et de Mehdi Lallaoui, soigneusement documentés et abondamment nourris de travaux d’historiens, ont popularisé une représentation durable de cette immigration, essentiellement constituée de travailleurs, venus soutenir l’économie française en expansion de l’après-guerre.

Main-d’œuvre masculine, peu qualifiée, dans des logements précaires et des quartiers défavorisés, la vision s’impose d’une population différente et distincte de celle de bon nombre de natifs. Les catégories socioprofessionnelles dont elle relève sont celles des employés et des ouvriers à un moment où l’avènement de la tertiarisation post-industrielle fait la part belle aux emplois en cols blancs. Ces derniers supplantent les premiers qui deviennent minoritaires à partir de 1975, sur les plans économiques, sociaux et symboliques. Mais ces catégories restent pourtant majoritaires chez les travailleurs immigrés dans les premières années de la migration.

Des secondes et troisièmes générations qui réussissent

Au-delà d’un apport passager et ancien au marché du travail, est-on désormais confronté à ce que certains pourraient décrire comme un « fardeau » socioculturel ?

Les constats empiriques – notamment ceux de Norbert Alter – démontrent le contraire. Ils révèlent la combativité et la créativité accrues des jeunes issus de l’immigration, et leurs réalisations effectives et reconnues, dans divers domaines, notamment socio-économiques.

Les recherches qualitatives que nous avons pu mener font état, depuis plusieurs décennies déjà, de réussites exemplaires de personnes issues de l’immigration, algérienne, maghrébine et autre. Nombreux sont les cas d’entrepreneurs, artistes, chercheurs, journalistes et autres dont les parcours de vie professionnelle s’offrent en référence positive. Mais ce ne sont pas des exceptions qui confirmeraient une supposée règle du passif, du négatif, migratoire. Ces cas n’ont rien d’anecdotique ou d’exceptionnel. Les statistiques disent la même chose.

Plusieurs enquêtes récentes comme Trajectoires et Origines TeO2 menée par l’INED en 2020 ainsi que l’enquête emploi de l’Insee, font état d’une réussite éducative et socioprofessionnelle des descendants de l’immigration maghrébine en France.

Catégories socioprofessionnelles des actifs occupés (2020)

Thomas Lacroix. Marocains de France à la croisée des chemins. In Mohamed Berriane (dir.). Marocains de l’extérieur – 2021, Fondation Hassan II pour les Marocains Résidant à l’Etranger. INSEE.

Pour les deuxièmes et troisièmes générations, cette réussite s’avère statistiquement comparable, équivalente et même parfois supérieure, à l’ensemble de la population française. Ainsi les catégories « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » de même que celle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont mieux représentées (29 %) dans les populations issues de l’immigration maghrébine que pour la moyenne des Français (26 %).

L’image d’une population immigrée globalement ségréguée et défavorisée mérite donc quelques corrections fondamentales.

Concernant les marocains de l’extérieur, l’enquête emploi de l’Insee analysée par Thomas Lacroix montre que la première génération demeure moins favorisée, avec une catégorie ouvrière surreprésentée par rapport à la population générale. En revanche, pour les Algériens, la proportion des ouvriers y est à peine supérieure à celle de l’ensemble tandis que celle des cadres et professions intellectuelles a même un point de pourcentage au-dessus. Le paysage social a donc significativement évolué depuis l’indépendance.

Cela est dû en partie à l’éducation qui permet des rattrapages rapides des populations immigrées vis-à-vis des natifs. De ce point de vue, les résultats de l’enquête Trajectoire et origines de l’INED confirment les statistiques de l’Insee, montrant qu’après deux générations, les niveaux de performance dans l’enseignement supérieur sont équivalents entre les deux populations – ce rattrapage se réalise même dès la première génération lorsque ses ressortissants viennent de couples mixtes.

Un brassage synonyme d’intégration malgré des discriminations

Le brassage apparaît ainsi comme un facteur significatif d’intégration et d’égalité. Toutefois, selon cette enquête et à la différence de celle de l’Insee, le débouché sur le marché du travail est un peu moins favorable pour les personnes issues de l’immigration que pour les natifs. Les auteurs expliquent cette différence par une discrimination persistante envers les populations d’origine étrangère, maghrébine en particulier, en s’appuyant sur les travaux de Dominique Meurs.

Cette persistance de formes de discrimination, ainsi que les situations sociales désavantageuses dont souffre la première génération immigrée ne sont pas sans conséquences. Cette situation nuit bien sûr à cette population, mais nourrit également du ressentiment. C’est dans ce contexte que germent des discours haineux à son égard ou, à l’inverse, vis-à-vis de la France. D’un côté, on opère l’amalgame entre immigration et délinquance au vu de conditions sociales dégradées ; de l’autre s’expriment d’acerbes dénonciations à propos de la méfiance subie par les migrants d’Algérie. Pourtant, ces discours ne reflètent pas la totalité des liens, pour beaucoup indissolubles et féconds, que le temps a tissés entre ce pays et la France.

Changer de regard

Les constats précédents nous invitent à reconnaître ce que les circulations trans – méditerranéennes ont produit : une société qui déborde chacune de ses parties et dont l’intégration s’avère globalement positive. Certes, des inégalités perdurent ainsi que des souffrances et des acrimonies. Mais ces difficultés demeurent limitées et ne devraient guère constituer la référence majeure de politiques, de part et d’autre de la Méditerranée, qui abîmeraient le lien social entre des populations mêlées, sur des territoires souvent partagés.

Auteur : Jean-Baptiste Meyer, directeur de recherche (Centre Population et Développement), Institut de recherche pour le développement (IRD)

Source : The Conversation – 05/04/2025

https://theconversation.com/algerie-france-quel-bilan-reel-de-limmigration-depuis-lindependance-251811?utm_medium=email&utm_campaign=La%20newsletter%20du%20week-end&utm_content=La%20newsletter%20du%20week-end+CID_91d7365cb58ea0a0be0035e092e260d7&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=Algrie%20%20France%20%20quel%20bilan%20rel%20de%20limmigration%20depuis%20lindpendance