Mathieu Belezi : « En Algérie, nous avons été des barbares » – Mathieu Magnaudeix

Lauréat du prix du Livre Inter en 2022 avec « Attaquer la terre et le soleil », l’écrivain Mathieu Belezi documente depuis des années la férocité de la colonisation en Algérie. Il constate à nouveau l’ignorance entêtée que notre pays entretient autour des massacres qui l’ont accompagnée. 

Dans Attaquer la terre et le soleil (éd. Le Tripode, 2022), Mathieu Belezi raconte le quotidien infernal des tout premiers colons d’Algérie, arrivés miséreux des campagnes hexagonales pour un lopin de terre, malades de fièvre, protégés tant bien que mal des assauts des Algériens expropriés par une armée française qui commet massacre sur massacre. 

Avant qu’il ne reçoive en 2022 le prix du Livre Inter pour ce récit, l’Algérie coloniale était depuis longtemps un de ses thèmes de prédilection, déplié depuis 2001 avec Les Vieux Fous,récit halluciné de la vie et de la chute d’Albert Vandel, « l’homme le plus riche d’Alger » en 1962, C’était notre terre (2008), ou encore Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015) – des livres quasiment tous réédités en 2024 par les éditions Le Tripode sous les titres Moi, le glorieuxLe Temps des crocodiles et Emma Picard

Pour l’émission « À l’air libre » du 6 mars sur les tensions entre la France et l’Algérie, Mathieu Belezi avait accepté un entretien lors duquel nous abordions l’ignorance et les résistances de la société française face aux crimes de la conquête algérienne, la question de la mémoire et son instrumentalisation par les politiques. Nous publions l’intégralité de cet entretien, réalisé le dimanche 2 mars. 

Mediapart : Bruno Retailleau a alimenté ces derniers mois une surenchère verbale contre l’Algérie, Jean-Michel Aphatie a été vilipendé pour avoir rappelé les massacres de l’armée française au XIXe siècle, et l’extrême droite, indignée et offusquée, a parlé de la colonisation comme d’une« bénédiction »Que vous a inspiré cet épisode, vous qui racontez ces réalités depuis deux décennies ?

Mathieu Belezi : Je ne suis pas étonné que nos dirigeants et les dirigeants de l’Algérie puissent s’invectiver et faire monter une espèce de dispute. Entre la France et l’Algérie, rien n’est réglé. Chaque Français, et je pense chaque Algérien, a au fond de lui cette mémoire qui est en train de moisir et qui ne sort pas. Ce contentieux, on n’en parle pas. À la place, on fait monter une espèce de tension, de ressentiment et de violence.

C’est comme si on revenait aux années 1960 : « L’Algérie, c’est la France. » Bruno Retailleau a-t-il lu l’histoire de la conquête de l’Algérie d’Alain Ruscio [La Première Guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, éd. La Découverte, 2022 – ndlr] ou bien le livre de Pierre Darmon [Un siècle de passions algériennes. Une histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1940, éd. Fayard, 2009 – ndlr] ? J’aimerais lui poser la question.

Que comprendrait-il s’il les lisait ?

Ce qui se cache derrière les images d’Épinal de la colonisation. Entre 1830 et 1870, il y a eu quarante ans de guerre inadmissible, terrible, raciste. Nous avons été des barbares. Pourquoi la France a-t-elle pu se comporter de la sorte ? Je repense très souvent à une déclaration d’Emmanuel Macron, qui a dit en 2022 : « Entre la France et l’Algérie, c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique. » Mais comment cela peut-il être une histoire d’amour ?

Tant que nous n’aurons pas fait ce travail d’« affronter l’entaille », comme dit l’historien Patrick Boucheron, on ne s’en sortira pas. Il ne s’agit pas de culpabiliser nos générations. Mais qu’on accepte de reconnaître ce qui s’est passé au XIXe siècle, et ce qui a perduré, comme l’a montré Pierre Bourdieu, qui parlait à la fin de la colonisation de la population algérienne des campagnes de sa misère effroyable, de la famine. Si on mettait tout ça sur la table, ça soulagerait beaucoup de Français et beaucoup d’Algériens.

Emmanuel Macron a fait un certain nombre de gestes mémoriels. Ils auraient dû être faits il y a dix ou vingt ans. La clé, ce serait de reconnaître la torture en Algérie.

La surenchère verbale du ministre, les réactions des éditorialistes et médias ou élus conservateurs et d’extrême droite ces dernières semaines nous montrent qu’il semble très facile de réactiver en France la rancœur, un antagonisme contre l’Algérie. Que cela nous dit-il de la France ?

Là encore, aucun étonnement. À sa sortie, le livre de Pierre Darmon qui disait la vérité historique n’a eu aucune presse. Et quand il est sorti en poche chez Perrin, en 2015, les 270 premières pages qui concernaient les toutes premières décennies de la colonisation entre 1830 et 1870 ont été censurées – j’appelle ça une censure. Il y a un réseau très puissant qui s’active à chaque fois très facilement. Moi aussi j’ai connu des censures. Mon roman Attaquer la terre et le soleil a eu du succès, mais je n’ai jamais été invité à la télévision pour en parler. En Belgique oui, mais pas en France. Le Théâtre de la Liberté à Toulon (Var) avait pris une option pour une adaptation sur scène de C’était notre terre, mais au bout d’un an ils ont dû renoncer.

Une comédienne a fait une adaptation d’Emma Picard et elle a du mal à la faire tourner dans des petites villes. À Rome, j’ai fait un jour une présentation d’un de mes romans qui ne parlait pas du tout de l’Algérie, et l’ambassadeur avait fait savoir que ce serait mieux que je ne parle pas de l’Algérie. C’était notre terre est à nouveau en train d’être adapté au théâtre, avec une création prévue pour l’an prochain en région parisienne, puis à Genève. Je suis curieux de voir quelle sera la réaction.

Le souvenir des enfumades de Bugeaud, massacres de tribus entières, a été rappelé par Jean-Michel Aphatie, qui les a comparées à autant d’« Oradour-sur-Glane ». Vos romans, qui par ailleurs ne cachent rien des immenses difficultés auxquelles ont été confrontés les colons venus dans le sillage de l’« armée d’Afrique », sont parsemés de ces massacres.

Dans un des romans, j’ai imaginé un épisode qui ressemble aux enfumades. Au fond, je ne comprends toujours pas. Comment on peut en arriver là ? Comment l’Europe qui au XIXe siècle, par d’autres aspects, était quand même une sorte de phare culturel du monde a pu faire ça ? Dans mes romans, je fais très attention à ne pas en rajouter dans la violence parce que ce n’est pas peine, il y en a assez dans la vérité historique dont je me suis inspiré.

Tous les Français devraient savoir ce qu’ont été les enfumades du Dhara. Tous les Français devraient lire les livres qui parlent de cette époque. Au moins pour essayer de comprendre cette colonisation furieuse qui concerne toute l’Europe. Parce que ce n’est pas seulement la France : c’est l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, comme le raconte David Van Reybrouck dans Congo. Une histoire.

Pour nous, Européens, c’est très important parce que nous pouvons très vite retourner dans la barbarie, et je suis bien placé pour en témoigner pour vivre en Italie, où beaucoup font comme si ce gouvernement d’extrême droite était un gouvernement comme les autres. On ne doit rien lâcher. Et on doit cesser de mettre l’histoire sous le tapis.

Quand vous avez commencé à écrire, était-ce pour combler ce manque de récits sur la colonisation ?

Pas vraiment. Le premier livre sur l’Algérie, C’était notre terre, c’était d’abord un travail littéraire sur la langue, sa musicalité. Je connaissais assez peu de choses sur l’Algérie coloniale, mais j’avais le sentiment que cette histoire, à cause de sa folie, pouvait bien convenir à mon travail d’écriture, au style que je voulais avoir, dans son baroquisme, sa démesure. J’ai cherché une manière de raconter les choses.

C’est vrai, je m’étais dit que la littérature française n’avait pas abordé la conquête algérienne. Cela m’étonnait. Je n’avais pas conscience que cela heurterait, que je me confronterais à une résistance qui ne dit pas son nom. En revanche, c’est cette résistance qui m’a donné envie de continuer. Même si ça a été une période difficile pour moi. Attaquer la terre et le soleil avait été refusé par cinq ou six grands éditeurs avant d’être publié par les éditions Le Tripode. J’en étais à me dire : voilà, à l’âge que j’ai, j’ai raté mon coup, je continuerai à écrire mais je ne publierai plus.

Le succès de vos livres montre aussi que beaucoup de gens sont avides de connaître cette histoire…

Dans les rencontres en librairie, il y a de vieux Algériens qui me remercient, des pieds-noirs avec qui je discute. Je me rappelle une présentation que j’avais faite pour C’était notre terre avec des libraires. Une dame d’une cinquantaine d’années était venue me voir à la fin : elle découvrait que l’armée française n’avait pas été accueillie à bras ouverts quand elle a débarqué en Algérie. Bref, on ne sait pas ! Et quand on découvre, c’est terrible. Raison de plus pour tout mettre sur la table. Même si, dans le contexte politique actuel, en effet, ce n’est pas gagné. 

Source : Médiapart – 22/03/2025 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/220325/mathieu-belezi-en-algerie-nous-avons-ete-des-barbares

Une ferme en Algérie. L’enracinement paradoxal 1871-1999 – Didier Guignard

Une ferme en Algérie. L’enracinement paradoxal 1871-1999 – Didier Guignard, CNRS éditions, 662 p. Ouvrage publié avec le soutien de l’IREMAM

À l’automne 1934, un contremaître européen tue un saisonnier algérien dans une ferme coloniale de Basse Kabylie. Ce drame nous fait entrer dans une histoire rurale et sociale plus longue, celle d’une exploitation agricole et de ses occupants, entre l’insurrection algérienne de 1871 et la fin des années 1990.

L’enquête de Didier Guignard explore les multiples facettes et mutations de ce domaine, soumis aux aléas de la conjoncture économique et politique, aux relations changeantes entre donneurs d’ordres et exécutants, et qui, pourtant, dans la durée, déroule un même fil inattendu.

Car, en dépit d’une violence récurrente, des familles dépossédées par la colonisation maintiennent ici leur ancrage et se réapproprient ce morceau de plaine d’autres manières. Au gré des compétences et des alliances, hommes et femmes y consolident leur place de domestiques ou d’ouvriers, combinent leurs maigres salaires avec les fruits de quelques parcelles en bordure de domaine. Certains proposent même aux maîtres leurs services comme entrepreneurs agricoles ou marchands de récoltes. Seuls la nationalisation des fermes européennes après 1962 et le terrorisme islamiste de la « décennie noire » les obligeront à se retirer, au moins partiellement, des lieux qui leur sont chers.

Didier Guignard est chargé de recherche au CNRS, rattaché à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) à Aix-en-Provence et HDR en histoire contemporaine.

L’étonnante postérité de la doctrine française de contre-insurrection

Entretien · L’historien états-unien Terrence Peterson raconte dans un livre, sur la base de nombreuses archives, la « pacification » conduite par l’armée française en Algérie pour tenter d’effacer le désastre indochinois de Diên Biên Phu en 1954. Une méthode qui inspirera durablement d’autres armées, dont le Portugal et les États-Unis.

Dans Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency, Terrence Peterson livre une foule de détails puisés dans les archives militaires de la guerre d’indépendance à l’appui de son récit des stratégies mises en œuvre, sans succès, par l’armée française pour tenter de rallier la population algérienne. Il analyse également l’étonnante postérité de la doctrine militaire française de contre-insurrection élaborée à cette époque, qui a été ressuscitée en 2007 par le général américain David Petraeus en Irak.

Victoria Brittain : Quelle a été l’étincelle à l’origine de vos travaux sur cette guerre coloniale française et sur le concept de pacification à travers le remodelage de la société civile ?

Terrence Peterson : La personne qui a éveillé mon intérêt pour la guerre d’Algérie est Frantz Fanon. J’ai commencé mes études supérieures avec la France de Vichy et la complexité des lois antijuives appliquées en Afrique du Nord. Et j’ai fini par lire L’An V de la révolution algérienne (1959), dans lequel Fanon raconte comment les femmes algériennes du Front de libération nationale (FLN) choisissaient de porter le voile ou non à différents moments, pour détourner les soupçons et déjouer les mesures de sécurité françaises. J’ai été séduit.

J’ai fait des recherches exploratoires dans les archives et découvert que l’armée française avait lancé toutes sortes de programmes sociaux destinés aux femmes algériennes pendant les huit années de guerre. J’ai aussi découvert d’autres programmes destinés aux jeunes, aux ruraux, aux anciens combattants, etc. Cela m’a conduit à me poser ces questions : comment ces programmes s’articulaient-ils entre eux ? Quelle était leur finalité ? Comment concilier le travail social armé, se présentant comme humanitaire, avec les violences notoires qui ont été la réponse militaire au mouvement de libération nationale algérien ? Je l’ai rapidement constaté, les officiers français eux-mêmes n’étaient pas tout à fait sûrs. Ils expérimentaient toutes sortes d’idées sur le terrain. Ce livre est né de mes efforts pour comprendre ce qu’était le concept de « pacification », comment il était né puis avait évolué au cours de la guerre. Quand on évoque la guerre d’Algérie, on pense d’abord aux formes de violence les plus criantes, comme la torture. Mais les archives révèlent que la réponse française au mouvement de libération de l’Algérie a été beaucoup plus large.

Victoria Brittain : Dans l’énorme quantité d’archives des gouvernements français et algérien que vous mentionnez, y a-t-il des filons particulièrement riches qui vous ont permis de pénétrer au plus profond de la mentalité coloniale française ? Vous êtes-vous particulièrement intéressé à certains personnages ?

Terence Peterson  : Le sens de l’historicité qu’ont ressenti les fonctionnaires et officiers coloniaux français est particulièrement frappant dans les archives : ils semblaient comprendre que le FLN et la spirale de la guerre de libération nationale qu’il avait initiée constituaient un phénomène sans précédent, bien avant que l’indépendance de l’Algérie ne devienne une évidence. Leur réaction a été d’essayer de comprendre ce qui était si nouveau, afin de pouvoir maîtriser les forces du changement. Le gouvernement colonial et l’armée française ont tous deux lancé toutes sortes de nouvelles institutions expérimentales pour s’attaquer à la « question algérienne » – c’est-à-dire la raison pour laquelle le FLN réussissait aussi bien à emporter l’adhésion en Algérie et à l’étranger –, et les archives témoignent de beaucoup de débats perspicaces, de réflexions, d’échecs et de projets ratés qui nous aident à comprendre l’état d’esprit colonial et son évolution au fur et à mesure que la décolonisation progressait.

Ces institutions regorgeaient également de personnages étranges et hauts en couleur, en particulier au sein du bureau d’action psychologique de l’armée, qui devint l’épicentre de cet effort au milieu de la guerre. L’un d’entre eux, Jean Servier, était un ethnographe mais aussi un simple escroc qui espérait tirer parti de sa connaissance de l’Algérie rurale pour se faire une place dans les cercles politiques. Il y avait aussi le colonel Michel Goussault, un anticommuniste ardent qui avait mené des opérations de propagande lors de l’invasion de Suez par la France en 1956 et qui est ensuite devenu le chef du bureau d’action psychologique à Alger. Ces personnages m’ont vraiment intrigué, non seulement parce que leurs ambitions ont laissé des traces écrites très riches dans les archives, mais aussi parce que leur tempérament les ont conduits à s’opposer fortement, ce qui me permettait de confronter leurs écrits de façon très productive.

« Les défaites ont discrédité la doctrine française »

Victoria Brittain : Vous décrivez des divisions profondes au sein de l’armée et l’impact persistant de la défaite française de Diên Biên Phu… De quoi s’agit-il ?

Terrence Peterson : Les récits populaires sur la guerre d’Algérie parlent souvent de l’armée française en termes monolithiques mais, en fait, lorsque le FLN a lancé sa lutte de libération nationale, en 1954, l’establishment militaire français était déjà en crise. Les défaites subies sur le sol français en 1940, puis à Diên Biên Phu en 1954, avaient discrédité les doctrines militaires françaises dominantes. Les officiers en milieu de carrière, comme les capitaines et les colonels, étaient convaincus que leurs chefs militaires étaient voués à mener des guerres dépassées. Ce sentiment de crise a finalement contribué aux coups d’État militaires de 1958 et 1961, mais, tout au long de la guerre, il a également conduit à la recherche de nouvelles techniques et de nouveaux cadres stratégiques.

Souvent, les officiers à l’avant-garde de cet effort pour élaborer de nouvelles doctrines militaires étaient précisément ces officiers de niveau intermédiaire : des soldats de carrière qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’insurrection malgache en 1947, en Indochine ou dans d’autres zones de guerres coloniales après 1945, avant d’arriver en Algérie.

En pleine guerre d’Algérie, ce débat a éclaté pendant les premières années du conflit, alors que l’armée française peinait à progresser face au FLN. À cela se sont ajoutés d’autres chocs culturels entre les officiers indigènes ou des affaires algériennes, qui incarnaient les traditions et la culture de l’Armée d’Afrique, et les forces de frappe composées en grande partie de vétérans de l’Indochine. Autant dire que l’ambiance au sein de l’armée était tumultueuse et souvent conflictuelle.

Victoria Brittain : Chez les militaires, l’idée que le communisme mondial était l’étincelle qui allumait le nationalisme anticolonial en Afrique, comme cela avait été le cas, pensaient-ils, en Indochine, était répandue. Pourquoi ?

Terrence Peterson  : En 1956, un fort consensus émerge de tous ces débats sur la doctrine et la stratégie. Les partisans de ce courant de pensée, souvent appelé « doctrine de la guerre révolutionnaire », soutenaient que les guerres de décolonisation en Indochine et en Algérie n’étaient pas seulement semblables en apparence, mais qu’elles étaient littéralement liées, comme deux fronts d’un vaste assaut mondial contre l’Occident mené par des communistes qui maîtrisaient les techniques de la guerre idéologique et psychologique.

L’idée qu’une conspiration communiste puisse se cacher derrière tous les soulèvements anticoloniaux n’était pas nouvelle : elle plongeait ses racines dans les années 1920. Mais elle a redoublé de puissance au milieu des années 1950, car les stratèges français voyaient bien que la position hégémonique de la France était mise à mal par le bloc sino-soviétique d’une part, et par le nouveau statut de superpuissance mondiale de l’Amérique d’autre part. Des théoriciens de la guerre révolutionnaire, comme le colonel Charles Lacheroy et le capitaine Jacques Hogard, ont interprété les mouvements de libération anticoloniaux comme une émanation de cet ordre géopolitique en mutation rapide, plutôt que de considérer la volonté des peuples colonisés eux-mêmes.

Ils voyaient comme apocalyptique la possibilité de l’effondrement de l’empire français : cela signifiait non seulement la fin de la puissance mondiale de la France, mais peut-être même la fin de la France, qui risquait d’être engloutie par l’une des superpuissances montantes. Leur diagnostic était erroné à bien des égards, mais il était important, parce qu’il faisait de l’Algérie un problème existentiel : la France devait soit forger un nouvel ordre capable de résister aux pressions d’un ordre mondial en mutation, soit disparaître.

« Le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement »

Victoria Brittain : Comment expliquer l’influence exercée sur l’armée par Jean Servier, jeune ethnographe quasi inconnu ? Son ambitieux article sur la fondation d’« un État colonial revigoré » grâce à de « nouvelles élites politiques » aurait pu facilement passer inaperçu…

Terrence Peterson : Jean Servier est un personnage étrange, surtout parce qu’il n’est pas particulièrement créatif ou talentueux et qu’il a pourtant exercé une forte influence sur la stratégie française. Au premier jour de la guerre, le 1er novembre 1954, il a brièvement attiré l’attention des médias en venant au secours de civils, dans la ville d’Arris, contre les attaques du FLN. Ethnographe de formation, il était spécialiste des langues berbères. Mais son implication auprès du commandement militaire français est obscure. Il a fait toutes sortes de petits boulots pour l’administration coloniale et il est même apparu dans le cadre d’une calamiteuse opération d’armement d’un contre-maquis pro-français en Kabylie en 1956. L’historien Neil MacMaster a démontré de manière assez convaincante sa collusion avec le colonel Goussault (le chef de la guerre psychologique) dans la conception du plan de l’opération Pilote1 et dans son déploiement en dépit d’administrateurs coloniaux réticents.

Tout cela est probablement vrai. Mais je pense aussi que Servier n’était qu’un bon arnaqueur : il a rencontré Goussault à Paris lors d’une session de formation sur la guerre révolutionnaire et il a joué divers rôles dans l’administration. En d’autres termes, il se déplaçait beaucoup et savait ce que voulaient les commandants militaires et les fonctionnaires coloniaux. Et ce qu’ils voulaient, début 1957, c’était un moyen de mobiliser les Algériens eux-mêmes dans un effort de reconstruction de l’ordre colonial. Il ne s’agissait pas nécessairement d’une alternative à la violence mais d’un complément. Je pense que Servier a joué un rôle aussi important parce que ses propositions étaient parfaitement adaptées aux besoins des administrateurs coloniaux et des commandants militaires. Et, bien sûr, dès qu’il n’a plus été indispensable, ils l’ont exclu.

Victoria Brittain : Pouvez-vous expliquer le déroulement des opérations Pilote et Orléansville, leur planification et leur échec ?

Terrence Peterson : L’opération Pilote, opération test lancée au début de l’année 1957, s’inspire largement des actions du FLN. L’idée de base était que l’armée française pouvait créer une organisation politique clandestine, populaire et pro-française, en cooptant les djemâa, les assemblées coutumières qui régissaient la vie rurale algérienne. Il s’agissait de reconstruire l’État colonial à partir de la base. Les principaux agents de cette action telle que Servier et les chefs militaires français l’envisageaient devaient être des agents secrets recrutés localement, formés par le bureau d’action psychologique, puis réintégrés clandestinement dans les campagnes. L’armée a cherché à étendre cette action en ciblant les femmes avec des équipes de protection sociale itinérantes et en recrutant des hommes dans les milices locales d’autodéfense.

Cela ressemblait un peu à la manière dont le FLN et même le Viêt Minh avaient cherché à créer des « contre-États » révolutionnaires en face de l’ordre colonial, et Servier et ses homologues militaires étaient convaincus que ce système leur permettrait de prendre le contrôle de la société rurale algérienne.

Mais l’opération se heurte d’emblée aux réalités de la société rurale, que ni Servier ni les officiers du bureau d’action psychologique ne comprennent vraiment. Ils ont du mal à recruter des agents ; les hommes qu’ils recrutent n’ont pas les compétences nécessaires pour mener à bien leur mission et ils restent, à juste titre, assez méfiants sur les intentions de l’armée. Les djemâas s’appuyaient sur la recherche du consensus et sur des relations inter-familiales anciennes, de sorte que la cooptation envisagée par les officiers n’a jamais été possible. Et, bien sûr, le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement et a commencé à assassiner ou à kidnapper les agents infiltrés. En fin de compte, ce projet de création d’une infrastructure politique à la base ne s’est jamais concrétisé.

« Leurs hypothèses étaient fausses »

Victoria Brittain : Alors pourquoi, en 1957, les généraux Raoul Salan et Jacques Allard ont-ils décidé la poursuite du programme Pilote ? Croyaient-ils que l’échec n’était dû qu’à une mauvaise organisation et que l’Algérie nouvelle était le seul avenir possible ? Pensez-vous que les chefs de l’armée étaient si éloignés des réalités algériennes sur le terrain qu’ils ne comprenaient ni la société, ni le FLN, ni les colons français ?

Terrence Peterson : Je pense qu’il s’agit de tout cela. La conception de l’opération Pilote a démontré à quel point les chefs militaires comprenaient mal la société algérienne, ce qu’on a vu aussi à travers d’autres opérations, comme la maladroite campagne de propagande visant à encourager les pieds-noirs à « se faire un ami musulman », qui n’a suscité que des courriers haineux. Le haut commandement – les généraux Salan et Allard – se trouvait à Alger, loin du terrain, et ne pouvait pas constater l’échec de ses propres yeux. Le ton des rapports avait tendance à devenir plus optimiste au fur et à mesure qu’ils remontaient la chaîne de commandement, et je pense que les chefs militaires avaient un orgueil démesuré, persuadés que leurs méthodes allaient forcément fonctionner avec le temps, précisément parce qu’ils avaient une vision superficielle de la société algérienne et des griefs à l’origine du soutien au FLN.

Pendant des années, l’armée s’est efforcée d’élaborer une doctrine opérationnelle en réponse au FLN, et Salan tenait enfin quelque chose qui correspondait à ses préférences idéologiques. Je pense que l’autre facteur puissant qui a conduit Salan et les autres à ne pas voir les échecs de Pilote, ce sont les querelles intestines. Les officiers de l’armée française se sont montrés tout aussi réticents que les Algériens à adopter les tactiques et les techniques du bureau d’action psychologique, et il était plus facile pour Salan et le reste du haut commandement de les blâmer que d’admettre que leurs hypothèses de base sur la société rurale algérienne étaient fausses.

Victoria Brittain : L’initiative « Engagement »2 auprès des femmes et des jeunes a-t-elle eu plus de succès ?

Terrence Peterson : Si les efforts visant à prendre secrètement le contrôle des assemblées coutumières ont échoué, Pilote et les opérations ultérieures ont semblé prospérer davantage dans leurs tentatives d’implication des femmes et des jeunes. Les fonctionnaires coloniaux français voyaient dans ces deux groupes des leviers potentiels pour transformer la société algérienne selon les principes français, et ils ont donc créé une série de programmes, par exemple des équipes itinérantes de médecins et de travailleurs sociaux ciblant les femmes rurales ou des clubs sportifs pour les enfants et les jeunes adultes. Leur objectif était à peu près le même que celui du réseau d’agents politiques imaginé dans le cadre de l’opération Pilote : collecter du renseignement, diffuser de la propagande et cultiver une élite locale pro-française. La principale différence était que les Algériens interagissaient réellement avec ces programmes et l’armée en a donc fait le cœur de sa stratégie de pacification.

En même temps, il faut être très critique sur l’interprétation de cette apparente adhésion. Pour les officiers français, cette participation était un indicateur de succès. Mais les Algériens, eux, s’engageaient sur une base profondément stratégique et subversive. L’offre de soins médicaux, par exemple, était rare et les femmes semblaient heureuses de se rendre avec leurs enfants auprès des médecins itinérants, sans tenir compte de la propagande qui accompagnait ces visites. Elles renvoyaient aussi à leurs stéréotypes le personnel militaire, prétendant ne rien savoir des mouvements ou de la présence du FLN lorsqu’on les interrogeait, sous prétexte qu’elles étaient des femmes opprimées et cloîtrées (ce qui était rarement le cas). La guerre a été la source de profondes difficultés pour les Algériens : pas seulement les pénuries alimentaires ou l’effondrement des économies locales, mais aussi, pour de très nombreuses communautés rurales, le déplacement forcé dans des camps. Dans cette situation, les Algériens n’avaient pas d’autre option que l’armée pour accéder à de maigres services vitaux.

Sans surprise, les archives rapportent un point de vue presque entièrement français sur la guerre, mais malgré cela, on y décèle une hostilité croissante des Algériens engagés dans ces programmes. Et lorsqu’une vague de protestation populaire a déferlé sur les villes algériennes en décembre 1960, les commandants militaires français ont été choqués de constater que les manifestants étaient issus des groupes démographiques et des communautés qu’ils avaient ciblés pour ces programmes.

« Être harki était un moyen d’accéder à un salaire »

Victoria Brittain : Quelle a été la contribution des 56 000 harkis recrutés et l’impact sur leur société ?

Terrence Peterson : C’est une grande question, et des historiens comme François-Xavier Hautreux lui ont rendu justice bien mieux que moi. Pour répondre rapidement, je dirais que les Algériens ont rejoint les harkis et d’autres groupes d’autodéfense pour toutes sortes de raisons compliquées, la loyauté idéologique envers l’État colonial n’ayant vraisemblablement motivé qu’une petite minorité d’entre eux.

La guerre a provoqué une misère et un chômage massifs, et l’enrôlement comme harki était souvent un moyen d’accéder à un salaire ou à des allocations familiales. Parfois, cela s’inscrivait dans des rivalités intercommunautaires ou la volonté de défendre sa communauté contre des intrusions extérieures. De nombreux commandants de l’Armée de libération nationale (ALN) ont raconté comment l’enrôlement de leurs forces dans une harka, ou groupe d’autodéfense, leur permettait d’obtenir du gouvernement français les laissez-passer dont ils avaient besoin pour se déplacer librement. Pendant la plus grande partie de la guerre, les communautés des campagnes algériennes étaient tiraillées non seulement entre l’armée française et le FLN mais aussi, souvent, entre des hommes forts courtisés localement par les deux camps. Pour les Algériens des campagnes, les choix étaient difficiles.

L’armée française s’est également efforcée de mobiliser le plus grand nombre possible d’Algériens armés et civils dans la lutte contre le FLN. Cela est devenu un pilier central de la stratégie française vers le milieu de la guerre conduisant à l’engagement de nombreux Algériens sous le drapeau français, soit dans des rôles de défense locale, soit dans des opérations offensives de combat, comme ce fut le cas pour de nombreux harkis. Inévitablement, cela a nourri le ressentiment et la suspicion au sein de la société algérienne et contribué aux violentes représailles et purges de la fin de la guerre. Les chiffres définitifs sont difficiles à établir, mais il est clair que des milliers d’Algériens, y compris des harkis perçus comme trop proches de l’État colonial, ont perdu la vie, et que des dizaines de milliers d’autres ont fui vers la France.

Victoria Brittain : À partir de l’automne 1961, alors que le processus de pacification était bien engagé, jusqu’à son abandon en janvier 1962, des décisions contradictoires sont prises par les commandants locaux de l’armée. Pourquoi ?

Terrence Peterson : En avril 1961, les généraux Raoul Salan et Maurice Challe et un groupe d’autres conspirateurs tentent de faire un putsch à partir d’Alger pour empêcher le président Charles de Gaulle de négocier l’indépendance de l’Algérie. Le coup d’État échoue et, soudain, la pacification passe de mode : après tout, Salan et Challe sont deux des plus éminents partisans de cette stratégie. L’armée se repositionne autour de l’annonce d’un projet « humanitaire » destiné à préparer l’Algérie à l’indépendance mais, faute de cadre opérationnel alternatif à la pacification, beaucoup de commandants locaux continuent la même politique, jusqu’à ce que l’armée démobilise le personnel qui dirigeait les programmes de pacification sur le terrain.

Comme je l’affirme, il s’agit d’une partie importante de l’histoire. D’une part, cela a permis à l’armée française de blanchir sa campagne en Algérie en la présentant comme un projet de modernisation, de démocratisation et d’édification de la nation. D’autre part, avec le putsch et ses conséquences, les officiers ont pu prétendre que la pacification avait fonctionné jusqu’à ce que l’intrusion de la politique la fasse avorter. Ces deux mythes ont contribué à occulter la violence et les échecs de la pacification et permis à ces pratiques de perdurer après la guerre. L’une des toutes dernières choses que l’armée a faites en janvier 1962 a été l’organisation d’une ultime tournée de propagande de huit jours à l’intention des attachés militaires de vingt-trois pays amis, pour leur montrer les prétendues réalisations de l’armée en Algérie.

« L’armée française a formé des officiers portugais, espagnols… »

Victoria Brittain : Le plus étonnant, c’est que cette expérience militaire française a connu une grande postérité dans les programmes de pacification ultérieurs : ceux des militaires espagnols et portugais en Afrique contre les mouvements d’indépendance, des États-Uniens au Vietnam, du général états-unien David Petraeus en Irak et même dans les mésaventures postcoloniales de la France en Afrique de l’Ouest. Comment Paul Aussaresses, Roger Trinquier et David Galula ont réussi ce tour de force ? Ont-ils séduit les institutions militaires et universitaires américaines par leur charisme ? Ou faut-il y voir une volonté française de réécrire ce que beaucoup voyaient déjà comme un désastre national ?

Terrence Peterson : Je pense que la pérennité de la doctrine française de contre-insurrection est le fruit d’une campagne organisée de l’armée française pour cultiver son influence. Aujourd’hui encore, on parle de Galula et (dans une moindre mesure) de Trinquier comme de penseurs novateurs et transformateurs et, à bien des égards, cela revient à adhérer aux mythes qu’ils ont forgés. En réalité, l’armée française a déployé de très grands efforts pour cultiver des affinités et de l’influence auprès d’armées amies. À partir des années 1920, elle a formé à l’École de guerre à Paris de nombreux officiers étrangers de haut rang pour susciter une adhésion à la pensée stratégique française. Pendant toute la guerre d’Algérie, elle s’est associée à des armées étrangères pour former des officiers à l’école militaire d’Arzew, près d’Oran. En 1957, et surtout en 1959, l’armée française a formé en Algérie des dizaines d’officiers portugais, espagnols, états-uniens, argentins et autres, dans le but de les rallier à la cause française.

Ces efforts ont porté leurs fruits car ils ont été déployés au moment où la « pacification » semblait le mieux réussir, ce qui a permis aux Français, bien que la guerre se soit achevée par un désastre, de revendiquer une place dans le champ émergent de la contre-insurrection de la guerre froide. Ils n’ont rien proposé de radicalement nouveau ou créatif par rapport à d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, qui mettait au point des approches similaires à la même époque. Mais les officiers français ont su capter l’esprit du temps dans leur doctrine et s’en servir pour vendre avec succès leur méthode à l’étranger. En fait, ils ont créé un public, ce qui a facilité la tâche d’anciens militaires entreprenants, comme Galula et Trinquier, qui ont commercialisé leur propre version de ces idées quelques années plus tard.

Ce qu’il faut surtout retenir à la lecture de David Galula, c’est qu’il ne fait que proposer une version réchauffée d’une doctrine qui a échoué, revisitée pour séduire les sensibilités états-uniennes. Avec Galula, comme avec la pacification en général, il faut rester extrêmement critique par rapport aux récits des officiers français sur ce qu’ils faisaient et la manière dont les Algériens y réagissaient.

Notes

  1. L’opération Pilote a été lancée par le bureau régional d’action psychologique d’Orléansville. Il s’agissait d’expérimenter la création d’une nouvelle infrastructure politico-militaire conçue par l’armée française pour mobiliser les communautés rurales contre le FLN. Grâce à l’implication d’agents politiques clandestins, des assemblées coutumières et même des comités de femmes et d’anciens combattants, une nouvelle organisation de la population algérienne pouvait s’opérer, sous le contrôle de leaders locaux liés à l’armée française.
  2. Engager la population implique de la connaître, de l’éduquer et de l’organiser avec des cadres choisis en son sein, capables de lui offrir un modèle lui permettant de comprendre où se trouvent son intérêt et son avenir.  », Instructions pour la pacification en Algérie, 1959.

Source : Afrique XXI – 14/02/2025 https://afriquexxi.info/L-etonnante-posterite-de-la-doctrine-francaise-de-contre-insurrection

Terrence G. Peterson, Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency, Cornell University, 2024, 223 pages (disponible en anglais) https://www.cornellpress.cornell.edu/book/9781501776960/revolutionary-warfare

« Retrouver Camus » – Faris Lounis et Christian Phéline

Présentation de l’éditeur

« Faut-il encore lire Camus dans les écoles ? ». La question a pu conclure l’un des débats tenus autour de ce brûlot qui, à la rentrée 2023, appelait à Oublier Camus* en réduisant toute sa pensée à une apologie de la domination coloniale, à un anticommunisme primaire, à des équivoques dans la lutte contre l’occupant ou contre la peine capitale, et à un sexisme patriarcal…

Face à une célébration médiatique qui, à faire de l’écrivain un fade penseur du juste milieu, l’expose aux pires récupérations, ce réquisitoire, prompt à s’exonérer de la vérité des faits aussi bien que des textes, ne fait guère que rejouer en caricature la querelle Sartre-Camus pour réactiver la vieille injonction, venue des temps de guerre froide, à « choisir son camp ».

Sans occulter la part d’impensé qui empêcha Camus de faire remonter ses combats jusqu’au principe du système colonial, une vraie lecture de gauche ne saurait éluder la gravité des débats qu’il sut au moins ouvrir : critique du stalinisme et de ses avatars ; refus de la violence contre les civils d’où qu’elle vienne ; vigilance sur les dévoiements despotiques ou fondamentalistes des libérations nationales.

Aussi loin de la naïveté hagiographique que de la témérité accusatoire, cet essai se propose de retrouver l’œuvre de Camus pour ce qu’elle dit vraiment, dans les situations complexes où elle est née, et pour ce qu’elle apporte encore à la compréhension des drames de notre temps.

Les auteurs

Lié à l’Algérie par sa famille depuis plusieurs générations, ayant exercé des responsabilités dans l’administration de la culture et des médias, Christian Phéline est l’auteur de nombreuses publications de micro-histoire de l’Algérie coloniale ou sur l’œuvre et la trajectoire d’Albert Camus.

Après des études de linguistique et de lettres françaises à l’université de Jijel, Faris Lounis s’installe en France en 2018. À Paris, il obtient un master en Philosophie et travaille dans le journalisme et la formation professionnelle.

Éditions Le Bord de l’eau https://www.editionsbdl.com/produit/retrouver-camus/

*Oublier Camus, Olivier Gloag, Préface de Fredric Jameson, La Fabrique éditions, 2023

Donner voix aux oubliés : « Nous sommes venus en France » de Mathias Gardet  – Djamal Guettala

L’ histoire de l’immigration algérienne en France a souvent été racontée à travers le prisme du travail, des bidonvilles ou des luttes politiques. Cependant, un aspect crucial reste largement occulté : celui des mineurs isolés venus seuls en Métropole entre 1945 et 1963.

Dans Nous sommes venus en France, l’historien Mathias Gardet dévoile un corpus inédit, extrait des archives de la justice des mineurs, qui met en lumière les trajectoires de ces jeunes et leur confrontation avec des institutions imprégnées des logiques coloniales.

Une jeunesse en quête d’émancipation

Ce qui frappe dans ces archives, c’est le contraste entre la parole spontanée des jeunes – qui parlent de cinéma, de bals, d’amitiés et d’amours – et celle des institutions judiciaires, policières et psychiatriques, marquée par des jugements biaisés et une lecture racialisée de leurs comportements. La comparaison avec Les 400 coups de François Truffaut prend alors tout son sens : ces adolescents ne sont pas seulement perçus comme déviants, mais comme des sujets coloniaux à surveiller et à redresser.

Les dossiers retrouvés à la Ferme de Champagne (Savigny-sur-Orge) pour les garçons et à Chevilly-Larue pour les filles témoignent d’une jeunesse en quête d’un avenir meilleur. Certains de ces jeunes arrivent en France pour rejoindre un proche, d’autres cherchent du travail ou fuient des conditions de vie difficiles en Algérie. Pourtant, dès leur arrivée en France, ils se retrouvent rapidement sous la surveillance de l’État. Arrêtés pour vagabondage ou de petits délits, ils sont placés dans des centres d’observation où leurs aspirations se heurtent à un cadre institutionnel paternaliste et répressif.

Un récit choral pour une mémoire collective

En choisissant une écriture polyphonique, Mathias Gardet donne corps à ces itinéraires singuliers, tout en les inscrivant dans une histoire collective. À travers les récits de traversées maritimes, les espoirs et les désillusions de la vie en Métropole, il restitue avec sensibilité un pan méconnu de l’histoire coloniale française. Plus qu’une simple étude historique, Nous sommes venus en France est un hommage à ces voix longtemps réduites au silence.

Ce que le livre ajoute à l’histoire et à la littérature de l’immigration

Nous sommes venus en France apporte une contribution précieuse à l’histoire et à la littérature de l’immigration en plusieurs points.

Tout d’abord, il donne une perspective inédite sur la jeunesse immigrée, souvent négligée dans les récits traditionnels. Tandis que l’accent est fréquemment mis sur les travailleurs adultes, Gardet explore les parcours des jeunes Algériens, souvent isolés et confrontés à des institutions répressives.

Ensuite, le livre critique ouvertement le racisme institutionnel qui imprégnait les structures judiciaires et sociales de l’époque. Il dévoile comment les comportements des jeunes Algériens étaient interprétés à travers un prisme colonial, marquant une continuité entre l’Algérie coloniale et la France métropolitaine.

Enfin, en restituant les voix de ces jeunes à travers un récit choral, Gardet réinscrit leurs expériences dans l’histoire collective de l’immigration, tout en enrichissant la littérature migrante contemporaine d’une dimension émotive et universelle. L’ouvrage met en lumière des thèmes de l’émancipation, de la construction de soi et de la résilience face à des oppressions structurelles, résonnant avec d’autres récits de jeunesse dans des contextes similaires.

À propos de l’auteur

Mathias Gardet est historien, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent et spécialiste de l’histoire de la justice des mineurs et de l’éducation spécialisée. Cofondateur et vice-président du CNAHES, il est également responsable du centre d’exposition historique et du portail de ressources numériques Enfants en Justice XIXe-XXe siècles. Son travail explore la manière dont les institutions ont encadré et discipliné la jeunesse à travers les époques. Il a notamment coécrit La parole est aux accusés. Histoire d’une jeunesse sous surveillance 1950-1960 (Textuel, 2020) et L’Internationale des républiques d’enfants. 1939-1955 (Anamosa, 2020).

Catégories sous lesquelles le livre peut être classé

Nous sommes venus en France de Mathias Gardet peut être classé dans plusieurs catégories :

Histoire : Le livre explore les parcours des jeunes Algériens isolés et leur confrontation avec les institutions françaises, dans un contexte historique marqué par la colonisation et la guerre d’indépendance.

Littérature historique : L’ouvrage, tout en étant une recherche historique, adopte une forme narrative qui enrichit la littérature historique par la restitution vivante des récits de ces jeunes.

Sociologie et études migratoires : Gardet s’intéresse aux dynamiques sociales de l’immigration, en particulier celle des jeunes Algériens, dans un cadre métropolitain où les politiques migratoires et sociales sont répressives.

Études postcoloniales : L’analyse du racisme et des discriminations structurelles dans le traitement des jeunes Algériens en France s’inscrit dans une lecture postcoloniale de l’histoire.

Anthropologie historique : Par son étude des pratiques sociales et institutionnelles de l’époque, le livre rejoint les préoccupations de l’anthropologie historique, en cherchant à comprendre la gestion de la jeunesse sous l’angle de la domination coloniale.

Source : Le Matin d’Algérie – 05/02/2025 https://lematindalgerie.com/donner-voix-aux-oublies-nous-sommes-venus-en-france-de-mathias-gardet/

Monique Hervo, une mémoire en partage – Mehdi Lallaoui – Éd. Au Nom de la mémoire

Éditions Au Nom de la mémoire – 14, rue de la Paix – 95370 Montigny-Les-Cormeilles aunomdelamemoire@gmail.com

https://aunomdelamemoire.over-blog.com/

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Sur les traces de Monique Hervo, à la source d’une histoire algérienne de France (Extrait – France Culture)

(…) Monique Hervo avait mis les pieds à « Nanterre-La Folie » en 1959 pour la toute première fois. Elle avait lu dans France Soir qu’un incendie avait ravagé une partie du bidonville. Jeune Parisienne d’une capitale pas encore cerclée des anneaux du périphérique, elle avait sursauté : ainsi y avait-il en lisière de Paris des bidonvilles ? Très rapidement, elle dont la famille, bretonne pour partie, avait connu l’exode rural, deviendra la témoin privilégiée de cette vie des bidonvilles. Et en même temps l’habitante de cette nuée de baraques bancales, mitoyenne d’une vie qui n’était pas partie pour être la sienne.

Etablie là comme d’autres le feront à l’usine, c’est ainsi au ras du sol que Monique Hervo œuvrera. Elle sait écrire ? La voilà qui rédige des textes à destination de la presse – qui ne seront pas tous envoyés aux rédactions, et resteront parfois à l’état de brouillon. Elle ne sait pas construire ? Qu’à cela ne tienne : comme une poignée d’autres volontaires du service civil, elle apprend à Nanterre à manier la truelle et des rudiments de charpente. Douze ans durant, elle vivra là, dans le quotidien de ce monde de fortune qui travaille à sa survie de jour comme de nuit. Mais qui, souvent, pointe à l’usine tout le reste du temps.

En 1971, lorsque le gouvernement finit par proclamer l’ère des bidonvilles révolue et raser la Folie, Monique Hervo y vit encore. On la retrouvera, quelques mois plus tard, dans le petit collectif qui fonde le GISTI, le groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés, avant qu’elle ne rejoigne ensuite la Cimade, salariée.  Mais c’est d’abord pour son legs et la manière dont elle a changé notre regard sur l’histoire algérienne qu’on se souvient à présent de son nom. C’est en effet parce que Monique Hervo a enregistré, saisi, consigné cette histoire algérienne des bidonvilles qui jusqu’alors ne s’écrivait pas, qu’une trace a pu se frayer un chemin. Seize cartons au total rejoignaient ainsi les archives de l’Institut d’histoire du temps présent en 2008 et, c’était considérable : en 1965 par exemple, Monique Hervo avait fait passer un questionnaire aux familles. Leurs réponses et tout ce qu’ils et elles ont pu lui livrer à elle, cette voisine qui les connaissait et qui s’était mise en tête de leur donner la parole, représentent une source inestimable d’une histoire qui aurait pu rester bien plus lacunaire.

Des photos, et des légendes

Au même moment, une précieuse collection de photos prises par la militante rejoignaient les rayonnages de “La Contemporaine”, le centre d’archives installé à deux pas de la fac de Nanterre… sur les lieux même où Monique Hervo et des milliers de familles algériennes avaient vécu – encore loin de tout. Parce que Monique Hervo avait aussi mitraillé le bidonville au ras du sol et dans la vie de tous les jours, on peut désormais les consulter, s’approprier des images, une empreinte rétinienne, et transmettre à notre tour une mémoire qui s’incarne.

Grâce à tous ces documents sans équivalent, on peut désormais faire l’histoire de cette époque, et de ces gens-là. “Tout comme les écrits, les documents iconographiques ont vocation de preuves : “Tout cela a bien existé”, écrivait l’archiviste Anne-Marie Pathé, dans le carnet de recherche en ligne de l’IHTP des années avant la mort de Monique Hervo. Ce sont des preuves au sens propre, autant que figuré. Car de fait, il a un jour fallu faire la preuve et Monique Hervo a témoigné devant la justice du sort qu’on avait fait aux Algériens, aux Algériennes, au tout début des années 60 : c’était lors du procès que Maurice Papon avait intenté en 1999 à l’historien Jean-Luc Einaudi, bien seul à l’époque dans son entreprise de mise en évidence du massacre du 17 octobre 1961.

Si tant d’Algériens étaient morts dans cet épisode assourdi, six mois avant les Accords d’Evian qui mettront fin à la guerre d’Algérie, c’est bien parce que cette soirée de répression brutale d’une manifestation pacifique était tout sauf un épisode isolé : en découvrant ces textes méthodiquement tapés à la machine, jour après jour, on mesure que dès le mois de juin de cette année 1961, le maintien de l’ordre tenait bien du harcèlement. C’est cette répression à bas bruit et à grande échelle qu’on palpe en parcourant les sources que la militante de terrain a laissées (…).

Source : France Culture – 27/03/2023 https://www.radiofrance.fr/franceculture/sur-les-traces-de-monique-hervo-a-la-source-d-une-histoire-algerienne-de-france-9294474

France, terre d’immigration – P. Blanchard, N. Bancel, Y. Gastaut et N.Yahi (dir.)

Ouvrage collectif sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Yvan Gastaut et Naïma Yahi

Préface : Leïla Slimani – Postface : Benjamin Stora

Contributeurs : Rabah Aissaoui, Elkbir Atouf, Léla Bencharif, Rachid Benzine, Fatima Besnaci-Lancou, Gilles Boëtsch, Saïd Bouamama, Hassan Boubakri, Ahmed Boubeker, François Clément, Peggy Derder, Eric Deroo, Pierre Fournié, Julien Gaertner, Piero-D. Galloro, Bernard Heyberger, Florence Jaillet, Raymond Kévorkian,  Smaïn Laacher, Sandrine Lemaire, Jean-Yves Le Naour, Gilles Manceron, Abdallah Naaman, Christine Peltre, Belkacem Recham, Véronique Rieffel, Alain Ruscio, Ralph Schor, Stéphane de Tapia et John Tolan. 

Éditions Philippe Rey, janvier 2025

Présentation de l’éditeur

Du début du VIIIe siècle jusqu’au premier quart finissant du XXIe siècle, les relations nouées par la France avec les populations issues du monde maghrébo-oriental furent parfois conflictuelles, parfois fusionnelles, mais jamais rompues, tout en restant méconnues encore aujourd’hui. Dans cet ouvrage ambitieux, plus d’une trentaine de spécialistes unissent leurs savoirs pour explorer sur le temps long la permanence de ces liens avec une aire culturelle aux frontières mouvantes à travers l’histoire, et qui s’étend sur une vingtaine de pays du pourtour méditerranéen, des côtes de l’Atlantique à la Turquie, de l’Afrique du Nord à l’Arménie, du Liban au Sahara, de la péninsule arabique à l’Égypte.

Ce récit est riche d’une histoire forte des liens tissés avec ces nations et leurs populations, mais aussi des mouvements migratoires entretenus avec l’Hexagone, qui se densifient à partir du XIXe siècle et se développent au siècle suivant, notamment en provenance du Maghreb, d’abord d’Algérie puis de Tunisie et du Maroc.

Génération après génération, ces nouveaux arrivants diversifient la vie politique, sportive, économique, artistique et littéraire de la société française. Ce métissage n’est pas le fruit d’une secousse ponctuelle, mais bien le résultat de treize siècles d’histoire commune, faisant de la France une terre d’immigration.

Source : http://www.philippe-rey.fr/livre-France,_terre_d_immigration-637-1-1-0-1.html

Sommaire

  • Préface : Leïla Slimani
  • Introduction – L’ histoire d’une présence si lointaine (Maghreb, Égypte et Orient) – Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Yvan Gastaut et Naïma Yahi
  • Chapitre I – 718-1797 – Histoires croisées autour de la Méditerranée
  • Chapitre II – 1798-1871 – Rêves d’Orient
  • Chapitre III – 1872-1913 – Premières présences, premières rencontres   
  • Chapitre IV – 1914-1918 – L’appel aux colonies, l’appel aux travailleurs 
  • Chapitre V – 1919-1939 – Réfugiés, ouvriers, militants
  • Chapitre VI – 1940-1956 – D’une guerre à l’autre
  • Chapitre VII – 1957-1972 – Des indépendances à la fin des Trente Glorieuses    
  • Chapitre VIII – 1973-1982 – Le temps des revendications
  • Chapitre IX – 1983-2000 – Nouvelles générations
  • Chapitre X – 2001-2013 – Crispations et cultures partagées
  • Chapitre XI – 2014-2024 – L’ ère de l’omniprésence, entre ombre et lumière
  • Postface : Benjamin Stora – Au carrefour de nos histoires          
  • Bibliographie
  • Biographies 

Des communistes en situation coloniale (1920-1939) – Éloïse Dreure

« L’Algérie lutte et espère »

Présentation de l’éditeur

Dès 1920, le Parti communiste français nouvellement créé voit son influence s’étendre jusqu’à l’Algérie coloniale où des militants socialistes rejoignent massivement la IIIe internationale. Ces derniers, issus de la population européenne de la colonie, doivent alors adopter la ligne résolument anticolonialiste de l’Internationale communiste, sur un territoire résolument hostile à cette idée.

Ce livre reconstitue ce que fut l’organisation communiste en Algérie coloniale, de 1920 à 1939, présente ses militants, leurs mobilisations, leurs liens avec la direction du PCF, à Paris, et avec celle de l’Internationale communiste, à Moscou et la répression à laquelle ils doivent faire face. Surtout, il s’interroge sur la nature même du communisme dans ses dimensions particulières à la société coloniale, dans une période où émergent les premiers mouvements de libération nationale.

Éloïse Dreure est docteure en histoire contemporaine de l’université de Bourgogne. Elle est spécialiste de l’histoire du communisme et de ses corrélations avec la question coloniale.

Réédition : Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie – Sidi Mohammed Barkat

Préface : Kaoutar Harchi

Présentation de l’éditeur

« Parmi les membres de la nation, il y a ceux qui lui seraient originellement liés et en seraient les membres authentiques – ce sont les garants de son intégrité – et puis les autres, dont le lien est construit et donc artificiel. »

À l’époque coloniale, le corps indigène est soumis à un état d’exception permanent. Ce procédé est au cœur de l’institution de l’indigénat. Sur le plan juridique et politique, le sénatus-consulte rend le droit musulman et les coutumes des colonisés incompatibles avec la moralité républicaine, tandis que sur le plan culturel, le colonisé est représenté comme indigne de la qualité de citoyen – bien qu’il soit membre de la nation française. Inclus en tant qu’exclu, il se trouve assujetti à un régime légal qui établit au cœur de l’État de droit une suspension du principe d’égalité.

Cette exception juridique et politique n’a toutefois pas disparu avec la décolonisation, comme le montre la fréquence des crimes policiers dans les quartiers populaires ou le caractère xénophobe et répressif des lois successives sur l’immigration. Les représentations discriminantes demeurent vivaces dans la société française d’aujourd’hui, et la violence institutionnalisée s’abat depuis des décennies sur les populations issues des anciennes colonies. Le Corps d’exception fait la démonstration implacable de cette continuité.

Sidi Mohammed Barkat est philosophe. Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, il a dirigé l’ouvrage collectif Des Français contre la terreur d’État. Algérie 1954‐1962 (Reflex, 2002) et a publié plus récemment Le Travail en trompe-l’œil (Rojos, 2015).

Éditions Amsterdam – 176 pages – ISBN 9782354802929

http://www.editionsamsterdam.fr/le-corps-dexception-2/