Le berger, le caïd et le bachaga : une histoire d’impunité militaire durant la guerre d’Algérie – Fabrice Riceputi

C’est une archive que l’on dirait tirée d’un pamphlet antimilitariste, mais qui a été produite par l’armée française elle-même en 1957, au sujet d’un triple assassinat commis par l’un des siens. Elle montre les voies tortueuses que pouvait emprunter l’institution militaire pour sauver son « honneur ».

Au printemps 1957, un magistrat rend compte au général Allard, commandant du corps d’armée d’Alger, du jugement de deux sous-officiers prononcé par le tribunal militaire permanent des forces armées d’Alger1. L’enquête a permis, selon lui, de reconstituer les faits comme suit.

Ils sont survenus près de la ville d’Aumale, aujourd’hui Sour El Ghozlane, à 120 kilomètres au sud d’Alger, dans la région montagneuse du Titteri. Au cours de l’après-midi du samedi 13 avril 1957, une jeep et un camion GMC de l’armée française quittent la petite ville. À bord des deux véhicules se trouve un petit détachement de membres du 5régiment de spahis algériens (RSA). Ils reviennent d’une cérémonie religieuse en mémoire de treize soldats de leur régiment tués non loin de là le 2 mars 1957 dans un affrontement avec des maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN).

Les spahis rejoignent leur cantonnement à Beni Slimane, à une cinquantaine de kilomètres. Parmi eux, deux jeunes sous-officiers, militaires de carrière : l’adjudant François Bart, 31 ans, originaire de la Sarthe, et le maréchal des logis René Naux, 28 ans, parisien.

Il semble que tous soient alors ivres morts. En effet, « la cérémonie terminée, les sous-officiers et hommes de troupe se répandirent dans les cafés de la ville. Les deux sous-officiers consommèrent de nombreux apéritifs et déjeunèrent au Grand Hôtel. Au cours de leur repas, ils continuèrent à boire plus que de raison, aussi étaient-ils en état d’ivresse lorsque dans l’après-midi ils reprirent la direction du retour ». Mais les voilà qui reboivent encore, souligne le magistrat : « N’estimant pas, sans doute, avoir assez bu, en passant à nouveau devant le Grand Hôtel ils faisaient stopper le convoi pour y consommer entre autres boissons, du champagne. »

Au bout « d’une heure » de ces agapes, le petit convoi prend donc la route de Beni Slimane. « Les premiers kilomètres du parcours s’effectuèrent sans incidents. » Même si, note le magistrat, « les deux sous-officiers [ont] tiré des coups de feu dans toutes les directions ».

Puis, après cinq kilomètres seulement, au lieu-dit Les Carrières, Bart stoppe le convoi et décide « de son propre chef » de « procéder à des vérifications d’identité ».

Tout d’abord, un cycliste échappe au pire du fait de l’état lamentable de Bart. « Il arrêta d’abord un cycliste qui, pris de peur, abandonna sa bicyclette et se sauva à toutes jambes. BART voulu le poursuivre, mais trébucha dans le fossé et ne put se relever sans le secours de deux spahis. »

C’est alors qu’« un troupeau de moutons se présenta ensuite conduit par deux bergers ».Et qu’unpremier meurtre est commis : « Tandis que l’un d’eux emmenait le troupeau, l’autre était contrôlé par les deux sous-officiers et Naux l’abattait d’une rafale de mitraillette au bout de quelques pas»

La tuerie n’est pas finie : « Une voiture automobile Citroën traction avant fut ensuite arrêtée. Le Caïd MAHMOUDI BEN TAIBI et le Bachaga BRAHIMI Ahmed en descendaient. Pris de panique devant l’attitude menaçante de NAUX le Caïd parut tenter de fuir, Naux tira une rafale de sa mitraillette et l’abattit puis, tandis que le Bachaga Brahimi Ahmed remontait au volant de la voiture et démarrait, Naux s’emparait alors d’une carabine d’un des spahis à ses côtés et le tuait net d’une balle dans la tête. »

Le convoi reprend la route de Beni Slimane, « non sans tirer cette fois quelques rafales de mitrailleuse de 50 vers un djebel », un massif montagneux. Naux et Bart rejoignent enfin leur caserne. C’est le lendemain qu’on peut « établir la preuve de leur culpabilité ». Ils sont alors ramenés à Aumale, où ils sont mis aux arrêts de rigueur.

Acquittés pour cause d’ivresse

Tous deux comparaissent dès le 30 avril 1957 devant le Tribunal permanent des forces armées d’Alger. L’un est poursuivi pour « meurtres », l’autre pour « défaut d’assistance à personnes en péril ». Le tribunal est présidé par un magistrat militaire assisté de six officiers et sous-officiers.

Le jugement indique que « les deux inculpés […] se sont présentés correctement »,c’est-à-dire sans doute qu’ils sont sobres. Cependant, ils n’ont guère été prolifiques en explications. Ils « ont reconnu les faits, quoique ne se souvenant des événements de cet après-midi que de façon très imparfaite, pour ne pas dire inexistante ».

Les spahis qui accompagnaient les prévenus, témoins et acteurs directs du drame, ont été « cités à l’audience » mais « ne se sont pas présentés ». Ils ont néanmoins attesté, sans doute par écrit, que Naux et Bart « n’avaient aucune conscience » de ce qu’ils faisaient. Le médecin militaire a quant à lui déposé longuement sur « l’état mental » des prévenus. Et a conclu « à une responsabilité atténuée du fait de l’intoxication alcoolique aiguë » de Naux et Bart.

Et le compte rendu d’audience d’indiquer, semble-t-il sans ironie aucune, que la défense a « soutenu brillamment que les prévenus par leur état d’ivresse étaient dans un état qui les privait de tout contrôle de leurs actes et qu’ils ne pouvaient dans ces conditions avoir eu intention de commettre ces actes, intention qui nécessite l’intervention de la réflexion ». En conséquence de quoi, conclut le magistrat, René Naux et François Bart ont été déclarés non coupables et remis en liberté.

Comme toutes les archives, spécialement celles, plutôt rares, dans lesquelles l’armée garda une trace d’exactions commises par elle, celles de « l’affaire Naux et Bart » doivent être lues au second degré et, comme on dirait aujourd’hui, « debunkées ».

« Le prestige de l’Armée française » entaché

Trois Algériens ont donc été tués par des militaires lors d’un contrôle sur une route de campagne. En 1957 en Algérie, il n’y a rien là que de très banal : les forces de l’ordre sont autorisées à faire feu à volonté sur tout fuyard et le font très souvent. 

Mais ici, nous dit la note d’un colonel, les faits furent jugés « particulièrement graves pour le prestige de l’Armée française ». Le général Allard a tenu à faire savoir son indignation. De fait, l’affaire remonta illico d’Aumale à Alger, puis d’Alger à Paris. Le ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury lui-même en fut informé par un télégramme signé du général Raoul Salan en personne.

C’est bien sûr l’identité de deux des victimes qui posait problème : un bachaga et un caïd, puissants notables régionaux, chefs de tribus, agents importants de l’administration coloniale, symboles officiels s’il en était de l’attachement supposé des « musulmans » à la présence française.

La mort d’Ahmed Brahimi préoccupait particulièrement. Car, comme le général Salan l’indiquait au ministre Bourgès-Maunoury, le « Bachaga BRAHIMI avait des attaches dans certains milieux parlementaires français à Paris ». Il était en effet notamment l’oncle d’un ancien député « musulman » à l’Assemblée nationale. Un scandale était à éviter.

Mais l’armée avait aussi à traiter en interne un scandaleux dysfonctionnement. Naux et Bart avaient gravement manqué à la discipline la plus élémentaire et donné un exemple déplorable à leur régiment. On ne pouvait, fût-ce en état d’ivresse, tuer de précieux alliés de la France en Algérie et compromettre ainsi l’œuvre de ralliement des « musulmans » à la présence française. D’où la décision prise en haut lieu de faire comparaître Naux et Bart devant la justice militaire.

Les deux sous-officiers ne pouvaient cependant pas être condamnés. Il y allait en effet du « moral des troupes ». Celles-ci ne devaient pas se sentir menacées de prison dans l’accomplissement de leur difficile mission de « pacification ». Quant à leur acquittement pour état d’ivresse, il était entendu que nul n’en aurait jamais connaissance. Le jugement fut prononcé à huis clos, et ses traces écrites toutes tamponnées « très secret ».

Une expédition punitive

Venons-en aux faits eux-mêmes. L’existence du triple meurtre le 13 avril 1957 à la sortie d’Aumale n’est pas douteuse. Les identités des victimes et des coupables non plus. Selon l’armée, il se serait agi d’un crime sans mobile, occasionné par « l’inconscience » des meurtriers. Le berger, le caïd et le bachaga auraient donc été victimes du malheureux hasard de s’être trouvés sur la route de dangereux ivrognes. Il n’en est évidemment rien.

En avril 1957, la région d’Aumale connaît une forte activité de la guérilla nationaliste, à un moment où le FLN/ALN est à l’apogée de son emprise politique et militaire sur nombre de zones rurales. Aumale se trouve en bordure sud de la Wilaya III du FLN. De nombreuses katibas, des bataillons de combattants algériens, y opèrent, rendant les sorties de l’armée toujours très périlleuses.

Un mois et dix jours avant le triple meurtre, le 2 mars, l’une d’elles a attaqué près d’Aumale un convoi du régiment de spahis auquel appartenaient Naux et Bart, lui infligeant de très lourdes pertes : treize tués, dont « dix Européens et trois musulmans », selon la presse. Le Monde signale l’embuscade meurtrière deux jours plus tard comme la plus grave des dernières journées, indiquant aussi que huit des spahis avaient survécu.

La cérémonie à laquelle Naux, Bart et leurs hommes ont assisté au matin du 13 avril concernait leurs proches camarades de régiment et a ravivé le souvenir d’un événement particulièrement tragique pour eux. On ne peut exclure qu’ils l’aient eux-mêmes vécu directement, soit qu’ils aient été parmi les survivants, soit qu’ils aient été de ces « renforts » accourus dont Le Monde nous dit que leur « intervention a permis de tuer vingt et un membres de la bande rebelle ».

Les historiens savent qu’au lendemain d’attentats et d’actions armées du FLN, les représailles collectives étaient monnaie courante. Aucune enquête sérieuse n’est jamais menée. Le comportement du détachement de spahis à son retour d’Aumale semble bien relever de cet habitus typiquement colonial. L’archive nous dit que les spahis tirent en roulant « dans toutes les directions ». Et qu’après le triple meurtre, ils continuent à le faire, à l’arme lourde – une « mitrailleuse de 50 » –, « sur le djebel », c’est-à-dire probablement sur des riverains. Leur sortie d’Aumale ressemble fort à une sauvage expédition punitive.

Le double jeu du bachaga

Mais un véritable règlement de comptes par exécution délibérée n’est pas à exclure. Selon le tribunal militaire, Naux n’eut pas conscience de ce qu’il faisait et ne se rendit donc pas compte de l’identité de ses victimes en principe intouchables. Cela est parfaitement invraisemblable.

Il entrait notamment dans les fonctions des membres du corp caïdal de représenter les tribus lors des cérémonies officielles. Ils y paraissaient vêtus d’un burnous d’apparat couleur fauve et bardés des médailles et décorations dont la France les avait gratifiés. Il est plus que probable qu’au matin du 13 avril 1957, Ahmed Brahimi et Mahmoudi ben Taïbi ont, eux aussi, participé à Aumale à la cérémonie en mémoire des spahis tués par l’ALN. Et qu’ils en revenaient quand ils ont rencontré leurs meurtriers, qui les ont nécessairement reconnus dans leur automobile de prix et leur costume d’apparat. Pourquoi Naux les a-t-il néanmoins abattus, faisant preuve malgré son état d’une redoutable efficacité dans son unique tir mortel et sans en être empêché par le reste du détachement ? 

Dans la mythologie de « l’Algérie française » abondamment diffusée à l’époque, les bachagas et caïds sont la figure par excellence de l’Algérien qui a « choisi la France ». On exhiba notamment beaucoup le bachaga Saïd Boualam, qui dirigea une troupe de harkis dans l’Ouarsenis, fit la guerre au FLN et fonda notamment le Front Algérie française (FAF). Adulé jusqu’à nos jours par les nostalgiques de l’Algérie coloniale, exécré comme traître par bien des Algériens, il était en réalité, en 1957, très loin d’être représentatif de l’ensemble de ses pairs2.

En 1956, le sous-préfet d’Aumale accusait certains de ces agents de son administration « musulmane » de complicité avec des nationalistes qu’ils étaient pourtant chargés de lui dénoncer. Et une note préfectorale signalait même nommément toute « la famille Brahimi »« comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député »,comme purement et simplement « acquise à la rébellion3 ».

Ahmed Brahimi ne faisait pas exception. Les autorités françaises, au moins celles d’Aumale, en étaient informées. Trois jours après sa mort, le général Allard fut en effet destinataire d’une note, annexée au dossier d’archive, qui lui indiquait que Brahimi misait lui aussi « sur deux tableaux ». Il aurait même été « collecteur de fonds FLN » et « aurait hébergé à plusieurs reprises des chefs importants du FLN4 ». Le fait était si notoire dans la région d’Aumale, ajoute la note, que certains croyaient savoir que Brahimi avait été exécuté par le rival nationaliste du FLN, le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj.

Maquillé en crime du FLN

Naux et Bart connaissaient-ils ce soupçon de complicité avec le FLN du bachaga qu’ils avaient vu à la cérémonie et qu’ils retrouvaient durant l’après-midi ? C’est très probable et cela constitue sans doute l’explication véritable de son assassinat.

Enfin, l’armée ne se contenta pas de cacher la vérité de ce triple meurtre. Si l’identité des meurtriers et leurs vraies motivations ne furent jamais révélées, la mort du bachaga fut tout de même l’objet d’un communiqué de l’armée en direction de la presse d’Algérie et de France. Elle attribuait tout bonnement les meurtres au FLN.

Le 16 avril 1957, dans sa chronique quotidienne de l’activité « terroriste » en Algérie, Le Monde livrait à ses lecteurs et lectrices des informations diffusées à la presse par le ministère de l’Algérie. Il indiquait que « les attentats [avaient fait] plusieurs morts et blessés dans les deux communautés ». Et signalait que « trois musulmans » avaient été « assassinés » dans la région d’Aumale. Une des victimes était nommée : le bachaga Ahmed Brahimi, bien « connu pour ses sentiments profrançais ». Et donc victime, comme tant d’autres Algériens collaborant avec la France, du « terrorisme » du FLN. Qui pouvait en douter ?

Notes

1. Affaire Naux et Bart, « exactions imputées aux forces de l’ordre », 1 H 2698, SHD. Toutes les citations en italique entre guillemets sont tirées de l’archive. 

2. Voir Isabelle Chiavassa, « Contournement et transgression de la norme chez des notables et fonctionnaires “indigènes” : les caïds de commune mixte en Kabylie (1940-1956) », et Neil Mac Master, Guerre dans les djebels. Société paysanne et contre-insurrection en Algérie, 1918-1958, ed. du Croquant, 2024.

3. « Famille Brahimi à Bir Rabalou, acquise à la rébellion, mais comptant un ancien délégué à l’Assemblée algérienne et un ancien député : correspondance avec le préfet et le colonel commandant le secteur », ANOM, 9125 36.

4. SHD, « Exactions imputées aux forces de l’ordre », note de l’antenne d’Aumale, 1 H 2698.

Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent.

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/le-berger-le-caid-et-le-bachaga-une-histoire-d-impunite-militaire-durant-la-guerre-d-algerie

Fanon – Jean-Claude Barny (sortie en salle le 02/04/2025)

Il y a des films qui tombent à pic. Fanon, de Jean-Claude Barny, qui sortira en salle le 2 avril, est de ceux-là.

Dès l’ouverture, un coup de feu claque, nous arrachant au confort de nos sièges pour nous jeter au cœur du fracas colonial. Nous sommes en pleine guerre d’Algérie. Puis ces mots de Fanon s’imposent à l’écran : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir. » Le ton est donné. 

Il fallait ce film pour rappeler que Fanon n’est pas qu’un nom sur une page d’universitaire, mais un corps, une voix, un combat. En France, il reste un grand absent. On cite son nom, mais qui sait encore ce qu’il a dit, écrit, défendu ? Barny retrace l’itinéraire de ce Martiniquais devenu l’une des figures de la lutte algérienne, psychiatre et penseur dont l’œuvre est un cri contre toutes les oppressions.

En ces temps où l’on suspend un journaliste pour avoir rappelé les crimes coloniaux, que des documentaires sur l’Algérie disparaissent des écrans, Fanon pose une question dérangeante: que faisons-nous de notre histoire coloniale ?

Car nous vivons à l’ère de la post-vérité, où les faits historiques deviennent secondaires face aux récits que l’on fabrique, aux émotions que l’on manipule, aux vérités que l’on adapte. Barny nous ramène à l’essentiel : l’histoire, les luttes, la réalité brute de la colonisation et de ses séquelles.

Peau Noire, Masques Blancs : une boussole universelle

Peau Noire, Masques Blancs n’est jamais loin, ce texte de jeunesse, cette thèse refusée, qui demeure une boussole pour quiconque cherche à comprendre la mécanique implacable de la colonisation. Barny le filme, littéralement. À travers la figure d’un Fanon médecin, psychiatre à Blida, où les murs de l’hôpital bruissent de la violence coloniale, où soigner signifie résister. Là, dans ce lieu censé réparer les âmes, Fanon comprend que la psychiatrie coloniale est aussi une arme pour maintenir l’oppression.

Mais Fanon est avant tout un film d’introspection. Un homme qui doute, qui pense, qui écrit. Aux côtés de Josie, son épouse, et d’Olivier, leur fils né à Alger, il s’ancre dans une vie familiale, loin du mythe figé.

Des images qui marquent

Barny parsème son film d’allégories qui interrogent. Ce crabe, sur lequel Fanon tire enfant, est-ce la maladie tapie en lui, ou le mal colonial qui gangrène les corps et les âmes ? Cette mangrove suspendue au mur d’Alger, miroir de ses racines martiniquaises ou dédale intérieur où se perdent ses patients ? Et cette mer face à lui au moment ultime, serait-elle l’exil, le passage du milieu, l’histoire des opprimés ? Jean-Claude Barny nous pousse à regarder au-delà des images.

Un film pour aujourd’hui, un film pour demain

En cette année du centenaire de Frantz Fanon, le film de Jean-Claude Barny ne se contente pas d’un hommage. Il ravive une pensée toujours brûlante, qui éclaire nos sociétés et leurs rapports aux dominations passées et présentes.

Barny filme un Fanon vivant et insoumis car l’histoire ne s’efface pas et une société ne se construit pas sur l’oubli. Ce film est un rappel : chaque génération doit affronter sa mission. Mais la nôtre en est-elle digne ?

Source : Médiapart/ Billet de blog Eléonore Bassop – 15/03/2025 https://blogs.mediapart.fr/eleonore-bassop/blog/150325/fanon-de-jean-claude-barny

Pieds-noirs progressistes : « l’Algérie au cœur », plus que jamais – Nadjib Touaibia

Jacques Pradel, président de « l’Association des Pieds-Noirs Progressistes », revient sur les missions, les actions et la vision de son organisation, dans un contexte marqué par les tensions franco-algériennes

Méditerranée. Quels objectifs se sont fixés les pieds-noirs progressistes en se constituant en association ?

Jacques Pradel. L’association a été créée en 2008, bien que nous ayons toutes les raisons de le faire plus tôt. Elle s’est fixée, pour l’essentiel, un double objectif. D’une part, il s’agissait, pour nous enfants d’Algérie, d’affirmer notre rejet de la confiscation de la parole des pieds-noirs par les organisations d’extrême droite, les anciens de l’OAS. Nous en avions assez qu’ils prétendent parler au nom de tous les pieds-noirs. D’autant qu’elles étaient reconnues, par les politiques et par les médias, comme étant des porte-parole légitimes. Sans surprise, nous avons été durement confrontés à ces organisations sur le terrainD’autre part, il importait de cultiver la relation avec l’Algérie, notamment en se battant ici en France contre le racisme anti-algérien, en portant une parole de fraternité. Ce deuxième objectif, tourné vers l’avenir, est devenu bien plus important, car il nous faut à tout prix contrecarrer les actions et les pressions sur la société française des nostalgiques du système colonial.

De quelles façons entretenez-vous cette relation avec l’Algérie ?

Jacques Pradel. Depuis les années 2010, l’essentiel de notre activité est l’organisation de voyages en Algérie. Nous le faisons avec une autre organisation qui partage notre vision de l’histoire croisée des deux pays, l’Association des Anciens Appelés en Algérie Contre la Guerre (4ACG), composée de gens magnifiques. Elle a été créée par quatre petits paysans qui avaient fait la guerre à 20 ans, et qui, quand ils ont eu 60 ans, ont eu droit à une pension de retraite à titre militaire. Et ces gens-là ont dit : cet argent, on ne peut pas le garder ; c’est l’argent du sang, qui va nous brûler les doigts. Ils ont donc décidé de se rassembler en association et d’y consacrer la totalité de leurs pensions. Avec ces ressources, ils financent, de manière très modeste, des initiatives dans la société civile en Algérie, et également aujourd’hui en Palestine. Nous avons effectué avec la 4ACG toute une série de voyages en Algérie pour rencontrer des associations et la population. L’autre volet de notre activité consiste à participer en France, avec d’autres, à des manifestations autour de moments particuliers, l’autre 8 mai 1945 (massacres de Sétif et Guelma, NDLR),le 17 octobre 1961 (répression sanglante de manifestation pacifique d’Algériens à Paris, NDLR) … Par exemple, à Marseille, lors du soixantième anniversaire de l’indépendance, nous avons créé, avec l’association Ancrage, un collectif dénommé « l’Algérie au cœur ». Pendant l’année 2022, celui-ci a permis la tenue de plus d’une vingtaine de soirées autour de l’histoire croisée de la France et de l’Algérie, en mettant beaucoup en avant la culture partagée comme vecteur. Nous poursuivons ce type d’activité à Grenoble, à Perpignan, à Toulouse, à Paris.

Quel est le sentiment des pieds-noirs progressistes dans le contexte actuel de fortes tensions entre les deux pays?

Jacques Pradel. La crise est en effet assez grave et inquiétante. Mais pourquoi cette détérioration comme jamais des relations entre les deux États, pourquoi maintenant ? Pour ma part, je ne peux m’empêcher de penser que c’est en relation avec la montée des idéologies d’extrême droite. Je pense que, globalement, les forces progressistes antifascistes, tant les organisations que les partis politiques, n’ont pas été capables de mener correctement une bataille idéologique. Si bien que les idées véhiculées par le Rassemblement national, ainsi que par la droite qui avant était Républicaine, ont largement pénétré la société française. La première conséquence est que la mémoire coloniale est réhabilitée sous un angle positif, ce qui alimente de manière terrible le racisme anti-maghrébin, anti-arabe, l’islamophobie… Nos frères algériens sont les premiers ciblés. Tout se passe comme si nous avions en France deux ministres de l’Intérieur. Darmanin et Retailleau rivalisent de surenchère qui pourrait aggraver encore plus la crise entre la France et l’Algérie. La situation s’apaise-t-elle ? Je ne vois pas pour l’instant de réponse. Seul signe encourageant toutefois : la récente interview du président Tebboune. Un message a été passé : pas de réponse aux agitateurs, seul importe le dialogue avec son homologue chef de l’État, Emmanuel Macron. Dans ce contexte houleux, nous partageons aussi les interrogations et les inquiétudes de ces Algériens, combattants pour le progrès social, qui se sont exilés de leur pays durant la décennie noire et ont fait le choix de vivre en France.

Quelle nature de relations souhaitent les pieds-noirs progressistes entre la France et l’Algérie ?

Jacques Pradel. Disons d’abord que Macron et ses ministres doivent se ressaisir, mettre un terme aux messages contradictoires. Nous souhaitons avant tout une parole claire, loin des propos de ces soldats du feu que sont Darmanin et Retailleau. Et puis, comment ne pas tenir compte de tous ceux qui ont quelque chose à voir avec l’Algérie, soit autour de 20 % de la population peut-être. Sur le fond, la France a tout à gagner dans un apaisement. L’Algérie est un grand pays aujourd’hui. Quand bien même les belles valeurs portées par le Hirak ne sont pas prises en compte. La répression demeure forte sur les associations, et les détenus d’opinion sont nombreux. Honnêtement, c’est une réalité dont on ne peut pas se détourner. Reste qu’il y a beaucoup d’espoir, le pays va beaucoup mieux.

Source : Médi@terranée – 24/03/2025 https://www.mediaterranee.com/2412025-pieds-noirs-progressistes-lalgerie-au-coeur-plus-que-jamais.html

Mathieu Belezi : « En Algérie, nous avons été des barbares » – Mathieu Magnaudeix

Lauréat du prix du Livre Inter en 2022 avec « Attaquer la terre et le soleil », l’écrivain Mathieu Belezi documente depuis des années la férocité de la colonisation en Algérie. Il constate à nouveau l’ignorance entêtée que notre pays entretient autour des massacres qui l’ont accompagnée. 

Dans Attaquer la terre et le soleil (éd. Le Tripode, 2022), Mathieu Belezi raconte le quotidien infernal des tout premiers colons d’Algérie, arrivés miséreux des campagnes hexagonales pour un lopin de terre, malades de fièvre, protégés tant bien que mal des assauts des Algériens expropriés par une armée française qui commet massacre sur massacre. 

Avant qu’il ne reçoive en 2022 le prix du Livre Inter pour ce récit, l’Algérie coloniale était depuis longtemps un de ses thèmes de prédilection, déplié depuis 2001 avec Les Vieux Fous,récit halluciné de la vie et de la chute d’Albert Vandel, « l’homme le plus riche d’Alger » en 1962, C’était notre terre (2008), ou encore Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015) – des livres quasiment tous réédités en 2024 par les éditions Le Tripode sous les titres Moi, le glorieuxLe Temps des crocodiles et Emma Picard

Pour l’émission « À l’air libre » du 6 mars sur les tensions entre la France et l’Algérie, Mathieu Belezi avait accepté un entretien lors duquel nous abordions l’ignorance et les résistances de la société française face aux crimes de la conquête algérienne, la question de la mémoire et son instrumentalisation par les politiques. Nous publions l’intégralité de cet entretien, réalisé le dimanche 2 mars. 

Mediapart : Bruno Retailleau a alimenté ces derniers mois une surenchère verbale contre l’Algérie, Jean-Michel Aphatie a été vilipendé pour avoir rappelé les massacres de l’armée française au XIXe siècle, et l’extrême droite, indignée et offusquée, a parlé de la colonisation comme d’une« bénédiction »Que vous a inspiré cet épisode, vous qui racontez ces réalités depuis deux décennies ?

Mathieu Belezi : Je ne suis pas étonné que nos dirigeants et les dirigeants de l’Algérie puissent s’invectiver et faire monter une espèce de dispute. Entre la France et l’Algérie, rien n’est réglé. Chaque Français, et je pense chaque Algérien, a au fond de lui cette mémoire qui est en train de moisir et qui ne sort pas. Ce contentieux, on n’en parle pas. À la place, on fait monter une espèce de tension, de ressentiment et de violence.

C’est comme si on revenait aux années 1960 : « L’Algérie, c’est la France. » Bruno Retailleau a-t-il lu l’histoire de la conquête de l’Algérie d’Alain Ruscio [La Première Guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, éd. La Découverte, 2022 – ndlr] ou bien le livre de Pierre Darmon [Un siècle de passions algériennes. Une histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1940, éd. Fayard, 2009 – ndlr] ? J’aimerais lui poser la question.

Que comprendrait-il s’il les lisait ?

Ce qui se cache derrière les images d’Épinal de la colonisation. Entre 1830 et 1870, il y a eu quarante ans de guerre inadmissible, terrible, raciste. Nous avons été des barbares. Pourquoi la France a-t-elle pu se comporter de la sorte ? Je repense très souvent à une déclaration d’Emmanuel Macron, qui a dit en 2022 : « Entre la France et l’Algérie, c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique. » Mais comment cela peut-il être une histoire d’amour ?

Tant que nous n’aurons pas fait ce travail d’« affronter l’entaille », comme dit l’historien Patrick Boucheron, on ne s’en sortira pas. Il ne s’agit pas de culpabiliser nos générations. Mais qu’on accepte de reconnaître ce qui s’est passé au XIXe siècle, et ce qui a perduré, comme l’a montré Pierre Bourdieu, qui parlait à la fin de la colonisation de la population algérienne des campagnes de sa misère effroyable, de la famine. Si on mettait tout ça sur la table, ça soulagerait beaucoup de Français et beaucoup d’Algériens.

Emmanuel Macron a fait un certain nombre de gestes mémoriels. Ils auraient dû être faits il y a dix ou vingt ans. La clé, ce serait de reconnaître la torture en Algérie.

La surenchère verbale du ministre, les réactions des éditorialistes et médias ou élus conservateurs et d’extrême droite ces dernières semaines nous montrent qu’il semble très facile de réactiver en France la rancœur, un antagonisme contre l’Algérie. Que cela nous dit-il de la France ?

Là encore, aucun étonnement. À sa sortie, le livre de Pierre Darmon qui disait la vérité historique n’a eu aucune presse. Et quand il est sorti en poche chez Perrin, en 2015, les 270 premières pages qui concernaient les toutes premières décennies de la colonisation entre 1830 et 1870 ont été censurées – j’appelle ça une censure. Il y a un réseau très puissant qui s’active à chaque fois très facilement. Moi aussi j’ai connu des censures. Mon roman Attaquer la terre et le soleil a eu du succès, mais je n’ai jamais été invité à la télévision pour en parler. En Belgique oui, mais pas en France. Le Théâtre de la Liberté à Toulon (Var) avait pris une option pour une adaptation sur scène de C’était notre terre, mais au bout d’un an ils ont dû renoncer.

Une comédienne a fait une adaptation d’Emma Picard et elle a du mal à la faire tourner dans des petites villes. À Rome, j’ai fait un jour une présentation d’un de mes romans qui ne parlait pas du tout de l’Algérie, et l’ambassadeur avait fait savoir que ce serait mieux que je ne parle pas de l’Algérie. C’était notre terre est à nouveau en train d’être adapté au théâtre, avec une création prévue pour l’an prochain en région parisienne, puis à Genève. Je suis curieux de voir quelle sera la réaction.

Le souvenir des enfumades de Bugeaud, massacres de tribus entières, a été rappelé par Jean-Michel Aphatie, qui les a comparées à autant d’« Oradour-sur-Glane ». Vos romans, qui par ailleurs ne cachent rien des immenses difficultés auxquelles ont été confrontés les colons venus dans le sillage de l’« armée d’Afrique », sont parsemés de ces massacres.

Dans un des romans, j’ai imaginé un épisode qui ressemble aux enfumades. Au fond, je ne comprends toujours pas. Comment on peut en arriver là ? Comment l’Europe qui au XIXe siècle, par d’autres aspects, était quand même une sorte de phare culturel du monde a pu faire ça ? Dans mes romans, je fais très attention à ne pas en rajouter dans la violence parce que ce n’est pas peine, il y en a assez dans la vérité historique dont je me suis inspiré.

Tous les Français devraient savoir ce qu’ont été les enfumades du Dhara. Tous les Français devraient lire les livres qui parlent de cette époque. Au moins pour essayer de comprendre cette colonisation furieuse qui concerne toute l’Europe. Parce que ce n’est pas seulement la France : c’est l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, comme le raconte David Van Reybrouck dans Congo. Une histoire.

Pour nous, Européens, c’est très important parce que nous pouvons très vite retourner dans la barbarie, et je suis bien placé pour en témoigner pour vivre en Italie, où beaucoup font comme si ce gouvernement d’extrême droite était un gouvernement comme les autres. On ne doit rien lâcher. Et on doit cesser de mettre l’histoire sous le tapis.

Quand vous avez commencé à écrire, était-ce pour combler ce manque de récits sur la colonisation ?

Pas vraiment. Le premier livre sur l’Algérie, C’était notre terre, c’était d’abord un travail littéraire sur la langue, sa musicalité. Je connaissais assez peu de choses sur l’Algérie coloniale, mais j’avais le sentiment que cette histoire, à cause de sa folie, pouvait bien convenir à mon travail d’écriture, au style que je voulais avoir, dans son baroquisme, sa démesure. J’ai cherché une manière de raconter les choses.

C’est vrai, je m’étais dit que la littérature française n’avait pas abordé la conquête algérienne. Cela m’étonnait. Je n’avais pas conscience que cela heurterait, que je me confronterais à une résistance qui ne dit pas son nom. En revanche, c’est cette résistance qui m’a donné envie de continuer. Même si ça a été une période difficile pour moi. Attaquer la terre et le soleil avait été refusé par cinq ou six grands éditeurs avant d’être publié par les éditions Le Tripode. J’en étais à me dire : voilà, à l’âge que j’ai, j’ai raté mon coup, je continuerai à écrire mais je ne publierai plus.

Le succès de vos livres montre aussi que beaucoup de gens sont avides de connaître cette histoire…

Dans les rencontres en librairie, il y a de vieux Algériens qui me remercient, des pieds-noirs avec qui je discute. Je me rappelle une présentation que j’avais faite pour C’était notre terre avec des libraires. Une dame d’une cinquantaine d’années était venue me voir à la fin : elle découvrait que l’armée française n’avait pas été accueillie à bras ouverts quand elle a débarqué en Algérie. Bref, on ne sait pas ! Et quand on découvre, c’est terrible. Raison de plus pour tout mettre sur la table. Même si, dans le contexte politique actuel, en effet, ce n’est pas gagné. 

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/mathieu-belezi-en-algerie-nous-avons-ete-des-barbares

Benjamin Stora : l’instrumentalisation de la crise diplomatique par la droite et  l’extrême droite françaises – Samia Naït Iqbal

Dans un entretien accordé au quotidien L’Humanité, l’historien Benjamin Stora revient sur la crise diplomatique actuelle entre la France et l’Algérie

Membre d’une commission mixte franco-algérienne chargée d’examiner les questions mémorielles, il analyse les tensions récurrentes entre les deux pays et met en garde contre l’instrumentalisation politique de cette crise par la droite et l’extrême droite françaises.

Une crise diplomatique d’une rare intensité

Interrogé sur le caractère inédit de la situation, Benjamin Stora estime que le rappel de l’ambassadeur algérien en France, toujours non remplacé, est un fait sans précédent. Il souligne toutefois que les tensions entre Paris et Alger ne sont pas nouvelles et ont jalonné l’histoire des relations franco-algériennes depuis l’indépendance en 1962.

Benjamin Stora évoque notamment la crise de 1973, marquée par une vague de crimes racistes en France et un attentat contre le consulat algérien à Marseille, ainsi que le refroidissement diplomatique qui a suivi la visite de Valéry Giscard d’Estaing en 1975.

D’autres périodes de tensions sont également mentionnées, comme celles de 1992 après l’arrêt du processus électoral en Algérie ou encore de 2005, lorsque le vote d’une loi en France vantant les « aspects positifs » de la colonisation a torpillé un projet de traité d’amitié entre les deux pays.

L’instrumentalisation de la crise à des fins politiques

Benjamin Stora met en lumière l’exploitation de la question algérienne dans la politique intérieure française, particulièrement en période électorale. Il rappelle que Nicolas Sarkozy, lors de sa campagne de 2007, a récupéré la nostalgie de l’Algérie française pour séduire l’électorat du Front national.

Aujourd’hui, il voit en Bruno Retailleau l’héritier de cette stratégie, l’accusant de reprendre et radicaliser les thématiques de l’extrême droite, notamment sur l’immigration et la remise en cause de la décolonisation.

Il estime que cette instrumentalisation vise à effacer la frontière entre la droite républicaine et l’extrême droite, notamment en contestant l’accord franco-algérien de 1968, qui découle directement des accords d’Évian ayant mis fin à la guerre d’Algérie.

Une méconnaissance persistante des crimes coloniaux

L’historien déplore également le manque de connaissance du passé colonial français, malgré les avancées historiographiques des vingt dernières années. Il note que, bien que de jeunes chercheurs aient produit des travaux remarquables grâce à l’ouverture des archives, une partie de la classe politique continue à minimiser ou nier les crimes de la colonisation.

Il explique ce décalage par l’ancrage du nationalisme français dans l’histoire impériale, où l’Algérie occupait une place particulière en tant que territoire administrativement intégré à la France. Cette spécificité explique, selon lui, pourquoi la perte de l’Algérie a été vécue comme une crise nationale et pourquoi la colonisation n’a jamais fait l’objet d’un véritable examen de conscience en France.

Quelle issue pour la crise ?

Benjamin Stora conclut en appelant à la poursuite du travail mémoriel entamé ces dernières années. Il rappelle son rapport remis en 2021 au président Emmanuel Macron, dans lequel il recommandait des gestes symboliques pour reconnaître les crimes coloniaux, notamment l’assassinat d’Ali Boumendjel par l’armée française.

Il regrette la suspension des travaux de la commission mixte franco-algérienne d’historiens à cause des tensions diplomatiques, tout en insistant sur l’importance de maintenir un dialogue avec ses collègues algériens. Enfin, il affirme que, malgré les crises successives, les liens entre la France et l’Algérie restent profonds et ancrés dans une histoire commune qui ne saurait être effacée.

Ainsi, Benjamin Stora met en garde contre la tentation de faire de cette crise un enjeu électoraliste en France et insiste sur la nécessité d’un travail historique et mémoriel dépassionné pour apaiser les relations entre les deux pays.

Source : Le Matin d’Algérie – 22/03/2025 https://lematindalgerie.com/benjamin-stora-avertit-contre-linstrumentalisation-de-la-crise-diplomatique-par-la-droite-et-lextreme-droite-francaises/

Une ferme en Algérie. L’enracinement paradoxal 1871-1999 – Didier Guignard

Une ferme en Algérie. L’enracinement paradoxal 1871-1999 – Didier Guignard, CNRS éditions, 662 p. Ouvrage publié avec le soutien de l’IREMAM

À l’automne 1934, un contremaître européen tue un saisonnier algérien dans une ferme coloniale de Basse Kabylie. Ce drame nous fait entrer dans une histoire rurale et sociale plus longue, celle d’une exploitation agricole et de ses occupants, entre l’insurrection algérienne de 1871 et la fin des années 1990.

L’enquête de Didier Guignard explore les multiples facettes et mutations de ce domaine, soumis aux aléas de la conjoncture économique et politique, aux relations changeantes entre donneurs d’ordres et exécutants, et qui, pourtant, dans la durée, déroule un même fil inattendu.

Car, en dépit d’une violence récurrente, des familles dépossédées par la colonisation maintiennent ici leur ancrage et se réapproprient ce morceau de plaine d’autres manières. Au gré des compétences et des alliances, hommes et femmes y consolident leur place de domestiques ou d’ouvriers, combinent leurs maigres salaires avec les fruits de quelques parcelles en bordure de domaine. Certains proposent même aux maîtres leurs services comme entrepreneurs agricoles ou marchands de récoltes. Seuls la nationalisation des fermes européennes après 1962 et le terrorisme islamiste de la « décennie noire » les obligeront à se retirer, au moins partiellement, des lieux qui leur sont chers.

Didier Guignard est chargé de recherche au CNRS, rattaché à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) à Aix-en-Provence et HDR en histoire contemporaine.

Nils Andersson, grand témoin de la résistance à la guerre d’Algérie

Nous revenons ici sur le rôle majeur que Nils Andersson joua dans la résistance française à la guerre coloniale d’Algérie, particulièrement comme éditeur en Suisse de livres interdits en France

C’est en 1960, par un livre intitulé La Pacification, que furent connues hors d’Algérie les toutes premières accusations de torture portées contre le député-parachutiste Jean-Marie Le Pen. L’éditeur de cette copieuse chronique de certains des crimes commis par la France durant les six premières années de la guerre était franco-suédois et résidait à Lausanne : Nils Andersson.

Alors que sévissait en France une censure féroce et que se multipliaient saisies judiciaires et condamnations pour « atteinte au moral de l’armée » ou « incitation à la désobéissance » à l’encontre des éditeurs, Nils Andersson permit à nombre des livres interdits dans l’Hexagone d’y circuler sous le manteau et d’y être lus. Cette « résistance éditoriale » à la guerre coloniale française par un intellectuel militant se qualifiant de « dreyfusard-bolchevik », résultait d’une entente avec les éditions de Minuit, fondées en 1942 dans la clandestinité par des résistants comme Vercors et dirigées depuis 1948 par Jérôme Lindon.

En 1958, Minuit publie La Question d’Henri Alleg, terrible témoignage d’une victime de la torture par l’armée française à Alger en 1957 qui deviendra un classique de la littérature française. Avant que le pouvoir n’ait le temps de le saisir, 65 000 exemplaires sont écoulés en 14 jours. A la demande de Jérôme Lindon, Nils Andersson, qui diffuse déjà des publications françaises en Suisse, prend le relais depuis Lausanne et le publie à son tour, fondant La Cité-Editeur. Il accompagne La Question d’ « Une victoire », texte puissant de Jean-Paul Sartre, dans lequel ce dernier se livre à une violente charge contre le gouvernement français et ses parachutistes, « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices ». Une grande quantité d’exemplaires est diffusée.

« C’est l’acte fondateur d’une maison d’édition dont le catalogue, riche de seulement 35 titres, aura un rayonnement international et un impact important sur l’histoire politique et intellectuelle », comme l’écrit Pascal Cottin. L’année suivante, c’est La Gangrène, publiée par Minuit, qui est saisi. Ce livre documente et dénonce également la torture désormais pratiquée dans l’Hexagone, par la police, ici dans les locaux de la DST, rue des Saussaies à Paris, en décembre 1958. La Cité le publie à Lausanne et en écoule beaucoup. Citons encore un autre livre important, quoique moins connu et jamais réédité. En 1959 toujours, Nils Andersson a édité Les Disparus. Le cahier vert : 175 témoignages de « disparitions » d’Algériens entre les mains de l’armée françaises recueillis par trois avocats à Alger en quelques jours, avant leur expulsion d’Algérie. Dans une postface, l’historien Pierre Vidal-Naquet analyse le système de terreur dont ont été victimes ces morts sous la torture ou par exécutions extra-judiciaires. Puis est publiée La Pacification, sous le nom d’Hafid Keramane. Ce dernier ouvrage est utilisé en 1960 comme colis piégé contre trois anticolonialistes belges. L’un d’entre eux, Georges Laperche, trouve la mort en ouvrant le paquet du livre qui lui était adressé.

Entre 1958 et 1962, les bureaux de La Cité voient passer des militants de la lutte anticoloniale, des membres des réseaux Jeanson ou Curiel – ces fameux « porteurs de valise » qui collectent et transportent fonds et faux papiers pour les agents du Front de libération national – et bon nombre d’Algériens présents en Suisse, mais aussi l’éditeur et écrivain français François Maspero. En 1961, Nils Andersson est arrêté à Lyon en compagnie de Robert Davezies, membre actif des réseaux d’aide au FLN. La même années, les locaux de La Cité sont plastiqués par l’OAS. Trop subversif pour les autorités helvétiques, Nils Andersson sera expulsé de Suisse en 1967.

L’ancien éditeur de La Cité a raconté la suite dans ses passionnantes Mémoires éclatées (Éd. d’en bas, 544 p. , 2017). Il tient un blog ici et un autre sur Mediapart.

L’Appel du 4 mars 2024

Indiquons enfin qu’en mars 2024, Nils Andersson a été à l’initiative d’un appel solennel aux plus hautes autorités de la République présenté lors d’une conférence de presse au siège de la Ligue des droits de l’Homme, qui a été signé par 25 associations et de nombreuses personnalités : « Pour la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie ».

Le quotidien Le Monde a publié quelques mois plus tard, le 1er novembre 2024, une tribune collective signée de plus de 80 personnalités qui rendaient public leur soutien à cet « Appel du 4 mars ». Ils ont dit leur insatisfaction à la suite de la déclaration publiée par le président de la République, Emmanuel Macron, lors de sa visite, en septembre 2018, à Josette Audin, la veuve du jeune mathématicien Maurice Audin assassiné par les militaires français à Alger en juin 1957. Ils estiment que la reconnaissance par l’Elysée de cet assassinat et de la pratique de la torture institutionnalisée comme système par l’armée française à ce moment n’est pas suffisante. Car elle a été rendue possible par des dysfonctionnements de l’Etat et de ses institutions, militaires, administratives et judiciaires. Il n’est toujours pas répondu à la question : Comment, quelques années après la défaite du nazisme, a-t-il été possible que soit conceptualisée, enseignée dans les écoles militaires, pratiquée et couverte par les autorités de la République, une théorie qui l’impliquait, celle de la « guerre contre-révolutionnaire », avec l’aval ou le silence de l’Etat, de l’armée et de la justice ? Dans l’armée, ceux qui ont pratiqué la torture ont été promus et décorés, ceux qui l’ont dénoncée ont été condamnés, à l’exemple du général de Bollardière, et des mesures disciplinaires ont été prises à l’encontre de ceux qui ont alerté leur hiérarchie et dont les protestations n’ont pas été entendues. Paul Teitgen a démissionné de son poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, Robert Delavignette de celui de gouverneur général de la France d’outre-mer, Maurice Garçon de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels qui ne remplissait pas son rôle, et Daniel Mayer de son poste de député.

Signataire de l’« Appel du 4 mars », l’avocat Henri Leclerc, mort le 31 août 2024, a mis en garde : « L’Etat n’est ni fasciste ni raciste, mais il y a une faiblesse dans son contrôle qui permet le pire. » Sans un retour sur cette page sombre de l’histoire de la République française, rien ne la préserve de retomber dans les mêmes dérives. Il ne s’agit pas de repentance, mais d’un acte de réaffirmation et de confiance dans les valeurs dont se réclame notre nation. C’est cette claire reconnaissance au plus haut niveau de l’Etat et ce travail de recherches historiques et de réflexion juridique que demandent les citoyens et citoyennes signataires de l’« Appel du 4 mars » dont la liste complète est à retrouver ici. A ce jour, ils n’ont pas reçu de réponse.

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – 15/03/2025 https://histoirecoloniale.net/nils-andersson-grand-temoin-de-la-resistance-a-la-guerre-dalgerie/

Interview de notre ami Henri Pouillot, membre du CA de l’ANPNPA, dans El Watan

Henri Pouillot. Militant antiraciste, anticolonialiste et auteur : « Les crimes français en Algérie sont abominables ! » – Hamid Tahri, El Watan, 15/03/2025

Lors de mon séjour en France, il y a quelques semaines, j’ai eu le plaisir de rencontrer au Centre culturel algérien de Paris, au sein duquel mon ami Mustapha Boutadjine rendait hommage à une pléiade d’artistes, dont le regretté Rachid Taha, un ancien appelé français, Henri Pouillot, affecté à la sinistre villa Sisuni, à la fin des années cinquante, située à  Alger, qui était un témoin privilégié des horribles scènes de torture et de crimes perpétrés contre détenus algériens.

Jeune Français apolitique, témoin des actes barbares, Henri a été lui aussi traqué par l’OAS qui a failli avoir sa peau. Bien au-delà de sa période algéroise et imprégné de son vécu, il commencera à militer pour les valeurs humanistes. Antiraciste, anticolonialiste, il mènera, en solo, un combat mémoriel pour dénoncer les dérives de l’extrême droite criminelles qui met en valeur les «exploits héroïques» de la colonisation en érigeant ici et là des stèles, des statues et autres effigies en l’honneur de criminels issus de l’OAS.

Au cours de notre entretien, Henri m’a fait voyager à travers l’Hexagone, qu’il a sillonné ces dernières années où les réminiscences de l’OAS restent marquantes, car, dit-il, ces ultras ne ratent aucune occasion pour se rappeler au souvenir de leurs concitoyens en organisant des manifestations et des célébrations à la gloire de leur triste passé qu’ils veulent pérenniser. Depuis la parution en 2001 de son témoignage La Villa Susini, tortures en Algérie. Un appelé parle, dans lequel il livrait pour la première fois son expérience d’appelé confronté à la torture pendant la guerre d’Algérie, Henri Pouillot consacre toute son énergie et son courage à une seule cause : la condamnation absolue de toute pratique de torture.

Violemment attaqué sur un plateau de télévision en 2002 par le général Scmitt, ancien chef d’état-major des armées françaises, l’accusant d’être « un menteur et un criminel », Henri s’est engagé depuis dans une longue bataille juridique pour faire reconnaître la vérité et l’authenticité de son témoignage. Combat d’un simple citoyen contre la hiérarchie militaire, qui prend toute sa dimension face aux tentatives récentes, en France et ailleurs dans le monde, de se légitimer encore par des habillages juridiques et des pratiques d’un autre âge.

Un dossier douloureux et tragique

Henri Pouillot, enfant, fut marqué à la fin de la Seconde Guerre mondiale par la Résistance et les méthodes nazies dans sa campagne solognote. Sursitaire, appelé pendant la guerre de Libération de l’Algérie, il est affecté les neuf derniers mois de cette guerre à la villa Susini (centre de torture qui fonctionna comme tel pendant les huit années) à Alger. Pendant cette période, Henri sort indemne physiquement de deux attentats de l’OAS, mais restera marqué par les méthodes de cette organisation raciste, terroriste.

Cette expérience le pousse à militer pour les valeurs humanistes. Il devient un militant antiraciste, anticolonialiste avec des responsabilités nationales. Il poursuit un combat pour que la mémoire de cette période ne tombe dans l’oubli. Son  livre, paru récemment en France, fait acte de donner un aperçu des monuments ou autres stèles érigés à la gloire des partisans de l’Algérie française.

Et comme l’écrit Jean-Philippe Ould Aoudia dans sa préface : « Henri Pouillot a parcouru la France pour établir une sorte de ‘guide noir’ afin de nous orienter sur le long parcours qui traverse villes et villages du Midi, mais pas seulement, où des statues et des stèles, des cénotaphes et des plaques occupent le paysage avec pour point commun de rappeler l’Algérie du temps de la colonisation et des acteurs de sa guerre perdue. » Le dossier douloureux et tragique de la torture hantera toujours la conscience des bourreaux.

Quand la France expiera-t-elle ses crimes ?

L’auteur, inquiet de la montée de l’extrême droite inspirée par cette nostalgie colonialiste, espère, avec son ouvrage, attirer l’attention et apporter sa contribution pour un sursaut républicain. Un vrai. Ce livre est une longue immersion dans l’univers opaque et énigmatique de l’extrême droite, bien qu’il n’aborde qu’une frange de cette nébuleuse. Henri en est tout à fait conscient. «Je ne prétendais pas être exhaustif : la preuve depuis que le livre est parti à l’impression, j’ai découvert une nouvelle stèle.» D’après un reportage de 45 min qu’on peut trouver sur Facebook, la première manifestation devant cette stèle remonte au 1er novembre 2014.

Une foule importante y assistait : le maire (PS), de nombreux élus municipaux, 4 députés de l’Hérault, un sénateur, des élus départementaux dont Patricia Mirallés (qui deviendra ministre macroniste) et qui, dans son intervention, exprimant sa fierté de ses origines pied-noir, dira en particulier : « L’Algérie, c’est la France. »

Après les interventions de représentants religieux (catholiques, juifs, musulmans), la plupart des discours exprimeront une nostalgie de l’Algérie française. L’OAS ne sera pas citée directement, sauf qu’on peut s’interroger si l’évocation « de héros » qui ont donné leur vie dans cette période ne pourraient pas être des membres de ces commandos, des responsables de cette organisation fasciste et terroriste. Depuis, chaque année, une manifestation se déroule devant cette stèle des rapatriés située dans le cimetière Saint-Lazare.

Le reportage de la cérémonie de 2013 montre une affluence moins nombreuse, mais tout aussi nostalgique. Le Chant des Africains, devenu l’hymne de l’OAS, y est entendu avant la Marseillaise. A Montpellier, on trouve aussi la Maison des rapatriés d’outre-mer « Jacques-Roseau » : tout un symbole ! Inaugurée en mars 1978 par le maire Georges Frêche, la Maison des rapatriés d’outre-mer initiale se situait au 36, rue Pitot, dans l’ancienne caserne des pompiers. Cette grande première en France est un succès, et l’initiative sera imitée à Aix-en-Provence, Cannes ou encore Marseille.

Les locaux s’avérant rapidement trop exigus, la construction d’un nouveau bâtiment dans le quartier du Mas Drevon, à proximité de la Maison pour Tous Albert Camus et du parc Tastavin, est décidée. Cette nouvelle Maison des rapatriés, sur deux niveaux, est inaugurée le 22 décembre 1986, toujours par Georges Frêche, puis agrandie en 1994. Elle dispose au rez-de-chaussée d’une salle polyvalente qui porte le nom d’une autre grande figure pied-noir locale, le docteur Jean Rosecchi. Jacques Roseau : figure montpelliéraine, acteur de l’histoire de la France et de l’Algérie.

Né en 1938 à Alger, Jacques Roseau était une figure militante des rapatriés d’Algérie. A l’âge de 20 ans, il est le leader de l’Association des lycéens d’Algérie et fait partie du Comité de salut public d’Alger en 1958. Il adhère ensuite à la branche « étudiants » de l’OAS à son retour du service militaire en septembre 1961, mais prend rapidement ses distances avec l’organisation terroriste, en désapprouvant publiquement les exécutions aveugles de musulmans.

Il quitte l’Algérie avec sa famille en juin 1962. Jacques Roseau fonde une première association rapatriée en 1970, avant de créer Le Recours avec Guy Forzy en 1975. L’objectif est de défendre les droits et les intérêts des rapatriés en fédérant une mosaïque d’associations rivales. Jouant habilement sur le poids de l’électorat pied-noir, réel ou fantasmé, il parvient à négocier des compensations en faveur des rapatriés d’Algérie, en soutenant François Mitterrand puis Jacques Chirac. Localement, son soutien va au socialiste Georges Frêche. Agressé et menacé à plusieurs reprises par l’extrême droite, qui lui reprochait notamment son rapprochement avec les héritiers du gaullisme, il meurt assassiné par balles, abattu par trois nostalgiques de l’OAS, le 5 mars 1993 à Montpellier.

La face hideuse du colonialisme

Nullement dans la réalité, la terrible discrimination, pendant la guerre et bien avant, entre les deux collèges n’est pas évoquée, car les voix des « indigènes » comptaient dix fois moins que celle des pieds-noirs. Certes, dans les grandes villes : Alger, Oran et Constantine, les indigènes pouvaient, moins difficilement, avoir accès à l’enseignement public, mais dans les campagnes, à quelques exceptions près, seuls les pieds-noirs pouvaient aller à l’école.

Henri s’étonne que certains crimes sont évoqués comme de simples exactions. D’autres sont carrément occultés, et ils sont légion, comme les viols, les crevettes Bigeard, les exécutions sommaires, l’utilisation des gaz Vs et Sarin, les villages rasés au Napalm, les camps d’internement pudiquement appelés camps de regroupement. A ce propos, se souvient-il, le rapport Rocard réalisé avant la fin de la guerre minimise.

Cet aspect, évaluant le nombre de morts à environ 200 000, ce qui est loin de refléter la réalité. Henri dit avoir consulté  les archives de l’armée concernant la période et sur une toute petite partie d’Alger, là où sévissait le régiment dont je dépendais, j’ai décompté une  moyenne de sept attentats par jour, dont la moitié du fait de l’OAS. « Par ailleurs, dans une contribution parue dans le journal en ligne Médiapart, Henri a noté que le rapport de M. Stora évoquait, certes, la violence lors de la conquête de l’Algérie ‘mais semble beaucoup minimiser les enfumades, les répressions, les exécutions sommaires, qui se sont poursuivies férocement à chaque contestation des effets de la barbarie du colonialisme’. »

Bio express

Henri Pouillot, né en 1938, en Sologne, luttera pour obtenir, encore aujourd’hui, en vain, pour que la France reconnaisse et condamne sa responsabilité dans les crimes commis en son nom dans cette période 1952-1962. Il ne cessera de montrer les liens, la filiation entre l’OAS et le FN/RN, et cette dangerosité. La montée de cette nostalgie de l’Algérie française va de pair avec la montée de l’extrême droite en rance, ces 20 dernières années, constate-t-il.

Source : El Watan – 15/03/2025 https://elwatan-dz.com/henri-pouillot-militant-antiraciste-anticolonialiste-et-auteur-les-crimes-francais-en-algerie-sont-abominables

Perpignan : la plaque au nom de Pierre Sergent est toujours là, et nous aussi – 15/03/2025

Rassemblement antifasciste sur l’esplanade toujours au nom de Pierre Sergent en dépit d’une décision de justice, rendue le 04/02/2025, condamnant la mairie RN à retirer cette plaque. La mairie a fait appel du jugement. Cet appel n’est pas suspensif (ce qui signifie que la décision de justice doit être appliquée).

Prise de parole à deux voix

Jacki Malléa, co-fondateur de l’ANPNPA, et Catherine Sicart, secrétaire de l’ANPNPA

Die-in et texte de notre prise de parole

Die-in

71 personnes à terre sur l’esplanade Pierre Sergent pour symboliser les 71 victimes des attentats de l’OAS sur le territoire métropolitain

Texte

L’OAS, c’est l’histoire d’un combat perdu en 1962 … perdu mais qui perdure, et qui reprend du poil de la bête depuis une vingtaine d’années.

En 2025, les factieux de l’OAS sont toujours là, réhabilités, commémorés, sacralisés par leurs descendants idéologiques. Des stèles leur sont dressées. Leurs noms s’affichent sur les plaques de nos rues et de cette l’esplanade. À Perpignan, et ailleurs.

Leurs émules ont micro ouvert  : ils légitiment l’action de l’OAS, et dans le même temps, restaurent le passé colonial.  Leurs idées infusent l’espace et le débat publics. Elles normalisent des discours qui bafouent les principes démocratiques. Elles mettent en place, avec des moyens technologiques sans précédent, un nouveau cadre de « valeurs » – identitaires, xénophobes, racistes –  fondées sur la haine obsessionnelle de l’Autre, et en particulier du musulman.

Les idées ne peuvent être dissociées de l’histoire dont elles sont issues, et donc ici de celle de l’OAS qui en est la matrice.

Retour sur un passé qui ne passe pas, et qui assombrit notre avenir.

…… Die-in

On les appelle les « ultras ».

À la suite du référendum sur l’autodétermination du 8 janvier 1961, ils fondent l’OAS – Organisation Armée secrète – le 11 février 1961, à Madrid. Et ce n’est pas un hasard si ce mouvement clandestin terroriste naît dans l’Espagne franquiste.

Objectif  :  inverser le cours de l’histoire, bloquer la marche de l’Algérie vers l’indépendance, bref : « sauver » l’Algérie française.

Au nom de la civilisation, l’OAS privilégie l’action directe par les armes.

D’abord, le plastic, à titre d’avertissement, puis la balle dans la tête.

Ces exécutions, appelées OP ou OPA pour « opérations ponctuelles armées », sont présentées dans des tracts comme des opérations de « désinfection ». Elles sont mises en œuvre par les commandos « Delta » dirigés par Roger Degueldre et le docteur Perez.

Les pratiques de l’OAS passent de l’intimidation à l’exécution ciblée, puis de l’exécution ciblée à l’attentat aveugle, et s’achève, après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, par la politique de la terre brûlée.

L’OAS fera plus de victimes civiles en un an que le FLN en huit ans.

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Qui sont les cibles de l’OAS ? Tous ceux jugés « complices » du FLN, ou soupçonnés de « complicité ».

En priorité des Algériens. Également des Européens d’Algérie et des métropolitains : militants de gauche, libéraux, représentants de l’État, personnalités politiques, principalement communistes et gaullistes, intellectuels, journalistes, et autres (je cite) « agents de la politique d’abandon ». Et au-delà, tout partisan d’un dialogue franco-algérien.

Des édifices publics sont visés, en particulier des mairies, des moyens de transport, des infrastructures publiques électriques, entre autres.

De plus, l’OAS pratique des mitraillages de cafés (d’ailleurs attribués au FLN), et organise des « nuits bleues » avec des séries d’attentats à l’explosif simultanés ou très rapprochés.

Ce climat de terreur sera exporté en France métropolitaine.

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Et c’est ainsi que Pierre Sergent, ancien d’Indochine et putschiste d’avril 1961, crée, en juin 61, la branche métropolitaine de l’OAS (l’OAS-Métro).

Il forme, en Métropole, des commandos « Delta » et y dirige une série d’attentats ciblés. Poursuivi pour attentat et complot contre l’État, il est condamné à mort par contumace en 1962 et 1964. Il revient en France après l’amnistie de 1968. Il rejoint ensuite le Front national, dont il devient député en 1986.

Pierre Sergent appartient à une organisation qui a assassiné deux maires en France métropolitaine (Evian et Alençon), qui a tenté un coup d’État en avril 1961 pour renverser la République, qui a organisé deux attentats contre le président de la République en fonction, entre autres.

Pierre Sergent appartient à une organisation dont le bilan est le suivant : 

  • En Algérie : 13 109 attentats, 2 500 morts, dont une majorité d’Algériens ;
  • En France : 700 attentats, 71 morts et près de 400 blessés.

La mairie RN de Perpignan célèbre donc un séditieux et un assassin.

Le FN/RN dont la filiation avec l’OAS est établie poursuit le projet anti-démocratique de son ancêtre en installant, dans notre société, un climat favorable au développement d’idées inacceptables et potentiellement criminelles.