Dans la Seine, on noya les Algériens. À Thiais, on enterra un massacre. Le cimetière parisien de Thiais a été un lieu de la dissimulation du massacre de l’automne 1961. Nous avons fouillé les archives et retrouvé des noms de victimes. On en dénombre une centaine. La vérité sur ce crime d’État n’en finit pas de refaire surface.

ACCES-94 – Association de Coopération Culturelle Educative et Sportive. Éduc’ pop’ à Chevilly-Larue dans le 94

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Carré musulman. Division 97 du cimetière parisien de Thiais.

« Monsieur Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire. Finalement cette vérité a fait son chemin. Je suis venu ici en mémoire de ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais. »

C’est par ces mots qu’en 1997 Jean-Luc Einaudi concluait son témoignage lors du procès du préfet collaborationniste Papon. Cette déclaration que nous découvrons tardivement vient corroborer ce que nous pressentions depuis des années, à savoir que des martyrs du 17 octobre 1961 avaient été enterrés juste à côté de chez nous, le long de la nationale 7. C’est le nouveau point de départ de notre travail associatif, celui de l’association ACCES, association d’éducation populaire située à Chevilly-Larue dans le Val-de-Marne, commune limitrophe de l’immense cimetière parisien de Thiais.

Nous nous sommes rendus sur place, nous avons fouillé ses archives consultables en ligne, notamment le registre journalier d’inhumation, première source consultée en 1988 par l’auteur de La Bataille de Paris, enquête pionnière sur les massacres de l’automne 1961. 

Comme Jean-Luc Einaudi, nous observons que les enterrements de personnes aux noms d’origine nord-africaine augmentent et s’enchaînent de septembre à décembre 1961. Nous en dénombrons une centaine.

Il convient de préciser que toutes les victimes du massacre n’ont pas été enterrées à Thiais et que tous les décès ne résultent pas de la répression policière. Car bien sûr, nous ne prenons pas en compte les quelques morts naturelles ou liées à une maladie, ni les membres de la FAP, la force auxiliaire de police (la police de Harkis de Paris, créée par Papon en 1959). 

L’ examen du registre débute en septembre. Parce que la violence qui s’est déchaînée le 17 octobre n’a pas commencé ce soir-là. Elle ne constitue que le point culminant d’une répression policière inouïe qui sévit depuis la fin du mois d’août. Cette répression s’inscrit dans la continuité d’un maintien de l’ordre colonial importé en métropole et au cœur même de la capitale des Lumières. Elle s’abat sur celles et ceux qu’on appelait les « Français musulmans d’Algérie » (FMA), confronté·es au racisme de la société coloniale dans les usines, les chantiers, les foyers et les bidonvilles de nos banlieues. 

Les corps de Thiais proviennent en grande partie de l’Institut médico-légal, dont les rapports mentionnent des homicides par coups, strangulation, coups de feu, noyade. Des corps découverts sur les berges de la Seine, dans les ruelles et les sentiers des parcs et bois de la banlieue parisienne.

Voilà quelques exemples d’une longue liste macabre d’Algériens enterrés sur deux carrés musulmans pour cette seule période de 4 mois. D’abord à la division 89, puis à la division 97 pour y enfouir les cadavres que la division 89 voisine ne peut plus contenir. On compte des dizaines de corps non identifiés, enterrés tantôt sous X FMA, X-Inconnu, ou Inconnu NA pour Nord-Africain, qui peut désigner aussi bien un Tunisien qu’un Marocain.  

MESSILI Saïd, âge inconnu, abattu avec Mehraz Chérif le 26 septembre 1961 par des policiers à l’arrière des bâtiments du 1, avenue de la Villette à Paris. Enterré le 10 octobre. Division 89 ligne 16, tombe 52. Dossier classé sans suite par le parquet de Paris. Sept autres inhumations ce jour-là de morts brutales dont les affaires judiciaires – si elles ont fait l’objet d’une enquête – ont été classées sans suite ou conclues par un non-lieu.  

Cinq inconnus « FMA »,enterrés le 24 octobre, corps découverts à Boulogne, Colombes, Aubervilliers, quartiers parisiens du Gros Caillou et de Bel Air. Enterrés à la division 89 ligne 15, tombes, 59, 41, 53, 43, 47.

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Une partie des inhumations du 24 octobre. Page 32 du registre. Surlignage par nos soins. © Archives de Paris.

DEROUES Abdelkader, 27 ans, découvert avenue du Général-de-Gaulle, à Puteaux après la manifestation. Mort d’un coup de feu dans l’épaule droite. Enterré le 31 octobre, division 97, ligne 1, tombe 5. Ce qui porte à dix inhumations ce jour-là d’Algériens dont 5 inconnus FMA, tous découverts à Aubervilliers.

DELOUCHE Mohamed, âge présumé, 63 ans.C’est l’épicier du bidonville de la Folie à Nanterrequi a ététué le 18 octobre par deux coups de feu. Monique Hervo, écrivaine et militante associative qui était alors travailleuse sociale au service civil international du bidonville, était cachée à l’arrière de la boutique quand les policiers sont entrés dans sa boutique. Elle a entendu les deux détonations. Enterré le 12 décembre 1961, division  97, ligne 5, tombe 3. Non-lieu rendu le 2 novembre 1962.

ZEBIR Mohamed, retiré de la Seine le 7 octobre, à la hauteur du barrage de Suresnes, du côté de l’Île de Puteaux. Identifié 3 semaines après. Mort provoquée par 3 balles. Enterré le 7 novembre, division 97, ligne 2, tombe 4. 

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Parmi les 9 inhumations d’Algériens ce jour-là, il y a cet homme. Enterré division 97, ligne 1, tombe 20. Il a été pris en photo par Elie Kagan et un autre photographe américain, témoins de la manifestation. Ils l’ont trouvé gisant à terre, ensanglanté, rue des Pâquerettes, à Nanterre, dans la nuit du 17 au 18 octobre. Les deux hommes l’ont conduit jusqu’à la Maison départementale de Nanterre, où, à leur arrivée, un infirmier s’est exclamé : « Et un raton, encore un! ». 

Les photographes ignorent son nom mais trente ans plus tard, ce cliché illustrera la couverture de La Bataille de Paris. Son visage est alors reconnu par son neveu en Algérie. Il s’agit de BENNEHAR Abdelkader, il avait 42 ans. L’enquête sur sa mort avait fait l’objet d’un non-lieu le 25 février 1963.

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Neuf X-Inconnus enterrés le 5 décembre à la division 97, à la demande de l’IML (Institut médico-légal), découverts dans différents quartiers parisiens et de villes de banlieue. Surlignage par nos soins. © Archives de Paris

Le registre d’inhumation indique des emplacements précis, à savoir des sépultures individuelles. Il n’y a donc pasde fosses communes. Cette information qui circule de livre en livre s’avère inexacte.

Toutefois, les informations du registre permettent d’identifier les conditions d’inhumation. À une dizaine d’exceptions près, les inhumations étaient toutes exécutées, non pas à la demande d’un proche mais de l’administration, à savoir l’Institut médico-légal. Les corps ont été mis dans une volige, un bois rudimentaire très mince, utilisé dans son usage funéraire comme un cercueil provisoire. Ce qui permet une décomposition rapide. Puis enterrés dans des concessions gratuites, prévues pour cinq ans, une pratique courante à cette époque dans « le cimetière des indigents ». 

Ces sépultures gratuites ne sont pas équipées de pierre tombale, ce qui ne permet pas d’identifier les défunts en surface. 

Ainsi disparaissait le massacre en même temps que ses victimes se décomposaient sous la terre anonyme. Des disparus enterrés sans leurs proches, sans rite cultuel musulman, et bien sûr sans les honneurs que le FLN avait pour habitude de rendre aux chouhadas, martyrs de la lutte de libération. 

Une centaine de morts ont été enterrés « comme des chiens », dans ce cimetière le plus à l’écart des regards parisiens, le cimetière des indésirables, des indigents, mais aussi des collabos, des criminels.

Dans la Seine, on noya les Algériens. À Thiais, on enterra un massacre.

Mais la vérité fit peu à peu surface, grâce notamment à la mémoire militante et familiale de cette génération de l’immigration post-coloniale qui luttait contre les crimes racistes et sécuritaires des années 70 et 80.

Vingt-trois corps ont été rapatriés en Algérie le 13 juin 1969 et le 12 mars 1970 pour être inhumés au cimetière des martyrs de la révolution d’El Alia à Alger. 

Les 5 et 7 septembre 1979, plusieurs supplétifs de la force de police auxiliaire ont été exhumés des carrés musulmans pour la division militaire 17. Une stèle leur rend hommage. 

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Division militaire 17. Cimetière parisien de Thiais.

Pour les autres, rien. Rien ne rappelle le souvenir d’Algériens massacrés par la police pour avoir participé pacifiquement à une manifestation ce 17 octobre 1961, que les historiens britanniques Jim House et Neil Mac Master qualifient  comme « la répression d’État la plus violente qu’eût jamais provoquée une manifestation de rue, dans l’histoire moderne de l’Europe occidentale ».

Où sont ces Algériens aujourd’hui ? La mairie de Paris nous indique que « les dépouilles des victimes du massacre du 17 octobre 1961 ont été reprises ».  Exhumés en 2019et 2021, les ossements sont aujourd’hui conservés dans des reliquaires à l’ossuaire du cimetière.  

Les seules traces de leur mort sont celles de leur disparition.

Notre tâche est de poursuivre le travail de Jean-Luc Einaudi et d’autres historien·nes, collectifs associatifs et militants afin d’exhumer leur mémoire et de réparer cet effacement scandaleux. Soixante-quatre ans ans après ce massacre d’État, il est temps de reconnaître, de redonner des noms, des visages et des histoires à ces personnes que la déshumanisation coloniale a effacées. 

Des victimes dont nous savons aujourd’hui qu’elles n’étaient pas « terroristes », qu’elles avaient juste le tort d’être perçues comme algériennes. Et au pire, de le revendiquer.

Tuées pour ce qu’elles étaient et non pour ce qu’elles ont fait.

Papon et les pouvoirs publics de droite comme de gauche ont voulu effacer ce crime pendant 30 ans. Papon a perdu. Il a perdu deux fois. L’Algérie est devenue indépendante. Et l’ancien secrétaire général de la Gironde a été condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l’humanité pour avoir participé à la déportation de 1690 juifs entre 1942 et 1944. 

Mais ses défaites ne sont pas une victoire.

La vérité sur le massacre d’État de l’automne 1961 a fait son chemin sans la justice. Soixante-quatre ans après, la responsabilité ne peut plus être individuelle.

Notre association a organisé cette année la quatrième commémoration officielle. 

Nous demandons une nouvelle fois à la ville de Paris, propriétaire du cimetière, de créer un mémorial en hommage aux victimes du crime d’État de l’automne 1961, afin de mettre fin à l’oubli dans lequel elles ont été noyées depuis maintenant près de soixante-cinq ans.

Nous nous inscrivons pleinement dans les revendications des nombreuses associations, syndicats et organisations politiques. En ce sens, la République française doit enfin et clairement reconnaître le massacre de l’automne 1961 comme un crime d’État. 

Il s’agit d’un devoir de mémoire à l’égard d’un combat décolonial, antiraciste toujours d’actualité qui doit contribuer à tracer enfin pour l’avenir un chemin de vérité, de justice et d’égalité. 

L’ association ACCES, avec le soutien des historiens Emmanuel Blanchard, Fabrice Riceputi, Alain Ruscio, Gilles Manceron, Jim House, Amzat Boukari-Yabara – historien et militant panafricain, Kahina Aït-Mansour – réalisatrice, Hajer Ben Boubaker – écrivaine documentariste, Saïd Bouamama – sociologue et membre fondateur du FUIQP, Alima Boumediene Thiery – avocate, Chérif Cherfi – passeur de mémoire et fondateur du Collectif du 17 octobre Banlieue Nord Ouest, Faïza Guène – romancière scénariste, Patrick Karl – comédien, Daniel Kupferstein – réalisateur, Mehdi Lallaoui – écrivain réalisateur, Olivier Le Cour Grandmaison – universitaire, Médine – rappeur, Mohand Mounsi – chanteur, Mouss & Hakim – chanteurs, Mathieu Rigouste – sociologue, Rocé – rappeur, Mehdi Slimani – chorégraphe CIE NO MAD, Ambre Thieffry – danseuse chorégraphe activiste – Françoise Vergès – politologue, autrice, militante décoloniale, Farid Zerzour – metteur en scène, directeur et fondateur théâtre Kalam. 

Les Amis de Jean-Luc Einaudi ; Les Ami.e.s de Maurice Rajsfus ; Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons ; ARAC Chevilly-Larue ; Association culturelle Les Oranges ; Association Nationale des Pieds Noirs Progressistes et leurs Amis (ANPNPA) ; Association des Femmes des Pays d’Afrique de l’Ouest (AFPAO) ; Association Solidaire d’Accompagnement des Parents (ASAP) ; Au Nom de la Mémoire ; Collectif et association AFRO DES 100 DANSES ; Collectifs 17 octobre Banlieue Nord Ouest Colombes, Argenteuil et Gennevilliers ; Collectif 17 octobre 1961 Isère ; Collectif du 17 octobre Marseille ; Collectif Mémoire en marche Marseille ;  Comité Vérité et Justice pour Charonne ; Convergence Citoyenne Ivryenne (CCI) ; Femmes Plurielles ; Filles et fils de la République Créteil ; Fondation Frantz Fanon ; Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP) ; Fédération nationale de la Libre Pensée ; Histoirecoloniale.net ; Institut Tribune Socialiste-Histoire, mémoire et actualité des idées du PSU ; Institut Mehdi Ben Barka – Mémoire vivante ; Le 93 au Coeur de la République ; LDH Thiais-Orly-Choisy ; LDH Val-de-Bièvre ;  MRAP Nanterre ; Mémoire de nos luttes ; Pour la Mémoire Contre l’Oubli ; Réseau Féministe « Ruptures » ; SNEPS-PJJ-FSU ; Solidaires ; Solidarité Algérie Inclusion et Développement (SAID) ; Tactikollectif ; Villejuif en mouvement(s) ; You’Manity.

Source : Mediaprt – Tribune – 10/11/2025 https://blogs.mediapart.fr/acces-94/blog/101125/ici-enterra-les-algeriens