Dans ce combat éthique qui interpelle les consciences, il est du devoir des démocrates d’être en première ligne pour la libération de Boualem Sansal et de tous les prisonniers d’opinion, revendique l’éditeur algérien Arezki Aït-Larbi.

Rappelons d’abord quelques évidences que les régimes autoritaires semblent ignorer. Les propos d’une personnalité publique sont souvent discutables, parfois choquants. Mais ils relèvent toujours du débat démocratique. Aux outrances – réelles ou supposées – de Boualem Sansal, les autorités algériennes auraient dû opposer la force de l’argument d’un discours contradictoire. Sur l’histoire de l’Algérie et la géographie du Maghreb. Sur le droit des Palestiniens, chassés de leurs terres et soumis à une impitoyable oppression coloniale qui dure depuis plus de soixante-quinze ans. Sur le Sahara-Occidental et l’impuissance de l’ONU qui peine, depuis 1991, à organiser un référendum d’autodétermination.

Nouveau palier dans l’escalade répressive qui a fermé tous les espaces de libre expression, l’emprisonnement d’un écrivain adulé à l’étranger pour son talent, mais chahuté dans son pays pour une maladroite désinvolture, est un clou de plus sur le cercueil de nos libertés bafouées. Pour préparer le bûcher de la « trahison », on convoque l’histoire coloniale et on réveille, une fois encore, les martyrs de la guerre d’indépendance pour légitimer les dérives liberticides d’un pouvoir sans boussole, qui navigue au gré des tempêtes.

Derrière l’écume soulevée par l’affaire Sansal, se profilent les recompositions dans le sérail qui peinent à se stabiliser. Si le pouvoir et les islamistes se sont affrontés violemment durant la guerre civile des années 1990, ils jouent maintenant en duo une partition autoritaire pour neutraliser tout frémissement incontrôlé dans la société, toute contestation autonome. Des partis laïques, des syndicats et des associations libres sont suspendus ou dissous. La presse privée, qui a connu ses heures de gloire après l’ouverture en trompe-l’œil de 1989, est tenue en laisse par la publicité sous contrôle de l’État.

Même les cafés littéraires sont soumis à l’autorisation d’une commission de lecture qui a fini par tomber le masque quant à ses fantasmes idéologiques. Au Salon international du livre d’Alger, les «manuels du parfait salafiste» subventionnés par l’Arabie Saoudite, Mein Kampf de Hitler et les Mémoires de Mussolini sont à l’honneur depuis quelques années. Moins cotés et suspects de subversion, des auteurs critiques, notamment parmi les universitaires, sont blacklistés par les miliciens de la pensée, au mépris de la loi, qui ne reconnaît de pouvoir de censure qu’au seul magistrat.

Sansal est l’otage des forces extrémistes algérienne et française

Dans la crise diplomatique entre les gouvernements algérien et français, Boualem Sansal est l’otage des forces centrifuges de leurs extrémistes respectifs. D’un côté comme de l’autre, les surenchères, en apparence antagonistes mais qui se confortent mutuellement, convergent vers un même objectif : le divorce entre les deux pays pour en finir avec les querelles récurrentes.

Pour Emmanuel Macron, fragilisé par une dissolution suicide, la pression de l’extrême droite algérophobe a eu raison de sa neutralité dans le conflit du Sahara-Occidental ; il finira par s’aligner sur la position marocaine, déclenchant ainsi la colère des Algériens. Ce casus belli signe la fin de la lune de miel avec le président de la République algérienne, Abdelmadjid Tebboune, et conforte les islamo-nationalistes dans leur croisade contre « les traîtres francophones ».

Depuis la mise au pas, en 2020, du Hirak, le mouvement populaire pour le changement qui avait précipité la chute du président Bouteflika, son successeur multiplie les gages de bonne foi aux islamistes domestiqués, qui ont négocié leur soutien contre une influence grandissante dans les institutions. Avec une hégémonie déjà prégnante dans l’école, la justice et la culture, les partisans de l’unicisme arabo-islamique exigent davantage de concessions.

En accédant à leurs revendications, le pouvoir a pris le risque de mettre en péril les équilibres précaires d’une société plurielle, qui peine à retrouver ses marques après une décennie de terreur islamiste et de répression militaire qui n’a pas toujours fait dans le détail. Le résultat ne peut qu’attiser les frustrations : la liberté de conscience n’est plus garantie par la Constitution de 2020 ; le berbère, reconnu en 2016 comme « langue nationale et officielle », est réduit à son expression folklorique ; le français, ce « poison qui pollue l’âme nationale », est déjà banni au profit de l’anglais.

Une régurgitation de l’histoire qui s’impose

Cette guerre en différé contre « la France, ennemi d’hier et d’aujourd’hui », est une régurgitation de l’histoire qui a fini par s’imposer dans l’actualité. Héritière des oulémas, ce mouvement réformiste religieux qui s’était accommodé de l’ordre colonial s’il « respecte l’islam et la langue arabe », la coalition islamo-nationaliste peine à redorer un blason « révolutionnaire » qui est loin d’être glorieux. Dans cette fièvre patriotique, le récit consensuel sur la guerre d’indépendance est déboulonné par un révisionnisme outrancier.

Pour les historiens maison, qui tentent de réécrire le passé à l’aune des alliances du présent, l’insurrection du FLN [le Front de libération nationale, ndlr], le 1er novembre 1954, aurait « été ordonnée par Djamel Abdel Nasser, le raïs égyptien, et planifiée par les oulémas », qui avaient pourtant condamné le déclenchement de la lutte armée comme « une aventure irresponsable ». Même Djamila Bouhired, l’héroïne de la bataille d’Alger en 1957, est accusée par une courtisane aux protections haut placées d’être « une création de la France ».

Au cœur de ces luttes gigognes où les extrémistes des deux rives sont à la manœuvre, Boualem Sansal risque d’être broyé par la conjonction de calculs sournois. Le baiser de Judas de Marine Le Pen, de Philippe de Villiers, d’Eric Zemmour, et de tous les revanchards qui feignent de le défendre pour « faire plier l’Algérie », ne réussira en fin de compte qu’à exciter la répression, encourager le ralliement des indécis derrière les commissaires politiques qui ont dressé l’échafaud, et serrer un peu plus la corde autour du cou de l’écrivain.

Balisée par ces surenchères en miroir sur fond de guerre mémorielle, la voie de la justice et de la raison est étroite. Dans ce combat éthique qui interpelle les consciences, le devoir des démocrates algériens est d’être en première ligne. Pour la libération de Boualem Sansal et de tous les prisonniers d’opinion. Pour l’avenir de l’État de droit et le respect de nos libertés. Et pour l’honneur de l’Algérie, qui est « un idéal plus vaste que le cachot qu’elle est en train de devenir » (1).

(1) Extrait de l’Appel international à la libération du journaliste Ihsane el-Kadi  signé, en mai 2023, par une dizaine de personnalités, dont Noam Chomsky et Annie Ernaux, prix Nobel de littérature.

Arezki Aït-Larbi est journaliste free-lance, directeur de Koukou Éditions, maison d’édition algérienne spécialisée dans l’essai politique, le témoignage historique et le document d’actualité.

Source : Libération 07/12/2024 – https://www.liberation.fr/idees-et-debats/la-voie-etroite-des-democrates-algeriens-pour-soutenir-boualem-sansal-par-arezki-ait-larbi-20241207_Z3HEJ6YISFFU5C6LUKXHS2PCUE/?fbclid=IwY2xjawHCRDZleHRuA2FlbQIxMAABHW1GG8Y4QViWKJGwJEQ590fC1RkElILgIVcijOMbAdy_AxFRxPKymLQF5g_aem_FeNHSkytsK7PulSUfSqNqg