Jamal Benomar : au Maghreb, « il faut mettre un terme à l’escalade verbale et à la surenchère militaire »
Une reprise du dialogue entre l’Algérie et le Maroc est-elle possible, comme semble le souhaiter le roi Mohammed VI dans son discours du Trône 2025 ? Pour Jamal Benomar, ex-diplomate à l’ONU, c’est la seule voie possible pour la résolution du conflit au Sahara occidental.
« Le peuple algérien, un peuple frère que des attaches humaines et historiques séculaires lient au peuple marocain » : mardi 29 juillet, dans son discours du Trône, le roi du Maroc, Mohammed VI, a souhaité « tendre la main » à son voisin.
Entre les deux pays, les tensions sont pourtant très vives, sur fond de conflit au Sahara occidental, territoire disputé depuis un demi-siècle entre le Maroc et les indépendantistes sahraouis soutenus par l’Algérie. En novembre 2020, le cessez-le-feu a été rompu et des tirs sporadiques ont repris sur ce territoire toujours « non autonome » aux yeux du droit international et de l’ONU.
Aujourd’hui, Rabat contrôle 80 % du Sahara occidental et, de l’autre côté de la frontière, Alger héberge, à Tindouf, des réfugié·es sahraoui·es.
En 2021, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, puis lui a fermé son espace aérien. Depuis que le Maroc a obtenu la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara par Donald Trump en 2020, et entraîné d’autres puissances – dont la France – à soutenir son plan d’autonomie, l’Algérie fulmine. Les deux États s’invectivent régulièrement et violemment par presse interposée, tout en poursuivant une course à l’armement.

Plutôt que de compter sur l’ONU, il faut résoudre le problème au sein du Maghreb, martèle Jamal Benomar. Cet ancien diplomate a passé près de vingt-cinq ans aux Nations unies. Il a été secrétaire général adjoint sous Ban Ki-moon, et envoyé spécial dans plusieurs pays du monde. Il a aussi été conseiller sur le dossier du Sahara occidental, lorsque plusieurs membres de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) avaient été expulsés par le Maroc en 2016.
Originaire du Rif marocain, Jamal Benomar, militant d’extrême gauche sous le régime de Hassan II, a été torturé, puis emprisonné pendant huit ans, avant de s’exiler au Royaume-Uni. Désormais en retrait de la diplomatie internationale, il est président du Centre international pour les initiatives de dialogue (ICDI).
Mediapart : Depuis la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara par Donald Trump en 2020, le Maroc veut montrer qu’il enchaîne les victoires diplomatiques : en Espagne, en France, au Royaume-Uni ou encore au Portugal, tout récemment. S’apprête-t-il à gagner la partie ?
Jamal Benomar : Évaluer les avancées du Maroc sur la question du Sahara ne devrait pas se limiter à comptabiliser le nombre de pays soutenant son plan d’autonomie. Ce qui importe davantage, c’est de mesurer dans quelle mesure les Sahraouis eux-mêmes sont disposés à vivre sous l’autorité du royaume.
Au lieu de focaliser ses efforts sur l’obtention du soutien des Occidentaux – soutien qui implique souvent des concessions importantes, parfois perçues comme allant à l’encontre des intérêts ou de la volonté d’une majorité de Marocains –, ou encore d’inciter certains États africains d’ouvrir des représentations diplomatiques symboliques à Laâyoune en échange de contreparties obscures, le Maroc gagnerait davantage à intensifier ses efforts pour établir un véritable dialogue avec l’ensemble des Sahraouis, sans exclusion.
C’est l’une des leçons que je tire de mon expérience au sein des Nations unies : les populations directement concernées par les conflits ne devraient pas remettre leur destin entre les mains d’acteurs internationaux, dont les intérêts sont rarement désintéressés. Il leur appartient d’assumer leur propre responsabilité dans la recherche d’une solution.
Au fond, il s’agit de gagner les cœurs et les esprits des peuples. Le fait que les sondages d’opinion soient interdits au Maroc et au Sahara occidental en dit long. Si le royaume cherche à écarter définitivement l’option d’un référendum, c’est sans doute parce qu’il redoute que les Sahraouis, dans une proportion significative, ne se prononcent pas en sa faveur.
Vous ne pensez pas le Maroc capable de convaincre l’ONU de prendre son parti ?
C’est ce que la diplomatie marocaine aimerait croire… mais cela relève davantage du vœu pieux. Après toutes ces années, et malgré la succession d’envoyés spéciaux, le Conseil de sécurité demeure invariablement divisé.
La définition de la folie, c’est de continuer à faire la même chose, encore et encore. C’est la voie que poursuit la diplomatie marocaine, en continuant d’espérer que l’Organisation des Nations unies finira par adopter pleinement sa position.
Certes, parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni soutiennent le plan d’autonomie proposé par le Maroc. Mais il ne faut pas oublier que la Russie et la Chine, également membres permanents, s’y montrent bien plus réservées. Du côté des membres non permanents, certains pays – comme l’Afrique du Sud ou le Mozambique – apportent ouvertement leur soutien au Polisario [le mouvement indépendantiste – ndlr] quand ils sont membres du Conseil.
Et même dans l’hypothèse, hautement improbable, où l’ensemble du Conseil de sécurité soutiendrait la position marocaine, un obstacle de taille subsisterait : si les Sahraouis eux-mêmes refusent ce plan, le conflit resterait entier.
C’est pourquoi le Maroc doit envisager une solution dans un cadre strictement maghrébin avec trois dimensions : un dialogue inclusif sahraoui-sahraoui, un dialogue direct entre le Maroc et le Polisario et un dialogue entre Rabat et Alger.
Donc pour vous, il n’y a plus rien à attendre de l’ONU pour trouver une solution politique à ce conflit ?
En 2003, l’envoyé spécial des Nations unies, James Baker, a présenté un plan qui, à mon sens, était raisonnable et aurait pu constituer une base sérieuse pour le règlement du conflit. Ce plan avait d’ailleurs reçu l’appui unanime des membres du Conseil de sécurité. L’Algérie l’avait accepté, et bien que le Polisario l’ait initialement rejeté, il avait fini par s’y rallier une fois que le Maroc l’avait, à son tour, refusé. En 2007, Rabat a présenté son propre plan d’autonomie.
Dans sa résolution 1754 adoptée la même année – comme dans chaque résolution annuelle depuis –, le Conseil de sécurité continue d’appeler à « une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, qui permette l’autodétermination du peuple du Sahara occidental ».
Le problème, c’est que cette autodétermination n’est jamais clairement définie. Elle peut revêtir plusieurs formes, mais le Conseil de sécurité entretient volontairement une certaine ambiguïté. Ce flou, qui semble convenir aux grandes puissances, ne fait cependant que prolonger le statu quo sans résoudre le cœur du conflit.
Il faut aujourd’hui chercher un compromis viable, et non une solution idéale. Or, l’approche adoptée récemment par la diplomatie marocaine va dans la direction opposée : elle consiste à qualifier le Polisario de mouvement terroriste lié à l’Iran et au Hezbollah. Mais si l’on considère l’autre camp comme un groupe terroriste, comment envisager une négociation sérieuse avec lui ?
Par ailleurs, quand des manifestants pacifiques du Hirak du Rif sont arrêtés et condamnés à vingt ans de prison, comment peut-on espérer convaincre le Polisario de déposer les armes et de s’engager dans un processus politique basé sur un plan d’autonomie qui, de surcroît, n’a jamais été élaboré en concertation avec les Sahraouis eux-mêmes, y compris ceux qui sont alliés à Rabat ?
Le roi Mohammed VI vient de tendre la main à l’Algérie, une nouvelle fois, dans son discours du Trône, ce 29 juillet 2025. Leurs relations se sont sérieusement détériorées, ces dernières années. Pensez-vous qu’il existe un vrai risque d’escalade militaire ?
On ne peut que se féliciter de la main tendue du roi, mais la diplomatie marocaine, en persistant dans une logique de confrontation et en mobilisant les acteurs internationaux pour entériner le fait accompli, adopte une démarche contraire à cet esprit d’ouverture et d’apaisement du roi.
Quant aux confrontations, le risque existe bel et bien, et ce n’est pas nouveau : il s’est déjà manifesté en 1963, puis en 1976. Plus récemment, le Maroc et l’Algérie ont intensifié leur rivalité en investissant massivement dans des armements de haute technologie. Depuis leur indépendance, les deux pays entretiennent une relation conflictuelle persistante, alors qu’ils partagent une histoire, une culture et une identité si proches qu’ils pourraient être perçus comme un seul peuple réparti sur deux territoires.
Aujourd’hui, ils semblent piégés dans une logique d’hostilité permanente, qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, la division entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Une situation à la fois absurde sur le plan historique et profondément regrettable sur le plan moral.
Avec le Centre international pour les initiatives de dialogue, vous voulez mobiliser la société civile des cinq pays du Maghreb. Qu’est-ce qui pourrait faire que le Maroc et l’Algérie reprennent une conversation ?
Notre initiative à l’ICDI est entièrement indépendante : à ce stade, nous n’avons engagé aucun dialogue avec les gouvernements. Notre ambition est de raviver le rêve porté par nos parents et nos grands-parents à l’époque coloniale : celui d’un Maghreb uni, solidaire et souverain.
La bonne nouvelle, c’est que malgré les tensions entre États – alimentées parfois par des campagnes de désinformation, y compris via des bots sur les réseaux sociaux –, les peuples, dans leur grande majorité, refusent d’être entraînés dans cette logique de confrontation.
C’est précisément pour cela qu’il devient urgent de mobiliser la société civile et les citoyens maghrébins afin de dire collectivement : « Trop, c’est trop ». Il faut mettre un terme à l’escalade verbale, à la surenchère militaire, et à la division artificielle entre des peuples liés par tant d’histoires communes.
Source : Mediapart – 31/07/2025 https://www.mediapart.fr/journal/international/310725/jamal-benomar-au-maghreb-il-faut-mettre-un-terme-l-escalade-verbale-et-la-surenchere-militaire