Louise Michel, de la Kanaky à l’Algérie – Alain Ruscio

L’ historien Alain Ruscio évoque l’importance exceptionnelle de la voix de Louise Michel dans l’histoire de l’anticolonialisme. Un article que nous publions en hommage à la Société Louise Michel qui vient de se dissoudre et que nous remercions pour son soutien à l’association histoire coloniale et postcoloniale.


Une grande dame face aux brutalités coloniales : Louise Michel, de la Kanaky à l’Algérie

Les conquêtes coloniales du dernier quart du XIX ème siècle et du début du suivant ont été faites alors que le mouvement anarchiste était puissant et disposait de nombreux moyens d’expression. Les courants convergents libertaire et anarcho-syndicaliste furent alors les seuls à condamner sans équivoque le colonialisme, même si leur protestation était souvent surtout axée sur un anticléricalisme et un antimilitarisme de principe.

Dans ce concert protestataire, la grande voix de Louise Michel [1] fut d’une importance exceptionnelle.

Son premier contact (contraint et forcé !) avec une terre coloniale fut sa déportation en Kanaky, de 1873 à 1878 [2]. Elle aurait pu, comme nombre d’autres Communards déportés, se désintéresser des indigènes, voire partager le mépris général dont ils étaient victimes ou, pis encore hélas, participer à la répression de la révolte de 1878. Il n’en fut rien. Son esprit ouvert, avide en permanence de connaissances nouvelles, la servit dans cette épreuve. Encore en mer sur le navire La Virginie, elle écrit, avant même le premier contact avec la colonie :

« Avec les sauvages, il y aura le but doublement humanitaire d’empêcher qu’on ne les refoule par le canon en les civilisant et de faire des études historiques vraies dans les ruines » [3].

Elle commence d’ailleurs à appliquer ce principe en recueillant les légendes, qu’elle publiera dans un journal, Les petites affiches. Revenue en France, elle réunira ces textes en volume [4] (même si les spécialistes sont dubitatifs sur le caractère authentique de toutes les légendes).

Louise, cependant, partage parfois le paternalisme ambiant de son temps :

« J’espère, dans mes excursions pour la Société de géographie, apprendre aux Kanaks à nous égaler, ce qui ne sera pas si difficile qu’on le croit. Cette race qui s’éteint, au lieu d’être broyée à coups de canon et dépossédée, pourrait contracter des alliances avec la nôtre, ce qui produirait une nation intelligente et forte, du moins un peu plus que les nôtres qui sont lâches et bien bêtes » (28 août 1875)[5].

Prit-elle fait et cause pour eux lors de la grande révolte de 1878, comme elle l’a raconté ? Deux ans après son retour (novembre 1880), elle fut attaquée assez bassement, lors d’un meeting, par un participant, un certain Bernadotte, qui l’accusa d’avoir fomenté la révolte kanak pour « écraser les Communards ». Elle répondit :

« Lors de l’insurrection des Canaques, deux chefs que je connaissais vinrent me voir et m’apprirent leur résolution de se joindre aux révoltés. Je partageai entre eux le dernier morceau de mon écharpe rouge[6] au moment où ils se mirent à la nage pour s’éloigner des avant postes français » (Le Gaulois, 28 septembre 1882).  

Des années plus tard, elle reprit ce récit dans ses Mémoires :

« Parmi les déportés, les uns prenaient parti pour les Canaques, les autres contre. Pour ma part, j’étais absolument pour eux (…) ? Pendant l’insurrection canaque, par une nuit de tempête, j’entendis frapper à la porte de mon compartiment de la case.

– Qui est là ? demandai-je.

– Taïau [7], répondit-on.

Je reconnus la voix de nos Canaques apporteurs des vivres. C’étaient eux, en effet ; ils venaient me dire adieu avant de s’en aller à la nage par la tempête rejoindre les leurs, pour battre méchants Blancs, disaient-ils.

Alors, cette écharpe rouge de la Commune que j’avais conservée à travers mille difficultés, je la partageai en deux et la leur donnai en souvenir. »

Louise Michel, La Commune. Histoire et souvenirs, 1898 [8]

La scène est belle. Malheureusement, la correspondance de Louise ne signale quasiment pas la révolte. L’historien Joël Dauphiné est dubitatif sur la véracité de cette scène. La thèse qu’il soutient est la suivante : sur place, Louise Michel a sans doute eu plutôt de la sympathie pour la révolte. Puis, n’ayant comme informations que celles que lui donnaient les Européens – massacres épouvantables, scènes d’anthropophagie – elle fut sans doute quelque peu effrayée : d’où peut-être son silence gêné. Ce n’est que plus tard, de retour en France, qu’elle a été mise dans la possibilité de comprendre la révolte. D’où son récit, où elle s’attribue un rôle qu’elle n’a (peut-être) pas tenu [9].

L’ année qui suit la révolte, le Gouverneur accepte qu’elle vienne à Nouméa reprendre son métier d’institutrice. Elle sera un temps en charge d’écoles d’enfants de bagnards, puis des jeunes filles de la ville. Fut-elle également institutrice des Kanak ? Les réponses divergent [10].

Malgré sa présence en France lors des conquêtes de la Tunisie (1882), puis du Tonkin (1885), son nom n’apparaît pas dans les violents débats qui agitent alors le monde politique. Par contre, quelques années plus tard, elle se fait la dénonciatrice intransigeante de la répression qui, toujours au Tonkin, s’installe. Début 1890, au Tivoli Vauxhall [11], elle fait un récit ému et, semble-t-il, bien informé, de l’exécution publique à Hanoi d’un patriote maquisard, le Dôi Van [12].

Le second contact direct de Louise avec le monde colonial est fort tardif. À l’automne 1904, elle part pour une tournée de propagande en Algérie, en compagnie d’un autre militant, Ernest Girault [13]. À lire les titres, et parfois les textes, des conférences, on s’aperçoit que les deux orateurs reprirent les thèses classiques du mouvement – antimilitarisme, anticléricalisme, anticapitalisme – sans accorder d’attention particulière à la spécificité coloniale. D’ailleurs, les descriptions des auditoires montrent que ce furent surtout des Européens qui vinrent écouter les orateurs [14].

Mais une incompréhension majeure apparaît – et ne disparaîtra plus jamais – : le militantisme antireligieux, dimension centrale de la pensée anarchiste, ne pouvait évidemment être compris des (rares, il est vrai) musulmans à qui ils s’adressaient. Une anecdote, rapportée par Ernest Girault, permet de mesurer ce fossé. Au cours du voyage, le petit cortège de militants rencontre en train un groupe de prostituées musulmanes. Un des militants, Laouer, qui parle couramment l’arabe, entreprend de les désintoxiquer de l’islam :

« Il essaya de leur parler de libre-pensée. Elles ne comprirent point. L’enragé propagandiste poussa plus loin et leur dit que Mahomet avait été un criminel de fanatiser tout un peuple ; que les marabouts étaient des voleurs ; qu’ils escroquaient le pauvre monde musulman. Les prostituées indigènes poussèrent les hauts cris et se sauvèrent dans un autre compartiment » [15].

Ce fut en tout cas le dernier combat de Louise : trop fatiguée, elle laisse Girault achever la tournée et rentre en France en décembre pour y mourir, le 9 janvier 1905.  


[1] Louise Michel, Mémoires écrits par elle-même, Paris, F. Roy, 1886 ; Je vous écris de ma nuit. Correspondance générale, 1850-1904, Paris, Ed. de Paris / Max Chaleil, 1999.

[2] Emilie Cappella, Louise Michel, exil en Nouvelle-Calédonie, Paris, Magellan & Cie, Coll. Textes et fragments, 2005 ; Joël Dauphiné, La déportation de Louise Michel. Vérité et légendes, Paris, Les Indes Savantes, 2006.

[3] Lettre au citoyen Paysant et à nos amis, non datée (1873), dans Je vous écris de ma nuit, op. cit.

[4] Légendes et chants de gestes canaques, Paris, Kéva & Cie, 1885 (Gallica).

[5] Dans Je vous écris de ma nuit, op. cit.

[6] Elle n’adoptera le drapeau noir qu’à son retour en France (déclaration lors d’un meeting, 18 mars 1882) : « Plus de drapeau rouge, mouillé du sang de nos soldats. J’arborerai le drapeau noir, portant le deuil de nos morts et de nos illusions » (Site Internet Le Drapeau noir).

[7] Amis.

[8] La Commune. Histoire et souvenirs, Paris, Stock, 1898.

[9] Joël Dauphiné, op. cit.

[10] Joël Dauphiné, id., estime que non. Certaines études, il est vrai imprécises, affirment qu’elle obtient le droit d’accueillir dans les écoles, restées ouvertes le dimanche, des jeunes kanak. 

[11] Salle parisienne (rue de la Douane, aujourd’hui rue Léon Jouhaux), qui servait aussi bien à la présentation de spectacles qu’à des réunions politiques.

[12] Repris in Louise Michel, Prise de possession, Brochure, Paris, SLIM, 1947, cité par Charles Fourniau, Les contacts franco-vietnamiens en Annam et au Tonkin de 1885 à 1896, Thèse de Doctorat d’État, Université d’Aix-en-Provence, Inst. d’Histoire des Pays d’outre-mer, 1983.

[13] Clotilde Chauvin, Louise Michel en Algérie. La tournée de conférences de Louise Michel et Ernest Girault en Algérie (octobre-décembre 1904), Paris, Ed. Libertaires, 2007; Ernest Girault, Une colonie d’enfer. M. Étienne ment. Les Nérons du sud, Paris, Libr. Internationale, 1905 ; Paris, Ed. Libertaires, 2007.

[14] Clotilde Chauvin, op. cit.

[15] Ernest Girault, Une colonie d’enfer. M. Étienne ment. Les Nérons du sud, Paris, Libr. Internationale, 1905.

Source : HCO – Edition du 15 novembre au 1er décembre 2025 https://histoirecoloniale.net/louise-michel-de-la-kanaky-a-lalgerie-par-alain-ruscio/

Enseigner l’histoire de manière décoloniale – Manel Ben Boubaker

Manel Ben Boubaker est professeure d’histoire et de géographie dans un lycée en Seine Saint Denis. Elle est l’une des autrices de l’ouvrage collectif Entrer en pédagogie antiraciste paru chez Shed publishing en 2023. Elle est membre du comité éditorial de la revue La Déferlante.

Enseigner l’histoire de manière décoloniale

Théorie et pratiques de classe

En France, l’enseignement de l’histoire continue de s’inscrire dans une perspective majoritairement eurocentrée. Les programmes scolaires présentent souvent une vision unifiée et centrée sur l’Occident, invisibilisant les expériences des colonisés.e.s  et de leurs descendant.es, comme des peuples subalternes. Enseigner une histoire décoloniale consiste à rendre visible et à déconstruire ces hiérarchies, à reconnaître les voix marginalisées et à restituer des savoirs occultés. L’objectif est d’offrir aux élèves des outils pour comprendre les rapports de pouvoir historiques et leur persistance dans le présent, et de leur permettre d’explorer l’Histoire de manière plus critique comme plus incarnée.

Les fondements théoriques de la pensée décoloniale

Dans le paysage médiatico-politique français, le mouvement dit « décolonial » est souvent caricaturé. Le terme est utilisé pour discréditer, pêle-mêle, n’importe quel savoir critique qui fait usages des concepts de race et/ou de colonialité et/ou de genre. Or, la pensée décoloniale constitue un large courant de pensée, avec un corpus conséquent, dont l’objectif est une critique radicale de la modernité et de l’universel tel qu’il est défini par l’Occident. Elle est pluridisciplinaire et s’inscrit dans des contextes géopolitiques variés, produisant des savoirs à partir de la perspective des dominé·e·s.

C’est Aníbal Quijano qui a introduit le concept de colonialité du pouvoir [1]: il s’agit « de la division du monde et du travail à partir d’une hiérarchie raciale et la diffusion d’une relation au savoir et à la connaissance fondée sur les principes d’une rationalité européenne qui condamnerait et détruirait les autres formes de connaissances et de savoirs. Ce n’est donc pas ce qui reste du colonialisme ni ce qui succède au colonialisme, mais l’autre face du monde moderne »[2] . Ce système de hiérarchisation raciale est né en 1492 avec l’invasion de la Caraïbe et du continent américain continue de structurer les rapports sociaux et épistémologiques contemporains.

La colonialité du savoir désigne l’imposition d’une rationalité européenne qui marginalise ou efface les formes de connaissance des peuples colonisés. L’histoire occidentale s’est construite en évinçant ou en s’appropriant ces savoirs [3]. Arturo Escobar propose la notion de pluriversel [4], affirmant que les savoirs appartiennent à des « mondes » multiples et légitimes, et ne constituent pas des versions homogènes d’une vérité universelle. Cette perspective refuse la hiérarchie implicite des savoirs et invite à reconnaître la pluralité des connaissances.

Ce qu’on appelle les « études décoloniales » regroupent aussi d’autres courants de pensée, qui naissent ailleurs dans le monde. Les Subaltern Studies, nées en Inde dans les années 1980, relisent l’histoire par le bas, en privilégiant le point de vue des colonisés.e.s. Inspirées par Gramsci, elles ont été portées par Gayatri Spivak et Dipesh Chakrabarty [5]. Les postcolonial studies, comme L’Orientalisme d’Edward Saïd [6], interrogent la construction occidentale de l’« Orient » pour justifier des rapports de domination, et proposent une analyse des représentations culturelles et littéraires. Les Cultural Studies, au Royaume-Uni, ont mis en évidence la manière dont les productions culturelles révèlent les rapports de domination, notamment dans les diasporas afro-caribéennes étudiées par Stuart Hall [7]. En Afrique, Ngugi wa Thiong’o et Chinua Achebe défendent la décolonisation des langues et la valorisation des savoirs autochtones.

Ces perspectives montrent que l’enseignement de l’histoire doit intégrer les voix invisibilisées, les résistances locales et globales, et les savoirs non occidentaux.

Quelle pédagogie décoloniale en classe d’histoire ?

Dans mon enseignement au lycée, je traduis ces concepts en pratiques concrètes pour rendre l’histoire vivante et critique. Les pédagogies décoloniales sont très peu explorées en France, à l’exception notable du travail de thèse de la docteure en sciences de l’éducation Myriam Cheklab [8]. A l’inverse, Outre-Atlantique, les pédagogies décoloniales forment un courant de pratiques didactiques et pédagogiques importants. Les penseuses les plus importantes restent Catherine Walsh [9] dans l’espace hispanophone et Linda Tuhiwai Smith [10] dans l’espace anglophone. Pour ces deux penseuses, les pensées de Paolo Freire [11] comme de Frantz Fanon [12] restent centrales pour adopter une posture de pédagogue décoloniale.

L’ ensemble des propositions que je formule ici sont plus longuement développées dans mon article « Techniques d’enseignement décolonial en histoire-géographie » dans l’ouvrage Entrer en pédagogie antiraciste publié chez Shed Publishing en 2023 [13].

L’exploration des résistances anticoloniales grâce à la recherche libre [14]

J’organise chaque année des projets de recherche libre où les élèves choisissent des sujets sur des figures ou résistances coloniales, en lien ou non avec leurs histoires familiales.  Dans le cadre de cette séquence, je leur montre l’intérêt de travailler aussi sur des pays d’Amérique latine ou d’Asie, moins évidents que le Maroc ou le Mali dans l’esprit des élèves. Après avoir constitué une liste de nations, je choisis les plus représentatives pour mes classes : cette liste comprend les territoires dont sont originaires les élèves, les territoires ultra-marins, mais aussi des espaces colonisés par d’autres États européens et qui ont aussi une histoire coloniale qui mérite d’être connue et débattue par les élèves (le Congo, le Cap Vert, l’Indonésie, Cuba ou encore le Cameroun par exemple).  Dans le cas de Cuba ou des Philippines, cela permet également de comprendre que la colonisation n’est pas circonscrite à l’Europe, et d’entrevoir les ressorts de la colonisation états-unienne dès la fin du XIXème siècle. L’objectif est de comprendre la globalité du projet colonial, pour dès lors en déceler les permanences contemporaines, plutôt que de travailler à une histoire singulière de la colonisation française. Ce projet met également en résonance les colonisations du XVIème siècle comme celles du XIXème siècle, dans un but similaire. Enfin, une perspective décoloniale incite nécessairement à découvrir l’histoire coloniale des territoires ultra-marins français, dont celle de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie au cœur de notre actualité, mais aussi de la Guyane et toute la Caraïbe, pour comprendre qu’une des modalités de sortie du colonialisme politique a été la départementalisation comme en Martinique ou en Guadeloupe. Les exposés et les affiches produites sont suivis de discussions collectives, permettant de mettre en lumière des figures et mouvements absents des manuels. Ces travaux constituent, pour les plus réussis d’entre eux, une bibliothèque d’archives et de travaux collectifs consultables par les élèves [15].  Grâce à ces recherches, les élèves découvrent que l’histoire ne se limite pas aux grandes figures blanches ou aux grandes puissances coloniales, et que les peuples colonisés ont agi, lutté, résisté pour leur propre libération, selon souvent leurs propres agentivités. J’ai progressivement introduit ce type de recherche libre à d’autres chapitres du programme d’histoire du lycée, à d’autres niveaux : la traite européenne en seconde en explorant les figures de marrons et marronnes comme François Makandal ou Queen Nanny, ou la résistance aux génocides des Juif.ves et des Tziganes lors de la Seconde Guerre mondiale, afin de mettre en lumière les résistances individuelles comme collectives en situation de domination raciale et/ou coloniale. Par exemple, dans le cadre d’un projet avec le mémorial de la Shoah, des élèves de première et de terminale ont par exemple réalisé un panneau sur la résistance des Sonderkommandos dans le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau, aujourd’hui exposé au lycée.

Adopter un glossaire décolonial

Le vocabulaire est central pour déconstruire les récits dominants. Le vocabulaire reste empreint d’un vocable colonial. Or, nommer le monde comme on le conçoit véritablement reste le premier acte vers une émancipation du point de vue occidental, pour permettre la prise en compte du point de vue des subalternes. Voici quelques exemples pouvant illustrer ce propos. On peut utiliser les termes « Révolution algérienne » ou « Guerre de libération nationale » plutôt que les termes de « guerre d’Algérie » ou « Guerre d’indépendance algérienne ». Le terme « révolution » (thawra en arabe) met en évidence le déséquilibre des forces entre troupes françaises et algériennes, tout en signifiant que la fin de la domination coloniale ouvre la voie à la naissance d’une Algérie nouvelle [16]. Le terme « esclaves » pose également des problèmes sémantiques puisqu’il participe à la réduction totale d’une personne à sa condition d’esclave. C’est pourquoi on lui préfère les termes d’« esclavisé·e » ou d’« esclavagisé·e », qui mettent l’accent sur le processus d’asservissement, et non sur un état supposé naturel ou permanent. Parler d’« esclavisé·e », c’est rappeler que l’esclavage est une violence subie, une dépossession, et non une identité. Ce glissement lexical, inspiré notamment des travaux de Saidiya Hartman [17] ou d’Achille Mbembe [18] qui interrogent tous deux la violence du langage historique et la manière dont il perpétue les effacements du système colonial, permet de redonner une agentivité et une humanité à celles et ceux qui ont été réduits en esclavage. Il ne s’agit évidemment pas de croire qu’un simple changement de mot suffirait à rendre visibles les violences du système esclavagiste, mais de déplacer le regard historique, en rendant perceptible ce que le langage dominant tend à naturaliser ou à effacer. De la même manière, les noms et les toponymes traduisent des rapports de pouvoir et des processus d’effacement. Nommer les peuples autochtones d’Amérique du Nord à partir de leurs propres termes — Abya Yala [19] pour le continent, Premières Nations pour désigner les habitant·es originel·les — permet de reconnaître leur antériorité et la légitimité de leurs cosmologies. L’exemple d’Haïti illustre bien ces tensions autour de la nomination : « Ayiti », en langue taïno, signifie « terre des hautes montagnes ». La colonisation française, en rebaptisant l’île « Saint-Domingue », a imposé un nom de possession et d’effacement. Lorsque les révolutionnaires noirs choisissent de restaurer le nom « Haïti » en 1804, ils posent un acte politique et symbolique de réappropriation: redonner à la première république noire du monde un nom ancré dans la mémoire autochtone, contre le vocabulaire colonial.

Travailler sur la toponymie dans une perspective décoloniale, c’est donc rendre visibles les strates de domination et de résistance inscrites dans les mots. Ce travail d’onomastique permet aux élèves de comprendre que les récits historiques ne sont pas neutres : ils sont traversés par des choix linguistiques qui traduisent des rapports de pouvoir. Ce travail d’onomastique décoloniale aide les élèves à comprendre que si les récits historiques restent biaisés, des traces de ces histoires subsistent souvent dans le langage. Nommer est « une étape vers l’anonymat, un outil pour rendre visible ce qu’il (le système) a pris soin de rendre invisible » [20]. D’autres termes, à partir de cette approche, peuvent être déconstruits en histoire comme la guerre d’Indochine (guerre de libération du Vietnam) ou le « Jeudi Noir » pour désigner le krach boursier du 24 octobre 1929.

De la violence coloniale aux  luttes anticoloniales dans l’espace public

L’histoire coloniale et esclavagiste n’est pas seulement à faire vivre dans le cours d’histoire en classe. On peut rendre visible le colonial lors de sorties ou de voyages scolaires, dans les villes du Nord global où nous résidons. Paris et sa banlieue, dans laquelle j’ai grandi, j’enseigne et je réside, constituent des territoires d’archives anticoloniales à explorer. Par exemple, on peut envisager une balade anticoloniale dans l’actuel Quartier Latin. De la place des Anciens-Combattants-en-Afrique-du-Nord jusqu’à la place Saint-Michel où fut inscrite l’inscription « Ici, on noie les Algériens » en 1961, en passant par la mosquée de Paris, la brasserie Lipp, la faculté de la Sorbonne et la librairie Présence Africaine, on peut revisiter ces quartiers en prévoyant un parcours balisé ou plus libre en fonction du niveau et de l’âge des élèves. A Paris, la sortie peut être prise en charge par un guide spécialisé comme Kévi Donat, créateur de la balade le Paris Noir [21], ou bien le collectif Marseille Coloniale [22] dans la cité phocéenne. Ces parcours sont possibles dans une très grande partie des villes de France [23].L’étude des traces du colonial dans l’odonymie (ou l’étude des rues) est aussi importante pour montrer la centralité de la question coloniale au cœur de la capitale [24]. Dans le cadre d’un voyage à Nantes en 2024, nous avons réalisé une balade urbaine dans le but de retrouver les traces du passé esclavagiste dans la ville. De même, dans une perspective décoloniale, il peut être intéressant d’évoquer les oppositions, les dégradations ou les tentatives de déboulonnages dans ce même espace, dans un but de décolonisation de l’espace public. A Paris, le meilleur exemple reste le monument à la mission Marchand, dans le 12ème arrondissement, en face de l’actuel Musée national de l’Histoire de l’Immigration, attaqués régulièrement par des militant-es dans les années 1960 et 1970 [25]. Grâce à l’ouvrage de Françoise Vergès, on peut arpenter le triangle de porte Dorée, à pied comme en étudiant collectivement son livre [26]. On peut aussi évoquer en classe les déboulonnages ayant eu lieu l’année 2020, après la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis, et à la suite du mouvement Black Live Matters, qui ont abouti aux déboulonnages de la statue de Christophe Colomb à Saint-Paul aux Etats-Unis, celle d’Edward Colton à Bristol, ou encore celle de Joséphine de Beauharnais, Pierre Belain d’Esnambuc en Martinique, et celle de Victor Schoelcher en Guyane.

Pour finir, il est important de montrer que ces capitales du Sud global ont été des lieux d’échanges sur les luttes anticoloniales et tiers-mondistes dans le Sud majoritaire comme les villes d’Alger avec le Festival Panafricain d’Alger [27], La Havane, mais aussi Bandung, Dakar [28] ou Kinshasa [29].

Conclusion

Enseigner une histoire décoloniale, c’est déconstruire l’universalité présumée des savoirs occidentaux, restituer les voix invisibilisées. L’histoire décoloniale transmet des faits historiques, des savoirs occultés, et elle permet aux élèves de comprendre les mécanismes de pouvoir dans la production du savoir historique [30]. C’est un enseignement critique, incarné et socialement engagé, qui contribue à la formation de citoyen.nes capables de réflexion, de nuance et d’action.


[1] Anibal Quijano, « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol.51, n°3, 2007, p.111-118.

[2] Claudia Bourguignon Rougier, « Colonialité du pouvoir », Claudia Bourguignon Rougier (dir.), Un dictionnaire décolonial. Perspective depuis Abya Yala Afro Latino America, Québec, 2021.

[3] Samir Boumediene, La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2016.

[4] Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. Une écologie au-delà de l’Occident, Seuil, 2018.

[5] Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ? Amsterdam, Paris, 2020 ; Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Amsterdam, Paris, 2009.

[6] Edouard W. Saïd, L’ Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, Seuil, « La Couleur des idées », Paris, 2005.

[7] Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, vol.1, Amsterdam, Paris, 2007.

[8] Myriam Cheklab, Basculer vers des pédagogies décoloniales. Regards, chemins et horizons entre des communautés nasa en Colombie et des descendant-e-s de colonisé-e-s en France, Thèse de doctorat, Université Paris 8 Saint-Denis, 2021 ; Myriam Cheklab, « Pour des pédagogies décoloniales : pistes pour se défaire de la colonialité à l’école » in Sud Éducation 93, Entrer en pédagogie antiraciste, Shed Publishing, 2023.

[9] Catherine Walsh (dir.), Pedagogias decoloniales. Practicas insugentes de resistir, (re)existir y (re)vivir, Abya Yala, « Pensamiento decolonial », Quito, 2013.

[10] Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous People, Bloomsbury, 2021.

[11] Paolo Freire, La pédagogie des opprimés, Agone, « Contre-feux », Marseille, 2021.

[12] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.

[13] Manel Ben Boubaker « Techniques d’enseignement décolonial en histoire-géographie » In Sud Education 93, Entrer en pédagogie antiraciste : D’une lutte syndicale à des pratiques émancipatrices (pp. 148-190), Shed Publishing, Paris, 2023.

[14] La recherche libre est une des pratiques centrales dans la pédagogie d’Elise et Célestin Freinet voir Célestin Freinet, L’école moderne française, Paris, Orphrys, 1964.

[15]  J’ai adopté la pratique de l’archivage des travaux d’élèves à la lecture de l’ouvrage de Magali Jacquemin, Des élèves à la conquête du passé : faire l’histoire à l’école primaire, Libertalia, « Questions de classe », Paris, 2023.

[16] Malika Rahal, Algérie, 1962. Une histoire populaire, La Découverte, Paris, 2022.

[17] Saidiya Hartman, À perte de mère, sur les routes atlantiques de l’esclavage, Brook, Paris, 2023.

[18] Achille Mbembé, Critique de la raison Nègre, La Découverte, Paris, 2013 ; Sortir de la grande nuit, Essai pour une Afrique décolonisée, La Découverte, Paris, 2010.

[19] Claudia Bourguignon Rougier, « Abya Yala », Claudia Bourguignon Rougier (dir.), Un dictionnaire décolonial. Perspective depuis Abya Yala Afro Latino America, Québec, 2021.

[20] Trinh T. Minh-Ha. Femme, indigène, autre. Écrire le féminisme et le postcolonialisme, B42, « Culture », Montreuil, 2022, p.72.

[21] Kévi Donat, A la découverte du Paris Noir. Balade au cœur de l’histoire noire de la Ville Lumière, Faces cachées, Paris, 2025.

[22] Instagram à suivre @MarseilleColoniale

[23] Voir les ouvrages édités dans la collection « Arguments et mouvements » de Syllepse, Paris. : collectif, Guide du Marseille colonial, 2022 ; Patrick Le Moal, Guide du Rouen colonial et des communes proches, 2023 ; collectif, Guide du Bordeaux colonial. Et de la métropole bordelaise, 2020 ; collectif, Guide du Paris colonial et des banlieues, 2018 ; Dominique Natanson, Guide du Soisson colonial, coédition avec l’Echelle du temps, 2018. Voir également le travail de l’association d’éducation populaire Mémoires & Partages basée à Bordeaux, La Rochelle, Paris…

[24] Marcel Dorigny et Alain Ruscio, Paris colonial et anticolonial, Hémisphères, Paris, 2023.

[25] Françoise Vergès et Seumboy, De la violence coloniale dans l’espace public, Shed Publishing, Paris, 2023.

[26] L’arpentage est une méthode de lecture collective, issue de la culture ouvrière, qui permet de créer une culture commune autour d’un sujet en articulant théorie, pratique et approche sensible. 

[27] William Kein, Le festival panafricaine d’Alger 1969, 1969.

[28] Notamment par la place de son université, l’université Cheikh Anta Diop, dans la formation des nouvelles élites ouest-africaines.

[29] Johan Grimonpez, Soundtrack to a coup d’État, 2025.

[30] Michel-Rolph Trouillot, Faire taire le passé. Pouvoir et production historique, Lux, 2025, Montréal.

Source : HCO- Édition du 15 novembre au 1er décembre 2025 https://histoirecoloniale.net/enseigner-lhistoire-de-maniere-decoloniale-par-manel-ben-boubaker/

Sondage IFOP sur les musulmans – Qui parle derrière les chiffres ? – Hania Chalal

Un sondage IFOP sur « l’islamisme des musulmans » affole les plateaux télé des chaines d’information. Mais qui parle vraiment derrière ces chiffres ? Média d’influence, campagne de diffamation d’ampleur, calendrier électoral… Sondage neutre ou arme politique ? Enquête sur un récit écrit d’avance.

Sur le papier, tout semble solide : un institut de sondage connu ; une méthode détaillée ; un échantillon de 1005 personnes se déclarant musulmanes.
Pourtant, à longueur de plateaux et de débats enflammés, une constante : aucun analyste ne prend la peine de questionner le commanditaire de ce sondage. Et ce, alors même que son nom apparaît dans une fuite de données au cœur d’un dossier publié en 2023 par Mediapart et le European Investigative Collaborations (EIC)Cette enquête avait pourtant mis en lumière une vaste campagne de diffamation visant plus de 1000 personnalités et des centaines de structures musulmanes en Europe.

Ce commanditaire, c’est le magazine Écran de veille, émanation de Global Watch Analysis (GWA), une structure dont la production éditoriale est quasi exclusivement tournée vers la dénonciation des Frères musulmans, du « frérisme » et de l’ « islamisme ». Autrement dit, pas seulement un média « préoccupé » par l’islamisme mais l’un des relais éditoriaux d’un dispositif qui, depuis des années, s’emploie à construire en Europe l’image d’un ennemi musulman tentaculaire.

Dans ce contexte, plusieurs biais du sondage prennent une tout autre signification : recours à des catégories floues comme le « halo de l’islamisme » ; absence de définition du mot « islamistes » alors qu’on en mesure l’ « approbation » ; glissement constant entre opinion déclarée et appartenance supposée quand on parle de « noyau dur de membres actifs de la confrérie » ; questions très normatives opposant mécaniquement « lois françaises » et « règles religieuses ».

Le problème n’est donc pas seulement que l’IFOP travaille pour un client douteux ; c’est que cet élément pourtant central, ainsi que les fragilités du dispositif, disparaissent totalement dans le débat public. Une grille de lecture déjà écrite, celle d’un « halo islamiste » et d’une menace frériste diffuse au sein des musulmans de France, se trouve blanchie par le label IFOP et réinjectée sous forme de pourcentages alarmants.

Un questionnaire taillé pour un récit identitaire écrit d’avance

Dès les premiers tableaux, on comprend que le sondage ne cherche pas à décrire la réalité sociale des musulmans, mais à rentrer cette réalité dans un récit préécrit : celui d’un « halo islamiste » qui entourerait une partie significative de la population.

Les titres de sections donnent le ton :

  • « Combien d’islamistes ? Le halo de l’islamisme » ;
  • « Combien de fréristes ? Le halo du frérisme ».

Or, ce cadrage entre en tension avec plusieurs résultats du sondage lui-même.

Une large partie des personnes interrogées déclarent respecter les lois françaises en cas de conflit avec des règles religieuses, et 45 % disent désapprouver toutes les positions attribuées aux « islamistes » , terme qui, lui, n’est jamais défini. On est donc face à un paradoxe : une réalité plus nuancée, parfois rassurante, est systématiquement réinterprétée à travers le filtre du « halo » menaçant.

Les incohérences s’accumulent :

  • On mesure l’« approbation des islamistes » sans expliquer de qui on parle. Dans la vie politique française, ce mot renvoie tantôt à des groupes armés, à des partis légalistes étrangers, à des courants rigoristes, à des gouvernements détestés et à bien d’autres choses : autant de réalités incompatibles, fondues ici dans une seule catégorie. Malgré cette indétermination, l’enquête produit un chiffre global censé quantifier une adhésion à « l’islamisme ».
  • On oppose mécaniquement « lois françaises » et « règles de votre religion », comme si la vie quotidienne des musulmans se résumait à des arbitrages dramatiques entre deux systèmes normatifs incompatibles, là où la plupart vivent précisément dans l’ajustement pratique, la négociation, la conciliation.

Ce que le sondage documente très clairement, c’est un niveau élevé de religiosité, une forte pratique, une importance accordée à la foi. Là où l’on pourrait parler de sociologie de la piété, on est constamment tiré vers une lecture sécuritaire.

Le message implicite est clair : être très croyant, très pratiquant, c’est déjà être en lisière d’un problème.

On n’est plus alors dans une enquête qui se laisse instruire par la réalité ; on est dans un dispositif qui demande à la réalité de confirmer une fable déjà écrite, celle d’une population musulmane entourée d’ombres, de « frérisme » et d’« islamisme ».

Un calendrier qui ne doit rien au hasard

Ce sondage n’est pas tombé du ciel au milieu d’une année politique calme. Il arrive dans une séquence où la question musulmane est déjà construite comme matrice du débat public, et où un récit de menace intérieure cherche des chiffres pour se consolider.

Nous sommes à l’orée de plusieurs moments clés :

  • En amont des municipales de 2026 : les élus locaux sont en première ligne des politiques de “lutte contre l’islamisme”, contrats d’engagement républicain, subventions aux associations, gestion des lieux de culte. Un sondage qui prétend quantifier la menace offre, à ce niveau, un outil rhétorique redoutable : il suffit de superposer ce narratif flou aux “territoires perdus de la République” pour justifier un durcissement généralisé, sans jamais interroger les effets sociaux réels de ces politiques.
  • En amont de la présidentielle de 2027 : dans un paysage fragmenté, la tentation est forte d’organiser la compétition autour d’un axe simple : fermeté supposée face à l’“islamisme” versus laxisme présumé. Le sondage livre des munitions toutes prêtes : pourcentages de jeunes favorables à la charia, part de musulmans approuvant « tout ou partie des positions islamistes », cartographie en cercles d’un “noyau dur” et de ses “périphéries”. Ce sont autant d’éléments qui permettent de verrouiller l’agenda sur la question d’un “risque musulman”, au détriment d’autres enjeux pourtant structurants (école, climat, inégalités, crise démocratique).

Mais le timing ne joue pas seulement sur les élections. Il s’inscrit aussi dans une continuité institutionnelle : loi “séparatisme”, circulaires sur le voile et l’abaya, rapports officiels sur “l’islamisme politique”, toutes ces séquences ont contribué à installer l’idée qu’une part de la population serait en permanence à mettre à l’épreuve de sa loyauté. Le sondage vient ajouter une couche : il fournit la version chiffrée d’un soupçon déjà largement diffusé.

Autrement dit, le problème n’est pas seulement quand ce sondage sort, mais dans quelle mise en scène politique il vient se loger. Il ne déclenche pas la séquence identitaire ; il la nourrit en lui donnant un vernis de “réalité mesurée”. À partir de là, il devient très difficile de contester ce narratif sans être accusé de nier les chiffres, alors même que ces chiffres sont le produit d’un dispositif conceptuel et temporel pensé pour confirmer ce narratif.

Un sondage Made in France inséré dans des récits qui viennent d’ailleurs

Ce sondage ne naît pas dans un vide politique et intellectuel. Il s’inscrit dans un environnement où, depuis des années, se diffuse un récit transnational : celui d’une menace frériste globale, présentée comme une toile invisible reliant associations, ONG, mosquées, personnalités publiques.

C’est exactement ce que des enquêtes avaient déjà documenté en 2023 : mise en place de sociétés-écrans, recours à des officines privées, production de listes, de rapports et de contenus médiatiques visant à imposer dans le débat français l’idée d’un « péril frériste » omniprésent.

Dans ce paysage, des structures comme Global Watch Analysis jouent un rôle pivot : elles transforment cet imaginaire en produits éditoriaux (articles, dossiers, livres) puis, désormais, en produits statistiques via des sondages commandés à des instituts reconnus. Le questionnaire IFOP n’est pas neutre : il reprend presque mot pour mot cette grammaire « islamistes », « fréristes », « halo », « noyau dur de confrérie » et l’applique à des citoyens français ordinaires.

C’est une façon d’agir en douceur sur la manière dont une société se représente une partie d’elle-même. En important un vocabulaire forgé pour d’autres combats (géopolitiques, régionaux, religieux) et en le plaquant sur la réalité française, on déplace le centre de gravité du débat : la question n’est plus « comment traiter des problèmes sociaux, économiques, démocratiques bien réels ? », mais « comment se protéger d’un corps étranger idéologique logé au cœur de la nation ? ».

Le plus préoccupant, c’est que ce glissement se fait sous couvert de neutralité scientifique. Là où l’on devrait discuter des catégories, des mots, des intérêts en jeu, on nous oppose des pourcentages. Comme si le fait de chiffrer un récit importé suffisait à le transformer en vérité sociologique.

Face à des chiffres qui travaillent la division, notre destin commun

Interroger ces circulations, entre officines d’influence, médias spécialisés et sondages grand public, ce n’est pas refuser tout regard critique sur l’islam en France. Bien au contraire.

C’est simplement rappeler qu’aucune démocratie ne peut se permettre de laisser son récit être écrit ailleurs. Que nous le voulions ou non, nous partageons ce destin commun qu’est la France, à nous d’en dessiner les contours librement. Tandis que notre modèle social est à bout de souffle, que près de 10 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, que cet hiver 2 000 enfants dormiront à la rue, que l’hôpital craque et que l’école coule, que des étudiants sautent des repas par manque d’argent, que des agriculteurs se suicident tous les deux jours, que les violences faites aux femmes et aux enfants explosent par manque de moyens de protection, un débat public qui se laisse aimanter par un prétendu « halo islamiste » : c’est un déplacement volontaire du regard.

Au fond, la mécanique n’est pas entièrement nouvelle. En 2015, les djihadistes, par leur projet mortifère, ont explicitement cherché la désunion des Français : pousser au face-à-face entre “musulmans” et “non-musulmans”, multiplier les blessures pour que le pays se fracture de l’intérieur. Aujourd’hui, d’autres acteurs, par des voies infiniment plus policées, rapports, plateaux télé, sondages “scientifiques” à l’appui, contribuent à quelque chose de très proche : tisser le fil blanc de la division.

Notre avenir collectif suppose que nous soyons capables de tenir ensemble deux exigences : l’empathie et la vigilance.

Refuser, dans le même mouvement, tout ce qui organise la suspicion globale à l’égard d’une minorité au nom de chiffres dont on ne questionne ni l’origine, ni les présupposés, et qui détourne le débat des fractures sociales, qui elles, sont pourtant bien réelles.

Source : Mediapart – Billet de blog – 19/11/2025 https://blogs.mediapart.fr/hania-chalal/blog/191125/sondage-ifop-sur-les-musulmans-qui-parle-derriere-les-chiffres

Alger – « Zohran Mamdani ? Il a fait sa thèse sur Fanon » – Adam Shatz

Maghreb Émergent – 05/11/2025

Election de Zohran Mamdani à la mairie de New York : Maghreb Émergent recueille à chaud la réaction d’un illustre américain, new-yorkais de surcroît, Adam Shatz, journaliste et écrivain, auteur notamment d’une biographie de Frantz Fanon (Éditions Barzagh) pour laquelle il était au Sila – Salon international du livre d’Alger (29 octobre-8 novembre 2025).

El Kadi Ihsane est journaliste, éditeur de médias algériens, militant pour la liberté de la presse, fondateur et directeur des médias indépendants Maghreb Emergent et Radio M.

Adam Shatz est journaliste, rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books et collaborateur du New York Review of Books et du New Yorker, également professeur invité du Bard College de l’université de New York.

« François Mitterrand « décolonisateur » ? Du mythe à l’histoire… » – Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

« François Mitterrand « décolonisateur » ? Du mythe à l’histoire… » par Nicolas Bancel & Pascal Blanchard 

À l’occasion des Rendez-vous de l’histoire de Blois, les historiens Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (CRHIMLausanne) présenteront, aux côtés des historiens Benjamin Stora (Université Sorbonne Paris Nord / Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)), Sandrine Lemaire (Lycée Jean Jaurès, Reims), Vincent Duclerc (Chercheur titulaire / Inspecteur Général de l’Education nationale / EHESS – École des hautes études en sciences sociales (CSI)) et Judith Bonnin (Université Bordeaux Montaigne), leur nouvel ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la Françafrique (Éditions Philippe Rey, 2025). La rencontre, animée par le journaliste Pierre Haski (France Inter / Le Nouvel Obs), se tiendra à la Halle aux grains le samedi 11 octobre à 16h30

À cette occasion, les deux historiens publient une tribune pour Libération, dans laquelle ils reviennent sur le parcours colonial et postcolonial de François Mitterrand, dont la biographie officielle continue de présenter l’image d’un « décolonisateur ». En s’appuyant sur les faits et les archives, ils rappellent que, de l’Indochine à l’Algérie, du Cameroun à l’Afrique subsaharienne, François Mitterrand fut d’abord un « homme de l’empire », défenseur de l’Union française et acteur d’une politique de répression. Les auteurs montrent comment, après 1958, l’ancien ministre a patiemment réécrit son propre récit pour se construire une légende anticoloniale et tiers-mondiste, aujourd’hui encore peu interrogée. De la guerre d’Algérie au génocide des Tutsis au Rwanda, de la continuité de la Françafrique aux interventions militaires en Afrique, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel mettent en lumière la permanence d’une vision impériale au cœur du mitterrandisme. Des appels à la répression impitoyable à la feinte ignorance des tortures commises par les forces françaises, le passé colonial de l’ancien président socialiste est bien éloigné de ses propres réécritures flatteuses, reprises aujourd’hui encore sur le site de l’Elysée.

À l’occasion des « Rendez-vous de l’histoire »qui se tiennent à Blois du 8 au 12 octobre 2025, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens (le Libé des historien-nes sous le pilotage de Benjamin Stora pour porter un autre regard sur l’actualité – il vient de publier un essai avec pascal Blanchard « Doit-on s’excuser de la colonisation ? » ). Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 9 octobre et  avec notamment un focus sur le travail de « Roméo Mivekannin, à draps ouverts » (avec qui le Groupe de recherche Achac travaille depuis des années sur le passé colonial), un article de Philippe Artières, « L’Etat français a-t-il manqué de mémoire en envoyant des CRS en Martinique ? » et celui d’Arnaud Fossier, « Face à la droitisation de l’histoire, il faut en finir avec l’illusion molle de l’impartialité ». 

En 2025, soixante-dix ans après les faits, on peut analyser le parcours de François Mitterrand en s’attachant à sa posture au cœur des décolonisations en prenant comme point d’attache l’année 1955. Il n’est plus alors ministre de l’Intérieur (depuis février 1955), pas encore garde des Sceaux (il le sera en février 1956), le conflit indochinois a été long (1946-1954), la guerre d’Algérie a commencé l’année précédente (1954), la crise politique s’installe au Maroc et en Tunisie depuis deux ans et la bascule est proche au Cameroun (mai 1955) pour une guerre totale. Il n’a, cette année-là, plus de solidarité gouvernementale ni de devoir de réserve à respecter et l’entière liberté de s’exprimer… Que fait-il ? Que dit-il ? Rien. Il regarde passer le train de l’histoire, sa vision est celle d’un conservateur, certes réformiste, mais un homme de « réformes » qui visent d’abord à sauvegarder l’empire.

Croyance dans la grandeur coloniale de la France

Décolonisateur, il ne l’est pas, ou alors dans la réécriture de ce passé et dans sa propre prose pendant quarante ans, pour offrir le récit d’un « homme de gauche » sur ses « engagements » d’alors. Nous le savons désormais, il s’agit d’un mythe. La croyance dans la grandeur coloniale de la France est chevillée à son âme depuis ses 15 ans et sa visite de l’Exposition coloniale à Vincennes (1931), depuis ses engagements pour la conquête mussolinienne de l’Ethiopie (1935), depuis ses voyages en Algérie (1947) et en Afrique subsaharienne (AOF et AEF, 1949-1950), depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer (1950-1951), à travers son combat au sein de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance, pour défendre l’Union française…

Et pourtant, en consultant sa «bio officielle» sur le site de l’Elysée, on peut lire qu’à la suite de sa présence au ministère de la Justice (jusqu’en mai 1957, en pleine bataille d’Alger et alors que la guerre au Cameroun est à son paroxysme), alors que c’est son tout dernier poste ministériel et qu’il n’en retrouvera plus aucun malgré ses multiples tentatives (notamment pour être président du Conseil), il aurait refusé les responsabilités ministérielles «qu’on lui offre dans les derniers cabinets de la IVe République, dont il désapprouve la politique algérienne».

L’ historien est subjugué, c’est tout simplement faux, une manipulation de la réalité des faits et du parcours du sphinx à cette époque. Sur certains moments de ce récit, des travaux ont été proposés (notamment par Benjamin Stora) : François Mitterrand est ministre de l’Intérieur lors du déclenchement de la guerre d’Algérie (l’Algérie est alors constituée de départements « français » et donc sous sa responsabilité). Sa réaction est immédiate, appelant à une répression impitoyable de l’insurrection. Par la suite à la Justice, il réprime sans hésitation, feindra d’ignorer la torture dont il est parfaitement informé et accompagnera la politique de Guy Mollet. Il est celui qui proposera le moins de grâce pour les condamnés à mort du FLN. Et lorsque l’Algérie devient enfin indépendante en 1962, au terme d’une guerre inutile et meurtrière, il exprime son profond désarroi devant ce dénouement.

La réécriture de sa propre histoire

Comme expliquer qu’aujourd’hui encore, subsiste l’image d’Épinal d’un François Mitterrand progressiste et visionnaire sur le sujet des décolonisations ? Tout d’abord parce qu’après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle (1958), il va mettre à profit sa traversée du désert au début des années 1960 pour réécrire sa propre histoire. De la même manière qu’il a constamment menti ou édulcoré son engagement à Vichy, il s’attache alors à échafauder sa légende « anticoloniale », tout en s’affirmant comme tiers-mondiste pour se positionner au sein de la gauche française et laisser croire une continuité entre ses engagements passés et présents.

Depuis personne, à droite ou à gauche – où alors de manière marginale ou inaudible –, n’a remis en cause ce parcours. Depuis, les porteurs de sa mémoire sont sur le front, réécrivant ce passé, contestant les travaux et commissions d’historiens (notamment sur le Rwanda), entretenant le mythe… Dans un tel contexte, Emmanuel Macron, qui a entrepris de mettre à jour les ombres du passé colonial et postcolonial en France, à travers la mise en place de plusieurs commissions d’historiens (sur l’Algérie, le Cameroun, le Rwanda, et bientôt sur Haïti et Madagascar), n’a pas osé réviser ce passage déformé de l’histoire coloniale du pays sur le site de l’Elysée.

Un premier pas, simple et symbolique

On ne touche pas aux anciens présidents… ni à leur mémoire. C’est une règle non écrite et encore usitée traditionnellement dans les palais de la République.

Pourtant, l’histoire est limpide. S’installant dans le trône confortable offert par une Ve République qu’il avait toujours vilipendé, François Mitterrand commence par congédier en 1982 Jean-Pierre Cot du ministère de la Coopération ; il reprend ensuite – ni plus ni moins – la politique de la Françafrique inaugurée par le général de Gaulle ; il impose l’amnistie en novembre 1982 pour les généraux putchistes de l’Algérie française (y compris Salan, qu’il avait déjà défendu lors de son procès) ; il rêve pendant des années de construire un mémorial nostalgique de l’empire à Marseille.

Par la suite, sa politique est marquée par un soutien constant aux régimes souvent autoritaires et corrompus en Afrique ; les scandales affairistes se succèdent (mettant en cause notamment son fils Jean-Christophe) comme le double jeu (comme en Afrique du Sud) ; les interventions militaires directes – une trentaine – et indirectes traversent ses deux septennats (aucun autre pays, aucun autre président, n’aura autant engagé d’action militaire sur le continent). De son soutien à la conquête par l’Italie fasciste de l’Ethiopie au génocide des Tutsis au Rwanda, le parcours de François Mitterrand est limpide, et son discours très tardif à La Baule n’y change rien.

Soixante-dix ans après son passage au ministère de l’Intérieur et trente ans après son départ de la présidence de la République, il est temps d’interroger le rôle colonial et postcolonial de François Mitterrand. Un premier pas, simple et symbolique, serait d’actualiser sa biographie sur le site de l’Elysée… et cela serait le signe qu’une page (d’histoire) se tourne enfin sur un passé qui ne passe pas.

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/francois-mitterrand-decolonisateur-du-mythe-a-lhistoire-par-pascal-blanchard-et-nicolas-bancel-20251008_HLMZMZ5NDJGNBCYRXAQCMJIOFI/#mailmunch-pop-1146266

http://www.philippe-rey.fr/livre-Fran%C3%A7ois_Mitterand,_le_dernier_empereur-646-1-1-0-1.html

https://rdv-histoire.com/programme/de-la-france-coloniale-la-francafrique-le-parcours-de-francois-mitterrand-le-dernier

Source : Groupe de recherche Achac – 08/10/2025 https://achac.com/tribune/francois-mitterrand-decolonisateur-du-mythe-lhistoire

Libertés publiques en danger : alerte sur la répression en France

Jerome Gilles / NurPhoto via AFP

  • Un nouveau rapport publié ce 25 septembre confirme une dégradation alarmante des libertés publiques en France.
  • Narratifs hostiles, dissolutions administratives, réduction des financements publics, criminalisation des mobilisations, conduisent à un étouffement de la société civile et mettent en péril la liberté d’association et le droit de manifester.
  • L’Observatoire pour la protection des défenseur·es des droits humains de la (FIDH-OMCT) et la LDH alertent : la France tourne le dos à ses engagements démocratiques, suivant comme d’autres pays européens, la voie illibérale.

Paris/Genève, 25 septembre 2025. Un rapport publié aujourd’hui par l’Observatoire pour la protection des défenseur·es des droits humains (un programme conjoint de la FIDH et de l’Organisation mondiale contre la torture – OMCT), avec la Ligue des droits de l’Homme (LDH), dresse un constat sévère : les libertés publiques connaissent une régression profonde et structurelle en France. Narratifs hostiles, dissolutions administratives et répression policière, réductions des financements publics, harcèlement et violences à l’encontre des défenseur·es des droits humains, marquent le rétrécissement de l’espace civique.

« La France aime rappeler son rôle historique dans la défense des droits humains ; elle se présente volontiers comme la « patrie des droits de l’Homme » et ne se prive pas de donner des leçons aux autres pays en matière de démocratie et de respect des libertés civiles  », rappelle Alice Mogwe, présidente de la FIDH. «  Mais aujourd’hui, son propre modèle démocratique est mis à mal par des pratiques qui sortent des fondements de l’État de droit et bafouent les droits fondamentaux.  »

Un climat de défiance et de stigmatisation

Le rapport met en exergue plusieurs cas très concrets. En 2020, le gouvernement a prononcé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie (CCIF) en France. Une mesure d’exception utilisée comme instrument politique, validée par le Conseil d’État malgré des critiques circonstanciées. Pour la FIDH, l’OMCT et la LDH, ce cas emblématique illustre la manière dont la lutte contre le terrorisme a été instrumentalisée pour réduire au silence des voix critiques.

«  La dissolution du CCIF a marqué un tournant,  » alerte Nathalie Tehio, présidente de la LDH. «  Cet usage dévoyé du droit de dissolution, qui est désormais utilisé en raison des seuls propos tenus par les membres des associations en dehors de l’activité de celles-ci, crée un climat de peur et menace toute la société civile. De plus, l’État ne protège pas assez les associations des attaques virulentes de l’extrême-droite. Par ailleurs, les attaques pour museler toute expression discordante collective ne visent pas seulement les associations, elles sont aussi visibles dans la rue, avec une politique de maintien de l’ordre brutale. »

Adoptée dans le prolongement de la dissolution du CCIF, la loi « séparatisme » ajoute des motifs de dissolution des associations et est à l’origine du « contrat d’engagement républicain ». Ce dernier impose aux associations de nouvelles règles de conformité pour l’obtention de financements publics. Cependant, en l’absence de critères précis, ils laissent une large place à l’arbitraire et entretiennent un climat d’autocensure.

Le rapport documente aussi la multiplication des campagnes politiques et médiatiques de dénigrement contre les associations. Menaces de retraits de subventions, accusations d’« écoterrorisme », délégitimation de leur action : ces discours stigmatisants, autrefois marginaux, sont désormais systématiques. Ils sont d’autant plus inquiétants qu’ils émanent aussi des plus haut·es représentant·es de l’État, comme lorsque la première ministre de l’époque, Mme Borne, ou son ministre de l’intérieur, M. Darmanin, s’en sont pris directement à la LDH.

Pour Gerald Staberock, secrétaire général de l’OMCT, « En période de tensions politiques, le rôle des organisations et des défenseur·e·s des droits humains est crucial. Dans une démocratie, des organisations comme la LDH doivent pouvoir faire entendre leurs alertes et exprimer leurs inquiétudes. Cela comprend le droit de dénoncer des violations présumées, notamment en matière de violences policières. Comme dans le reste de l’Europe, il est essentiel de préserver ce socle fondamental de démocratie et de droits humains. »

Répression policière des mobilisations : démocratie en danger

Autres mouvements citoyens dans le viseur des autorités : les initiatives écologistes. Les mobilisations contre le chantier de l’autoroute A69 et les méga-bassines ont donné lieu à une répression policière particulièrement violente. Arrestations massives, gardes à vue abusives, surveillance intrusive et usage disproportionné de la force : autant de pratiques contraires aux engagements internationaux de la France.

« Les défenseur·es de l’environnement sont criminalisés·es pour avoir exercé un droit fondamental : manifester pacifiquement, » souligne Aïssa Rahmoune, secrétaire général de la FIDH. « La violence et l’impunité policières atteignent un niveau critique, qui met en danger les libertés démocratiques dans leur ensemble en France.  »

Bien que certains mouvements fassent l’objet d’une répression accrue, celle-ci s’étend désormais à toutes les luttes : du féminisme à la cause des exilé.e.s, en passant par l’anti-racisme et les droits des minorités, c’est l’ensemble de la société civile qui est touchée.

La FIDH, l’OMCT et la LDH demandent aux autorités françaises de reconnaître le rôle essentiel des associations et défenseur·euses des droits humains, de garantir le droit de manifester et de rétablir un dialogue sincère avec la société civile.

« Ce rapport ne se limite pas à dresser un constat alarmant. Il appelle à un sursaut. La France doit choisir entre rester fidèle à ses principes démocratiques et continuer à glisser vers une logique de remise en cause des droits fondamentaux et de rupture avec l’État de droit qui, à terme, ne peut que la faire sombrer dans l’autoritarisme », conclut Alice Mogwe.

Lire le rapport complet en français et en anglais sur le site de la FIDH, en français et en anglais sur le site de l’OMCT.

Source : FIDH – Fédération internationale pour les droits humains – 25/09/2025 https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/france/libertes-publiques-en-danger-alerte-sur-la-repression-en-france

Ce que remplacer veut dire. À propos d’une dénomination de rue – Yasmine Bouagga

Les dénominations d’espaces publics sont porteuses de charges symboliques puissantes, de sorte qu’on peut considérer qu’elles sont politiquement agissantes. De la « Rue Sergent Blandan » à la « Rue Taos Amrouche», la maire du 1e arrondissement de Lyon prend la plume, non pas à l’intention des polémiqueurs, mais de celles et ceux qui peuvent s’interroger, se questionner, douter.

Il n’est pas toujours utile de répondre à des controverses, encore moins à des attaques ou des insultes. C’est souvent perdre un temps qui serait mieux employé à autre chose, et s’exposer au risque de nourrir le troll, l’algorithme du clash. Pourtant, parfois, une réponse peut être l’occasion d’élaborer une pensée, non pas à l’intention des polémiqueurs, mais de celles et ceux qui peuvent s’interroger, se questionner, douter. C’est ce que je vais tenter de faire au sujet d’un micro-événement concernant le 1e arrondissement de Lyon, le changement de nom d’un bout de rue devant une école : l’extrémité ouest de la petite rue du Sergent Blandan est devenue « rue Taos Amrouche ».

Les dénominations d’espaces publics sont porteuses de charges symboliques puissantes, de sorte qu’on peut considérer qu’elles sont politiquement agissantes. C’est le parti pris que nous avons adopté à la mairie du 1e arrondissement de Lyon, en soutenant un effort de rééquilibrage des dénominations au profit des femmes, mais aussi des dominés de l’histoire, dont l’engagement contre les oppressions, pour les droits et la liberté méritent d’être honorés. Dans la méthode, nous avons souhaité que ces dénominations soient proposées et choisies par les habitantes et les habitants, ou sur proposition d’une association mobilisée, comme ce fut le cas pour Frantz Fanon. 

S’agissant de la dénomination devant l’école Doisneau, l’initiative revient à la Commission Patrimoine de l’arrondissement, une instance participative dédiée à l’histoire du quartier, qui avait fait valoir qu’à l’occasion du réaménagement piéton d’une portion de la rue, il serait intéressant de lui restituer la dénomination qu’elle avait au début du 19e siècle, faisant référence à une boutique d’instruments de musique: rue Musique des Anges. Cette proposition n’a pas fait consensus, ni au sein de l’école, ni du conseil d’arrondissement : il a été décidé, alors, de solliciter d’autres propositions, en demandant un nom de femme en lien avec la musique. Les noms soumis ont été nombreux et divers, allant d’Anne Sylvestre à Clara Schumann en passant par Nadia Boulanger et Catherine Ribeiro. Parmi ces noms, celui de Taos Amrouche, qui n’était certainement pas la plus célèbre mais pas la seule méconnue. Une agente de la mairie a préparé un document de concertation en ligne, présentant chaque profil en quelques lignes, avec des liens pour écouter compositions et chansons lorsque cela était disponible. La concertation citoyenne a recueilli près de 1500 votes, ce qui est remarquable pour un sujet si petit et si localisé, concernant les abords d’une école. Chaque personne pouvait désigner trois choix, de sorte que le résultat final est issu d’un vote préférentiel : Taos Amrouche s’est distinguée de loin, avec plus de 700 voix sur son seul nom. Beaucoup en ont été surpris : comment, une femme qui n’est même pas lyonnaise, que personne de connaît, il y a forcément trucage ! Non, il y a eu mobilisation. Mobilisation d’un réseau d’associations culturelles kabyles très implantées à Lyon, en premier lieu l’Association Jean Amrouche (essayiste et frère de Taos Amrouche), gardienne de la mémoire de cette écrivaine de langue française, et chanteuse de langue kabyle. L’association avait organisé par le passé des événements pour faire connaître la figure de passeuse de culture qu’était Taos Amrouche, son travail de collecte de contes et de chants populaires, et ses interprétations lyriques originales. A côté de cette association, une autre, Awane, qui maintenait vivant cet héritage culturel kabyle avec une chorale à laquelle participaient des mamans d’élèves du quartier. Pour ces Françaises et Français d’origine kabyle, Taos Amrouche représentait cette double appartenance. Pour nombre de parents d’élèves sans aucun lien avec la Kabylie, ce sens était aussi puissant et significatif: « on trouvait que cela résonnait bien avec le métissage du quartier », m’a dit un papa au sujet de son choix. La communauté éducative (parents, enseignants, personnels de l’école) a massivement participé à cette concertation, et c’est avec elles et eux que l’inauguration s’est tenue le 16 septembre dernier, avec la participation de la chorale Tilawalin de l’association Awane, et du chanteur Azal Belkadi, « Pavarotti kabyle ». Un moment très émouvant et d’une grande beauté. 

Il fallait restituer factuellement le déroulé de cette dénomination avant d’en venir aux attaques : « quelle honte, effacer la mémoire d’un soldat mort pour la France pour mettre le nom d’une femme qui n’est même pas Française! » (en fait, si) ; « vous voulez réécrire l’histoire, c’est de la manipulation politique » ; « on voit le projet d’islamiser la France » (par des chansons kabyles?); « c’est un couteau planté dans les racines de la France »… Cette dernière invective est une belle occasion pour rappeler une formule très juste d’Alexis Jenni : ce que l’on apprend de plus consistant sur les racines, c’est lorsqu’on parcourt Lyon, près des grands platanes qui font bomber le trottoir, « les racines, c’est ce sur quoi on trébuche.Voilà une bonne définition de la prétendue racine humaine, et qui explique qu’elle nous lance dans d’absurdes débats » (Parmi les arbres, p.29). Débats qui pourtant font tant de sens pour tant de personnes que des rayonnages entiers de librairies sont consacrés à cette question des racines et de l’identité nationale, et qui souvent trébuchent sur les complexités historiques du peuplement de la France, comme le montre magistralement l’archéologue Jean-Paul Demoule dans l’ouvrage qui vient de paraître, La France éternelle. 

Mais plutôt que de chercher dans les arbres généalogiques et le séquençage ADN, reprenons sur le contentieux historique qui opposerait le Sergent Blandan à Taos Amrouche. Le Sergent Blandan est, comme l’indique une plaque patrimoniale de la ville, un « héros de l’armée d’Afrique », soldat né à Lyon en 1829 dans une rue proche de la place des Terreaux, d’un père limonadier, et qui s’est engagé comme des dizaines de milliers de personnes à l’époque dans la guerre de conquête coloniale de l’Algérie, sous le commandement du maréchal Bugeaud. Les combats étaient durs, Bugeaud considérait qu’il fallait asseoir la domination française par la force, sans négociation, et en menant une guerre anti-insurrectionnelle contre la population civile : massacres de villages entiers, destruction de cultures, déplacements forcés, « enfumades » des personnes réfugiées dans les grottes, utilisation de la famine comme arme de guerre. Des contemporains s’alarmaient de l’ampleur des victimes civiles, craignant que la population autochtone ne soit exterminée à l’issue de l’opération de Bugeaud (Ruscio, La première guerre d’Algérie). Au final, on estime que sur l’ensemble de la période de la guerre de conquête puis de période dite de « pacification » , près du tiers de la population algérienne a péri – mais l’armée française est parvenue à l’emporter sur la résistance algérienne, en mobilisant des contingents massifs. A l’époque à laquelle Blandan s’est engagé, environ cent mille soldats français combattaient sur le territoire algérien. Il fallait motiver les troupes, donner des exemples inspirants, susciter des vocations. Aussi, lorsque le Sergent Blandan est mort au cours d’une escarmouche dans la région de Boufarik, dans la plaine fertile de la Mitidja, son histoire a fait le tour des casernes: non seulement il a refusé de se rendre, mais il a combattu jusqu’à la mort, encourageant ses compagnons alors qu’il était lui-même blessé. Bugeaud ordonne qu’on érige un monument au lieu de sa mort. Son régiment honore sa mémoire. Un colonel en retraite se charge d’écrire un récit héroïque qui inspire tableaux, statues, et dénominations de lieux: une petite ville en Algérie, une rue à Lyon, où il est né. Il aura également sa statue à Lyon en 1900, place Sathonay, puis une caserne, devenue désormais un parc municipal. L’histoire de Blandan n’est pas bien connue de toutes et tous, mais elle imprègne les représentations, de façon plus ou moins consciente : par exemple, les jeux pour enfants du parc Blandan, conçus en 2013 autour de l’aventure dans un ancien fort militaire, s’appellent le Parcours de Reconquête et les Remparts. 

Les dénominations de lieux véhiculent des imaginaires et des valeurs. Est-il illégitime de s’en préoccuper ? Non, au contraire, c’est une nécessité que de les questionner au regard des valeurs promues actuellement et inscrites dans notre Constitution, telles que l’antiracisme et le respect de l’égale dignité des personnes. Débaptiser des lieux, changer des dénominations, ce n’est pas effacer le passé, c’est réactualiser le sens qu’on donne aux récits du passé dans nos vies, c’est réactualiser l’inspiration que ces noms portent. Nous habitons la ville de façon oublieuse et néanmoins les histoires qui y sont inscrites participent aussi à façonner notre société et sa politique. 

Comme maire du 1e arrondissement de Lyon, j’ai engagé un travail avec un groupe d’historiennes et historiens, d’anthropologues, et de responsables d’institutions de mémoire, pour apporter des éléments de contextualisation de la statue du Sergent Blandan, une information factuelle qui répare les occultations de l’histoire en donnant à voir les victimes de la propagande militaro-coloniale dont Blandan a été un instrument. En attendant, Blandan n’est ni effacé ni deshonoré. Simplement, parmi les différents lieux de Lyon qui portent son nom, sur une portion de rue, il cède la place à une femme issue de la population qu’il combattait. Une femme issue d’une lignée de femmes en résistance contre la violence du patriarcat, une femme qui a trouvé dans l’écriture en langue française une voie d’émancipation, tout en s’attachant à mettre en valeur et transmettre la richesse de sa culture kabyle. Une femme qui a incarné la rencontre et le métissage, l’ouverture, la paix. Une femme dont le nom aurait pu être choisi par une politique volontariste de remplacement de la mémoire du colonisateur par la mémoire du colonisé, mais qui, dans les faits, a été choisi par les citoyens et citoyennes elles-mêmes : ce qui est encore plus fort, car le sentiment est largement partagé qu’il est temps, effectivement, de cesser d’honorer dans nos villes les gloires coloniales qui nous renvoient à la guerre et à l’oppression, pour cultiver, ensemble, les bienfaits de la décolonisation.

Source : Mediapart – Billet de Blog – 22/09/2025 https://blogs.mediapart.fr/ybouagga/blog/220925/ce-que-remplacer-veut-dire-propos-dune-denomination-de-rue

Le « bon Kabyle » face à l’« Arabe fanatique » : un vieux mythe colonial

La kabylophilie brandie par « Le Point » et Kamel Daoud a des origines coloniales bien connues.

Dans son numéro du 14 août 2025, l’hebdomadaire Le Point publie un dossier intitulé « Les Kabyles, un peuple debout », comportant notamment un texte de l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud. Ne reculant devant aucune essentialisation, ce dernier y développe l’idée que les Kabyles représenteraient « une autre Algérie, anti-islamiste, réformatrice ». Ressurgit ainsi une fois de plus un poncif bien connu des historiens de l’Algérie coloniale : l’opposition du bon kabyle proche de l’Occident et de l’Arabe fanatique et archaïque. Le « fameux “mythe kabyle”, forgé sous la Ille République pour tenter de mater les musulmans d’Algérie rétifs à la domination coloniale », selon les termes de Vincent Geisser et Aziz Zemouri dans un ouvrage paru en 2007 dont nous publions ci-dessous un extrait. Nous reviendrons dans une prochaine édition sur le mythe colonial berbère et l’épisode du « Dahir berbère » au Maroc.

Le mythe colonial de l’exception kabyle

par Vincent Geisser et Aziz Zemouri

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Extrait de l’ouvrage Marianne et Allah – Les politiques français face à la “ question musulmane” de Vincent Geisser & Aziz Zemouri (La Découverte, 2007)

Kabyles démocrates contre musulmans fanatiques

Pour la plupart des médias français, Idir est un chanteur kabyle et Souad Massi une chanteuse algérienne. Certes, le premier chante en tamazight (et en français) et la seconde en arabe (et en français), mais tous deux sont originaires du même pays, l’Algérie. Curieux distinguo qui laisse à penser qu’un Kabyle ne serait pas Algérien. De quoi faire se retourner dans leur tombe tous les militants kabyles de la première heure qui combattirent en faveur de l’indépendance de l’Algérie, dès les années 1920, au sein de l’Étoile nord-africaine, majoritairement kabyle, puis dans les rangs du FLN. Pourtant, le distinguo semble à géométrie variable : ainsi, on chercherait en vain dans la presse française la mention de l’origine kabyle de « méchants » avérés, comme le général-major Mohammed Médiène, dit « Tewfik », patron depuis 1990 du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), l’ex-Sécurité militaire, ou le général-major Mohammed Touati, tous deux symboles de l’« Algérie des généraux ». Comme s’il était impensable pour certains « spécialistes » de la question algérienne qu’un Kabyle puisse être ailleurs que dans le camp des « gentils ».

De même, on « oublie » qu’un bon tiers de la direction du Front islamique du salut (FIS) algérien était originaire de Kabylie, où ce parti a obtenu 25 % des voix lors des élections législatives de 1991 ; mais, pour la polémiste Caroline Fourest, c’est leur origine kabyle qui rendrait allergiques à toute concession politique envers les « intégristes » des personnalités françaises comme Malek Boutih, ancien porte-parole de SOS-Racisme, ou Fadéla Amara, présidente de Ni putes ni soumises, une « jeune femme d’origine kabyle qui lutte contre l’obscurantisme [2] ». Un cliché devenu vérité d’évidence dans la France médiatique des années 1990 et 2000, notamment depuis le best-seller Une Algérienne debout (1995) de la très « éradicatrice » militante kabyle Khalida Messaoudi [3] devenue depuis ministre de la Culture du gouvernement de la « concorde civile ».

À lire le portrait de Fadéla Amara brossé en 2003 par Libération [4], on ne peut s’empêcher de penser à cette phrase du député radical Camille Sabatier, en 1882 : « C’est par la femme qu’on peut s’emparer de l’âme d’un peuple. » Mais la mémoire est oublieuse : peu férus d’histoire, les hérauts français contemporains des Kabyles défenseurs de la « laïcité républicaine » face au « fascisme vert » de l’islamisme ignorent sans doute qu’ils perpétuent le fameux « mythe kabyle », forgé sous la Ille République pour tenter de mater les musulmans d’Algérie rétifs à la domination coloniale.

L’ invention coloniale du Kabyle démocrate, blond aux yeux bleus

Ainsi, André Santini, député-maire UDF d’Issy-les-Moulineaux, ou Claude Goasguen, conseiller UMP de Paris et député sarkozyste, compagnons de route des Berbères de France, dont ils relaient les revendications à l’Assemblée nationale, ne font pas mystère de leur engagement berbériste. Selon André Santini, « les Berbères sont des laïcs, ils pratiquent un islam modéré. Ils ont un caractère tolérant, ils ont notre conception de la laïcité. Ils se regroupent sans être arro- gants et ne sont pas envahissants [5] ». Et, pour Claude Goasguen, « ils ont un culte musulman moins intégriste que les autres, car ils ont été islamisés plus tardivement [6] ». Pour l’un et l’autre, qui partagent en l’espèce le même credo que les « intégralistes » de la laïcité à gauche, l’imaginaire compte plus que la réalité. Peu leur importe que la wilaya (préfecture) de Tizi-Ouzou, capitale de la Grande Kabylie, compte aujourd’hui le plus grand nombre de mosquées en Algérie (731 sur 15 000), ou que l’islam kabyle soit extrêmement conservateur et relativement imperméable à tout esprit de réforme [7].

Il est donc difficile de ne pas voir dans ces propos un écho, plus ou moins conscient, des théories et pratiques coloniales forgées lors de la conquête française de l’Algérie. L’utilisation du berbérisme contre l’islam est en effet une vieille idée qui puise son origine dans cette histoire. Et il faut revenir aux travaux de l’historien Charles-Robert Ageron, dont la thèse parue en 1968 reste une référence incontournable, pour comprendre les fins de la création du mythe kabyle [8].

Ce mythe repose à la fois sur des considérations identitaires et religieuses : aux premières décennies de la conquête et jusqu’à la fin du siècle, la Kabylie fut l’objet de tentatives d’évangélisation et d’instrumentalisation politico-religieuse. Pour démontrer qu’ils sont différents des Arabes et proches des Européens, on leur attribue une ascendance nordique, voire aryenne. C’est par exemple un texte posthume attribué à l’abbé Raynal, l’Histoire philosophique des établissements dans l’Afrique septentrionale, paru en 1826 : « Les Kabyles sont d’origine nordique, en descendance directe des Vandales, ils sont beaux avec les yeux bleus et des cheveux blonds, leur islam est tiède. » Tocqueville écrivait en 1847 que « le pays kabyle nous est fermé, mais l’âme kabyle nous est ouverte ». La Grande Kabylie : études historiques d’Eugène Daumas, parue en 1847, n’est pas en reste : « Le peuple kabyle est en partie germain d’origine, après avoir connu le christianisme. Il a accepté le Coran, mais ne l’a pas embrassé. Contrairement aux résultats universels de la foi islamique, en Kabylie nous découvrons la sainte loi du travail obéie, la femme à peu près réhabilitée, nombre d’usages où respire la commisération chrétienne. » Le baron Henri Aucapitaine écrit dans son ouvrage, Le Pays et la Société kabyles, publié en 1857 : « Dans cent ans, les Kabyles seront Français. » Selon le docteur Auguste Warnier, élu député d’Alger après avoir servi le gouvernement : « Pour le Kabyle, la femme est d’abord une mère de famille et non une bête de somme comme dans la société arabe [9]. »

Malgré l’insurrection de 1871, les panégyristes kabylophiles demeuraient sur leurs préjugés : on accusait les confréries musulmanes d’avoir manipulé les insurgés de la révolte de Mokrani, laissant ainsi penser que sans l’islam les Kabyles auraient accepté la domination française sans réagir. Les historiens s’accordent pourtant sur le fait que c’est bien le cheikh Mokrani qui a sollicité la zaouia Rahmaniyya, confrérie religieuse, afin de lancer le djihad contre l’occupant, et non le contraire. Cet épisode n’empêcha pas l’archevêque d’Alger, Charles Martial Lavigerie, de penser que la Kabylie était le « Liban de l’Afrique », autrement dit un pays chrétien au coeur du Maghreb musulman [10].

Un des éléments du continuum colonial qui caractérise le mythe kabyle, c’est donc son aspect religieux. Encore aujourd’hui, la berbérophilie des politiques ou des intellectuels français, aussi laïques et républicains soient-ils, se mesure aux effets de l’évangélisation tentée dans les années 1870 par les Pères blancs : les Kabyles de France seraient plus intégrables que les autres populations originaires du Maghreb, parce qu’ils seraient supposés entretenir une plus grande proximité avec la « culture judéo-chrétienne ». Un argument quelque peu surprenant pour des intellectuels laïcistes qui prétendent lutter contre le communautarisme à l’école républicaine…

Pourtant, les témoignages de la fin du xixe siècle abondent sur la résistance des populations kabyles contre ces tentatives de christianisation. Belqacem ben Sedira, un auteur de nationalité française, dans son ouvrage Une mission en Kabylie et l’assimilation des indigènes (1886), restitue les propos recueillis lors de son enquête : « Si on veut faire de nos enfants des petits roumis, nous n’avons plus qu’à construire une route pour aller nous jeter à la mer [11] » Si les Kabyles peuvent accepter la présence d’un « marabout chrétien », ils rejettent globalement son apostolat : « Nous préférerions voir mourir tous nos enfants plutôt que de les voir devenir chrétiens. » L’exemple des Aït-Ferah : « Nous ne renoncerons jamais à notre religion. Si le gouvernement veut nous y contraindre, nous lui demanderons de quitter le pays. »

Un conflit larvé opposait d’ailleurs militaires et religieux français à propos de la politique d’évangélisation des missions chrétiennes : consultés sur la question par l’administration coloniale en 1850, les militaires assuraient que cela causerait une « émotion dangereuse », amènerait une perturbation générale et se révélerait vain. Conformément aux prévisions de l’armée, on ne recensera aucune conversion au plus fort de l’activité des missions. Un échec imputé aux militaires : « Si on nous avait laissé faire, la Kabylie serait chrétienne », dira Lavigerie [12]. Les militaires étaient même accusés de favoriser l’islamisation à travers la création des Bureaux arabes [13], organismes créés conformément à la politique arabe de Napoléon III.

Un mythe n’ayant pas cours en métropole

Ce fameux mythe kabyle, s’il est alors opérant en Algérie, n’a toutefois pas cours en métropole. Dès le début du xxe siècle, les Kabyles immigrés sont traités de la même manière que tous les autres Nord-Africains : surveillés, méprisés par les pouvoirs publics, ils ne bénéficient d’aucun préjugé favorable, comme le rappelle Nedjma Abdelfettah, qui a analysé en détail les modalités d’encadrement de l’immigration algérienne à Paris de 1917 à 1952, majoritairement kabyle : « La lecture d’une étude de la Préfecture de police produite en 1952 sur la présence des populations nord-africaines à Paris [est très parlante]. Modèle du genre, ce rapport aurait pu être écrit vingt ans plus tôt, voire plus, à quelques détails près. Il reproduit une vision statique de la communauté nord-africaine à Paris, où ne change que le nombre qui va croissant. Le moule introduit dans les années 1920 et 1930, qui aurait pu être bouleversé par l’exercice même d’une observation extrêmement régulière, est toujours en place. Il est fondé sur une approche culturelle d’une sorte d’être nord-africain et de son comportement. Les thèmes sont quasiment donnés d’avance : la solidarité religieuse ou tribale, avec son revers la sujétion et l’exploitation, le sens de l’honneur avec son revers la culture de la vendetta et l’inadaptation à l’idée du droit, l’instinct grégaire obstacle à l’intégration dans la société d’accueil, le tribalisme et le lien religieux obstacles à l’existence de l’individu, […] les différences irréductibles de civilisations et de genres de vie qui vouent à l’échec les mariages mixtes (auxquels ne sont candidates que les femmes européennes diminuées physiquement ou socialement), les risques de contamination par toutes sortes de tares devant l’arrivée de petits Abdallah et Mohamed bel et bien français sur les bancs de l’école, le problème juridique que pose l’existence de ces petits êtres hybrides…

« En 1935, Octave Depont publie un livre pour saluer et justifier l’ouverture d’un hôpital spécialement destiné aux « Berbères immigrés », à qui la ville souhaite offrir un autre « signe d’amitié » en plus de la mosquée. Le bellicisme de l’islam et son caractère dépouillé côtoient le caractère primitif des Berbères. Depont, que Charles-Robert Ageron présente comme un berbérophile qui aurait travaillé à l’encouragement de l’immigration kabyle, dans une perspective assimilationniste, montre dans cet ouvrage que sa berbérophilie s’arrête aux frontières de l’Algérie, où elle a une fonction de division et d’opposition aux Arabes. À Paris, où il ne souhaite absolument pas les voir se multiplier, elle est rudement mise à l’épreuve. Le monde et l’être berbères sont décrits comme des repoussoirs qui suscitent rejet et répression : « Il y a, en effet, dans la psychologie des Berbères à la fois impulsifs et violents, arrogants et obséquieux, pillards redoutables, des contrastes et des contradictions qui ne se révèlent partiellement qu’à ceux que de patientes observations et de profondes connaissances des dialectes mettent à même de pénétrer l’âme des Nord-Africains. » Devant le fait accompli de leur présence, il appelle à un traitement qui les distingue. Un hôpital spécial se justifie donc pour lui par les « maladies à évolution assez particulière » des Nord-Africains [14] . »

Nedjma Abdelfettah montre ainsi que la berbérophilie et la kabylophilie françaises — cette dernière constituant une déclinaison coloniale de la première — fonctionnent de manière paradoxale : elles procèdent d’une forme de stigmatisation à la fois « positive » et « négative » des Berbères colonisés, visant à les différencier, ou au contraire à les rapprocher, des « moeurs arabes », mais toujours dans une optique de contrôle social et politique.

[1] Editions La Découverte, mars 2007, 20 €.

[2] Caroline FOUREST, La Tentation obscurantiste, Grasset, Paris, 2005.

[3] Khalida MESSAOUDI, Une Algérienne debout. Entretiens avec Élisabeth Schemla, Flammarion, Paris, 1995.

[4] Charlotte ROTMAN, « Soumission impossible », Libération, 26 février 2003.

[5] André Santini, entretien avec les auteurs, 2006.

[6] Claude Goasguen, entretien avec les auteurs, 2006.

[7] Kamel CHACHOUA, L’Islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, Maisonneuve & Larose, Paris, 2002.

[8] Charles-Robert AGERON, « Le « mythe kabyle » et la politique kabyle », Les Algériens musulmans et la France, tome I, PUF, Paris, 1968, p. 267-292 ; « La politique kabyle de 1898 à 1918 », tome II, p. 873-890.

[9] Toutes les citations qui précèdent sont extraites du chapitre de Charles-Robert AGERON, « Le « mythe kabyle » et la politique kabyle (1871-1891) », loc. cit.

[10] Ibid., p. 273.

[11] Ibid., p. 275.

[12] Ibid., p. 274.

[13] Jacques FRÉMEAUX, Les Bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Denoél, Paris, 1993.

[14] Nedjma ABDELFETTAH, « « Science coloniale » et modalités d’encadrement de l’immigration algérienne à Paris (1917-1952) », Bulletin de l’IHTP, n° 83, juin 2004.

Source : Orient XXI – Édition du 1er au 15 septembre 2025 https://histoirecoloniale.net/le-bon-kabyle-face-a-l-arabe-fanatique-un-vieux-mythe-colonial/

Les pieds-noirs d’Algérie : la colonisation pour mémoire

France Culture – Une série documentaire de Marceau Vassy, réalisée par Cécile Laffon

L’année 1962 mit fin à 132 ans de colonisation française en Algérie, et conduisit au rapatriement de près d’un million de Français en métropole. Aujourd’hui, comment les « pieds-noirs » et leurs descendants font-ils mémoire de cette histoire ?

Épisode 1/4 : Des descendants face à leur histoire

Comment est-ce que les enfants et petits enfants de pieds-noirs s’approprient-ils leur histoire familiale ? Comment faire face, pour la génération de l’après, à cette tension entre Histoire et mémoires ? Pied-noir, est-ce d’ailleurs une identité ? Une culture ? Quelque chose dont on hérite ?

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/des-descendants-face-a-leur-histoire-4028916

Épisode 2/4 : 1962 : l’exil en commun

Pour comprendre les tensions et l’aspect sensible de la mémoire pied-noir, retour sur l’année 1962 qui mit fin à la guerre d’Algérie, entraînant le départ de près d’un million de Français vers la Métropole. Un exil qui marquera profondément cette communauté et qui résonne encore dans les mémoires.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/1962-l-exil-en-commun-5735628

Épisode 3/4 : Des mémoires en tensions

Comment les pieds-noirs se sont-ils mobilisés depuis le début des années 1970 pour transmettre leur histoire à travers différentes associations ? Comment est-ce que ce paysage associatif s’articule-t-il aujourd’hui autour de positions politiques et idéologiques très différentes ?

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/des-memoires-en-tensions-6708907

Interventions de Jacques Pradel, président de l’Association nationale des Pieds-Noirs progressistes et de leurs ami.e.s (ANPNPA), Jacky Mallea, membre de l’ANPNPA, Michelle Pradel, membre de l’ANPNPA

Épisode 4/4 : Sortir de la fatalité

Qu’est-ce que les pieds-noirs, les Algériens, et leurs descendants, peuvent-ils faire de cette histoire coloniale ? Comment déjouer la fatalité et les traumatismes du passé pour apaiser les mémoires ? Comment transformer le souvenir en quelque chose de fécond pour l’avenir ?

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/sortir-de-la-fatalite-6710163

Sahara occidental – Jamal Benomar 

Jamal Benomar : au Maghreb, « il faut mettre un terme à l’escalade verbale et à la surenchère militaire »

Une reprise du dialogue entre l’Algérie et le Maroc est-elle possible, comme semble le souhaiter le roi Mohammed VI dans son discours du Trône 2025 ? Pour Jamal Benomar, ex-diplomate à l’ONU, c’est la seule voie possible pour la résolution du conflit au Sahara occidental.

« Le peuple algérien, un peuple frère que des attaches humaines et historiques séculaires lient au peuple marocain » : mardi 29 juillet, dans son discours du Trône, le roi du Maroc, Mohammed VI, a souhaité « tendre la main » à son voisin.

Entre les deux pays, les tensions sont pourtant très vives, sur fond de conflit au Sahara occidental, territoire disputé depuis un demi-siècle entre le Maroc et les indépendantistes sahraouis soutenus par l’Algérie. En novembre 2020, le cessez-le-feu a été rompu et des tirs sporadiques ont repris sur ce territoire toujours « non autonome » aux yeux du droit international et de l’ONU.

Aujourd’hui, Rabat contrôle 80 % du Sahara occidental et, de l’autre côté de la frontière, Alger héberge, à Tindouf, des réfugié·es sahraoui·es. 

En 2021, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, puis lui a fermé son espace aérien. Depuis que le Maroc a obtenu la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara par Donald Trump en 2020, et entraîné d’autres puissances – dont la France – à soutenir son plan d’autonomie, l’Algérie fulmine. Les deux États s’invectivent régulièrement et violemment par presse interposée, tout en poursuivant une course à l’armement.

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Jamal Benomar en 2016 à New York, aux États-Unis. © Photo Pacific Press Media Production Corp. / Alamy / abacapress

Plutôt que de compter sur l’ONU, il faut résoudre le problème au sein du Maghreb, martèle Jamal Benomar. Cet ancien diplomate a passé près de vingt-cinq ans aux Nations unies. Il a été secrétaire général adjoint sous Ban Ki-moon, et envoyé spécial dans plusieurs pays du monde. Il a aussi été conseiller sur le dossier du Sahara occidental, lorsque plusieurs membres de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) avaient été expulsés par le Maroc en 2016.

Originaire du Rif marocain, Jamal Benomar, militant d’extrême gauche sous le régime de Hassan II, a été torturé, puis emprisonné pendant huit ans, avant de s’exiler au Royaume-Uni. Désormais en retrait de la diplomatie internationale, il est président du Centre international pour les initiatives de dialogue (ICDI). 

Mediapart : Depuis la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara par Donald Trump en 2020, le Maroc veut montrer qu’il enchaîne les victoires diplomatiques : en Espagne, en France, au Royaume-Uni ou encore au Portugal, tout récemment. S’apprête-t-il à gagner la partie ?

Jamal Benomar : Évaluer les avancées du Maroc sur la question du Sahara ne devrait pas se limiter à comptabiliser le nombre de pays soutenant son plan d’autonomie. Ce qui importe davantage, c’est de mesurer dans quelle mesure les Sahraouis eux-mêmes sont disposés à vivre sous l’autorité du royaume.

Au lieu de focaliser ses efforts sur l’obtention du soutien des Occidentaux – soutien qui implique souvent des concessions importantes, parfois perçues comme allant à l’encontre des intérêts ou de la volonté d’une majorité de Marocains –, ou encore d’inciter certains États africains d’ouvrir des représentations diplomatiques symboliques à Laâyoune en échange de contreparties obscures, le Maroc gagnerait davantage à intensifier ses efforts pour établir un véritable dialogue avec l’ensemble des Sahraouis, sans exclusion.

C’est l’une des leçons que je tire de mon expérience au sein des Nations unies : les populations directement concernées par les conflits ne devraient pas remettre leur destin entre les mains d’acteurs internationaux, dont les intérêts sont rarement désintéressés. Il leur appartient d’assumer leur propre responsabilité dans la recherche d’une solution.

Au fond, il s’agit de gagner les cœurs et les esprits des peuples. Le fait que les sondages d’opinion soient interdits au Maroc et au Sahara occidental en dit long. Si le royaume cherche à écarter définitivement l’option d’un référendum, c’est sans doute parce qu’il redoute que les Sahraouis, dans une proportion significative, ne se prononcent pas en sa faveur.

Vous ne pensez pas le Maroc capable de convaincre l’ONU de prendre son parti ?

C’est ce que la diplomatie marocaine aimerait croire… mais cela relève davantage du vœu pieux. Après toutes ces années, et malgré la succession d’envoyés spéciaux, le Conseil de sécurité demeure invariablement divisé.

La définition de la folie, c’est de continuer à faire la même chose, encore et encore. C’est la voie que poursuit la diplomatie marocaine, en continuant d’espérer que l’Organisation des Nations unies finira par adopter pleinement sa position.

Certes, parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni soutiennent le plan d’autonomie proposé par le Maroc. Mais il ne faut pas oublier que la Russie et la Chine, également membres permanents, s’y montrent bien plus réservées. Du côté des membres non permanents, certains pays – comme l’Afrique du Sud ou le Mozambique – apportent ouvertement leur soutien au Polisario [le mouvement indépendantiste – ndlr] quand ils sont membres du Conseil.

Et même dans l’hypothèse, hautement improbable, où l’ensemble du Conseil de sécurité soutiendrait la position marocaine, un obstacle de taille subsisterait : si les Sahraouis eux-mêmes refusent ce plan, le conflit resterait entier.

C’est pourquoi le Maroc doit envisager une solution dans un cadre strictement maghrébin avec trois dimensions : un dialogue inclusif sahraoui-sahraoui, un dialogue direct entre le Maroc et le Polisario et un dialogue entre Rabat et Alger.

Donc pour vous, il n’y a plus rien à attendre de l’ONU pour trouver une solution politique à ce conflit ?

En 2003, l’envoyé spécial des Nations unies, James Baker, a présenté un plan qui, à mon sens, était raisonnable et aurait pu constituer une base sérieuse pour le règlement du conflit. Ce plan avait d’ailleurs reçu l’appui unanime des membres du Conseil de sécurité. L’Algérie l’avait accepté, et bien que le Polisario l’ait initialement rejeté, il avait fini par s’y rallier une fois que le Maroc l’avait, à son tour, refusé. En 2007, Rabat a présenté son propre plan d’autonomie.

Dans sa résolution 1754 adoptée la même année – comme dans chaque résolution annuelle depuis –, le Conseil de sécurité continue d’appeler à « une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, qui permette l’autodétermination du peuple du Sahara occidental ».

Le problème, c’est que cette autodétermination n’est jamais clairement définie. Elle peut revêtir plusieurs formes, mais le Conseil de sécurité entretient volontairement une certaine ambiguïté. Ce flou, qui semble convenir aux grandes puissances, ne fait cependant que prolonger le statu quo sans résoudre le cœur du conflit.

Il faut aujourd’hui chercher un compromis viable, et non une solution idéale. Or, l’approche adoptée récemment par la diplomatie marocaine va dans la direction opposée : elle consiste à qualifier le Polisario de mouvement terroriste lié à l’Iran et au Hezbollah. Mais si l’on considère l’autre camp comme un groupe terroriste, comment envisager une négociation sérieuse avec lui ?

Par ailleurs, quand des manifestants pacifiques du Hirak du Rif sont arrêtés et condamnés à vingt ans de prison, comment peut-on espérer convaincre le Polisario de déposer les armes et de s’engager dans un processus politique basé sur un plan d’autonomie qui, de surcroît, n’a jamais été élaboré en concertation avec les Sahraouis eux-mêmes, y compris ceux qui sont alliés à Rabat ?

Le roi Mohammed VI vient de tendre la main à l’Algérie, une nouvelle fois, dans son discours du Trône, ce 29 juillet 2025. Leurs relations se sont sérieusement détériorées, ces dernières années. Pensez-vous qu’il existe un vrai risque d’escalade militaire ?

On ne peut que se féliciter de la main tendue du roi, mais la diplomatie marocaine, en persistant dans une logique de confrontation et en mobilisant les acteurs internationaux pour entériner le fait accompli, adopte une démarche contraire à cet esprit d’ouverture et d’apaisement du roi.

Quant aux confrontations, le risque existe bel et bien, et ce n’est pas nouveau : il s’est déjà manifesté en 1963, puis en 1976. Plus récemment, le Maroc et l’Algérie ont intensifié leur rivalité en investissant massivement dans des armements de haute technologie. Depuis leur indépendance, les deux pays entretiennent une relation conflictuelle persistante, alors qu’ils partagent une histoire, une culture et une identité si proches qu’ils pourraient être perçus comme un seul peuple réparti sur deux territoires.

Aujourd’hui, ils semblent piégés dans une logique d’hostilité permanente, qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, la division entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Une situation à la fois absurde sur le plan historique et profondément regrettable sur le plan moral.

Avec le Centre international pour les initiatives de dialogue, vous voulez mobiliser la société civile des cinq pays du Maghreb. Qu’est-ce qui pourrait faire que le Maroc et l’Algérie reprennent une conversation ?

Notre initiative à l’ICDI est entièrement indépendante : à ce stade, nous n’avons engagé aucun dialogue avec les gouvernements. Notre ambition est de raviver le rêve porté par nos parents et nos grands-parents à l’époque coloniale : celui d’un Maghreb uni, solidaire et souverain.

La bonne nouvelle, c’est que malgré les tensions entre États – alimentées parfois par des campagnes de désinformation, y compris via des bots sur les réseaux sociaux –, les peuples, dans leur grande majorité, refusent d’être entraînés dans cette logique de confrontation.

C’est précisément pour cela qu’il devient urgent de mobiliser la société civile et les citoyens maghrébins afin de dire collectivement : « Trop, c’est trop ». Il faut mettre un terme à l’escalade verbale, à la surenchère militaire, et à la division artificielle entre des peuples liés par tant d’histoires communes.

Camélia Echchihab

Source : Mediapart – 31/07/2025 https://www.mediapart.fr/journal/international/310725/jamal-benomar-au-maghreb-il-faut-mettre-un-terme-l-escalade-verbale-et-la-surenchere-militaire