Une association de riverains se mobilise contre la statue du général tortionnaire, récemment érigée dans la ville de naissance de Marcel Bigeard en Meurthe-et-Moselle. Ils viennent de saisir le tribunal administratif pour déboulonner le monument, « crachat à la figure » des victimes de torture en Algérie.
Toul (Meurthe-et-Moselle).– « Photo, photo, photo ! », gloussent quelques jeunes devant la stature de pierre d’un militaire au garde-à-vous, buste en avant, cortège de médailles, pectoraux saillants et regard pointé vers l’horizon. Un merle vient de se poser sur le képi de bronze de cette œuvre de deux mètres cinquante de haut.
Le perchoir de ce volatile n’est autre que la statue de l’une des figures les plus emblématiques de la torture commise durant la guerre d’Algérie : le général Marcel Bigeard. Un enfant du coin, que la municipalité divers gauche de Toul a choisi d’honorer avec ce monument érigé le 24 octobre 2024.
La statue, façonnée par le sculpteur proche de l’extrême droite Boris Lejeune, a discrètement été installée, « en catimini, un beau jour, sans le dire à personne », selon Samir Aridja, enseignant en histoire, natif de Toul et engagé contre le lieu de mémoire. Depuis qu’il trône dans un square verdoyant, entre un bras de canal, une aire de camping-cars et le monument aux morts voisin, il suscite de vives critiques de riverains, qui viennent de déposer un recours au tribunal administratif deNancy.
« Député de Toul et ancien ministre », ainsi que le mentionne la stèle, Marcel Bigeard est connu depuis les années 1990 pour les récits des barbaries qu’il a généralisées et même enseignées à l’école militaire dans les années 1950. Dès 1987, une émission de France Culture relaie le témoignage du général Massu racontant un Bigeard prompt à manier la gégène, une méthode de torture à l’électricité qu’il aurait apprise lors de la guerre d’Indochine. « On ne peut pas décider aujourd’hui que c’est ce passé-là qu’on veut valoriser. On peut décider de le regarder en face, écouter les historiens, qui ont désormais tout démontré », déplore Sylvie Prévost, native de Toul engagée contre la statue.
« Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur le fait qu’il est l’une des personnes qui incarnent le mieux les exactions commises en Indochine et en Algérie », confirme l’historien Fabrice Riceputi. En 2010, à sa mort, le possible transfert des cendres de l’ancien parachutiste aux Invalides avait déjà suscité l’hostilité, et le projet avait finalement été abandonné.
« Atteinte à l’ordre public »
Tous les 24 du mois, un collectif de riverain·es engagé·es contre la statue se rassemble en fin de journée, face au monument. Le 24 mai, ils sont une quarantaine à dérouler des affichettes et banderoles « Stop à la violence coloniale » ou « Bigeard = torture = crimes contre l’humanité ». Sylvie Prévost résume la sculpture à « un crachat à la figure ». Devant la stèle, des draps blancs tachetés de rouge cachent temporairement le visage du général au côté de panneaux sur lesquels est inscrit : « 7 mois que Toul se fait capitale de la torture. »
Mariam, 23 ans, fait partie des quelques étudiant·es venu·es là pour la première fois. À ses yeux, la silhouette de bronze « redonne des coups dans la plaie, comme s’il n’y avait aucune volonté d’aller vers une reconnaissance de l’histoire et une réparation ».« L’extrême droite s’installe partout, en politique et dans l’espace public, glisse cette étudiante française d’origine algérienne. Le passé colonial était violent sous toutes ses formes et aujourd’hui on nous soumet encore de la violence dans le paysage. » « C’est honteux que cet homme soit là, j’en pleurerais »,grince Sakina, riveraine qui s’est arrêtée là par hasard avec ses deux enfants.
Mardi 24 juin, les opposant·es ont saisi le tribunal administratif de Nancy. Mediapart a pu prendre connaissance de cette requête, qui décrit le monument comme « une apologie, en pied et en bronze, des actes commis par cet homme sous cet uniforme ».
Le document estime que « cette représentation apologétique de l’auteur, théoricien et promoteur d’actes gravement attentatoires aux droits et libertés fondamentaux, d’actes de tortures et de crimes de guerre, érigée dans le domaine public toulois, heurte à juste titre, une grande partie de la population ». Les pourfendeurs du monument estiment ainsi qu’« ériger en 2024 une statue à la gloire de Marcel Bigeard, dans sa tenue de soldat du colonialisme, porte gravement atteinte à l’ordre public ».
Aux yeux des plaignant·es, le monument est aussi « contraire au principe de neutralité des services publics auquel est soumise la commune de Toul, comme toutes les collectivités publiques »,en ce qu’« il ne fait aucun doute que dans la dispute qui se poursuit entre tenants de la vérité historique et partisans de la mythologie coloniale, l’érection de cette statue à la gloire d’un tortionnaire et colonialiste notoire prend le parti de l’extrême droite ».
Les requérant·es espèrent un retrait du domaine public du monument dans un délai de un mois et entendent astreindre la commune à verser 2 000 euros à chacun·e.
« J’estime qu’un état de fait n’est pas un bon argument. Il y a des statues qui, au cours de l’histoire, ont été déplacées, enlevées ». Sylvie Prévost, de l’association Collectif juillet 1961
Plusieurs riverain·es ont décidé de joindre leurs voix à cette requête judiciaire, aux côtés d’associations comme Collectif juillet 1961, créée en mémoire de « la nuit des paras » de Metz, durant laquelle quatre Maghrébins trouvèrent la mort le 23 juillet 1961.
C’est le cas aussi de Samir Aridja, descendant de victime de la torture en Algérie. Lors de l’érection de la statue, l’enseignant a d’abord pensé à une mauvaise blague. Il dit : « Quand j’ai su que c’était en plus un collectif affilié à l’extrême droite, et que le sculpteur aussi, je me suis dit que ce n’était pas seulement un faux pas politique, mais que c’était grave. C’est une faute politique grave. »
Sa mère, Louiza Aridja, entend aussi participer avec son époux au recours juridique : « Ce n’est pas bon pour nous de voir ça, s’alarme la retraitée. Moi, je n’ai pas vécu la guerre, je suis née après mais mes parents ont vécu ces tortures, mon mari aussi. Mes beaux-parents aussi. J’entendais de mauvaises choses [sur Bigeard]. Il a donné des ordres de torture à son armée. »
« Certains disent que maintenant que la statue est là, on a perdu. Elle est là mais elle peut repartir aussi, si la mairie entend raison ou si la justice casse la décision, avance Sylvie Prévost, engagée dans l’association. J’estime qu’un état de fait n’est pas un bon argument. Il y a des statues qui, au cours de l’histoire, ont été déplacées, enlevées. »
Malgré les dénégations répétées de Marcel Bigeard et son incapacité à reconnaître la réalité de ce qu’il qualifiait d’« interrogatoires musclés », méthodes qu’il estimait avoir déployées « proprement », le passé du général regorge de récits accablants. Des viols répétés et systématiques décrits par l’activiste du FLN Louisette Ighilahriz dans Le Monde en 2000 aux « crevettes Bigeard ».
« C’était une expression répandue à Alger en 1957, qui désignait les cadavres d’Algérien·nes qu’on avait retrouvés rejetés par la mer. Ils avaient été jetés d’hélicoptères les pieds coulés dans une bassine de ciment et parfois réapparaissaient », détaille l’historien Fabrice Riceputi.
« Ériger une statue comme ça pour un tortionnaire, malgré tous les mouvements des peuples contre la colonisation, comment aujourd’hui une ville peut-elle encore accepter ce genre d’actions ? », questionne Mariam. « Si ça arrive dans une mairie de gauche, que se passe-t-il dans une ville d’extrême droite à ce moment-là ? », s’inquiète Samir Aridja.
La décision d’installer cette stèle remonte au conseil municipal du 26 juin 2018, soit plus de six ans avant son érection. Le compte rendu indique que le chantier est alors impulsé à la suite de « la sollicitation de la Fondation Général Bigeard », associée à la fille du général, qui s’engageait à financer la réalisation du monument.
« Le but étant de perpétuer l’œuvre et la mémoire du général, en s’attachant notamment à promouvoir auprès de la jeunesse le courage et l’amour de la patrie dans l’esprit du général », arguait alors Anne-Marie Quenette, présidente de la fondation. La décision avait alors été validée à l’unanimité, comme le rappelle le PV du conseil municipal.
« Pour nous, c’est incompréhensible, notamment de la part d’un maire ex-membre du Parti socialiste. Ils avaient tout à fait la possibilité de revenir sur leur décision. Ils ne l’ont pas fait, le maire s’est totalement accroché à cette décision, fulmine Philippe Sidre, de la section nancéienne de la Ligue des droits de l’homme. Quand le collectif a commencé à se mettre en place, ils avaient tout à fait le temps de revenir en arrière. Un arrêté municipal ça peut se casser. »
« C’est un des généraux les plus décorés de France, si on avait estimé qu’il avait commis des actes condamnables, il aurait été déchu ». Alde Harmand, maire de Toul, en mars 2024
Samir Aridja, l’enseignant en histoire, tente de dénicher des explications. « Soit c’est de la couardise, de la lâcheté politique, avec des élus qui face à l’extrême droite ont décidé de baisser la tête uniquement au motif qu’il s’agit d’un Toulois à glorifier. Soit c’est l’ignorance, la méconnaissance… » Sakina, la voisine, ironise : « Quand je vois les gens qui sont aujourd’hui au pouvoir à Toul, c’est quand même pas des “teubés”, ils savent ce qu’ils font. »
Contacté à plusieurs reprises par Mediapart, le maire de Toul, Alde Harmand, n’a pas souhaité répondre à nos questions. Interrogé par L’Humanité en mars 2024, l’édile estimait alors que « [Marcel Bigeard], c’est quelqu’un d’important pour Toul, il y est né, il y est mort. C’est un des généraux les plus décorés de France, si on avait estimé qu’il avait commis des actes condamnables, il aurait été déchu ».
« Ce discours est un discours négationniste », estime l’historien Fabrice Riceputi auprès de Mediapart. Croisé à l’Assemblée nationale, Dominique Potier, député socialiste, élu en dissidence du Nouveau Front populaire, n’a pas souhaité s’étendre non plus sur le sujet, aspirant désormais à un « moment de pacification ». Lorsqu’il analyse les sympathies locales autour de l’ancien général, il décrit « le personnage Bigeard », « la bonhommie » du « vieux soldat », qui a suscité l’affection malgré une « part d’ombre immense ».
Il renvoie vers une « déclaration très claire »,relayée par L’Est républicain en mai 2024.Dans ce texte, il appelle à une « sortie par le haut »,estimant que cette statue ne permettait pas de remplir sa « vocation », celle « d’élever » et « de rassembler » : « Nous pouvons par exemple imaginer sa destination dans un musée : un espace où la polémique cède sa place à la pédagogie. » Un point de chute qui convainc aussi certains opposants au buste de Bigeard. « Pour expliquer ce qu’il a été », abonde ainsi Sylvie Prevost.
La statue n’attire pas que des merles et des moineaux, mais aussi des nostalgiques de la France coloniale. Le 18 juin, un rassemblement d’une quarantaine de personnes, civils et militaires, a été organisé par un particulier pour saluer les quinze ans de la disparition du parachutiste.
Des gerbes de fleurs et de la terre de Dien Biên Phu, lieu de défaite majeure de l’armée française au Vietnam et terrain de gloire de Marcel Bigeard, ont été déposées devant la silhouette de bronze.
Source : Mediapart – 24/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/240625/sept-mois-que-toul-se-fait-capitale-de-la-torture-des-riverains-en-justice-pour-deboulonner-la-statue-de-b