L’ambition de ce livre est d’écrire une « autre » histoire du Maghreb, une histoire « totale » et non centrée uniquement sur la guerre d’Algérie et les phénomènes de violence, d’affrontements armés ou de radicalité religieuse. Présentant des concepts et des modèles tels que la colonisation, l’islam, la civilisation, l’impérialisme, la religion, le nationalisme, la guerre civile, etc., cet ouvrage entend proposer une synthèse intégrant les connaissances historiques les plus récentes. Il repose en particulier sur l’analyse des faits et des jeux d’acteurs multiples qui composent le tissu des sociétés maghrébines.
Le livre présente le profond renouvellement historiographique des études historiques sur le Maghreb, avec l’analyse des apports de l’histoire des femmes, des minorités religieuses et ethniques, l’étude des rapports villes-campagnes et, plus largement, des circulations humaines, économiques et culturelles reliant les trois pays du Maghreb entre eux, tout en soulignant la complexité de leurs interactions avec l’Europe (de même qu’avec le reste de l’Occident), l’Afrique et le monde arabe.
En proposant une approche globale et transversale, qui dresse un panorama politique, économique, culturel et sociétal d’une région complexe, l’ouvrage souhaite faire comprendre l’histoire d’une région marquée par les héritages arabo-berbères et l’islam mais aussi par les transformations du monde contemporain qui ont eu lieu depuis deux siècles (colonisation, révolution technico-économique, mondialisation, etc.). Pour ce faire, il entend proposer une vaste synthèse fondée sur une temporalité de longue durée : de l’histoire précoloniale, de la présence coloniale et de la construction de modèles nationaux depuis les indépendances.
Sommaire
Le Maghreb précolonial de la fin du 18e siècle à 1830
L ’implantation de la France en Algérie et ses conséquences (1830-1898)
L ’accroissement de la puissance coloniale française en Tunisie et au Maroc (1830-1907)
La colonisation du Maghreb (1881-1920)
Le Maghreb dans l’entre-deux-guerres (1920-1940)
La marche vers les indépendances (1940-1962)
Au lendemain des indépendances, les États maghrébins dans le concert des nations (1960’s) Régimes autoritaires et affirmations nationalistes (1970)
Crises et mutations des États et des sociétés maghrébines (1980-2010)
Les printemps arabes au Maghreb : espoirs et frustrations 2011 à nos jours
L ’auteur : Majid Embarech – Maître de conférences en histoire du Maghreb contemporain à l’université Côte d’Azur. Membre du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine.
Dans Le Prénom. Esquisse pour autohistoire de l’immigration algérienne, l’économiste et président de l’université PSL (Paris Sciences & Lettres), El Mouhoub Mouhoud, livre un témoignage puissant.
Loin du simple récit autobiographique, il utilise son nom comme le prisme d’une analyse sociologique fine de l’immigration algérienne en France, explorant les enjeux d’identité, d’héritage et de discrimination. Récompensé par le Prix Littéraire de la Grande Mosquée de Paris 2025, cet essai rigoureux et intime, qui se distingue des approches narratives comme celle d’Azouz Begag, offre une contribution majeure au débat sur l’intégration et l’égalité des chances.
El Mouhoub Mouhoud est un économiste franco-algérien originaire de Tifrit Nait Oumalek, un village de la commune d’Idjeur, niché au pied de l’Akfadou, en Kabylie. Ce village, réputé pour son enseignement spirituel, bénéficie de la bénédiction du saint Sidi Mhand Oumalek, une figure emblématique de la région. Fort de ses racines kabyles, El Mouhoub Mouhoud s’est imposé comme un expert reconnu dans plusieurs domaines majeurs des sciences sociales contemporaines. Professeur des universités, il est devenu une référence incontournable dans l’étude des migrations internationales, un champ qu’il aborde en intégrant de manière fine les dimensions économiques, sociales et politiques.
Sa réflexion dépasse la seule question migratoire pour s’intéresser aux dynamiques complexes de la mondialisation, analysant comment les flux de capitaux, de biens et de personnes redessinent profondément les économies et les sociétés à l’échelle planétaire. En outre, Mouhoud est également un spécialiste reconnu de l’innovation et des délocalisations, deux phénomènes étroitement liés qui influencent fortement l’emploi, la compétitivité des territoires, ainsi que les stratégies adoptées par les entreprises dans un monde en constante évolution. Au-delà de ses travaux de recherche et de ses publications académiques, El Mouhoub Mouhoud exerce un rôle important dans le paysage universitaire français. Depuis la fin de l’année 2024, il préside l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL), une institution prestigieuse qui regroupe plusieurs établissements d’excellence.
Dans cette fonction, il contribue activement à orienter la politique scientifique et pédagogique, favorisant les synergies entre disciplines et encourageant une recherche à la fois rigoureuse et engagée. Sa double culture franco-algérienne enrichit sa vision, lui permettant d’aborder les questions internationales et interculturelles avec une profondeur et une sensibilité particulières. Ainsi, El Mouhoub Mouhoud incarne à la fois la figure de l’intellectuel engagé et celle du gestionnaire éclairé, capable de porter des enjeux complexes et d’influencer le débat public à travers son expertise et ses responsabilités académiques. Le livre Le Prénom. Esquisse pour auto-histoire de l’immigration algérienne, publié en septembre 2025 aux éditions du Seuil, est une œuvre singulière qui conjugue habilement récit autobiographique et essai sociologique.
À travers ce livre, El Mouhoub Mouhoud propose un voyage intime et intellectuel qui part de ses racines profondes dans un village de Kabylie, où il a passé son enfance, pour raconter son arrivée en France à l’âge de dix ans, une étape marquante qui inaugure un parcours semé de défis mais aussi d’opportunités. Il décrit avec sensibilité et précision les différentes phases de son parcours, depuis l’intégration scolaire jusqu’à son ascension dans le monde académique et professionnel, témoignant d’une trajectoire hors norme qui s’inscrit dans un contexte collectif plus large.
Mais Le Prénom ne se limite pas à un simple récit personnel. Le livre déploie une réflexion plus vaste autour de ce que représente un prénom, et plus largement, l’expérience des immigrés algériens en France. En effet, le prénom devient un véritable symbole, un point d’ancrage chargé de mémoire, d’attentes et parfois de stigmatisation. El Mouhoub Mouhoud analyse comment le prénom, souvent perçu comme un marqueur d’altérité, peut devenir un vecteur d’assignations sociales, d’injonctions culturelles ou d’incompréhensions identitaires. Il explore les tensions complexes qui naissent entre la fidélité à l’origine, les héritages familiaux et culturels, et la nécessité d’intégration dans une société française où la différence est parfois vécue comme un obstacle.
À travers cette double perspective, intime et sociale, l’auteur éclaire les mécanismes qui sous-tendent les parcours migratoires, les dynamiques identitaires, et les enjeux liés à la reconnaissance et à l’appartenance. Ce faisant, Le Prénom invite à une relecture fine et nuancée de la notion d’identité, en insistant sur la multiplicité des influences et sur la richesse des expériences individuelles qui composent le paysage de l’immigration algérienne en France. C’est une œuvre qui mêle émotion et rigueur, mémoire personnelle et analyse critique, contribuant ainsi à renouveler le débat sur ce que signifie être à la fois héritier d’une culture et acteur d’une société nouvelle.
L’ apport majeur de Le Prénom réside dans sa capacité à tisser un lien subtil et puissant entre le vécu personnel de l’auteur et les expériences partagées par toute une génération. Ce livre ne se réduit pas à la simple autobiographie d’El Mouhoub Mouhoud ; il se présente aussi comme un témoignage profond sur les structures familiales, culturelles et historiques qui pèsent sur les individus issus de l’immigration algérienne, tout en étant les forces qui sculptent leurs trajectoires de vie. À travers ce regard, l’ouvrage transcende l’histoire individuelle pour éclairer des dynamiques collectives souvent méconnues ou réduites à des clichés. Le choix d’analyser le prénom comme fil conducteur de ce récit est particulièrement pertinent.
Le prénom, bien que souvent perçu comme un élément banal et quotidien, se révèle être un signe lourd de sens, chargé de mémoire, d’héritage et d’attentes. El Mouhoub Mouhoud explore comment ce simple mot est le réceptacle d’une histoire familiale et culturelle, mais aussi comment il devient un enjeu social, un marqueur identitaire qui peut parfois susciter des tensions, voire des conflits. Le prénom se présente alors comme un véritable lieu symbolique où se jouent des questions de reconnaissance, d’acceptation, ou au contraire d’exclusion, au sein de la société française. Il illustre ainsi comment l’identité individuelle est constamment façonnée par les regards et représentations extérieurs.
C’est là que réside une différence d’approche notable avec l’œuvre d’Azouz Begag (Le Gone du Chaâba), par exemple. Alors que Azouz Begag, sociologue comme El Mouhoub Mouhoud, se concentre davantage sur le quartier (le Chaâba) et l’école comme lieux de rupture et d’émancipation, El Mouhoub Mouhoud opère un déplacement vers l’intime symbolique du prénom pour en faire le filtre d’analyse principal des assignations et des héritages. L’approche de El Mouhoub Mouhoud est plus conceptuelle et analytique, utilisant sa propre trajectoire de haut universitaire pour étayer une analyse socio-économique et identitaire globale, tandis que Begag offre un récit plus littéraire et immersif dans le vécu du quotidien.
Par ailleurs, le livre souligne avec justesse le rôle central de l’école dans ce processus d’émancipation. L ’école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage des savoirs, mais aussi un espace où se construit la confiance en soi, où se forgent les clés pour dépasser les obstacles sociaux et culturels. Pour El Mouhoub Mouhoud, elle apparaît comme un levier indispensable pour ceux qui, issus de milieux populaires et souvent confrontés à la discrimination, cherchent à tracer leur propre chemin. Cette réussite scolaire s’appuie aussi sur le soutien familial et communautaire, qui apporte un ancrage essentiel et une force collective face aux difficultés. C’est ce double appui, personnel et social, que El Mouhoub Mouhoud met en lumière avec une grande finesse.
En définitive, Le Prénom offre une réflexion riche et nuancée sur les mécanismes d’intégration et d’identité, tout en rendant hommage à la complexité des parcours migratoires. Ce faisant, le livre contribue à déconstruire les idées reçues et à faire entendre des voix trop souvent ignorées dans le débat public.
L’ impact de Le Prénom s’inscrit sur plusieurs dimensions, touchant à la fois le champ intellectuel, social et culturel. Sur le plan académique, cet ouvrage vient enrichir considérablement le corpus des témoignages sur l’immigration algérienne, en s’éloignant des récits folkloriques ou anecdotiques pour s’inscrire pleinement dans une perspective sociologique, historique et économique.
En articulant expérience personnelle et analyse rigoureuse, El Mouhoub Mouhoud propose une lecture approfondie des réalités complexes qui traversent les sociétés françaises contemporaines. Son travail éclaire non seulement les dynamiques migratoires, mais aussi les mécanismes d’intégration, les processus de construction identitaire, et les tensions liées à la transmission culturelle, particulièrement entre la patrie d’origine et le pays d’accueil. De par son statut d’économiste et de Président de l’Université PSL, l’auteur apporte une légitimité supplémentaire, transformant son témoignage en une contribution majeure au débat public.
Par ailleurs, ce livre ne se contente pas d’aborder l’immigration sous un angle individuel ou communautaire : il interpelle aussi les institutions françaises, en mettant en lumière des problématiques structurelles telles que le racisme, les discriminations dans l’accès aux opportunités, les inégalités de traitement, ainsi que les enjeux de représentation et de reconnaissance dans la société.
Le Prénom invite ainsi à une réflexion critique sur ce que signifie être Français lorsqu’on porte un prénom « autre », souvent perçu comme un signe d’altérité, et sur les barrières symboliques et concrètes que cela peut engendrer. L’accueil critique de l’ouvrage, dès sa parution, a été favorable dans la presse généraliste et spécialisée. Les milieux académiques, notamment en sociologie et économie des migrations, saluent l’articulation réussie entre le récit intime et l’analyse structurelle. Sa reconnaissance s’est matérialisée par l’obtention du Prix Littéraire 2025 de la Grande Mosquée de Parisdans la catégorie Essai, qui souligne sa contribution significative à la mise en lumière des mémoires issues de l’immigration.
L’ auteur, en tant qu’universitaire de renom, apporte une légitimité supplémentaire à ce témoignage, qui dépasse le cadre de l’intime pour s’adresser à un large éventail de publics. Étudiants, chercheurs, décideurs politiques ou acteurs de terrain, mais aussi grand public, tous peuvent trouver dans ce livre une source précieuse pour nourrir le débat public. Il offre des clés pour comprendre les enjeux contemporains liés à l’immigration et à l’égalité des chances, mais aussi pour repenser les politiques d’intégration et de cohésion sociale. Enfin, Le Prénom a un potentiel d’impact profond sur les mentalités. En rappelant que chaque trajectoire individuelle est indissociable d’une histoire collective, d’un héritage culturel, et d’un contexte marqué par des inégalités, l’ouvrage ouvre la voie à une meilleure compréhension et à une plus grande empathie.
Il souligne également que ces héritages peuvent être des ressources, des forces vives qui contribuent à la richesse de la société. Ce livre invite ainsi à dépasser les jugements simplistes pour appréhender la complexité des identités et des parcours migratoires, stimulant ainsi une évolution des regards et des attitudes dans la société française.
Le Prénom s’affirme comme une œuvre essentielle, car elle dépasse largement le simple récit d’un parcours individuel, même remarquable. Ce livre questionne en profondeur ce que signifie « venir d’ailleurs » dans une société qui, souvent, tend à essentialiser la différence à travers des marqueurs visibles tels que le nom ou le prénom. Ces derniers, loin d’être de simples mots, portent un poids symbolique et social puissant, pouvant parfois se transformer en stigmates d’étrangeté ou d’exclusion. Dans ce contexte, « réussir » prend une dimension particulière : ce n’est pas seulement un accomplissement personnel, mais aussi une manière de négocier, de transcender ces représentations, tout en restant fidèle à ses racines.
El Mouhoub Mouhoud propose une forme de réparation qui ne se réduit pas à une revanche contre les préjugés ou les discriminations. Il s’agit plutôt d’une reconnaissance profonde et sincère, d’une volonté de redonner voix à des expériences et des réalités trop souvent passées sous silence ou marginalisées. Cette « réparation » est une démarche de réhabilitation symbolique, qui vise à faire entendre ce qui a été tu ou minoré, et à réinscrire ces parcours dans l’histoire collective. C’est une manière de rendre justice à la complexité des identités et de leur pluralité. Le livre invite également à repenser les notions d’appartenance et d’identité. Il montre que ces concepts ne sont ni fixes ni univoques, mais au contraire mouvants, construits dans l’interaction avec l’autre, avec la société, et à travers des processus souvent conflictuels. En ce sens, il met en lumière le rôle fondamental de l’école, non seulement comme lieu d’acquisition de connaissances, mais aussi comme espace d’affirmation de soi, de construction de la confiance, et d’émancipation sociale.
L’ école y apparaît comme un levier puissant pour dépasser les barrières sociales et culturelles, et pour ouvrir des voies d’intégration qui respectent la diversité des origines.
Enfin, Le Prénom laisse au lecteur un sentiment d’espoir lucide. Si l’exception individuelle que représente l’auteur est admirable, elle ne doit pas masquer les obstacles persistants auxquels font face de nombreuses personnes issues de l’immigration. Mais cette exception peut aussi devenir une source d’inspiration, un modèle qui encourage à poursuivre les efforts de changement, tant au niveau personnel que social. Ce livre ouvre ainsi la porte à une réflexion plus large sur les moyens de construire une société plus inclusive, où la richesse des origines est reconnue comme une force plutôt qu’une entrave.
À propos de : Thierry Hoquet, Histoire (dé)coloniale de la philosophie française. De la Renaissance à nos jours, Puf
Les philosophes français n’ont pas toujours condamné l’entreprise coloniale : si au XVIIIe siècle, des voix s’élèvent pour condamner l’esclavage, elles sont nombreuses ensuite pour justifier les conquêtes, même si elles en dénoncent les excès.
Dans une « note sur le vocabulaire » qui sert d’introduction à cette histoire de la philosophie française, Thierry Hoquet distingue son projet de ceux des études postcoloniales et décoloniales, qui ont déconstruit les savoirs et les imaginaires européens en dénonçant leur caractère conquérant, oppressif ou raciste. L’auteur s’efforce « de voir au contraire comment la colonisation a provoqué des retours réflexifs et critiques » chez les philosophes, qui n’ont pas tous été sourds aux affaires du monde (p. 19). Les parenthèses du titre – Histoire (dé)coloniale – témoignent de cette démarche constructive, qui s’efforce de restituer la parole des voix dissidentes du passé. Thierry Hoquet s’attache aux penseurs qui ont critiqué le préjugé racial et la violence coloniale avant le temps des décolonisations, car, selon lui, « ce sont elles, plutôt que les trompettes de l’idéologie officielle, qui ont ouvert la voie à la philosophie » (p. 26).
L’ espace-temps de l’enquête varie en fonction de l’expansion de la France hors de la métropole : aux Amériques, dans la Caraïbe, en Afrique et dans le Pacifique. Chronologique, le récit s’organise en séquences découpées par de grandes dates de l’histoire politique de la France ou du monde : 1492 (la « découverte » du Nouveau Monde), 1598 (la promulgation de l’édit de Nantes et la fin des guerres de religion), 1715 (la mort de Louis XIV), 1789 (la Révolution française), 1815 (la Restauration), 1870 (le début de la Troisième République), 1945 (la fin de la Deuxième Guerre mondiale), et 1962 (l’indépendance de l’Algérie).
Enfin, pour définir l’objet de l’enquête, la philosophie, Thierry Hoquet situe ce savoir dans une tradition spécifique. Avec Barbara Cassin, il décrit le « contrat philosophique » comme une exigence pour « ceux et celles qui y participent, d’où qu’ils ou elles viennent, d’accepter de se traduire et de s’acclimater – autrement dit, d’entrer en dialogue avec une tradition issue de la Grèce antique » (p. 20).
Des Amériques à la Chine, à distance de l’islam
Historien des sciences naturelles et de l’anthropologie, c’est à travers le prisme de ces savoirs que Thierry Hoquet revisite les corpus de l’historiographie philosophique française. Avant l’anthropologie universitaire, les récits de voyages et de missions, réels, fictionnels ou fictionnalisés, ont constitué d’importants réservoirs de matériaux ethnologiques travaillés par les philosophes. L’histoire « (dé)coloniale » de la philosophie française narrée par Thierry Hoquet commence au Brésil, à la fin du XVIe siècle. Même s’ils le font dans des conditions et pour des motifs très différents de ceux d’autres populations, les Européens ne sont pas les seuls à voyager. Montaigne raconte avoir rencontré trois Tupinambas du Brésil à Rouen, en 1562. Il leur donne la parole dans ses Essais pour dénoncer les travers de la société française. La « découverte » du Nouveau Monde a fait perdre ses repères à la philosophie européenne, ouvrant un espace théorique pour la dénonciation de l’intransigeance religieuse et l’affirmation d’un relativisme culturel qu’a reformulé Pierre Bayle à la fin du siècle suivant. La science protestante, souvent négligée par les histoires générales de la philosophie française, voit son importance réévaluée par Thierry Hoquet.
À côté du Brésil, ce sont les « sagesses » de l’Inde et de la Chine qui fascinent. Disciple de Pierre Gassendi, François Bernier séjourne dix ans à la cour du Grand Moghol et il en revient avec des récits de voyages. Isaac La Peyrère, Pierre Bayle et Gottfried Wilhelm Leibniz (qui a écrit en français) confrontent les traditions philosophiques européennes à la pensée de Confucius, tandis que l’Amérique du Nord inspire au baron Lahontan son éloge de l’anarchie et de la vie « sauvage », débarrassée du fléau de la propriété privée. Cependant, une région du monde, définie par une religion plutôt que par des frontières politiques, a durablement repoussé les philosophes français : les terres d’islam. Des rivalités avec l’Empire ottoman au XVIe aux luttes décoloniales du XXe siècle, le musulman n’a cessé d’incarner l’autre irrationnel, la différence inexploitable, ou l’ennemi de la civilisation européenne. Voltaire et Montesquieu ne se sont pas intéressés aux traditions philosophiques arabes ; associé au despotisme politique, l’islam incarnait à leurs yeux une forme aiguë de fanatisme religieux. Parmi tous les philosophes dont il est question dans l’ouvrage, seul Auguste Comte paraît avoir appris du monde musulman.
Les ambiguïtés de l’altérité et de la nature
Le « travail d’intertraduction » à l’œuvre dans la pensée (dé)coloniale (p. 19) est porteur d’ambiguïtés constitutives dès le début de l’époque moderne. Appréhender les autres avec des catégories différentes de celles employées pour soi-même, et se penser en faisant un détour par l’autre, constituent deux opérations tributaires de sélections entre diverses formes d’altérité. À l’altérité américaine, au moyen de laquelle ethnologues et philosophes ont naturalisé l’homme et historicisé la nature, fut opposée une altérité plus proche et plus repoussante, celle du Moyen-Orient, en particulier du musulman. La première était naturelle, tout comme les Caraïbes ou les Hottentots chez Rousseau ; la seconde était politique et culturelle aussi. Dans les philosophies européennes, le point commun à ces deux pôles d’altérité consistait en leur détermination naturelle par les climats et les paysages. Tandis que, dès la fin du XVIIIe siècle, les Européens se sont définis par leur capacité à se libérer du déterminisme biologique, les autres peuples de la Terre y restaient strictement soumis à leurs yeux. Reconnaissant la présence d’un « fort eurocentrisme » dans l’anthropologie des philosophes des Lumières (p. 172), Thierry Hoquet invite à distinguer deux notions de nature : la nature comme matrice de valeurs et comme notion normative appliquée à l’Europe – par exemple dans l’idée de droit naturel –, et la nature comme ensemble de déterminations physiques à l’œuvre dans les autres sociétés, humaines et animales. Cette dichotomie était fondatrice de la conception du Code Noir, qui établissait que « les lois faites pour la France ne sauraient […] s’appliquer aux colonies » (p. 178).
Esclavage, colonialisme et décolonialisme
1685 fonctionne comme une année charnière dans le récit de Thierry Hoquet. La révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV et l’expulsion des Juifs des Antilles confirmèrent un catholicisme intransigeant, tandis que la promulgation du « Code Noir touchant la police des Îles et de l’Amérique » permettait de s’accommoder des monstruosités de l’esclavage pour favoriser le commerce. La France a alors basculé dans un colonialisme volontaire auquel se sont opposés les philosophes que Thierry Hoquet juge dignes de ce nom, ceux qui ont mené le combat abolitionniste : les physiocrates, qui rejetèrent l’esclavage au motif qu’il constituait un mauvais modèle économique, puis Voltaire dans Candide, Montesquieu, Diderot, Guillaume-Thomas Raynal, les philosophes de la Révolution et l’abbé Grégoire. À la Révolution, la reconnaissance de la citoyenneté des « personnes de couleur » (l’auteur préfère cette appellation à celle d’individus « racisés »), des femmes, et des membres du tiers état, a conféré à l’universalisme une nouvelle épaisseur sociale.
Puis, aux XIXe et XXe siècles, la question de la licéité morale de l’esclavage a fait place aux problématiques coloniales. Aux yeux de Thierry Hoquet, la cohorte des philosophes officiels de l’université française et du monde parisien ne mérite pas le détour de l’histoire (dé)coloniale : « Que trouvons-nous dans les œuvres de Cousin, Lachelier, Lagneau, Cournot, Hamelin, Boutroux, Ravaisson, Renouvier ? » demande-t-il de manière rhétorique (p. 209-210), avant de détourner le regard pour aller chercher la philosophie française du XIXe siècle en Suisse, dans le canton de Vaud, au sein du « groupe de Coppet » qui réunit, autour de Germaine de Staël, Benjamin Constant et Jean Sismondi. Constant n’est pas opposé à la colonisation qu’il envisage comme une œuvre civilisatrice. Le 28 juin 1830, dans Le Temps, il justifie la conquête d’Alger comme la prise d’un « repaire de pirates » (p. 217). Dans un climat marqué par de fortes tensions avec l’Empire ottoman, Sismondi en est un « partisan enthousiaste ». Selon lui, Alger, la « patrie de saint Augustin », devrait être libérée de la piraterie et de la tyrannie ottomane, plutôt que conquise (ibid.). En 1841, Alexis de Tocqueville se prononce lui aussi en faveur de l’occupation de l’Algérie, « tout en condamnant fermement les violences » (p. 225).
Tandis que les saint-simoniens, comme Charles Guillain, louent les vertus de la colonisation en Nouvelle-Calédonie (on pourrait ajouter à ce tableau le plaidoyer de Prosper Enfantin en faveur de la colonisation de l’Algérie), seul Auguste Comte mène, avec sa religion de l’Humanité, un projet dont Thierry Hoquet estime l’intention « absolument ‘décoloniale’ » (p. 228). Après le partage de l’Afrique lors de la conférence de Berlin en 1885, le soutien des philosophes à l’entreprise coloniale s’accentue encore. Paul Leroy-Beaulieu la décrit comme la « force expansive d’un peuple » (p. 246). Jules Ferry défend le droit de « civiliser les races inférieures » (p. 246), et Léon Blum lui emboîte le pas sur cette pente. En 1887, le Code de l’indigénat, qui place les autochtones hors du droit français, est généralisé à toutes les colonies. Le philosophe français le plus international alors, Henri Bergson, ne s’émeut pas de la colonisation de l’Algérie et du Maroc. En 1915, dans un dialogue avec l’historien et sénateur américain Albert Jeremiah Beveridge, au cours duquel le philosophe français exprime vigoureusement son anti-germanisme, il justifie la colonisation du Maroc et de l’Algérie, car ces peuples, au contraire de la France agressée par l’Allemagne, n’étaient pas des nations, mais des « tribus en guerre » et des « bandes d’individus » (p. 251). À l’exception d’Auguste Comte, les reconstructions de Thierry Hoquet présentent une philosophie française du XIXe siècle largement favorable à la politique nationale de colonisation, même lorsqu’elle en dénonce les brutalités les plus extrêmes.
Autour de 1930, un véritable front intellectuel s’élève contre le colonialisme, mais c’est hors de la discipline philosophique que Thierry Hoquet doit aller en chercher les premiers protagonistes : les poètes surréalistes André Breton, Paul Éluard et René Char. Une femme philosophe, Simone Weil, exprime pourtant sa honte d’être française en traversant le zoo humain de l’Exposition coloniale de Paris en 1931. Après la Deuxième Guerre, le génocide des Juifs et les atrocités de la colonisation sont rapprochés dans la pensée décoloniale. Selon Aimé Césaire, Hitler a fait paraître le vrai visage de la « civilisation » européenne. Le marxisme et l’existentialisme se profilent alors comme les fers de lance du combat contre la domination coloniale dans le monde et l’oppression des minorités en France.
Langues et Lumières
Au XXe siècle, une attention nouvelle portée aux langues de la philosophie a nourri les combats décoloniaux et postcoloniaux. En faisant de la logique européenne un reflet de la structure de la langue grecque, Émile Benveniste a, selon Thierry Hoquet, provincialisé la philosophie, qui ne serait plus que l’expression d’une rationalité régionale. Avec Jacques Derrida et Édouard Glissant, un pluralisme linguistique qui dénonce le monolinguisme des philosophes a promu une nouvelle manière de penser entre les langues, que pratique aujourd’hui Souleymane Bachir Diagne. Glissant s’est livré à un examen critique de la langue française, la langue philosophique des « Lumières », et Derrida a lutté contre le principe colonisateur « en greffant les langues les unes sur les autres » (p. 308). Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé L’universel est-il européen?, seul Emmanuel Levinas, souvent critiqué pour son eurocentrisme, paraît avoir complètement souscrit au « contrat philosophique » qui exige d’entrer en dialogue avec la tradition grecque antique. Thierry Hoquet souligne cependant que sa pensée a inspiré Enrique Dussel, tout comme celle de Michel Foucault, qui n’a jamais abordé de front la question coloniale, a été employée massivement dans les études postcoloniales et décoloniales.
En suivant le fil des controverses coloniales, l’histoire de la philosophie de Thierry Hoquet contribue à sa manière aux débats actuels sur la définition et la valeur des Lumières françaises. Trajectoire en dents de scie, elle définit les véritables Lumières comme combattantes, athées et critiques du pouvoir politique. Si « Descartes et son siècle font pâle figure, pris entre les vertiges sceptiques de la Renaissance et les vertueuses indignations des Lumières » (p. 89), « la philosophie française du XVIIIe siècle […] donne son sens au mot ‘Lumières’ » en combattant l’esclavage (p. 135). Enfin, après un XIXe siècle décevant et une première moitié de XXe siècle qui a vu la philosophie servir les ambitions de la nation, Frantz Fanon, ce « héros romantique de la décolonisation » (p. 288), est campé en « penseur des Lumières, un positiviste hostile par principe à toute religion » (p. 293).
Thierry Hoquet, Histoire (dé)coloniale de la philosophie française. De la Renaissance à nos jours, Paris, Puf, 2025, 334 p., 23 euros.
Le Prix Lorientales 2025 a été décerné, ce samedi 13 septembre, à Guillaume Viry pour son roman L’Appelé, publié par les éditions du Canoë en septembre 2024. Le titre faisait face à quatre autres ouvrages sélectionnés par le jury.
La récompense salue depuis 2011 une œuvre publiée l’année précédente et traitant de l’univers oriental. Elle est portée par l’association Lorientales, ancrée au Pays de Lorient.
L’ Appelé figurait dans la liste des ouvrages finalistes de la distinction, après un « choix qu’il a été difficile de faire compte tenu de la qualité des dix préfinalistes », comme l’indiquait le jury au moment de la présentation de cette sélection restreinte.
Le livre raconte l’histoire de Jean, appelé militaire en Algérie en 1962. De son service à la guerre, jusqu’à son retour en France où, trente ans plus tard, il meurt dans un asile, centré sur une mémoire troublée. Un incident — la confusion d’un prénom — ravive alors un passé enfoui, une blessure longtemps tue, mais jamais vraiment guérie.
L’ Appelé incarne ainsi ce que le Prix Les Lorientales cherche : une œuvre capable de lier l’histoire et ses répercussions contemporaines, d’ouvrir des espaces de mémoire, de transmission, mais aussi de réveil. Le fait qu’il ait été élu au premier tour signale non seulement l’unanimité ou un soutien fort parmi les membres du jury, mais aussi que le texte avait, dès sa finaliste, un poids particulier par rapport aux rivaux.
De l’insurrection de 1871 à l’apparition des formations nationalistes dans l’entre-deux-guerres, l’Algérie entre dans une période de colonialisme triomphant. L’administration se renforce, les terres sont massivement transférées à des colons européens et l’ordre semble régner sur ce territoire colonisé.
Pourtant, à y regarder de plus près, la vie rurale reste rythmée par une vive conflictualité sociale. Les usages des territoires forestiers font l’objet d’affrontements âpres. Les terres confisquées continuent souvent d’être occupées. Et surtout, un banditisme rural émerge et ne cesse de préoccuper l’administration coloniale. Dans les années 1890, les autorités considèrent le banditisme comme le ferment potentiel d’une insurrection. Cette résistance perçue suscite une réaction répressive qui se heurte à une sourde hostilité de la société rurale qui met régulièrement en échec les tentatives de destruction des bandes. Primes de dénonciation ou de capture, internement des familles de bandits, campagnes militaires, condamnation au bagne ou à la peine capitale sont quelques-unes des mesures prises pour venir à bout des résistances à son autorité. Cet ouvrage cherche à suivre pas à pas ces bandits ruraux, de leur prise d’armes ou de leur fuite face à l’administration coloniale jusqu’à leur ultime souffle, de leur ancrage dans un territoire rural en proie à la dépossession à leur transportation au bagne. Ces trajectoires conflictuelles sont scrutées au travers d’un ensemble de sources allant des archives de la répression à la poésie populaire en passant par la presse et des correspondances privées.
Remerciements Préface de Sylvie Thénault Glossaire
Introduction – Une histoire des bandits en Algérie colonisée
Chapitre 1 – Fronts de dépossession et conflictualités rurales Chapitre 2 – Vivre en bandit Chapitre 3 – Une société coloniale révélée par un banditisme pluriel Chapitre 4 – État, bandits et ordre informationnel Chapitre 5 – Écraser le banditisme : la mise en scène du maintien de l’ordre colonial Chapitre 6 – Éloigner les bandits : la diaspora des indésirables Chapitre 7 – Désertion, insoumission et banditisme dans la Première Guerre mondiale Chapitre 8 – Insurrection et banditisme
Conclusion Présentation des sources Bibliographie Index des noms de lieux Index des noms de personnes Tables des figures et encadrés
Youcef Zirem vient une nouvelle fois nous surprendre avec un fabuleux livre, Le Sésame d’Alger, publié chez les éditions du Net, qui est comme à chacune de ses publications une bouffée d’oxygène dans le paysage littéraire parisien. Le titre nous interpelle à plus d’un titre — quelle trouvaille ! Dès lors, une porte magique s’ouvre pour découvrir une fresque intime et historique, un chant d’amour à l’Algérie, une méditation sur le temps, la mémoire, la liberté et la dignité.
Youcef Zirem dédie ce roman « à la mémoire de mon ami, de mon frère, Khelifa Zadri », conférant à l’œuvre une dimension intime et fraternelle dès ses premières lignes. Ce roman est bien plus qu’un récit : c’est une traversée des âmes, des époques, des douleurs et des espérances.
À travers la voix de Sylvain Girard, professeur de littérature française né à Alger, Youcef Zirem nous entraîne dans les méandres d’une vie marquée par les bouleversements politiques, les amours contrariées, les amitiés indéfectibles et les fantômes bienveillants qui peuplent les rues de la ville blanche. Le lecteur est invité à marcher aux côtés de ce narrateur lucide et sensible, à contempler Alger depuis ses hauteurs, à écouter les murmures du vent, à entendre les cris étouffés de l’histoire.
Ce qui rend Le Sésame d’Alger si singulier, c’est sa capacité à mêler les registres avec une élégance rare : roman d’amour, chronique politique, essai philosophique, récit poétique. Youcef Zirem ne choisit pas entre la tendresse et la lucidité, entre la beauté et la vérité — il les conjugue. Il nous offre un texte qui respire, qui pense, qui ressent. Un texte qui nous rappelle que la littérature peut être un refuge, une arme, une lumière.
Et au cœur de cette œuvre, il y a un manuscrit ancien, mystérieux, écrit il y a près de dix siècles : le fameux “sésame”. Ce texte oublié, transmis de génération en génération, devient le symbole de la mémoire occultée, de la sagesse enfouie, de la réconciliation possible. Il contient des poèmes, des récits, des prophéties, des fragments d’humanité. Il est le fil rouge du roman, sa source secrète, son trésor caché.
Youcef Zirem est écrivain; il est l’auteur d’une vingtaine de livres dont L’Homme qui n’avait rien compris, La Porte de la mer, Les Etoiles se souviennent de tout, ou encore La Cinquième mascarade.
En Algérie, sur les hauteurs de la Kabylie, une bibliothèque porte son nom, de son vivant, depuis le 2 juin 2020.
Dans son numéro 48 de l’été 2025, La Revue Dessinée consacre un long récit graphique à l’enquête de la journaliste Florence Beaugé sur le cofondateur du Front national et son lien avec la torture en Algérie, ainsi qu’au procès en diffamation que ce dernier lui a intenté. À travers une arme aux insignes nazis, gravée du nom de son propriétaire et retrouvée dans une cuisine à Alger en mars 1957 — puis conservée pendant plusieurs décennies par la famille d’une victime — s’entremêlent histoire coloniale et mémoire familiale.
Le poignard de Jean-Marie Le Pen, gravé de son nom, retrouvé dans la cuisine de la famille Moulay
Le Poignard d’Algérie Texte de Florence Beaugé et dessins d’Aurel Paru dans le n° 48 de la Revue Dessinée (juin 2025)
C’est l’un de ces récits enfouis dans les interstices de l’Histoire, là où les archives se taisent et où les témoins, longtemps, n’osent parler. L’histoire d’un objet, minuscule et massif à la fois, qui a traversé les décennies comme une mémoire d’acier : un poignard cérémoniel nazi, gravé du nom de Jean-Marie Le Pen, oublié en 1957 dans la Casbah d’Alger au lendemain d’un interrogatoire mortel — et réapparu plus de quarante ans plus tard dans un procès pour diffamation intenté par l’ancien leader du Front national, mort le 7 janvier 2025.
Le récit graphique Le Poignard d’Algérie, écrit par la journaliste Florence Beaugé et illustré par Aurel, retrace une affaire restée taboue pendant plus d’un demi-siècle. Il mêle enquête judiciaire, témoignages familiaux, reconstitution historique et travail graphique minutieux. Au centre du récit : un objet-symbole, et avec lui, une page de l’histoire coloniale française que certains auraient préféré garder dans l’oubli.
« Maintien de l’ordre »
Tout commence dans la nuit du 2 au 3 mars 1957. Depuis plusieurs semaines, l’armée française mène, sous couvert de « maintien de l’ordre », une campagne de répression implacable dans la Casbah d’Alger. C’est le cœur de ce que l’armée française appelera « la bataille d’Alger ». Les parachutistes du général Jacques Massu procèdent à des rafles, des arrestations ciblées, des interrogatoires musclés.
Cette nuit-là, c’est la maison d’Ahmed Moulay, artisan-électricien de 42 ans et militant nationaliste présumé, qui est ciblée. Les soldats débarquent à 22 h. Parmi eux : un jeune officier qui va avoir bientôt 29 ans, récemment promu au 1 er régiment étranger de parachutistes. Il s’appelle Jean-Marie Le Pen.
Selon les témoignages recueillis plus tard par la famille et le Père Nicolas, un prêtre catholique témoin indirect de l’affaire, Ahmed Moulay est torturé sur place, devant sa femme Rania et ses enfants. Noyades simulées, électrocution, coups répétés : un traitement que l’on appelait alors pudiquement « la question » et qui donnera son titre au livre témoignage de Henri Alleg publié par les éditions de Minuit avant d’être interdit et republié en Suisse. Ahmed meurt sur le sol du salon. Le communiqué militaire évoquera, comme souvent, une tentative de fuite et un « échange de tirs avec des terroristes ».
« J.M. Le Pen — 1er REP »
Dans les heures qui suivent le départ des militaires, Mohamed, 12 ans, le fils ainé d’Ahmed Moulay, découvre un objet tombé au sol près de l’entrée : une ceinture de toile kaki à laquelle est attaché un poignard noir au manche en bakélite. L’objet est étrange, inquiétant. Sur le fourreau, une inscription gravée dans le métal : « J.M. Le Pen — 1er REP ».
Mohamed cache l’arme, instinctivement. Derrière le compteur électrique, là où personne ne pensera à chercher. Les gendarmes reviendront deux fois, fouillant la maison de fond en comble. Ils ne la trouveront pas. Le poignard, détaché de sa ceinture, est ensuite glissé dans un buffet, entre les assiettes et les photos de famille. Il y restera plus de quarante ans.
La veuve, Rania Moulay, tente dans les jours qui suivent de porter plainte. On l’éconduit. Un prêtre catholique, bouleversé par ce qu’il a appris, tente d’alerter les autorités civiles. La gendarmerie ouvre une « enquête préliminaire » — qui ne débouchera sur rien. Le dossier est vite refermé. Classé sans suite. Pour la famille, commence alors un deuil sans vérité. Le poignard devient un objet secret, jamais exhibé mais jamais détruit. Un objet de mémoire et de douleur. Ni sanctuarisé ni oublié. Il reste là, simple et terrifiant, dans la maison familiale devenue un mausolée discret de la guerre.
L’ enquête et le procès
Le tournant survient dans les années 2000. Florence Beaugé, journaliste au Monde, enquête depuis plusieurs années sur les pratiques de torture pendant la guerre d’Algérie. Elle recueille des témoignages, confronte les silences de l’institution militaire, cherche les preuves matérielles que beaucoup croient effacées.
C’est dans ce contexte qu’elle rencontre Mohamed Moulay. L’homme, quinquagénaire discret, lui parle de son père, de ce matin de mars 1957 et du couteau. La journaliste gagne sa confiance. Il lui remet l’objet. Elle le fait expertiser : un poignard de cérémonie des Jeunesses hitlériennes, fabriqué en Allemagne dans les années 1930. Lame en acier trempé de 25 centimètres. Manche noir, usé. L’insigne nazi a disparu — tombé à force d’avoir été manipulé par les enfants, explique Mohamed. Mais l’inscription gravée sur le fourreau, elle, est intacte
L’ enquête est publiée dans Le Monde en deux temps : le 4 mai 2002, veille du second tour de l’élection présidentielle qui oppose le cofondateur du Front national à Jacques Chirac, puis en juin 2002, veille des législatives. Elle désigne Jean-Marie Le Pen comme responsable d’actes de torture durant la guerre d’Algérie. En 2003, celui-ci attaque Florence Beaugé et Le Monde pour diffamation. Lors du procès, le poignard est présenté comme pièce à conviction. Non comme une preuve directe d’un crime précis, mais comme l’indice matériel d’un engagement, d’un contexte, d’une scène longtemps tue.
L’ affaire fait grand bruit. Des anciens appelés témoignent. Des experts confirment l’origine et l’ancienneté du poignard. Le Pen perd son procès. Ce que les mots seuls ne parvenaient pas à imposer dans l’opinion, une lame gravée le fait vaciller.
Une peur persistante à l’égard de la France
Contactée par Orient XXI, la journaliste Florence Beaugé dévoile pour la première fois les coulisses de l’affaire du poignard nazi ayant appartenu à Jean-Marie Le Pen. Ce témoignage rare éclaire d’un jour cru la mémoire encore vive et les blessures toujours ouvertes entre l’Algérie et la France. Elle nous raconte ainsi comment, à la veille du procès, la peur et la méfiance ont failli tout faire basculer :
Contre toute attente, Mohamed Moulay a changé d’avis et refusé de me confier le poignard. Il redoutait qu’on me le confisque en France, ou que je le perde ou que je me le fasse voler par exemple. Sa terreur était qu’on puisse dire ensuite à Alger qu’il avait “monnayé ce poignard” en France.
Florence Beaugé reconnaît avoir été paniquée par ce revirement. Bien qu’elle estime que son enquête, appuyée par des témoins solides et courageux, aurait suffi à faire pencher la balance en sa faveur, elle tenait absolument à présenter cette pièce au tribunal, tant sa charge symbolique — un poignard nazi au nom de Le Pen — lui semblait forte.
Face à cette impasse, elle nous explique avoir sollicité l’oncle de Mohamed Moulay, Ali Bahriz, devenu chef de famille après l’assassinat d’Ahmed Moulay, pour qu’il intervienne et plaide en sa faveur. Ce dernier a accepté, et le neveu a finalement cédé, mais à contrecœur.
La journaliste estime que cet épisode révèle, au-delà des faits, une peur persistante : celle qu’ont encore de nombreux Algériens vis-à-vis de la France, même plusieurs décennies après l’indépendance. Selon elle, cette méfiance est particulièrement forte chez les anciens suppliciés : « Tous continuent de voir la France comme toute puissante. Écrasante. Méprisante en fin de compte. »
Mémoire familiale, mémoire nationale
L’ histoire de ce poignard n’est pas seulement celle d’une pièce oubliée dans une maison d’Alger. Elle est celle d’un combat pour la reconnaissance historique, pour que les archives ne soient pas les seules à dire l’Histoire — surtout lorsqu’elles ont été volontairement vidées, censurées, ou classées sous scellé. Le poignard est devenu un témoin matériel. Ni fiction ni allégation. Un vestige, au sens archéologique du terme. Et s’il a tant de poids, c’est parce qu’il raconte à lui seul une scène, un nom, une époque. Il atteste de la présence d’un homme dans un lieu précis, à un moment donné. Et ce témoignage d’acier, paradoxalement silencieux, a su traverser les régimes, les procès, les discours officiels.
Ce récit rappelle combien les traces matérielles peuvent devenir, parfois, des témoins plus puissants que les déclarations ou les livres d’histoire. Car un objet, surtout quand il a traversé les années sans explication officielle, résiste à l’oubli. Il est là. Il oblige à regarder ce qu’on voulait ignorer. Et parfois, c’est un simple couteau, laissé sur un sol de carrelage en mars 1957, qui parvient, enfin, à faire entendre la voix d’un homme disparu, et celle d’une mémoire qu’on croyait effacée.
Pour la famille Moulay, cette histoire est moins celle d’un procès que celle d’une transmission interrompue. Le poignard n’a jamais été perçu comme un trophée, mais comme un rappel. Le souvenir d’un père brisé, d’une guerre trop longtemps tue. Depuis 2014, il repose dans un coffre au Musée national du Moudjahid à Alger. Il n’est ni exposé ni médiatisé. L’absence d’empressement des autorités algériennes à exposer ce trophée en dit long : cette réticence illustre, à sa manière, l’ambivalence persistante des relations entre la France et l’Algérie.
Algériennes surexposées, les visages oubliés de la guerre d’Algérie – Djamal Guettala
Vient de paraître, Algériennes surexposées, un ouvrage essentiel qui revisite une page méconnue de la guerre d’Algérie à travers les portraits saisissants de femmes algériennes photographiées clandestinement par le photographe français Marc Garanger.
Photographe antimilitariste, Marc Garanger (1935-2020) effectue son service militaire pendant la guerre d’Algérie. Affecté au 2e régiment d’infanterie, il est chargé par le commandant de réaliser des photos d’identité, contraignant les femmes à se dévoiler. Il a alors 25 ans.
Envoyé à Aïn Terzine et dans les villages de regroupement avoisinants, il réalise plus de 2000 portraits de femmes algériennes en dix jours.
Mais, au-delà du strict cadre des photos d’identité, Marc Garanger fait un choix radical : il réalise clandestinement de véritables portraits. Ces clichés révèlent un autre regard, plus humain, plus respectueux, capturant la fierté, la force et la souffrance des femmes dans un contexte d’humiliation coloniale.
À partir de ces photographies devenues célèbres et parce qu’elles « renferment les dominations coloniale, sociale, raciale, masculine et sexuelle », Zalia Sekaï propose un regard inédit sur les femmes et la guerre d’indépendance.
L’auteure dramatique mêle photographie, littérature et essai pour tenter de comprendre la guerre à travers ces images. Elle confie : « Pour tenter de capter le hors champ de ces femmes algériennes, l’invisible, j’ai longuement travaillé à partir de documents strictement historiques, puis il m’est apparu nécessaire de travailler sur des récits, journaux, autofictions et faire des recoupements, m’imprégner du vécu des auteurs, pour proposer une histoire informelle et personnelle de la guerre d’Algérie. »
Ainsi, Algériennes surexposées ne se contente pas de montrer des photographies. C’est une véritable immersion dans la mémoire coloniale, où s’entremêlent violence, domination, mais aussi résistance et dignité féminine. Ce livre donne voix à celles dont les regards, longtemps invisibilisés, interpellent encore aujourd’hui sur les mécanismes du pouvoir et les silences imposés.
Plus qu’un album photographique, cet ouvrage est une réflexion profonde sur la mémoire, la représentation et les traumatismes du passé colonial, et un hommage aux femmes algériennes, témoins d’une histoire complexe et douloureuse.
Safar est une bande dessinée qui revient sur sept siècles de voyages et de rencontres, de l’abbaye de Cluny à Budapest, de Bagdad à l’Andalousie, pour suivre les traces du Coran dans la culture européenne.
Safar Scénario de Maurizio Busca et John Tolan Documentation : Jan Loop, John Tolan, Mercedes Garcia-Arenal, Roberto Tottoli Dessins et couleurs : Ernesto Anderle Éditions Petit à petit, Rouen, 2025 – 128 pages
Vous l’ignoriez sans doute, mais l’entreprise d’infiltration des islamistes en Europe a commencé depuis des siècles, bien avant la naissance des Frères musulmans. Parmi les complices de ce projet de subversion, on trouve pêle-mêle Martin Luther et Bonaparte, Pierre le Vénérable et le Pape Léon X. Tous ont œuvré à introduire le Coran et ses enseignements pernicieux sur le Vieux Continent.
« Faire des Européens une oumma qui s’ignore »
Heureusement, du haut de sa science qui lui a valu la Légion d’honneur et portes ouvertes dans tous les médias de l’extrême droite, et bien au-delà, l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler sonne une nouvelle fois le tocsin et dénonce ce travail de sape. Se vantant d’avoir été la première personne auditionnée par la commission gouvernementale sur les Frères musulmans, elle excommunie un projet de recherche qui avait échappé au commun des mortels, « Le Coran européen ». Celui-ci serait « très intéressant pour les Frères musulmans » et viserait à une « islamisation de la connaissance, c’est-à-dire un savoir compatible avec la charia ». « Un tel projet pourrait servir un certain révisionnisme historique qui vise à faire des Européens une oumma (nation islamique) qui s’ignore1 ».
Quelle est donc cette entreprise subversive ? Un programme2 qui remonte à 2019 et qui s’achève cette année. Il est financé par le Conseil européen de la recherche (plus connu avec son acronyme anglais ERC) sur une base scientifique rigoureuse — seul un projet soumis sur dix est accepté. Ce programme mobilise une large équipe de chercheurs de différentes disciplines et s’attache à étudier la réception du Coran en Europe et ses traductions en latin, en italien, en néerlandais, etc. Ses responsables expliquent : « Nous étudierons comment le Coran est traduit dans des langues européennes, comment il circule dans les milieux intellectuels européens, et comment il est compris, commenté, utilisé et réinterprété par des intellectuels européens (chrétiens, juifs, déistes, athées, ou autres) ».
Mohammed serait « un clerc chrétien frustré de ne pas avoir été élu pape »
La charge de Bergeaud-Blackler serait risible si elle ne reflétait pas l’air du temps, comme en témoignent les attaques du président étatsunien Donald Trump contre les universités ; si elle ne contribuait pas à vicier tout débat scientifique3. La plupart des textes publiés dans le cadre du « Coran européen » sont sans doute inaccessibles au commun des mortels et sûrement à la coqueluche de l’extrême droite (et du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau), dont les connaissances dans le domaine médiéval ou des langues utilisées au Moyen Âge avoisinent le zéro. Le seul intérêt de cette polémique sera, il faut l’espérer, d’amener plus de lecteurs à prendre connaissance de ce récit graphique co-scénarisé par l’historien franco-américain John Tolan, une des déclinaisons grand public du projet « Le Coran européen »4 Intitulé Safar qui signifie « voyage » (un mot arabe pour titre, quelle horreur !), il nous invite à une longue balade à travers les siècles, du Moyen Âge à l’époque contemporaine, via l’abbaye de Cluny, la ville de Bâle ou le Vatican, avec une étape à Bagdad.
Point de départ, Pierre le Vénérable, élu abbé de Cluny en 1122, qui part en Espagne, encore sous domination musulmane, à la recherche de lettrés capables de traduire le Coran, mais aussi des textes qui relatent la vie de Mohammed ou qui éclairent le livre sacré des musulmans et permettraient de « connaître réellement la religion des sarrasins et de corriger l’ignorance de nos confrères, » précise-t-il. À l’époque, on croit encore que Mohammed serait « un clerc chrétien qui, frustré de ne pas avoir été élu pape, fonda sa propre doctrine ». Le projet de Pierre reste de convertir les musulmans, mais, avec les idées plutôt qu’avec les épées, un programme dont on comprend qu’il hérisse Bergeaud. D’autant qu’il n’exclut pas une volonté de comprendre et d’être au plus près des textes, en allant à la recherche de manuscrits disséminés à travers les continents — tâche ô combien difficile avant l’invention de l’imprimerie.
On rencontre durant cette exploration des personnages fascinants comme Jean de Ségovie, au milieu du XVe siècle, alors que les principautés musulmanes résistent pour quelques décennies à la Reconquista5, et qui va réaliser une édition trilingue du Coran en arabe, latin et castillan. Son entreprise témoigne « d’un besoin sincère de compréhension du texte coranique ». Ou encore Al-Hassan, dit Léon l’Africain, rendu célèbre en France par l’écrivain Amine Maalouf. Musulman de naissance, né à Grenade en 1486 avant la chute de la ville en 1492, réfugié à Fès, il sera capturé par un navire espagnol en 1518 et livré au Pape Léon X. Celui-ci le baptisa et en fit un conseiller pour la traduction de documents arabes.
« Le diable du Pape est plus grand que le diable du Turc »
On découvrira aussi pourquoi Luther imposa à la ville réformée de Bâle la traduction du Coran en allemand contre toutes les réticences. « Il n’y a pas de meilleur moyen d’affronter le Turc que d’exposer les mensonges et les fables de Mahomet. » Avant le préciser que « la vraie cause de l’invasion turque6, c’est la punition divine pour la corruption de l’Église romaine. Le diable du Pape est plus grand que le diable du Turc ». Autre utilisateur du Coran, le général Bonaparte qui durant sa campagne d’Égypte proclama : « Nous sommes de vrais musulmans, n’avons-nous pas détruit le Pape qui voulait leur faire la guerre ? »
Le livre s’achève au XIXe siècle, avec la surprenante figure du rabbin allemand Geiger et son ouvrage Quels sont les emprunts que Muhammad a fait au judaïsme ?. C’est un moment de bascule. On entre dans une nouvelle période où s’impose désormais la méthode scientifique de l’étude du Coran plutôt que la méthode polémique, dont on aurait pu espérer qu’elle avait été abandonnée dans les milieux scientifiques. Mais, à écouter Bergeaud et consorts, on mesure notre erreur.
Notes
« Coran européen : les dessous du projet financé par l’UE », entretien avec Le Figaro, 18 avril 2025.
Les coordonnateurs du programme sont Mercedes Garcia-Arenal (Conseil National de la Recherche Espagnole, Madrid), Jan Loop (université de Copenhague), John Tolan (université de Nantes) et Roberto Tottoli (université de Naples).
Pour défendre le projet de recherche de l’ERC face aux attaques de Florence Bergeaud-Blackler, John Tolan a rédigé une lettre ouverte au président du CNRS publié dans Le Club de Médiapart, « Défendons l’indépendance de la recherche contre l’extrême droite », 12 mai 2025.
Une autre est l’exposition « Le Coran, des histoires européennes » visible à la médiathèque Jacques Demy à Nantes, jusqu’au 30 août 2025.
La reconquête de l’Espagne par les rois catholiques s’acheva en 1492, avec la chute de Grenade.
C’est l’époque de l’expansion de l’empire Ottoman en Europe.
Les bonnes feuilles d’une histoire de l’indigénat depuis ses origines dans l’Algérie de la conquête jusqu’aux héritages les plus contemporains en Nouvelle-Calédonie.
Les éditions du CNRS rééditent en 2025 l’ouvrage consacré à l’histoire de l’indigénat en 2019 par Isabelle Merle et Adrian Muckle, avec un avant-propos et une postface évoquant les événements récents en Kanaky – Nouvelle Calédonie. Comme l’écrit l’éditeur, « ce livre offre, pour la première fois, une histoire du régime de l’indigénat sur la longue durée, depuis ses origines les plus lointaines dans l’Algérie de la conquête jusqu’aux héritages les plus contemporains en Nouvelle-Calédonie ». Nous publions ici son introduction.
Le régime de l’indigénat, connu aussi sous le nom de Code de l’indigénat ou réduit à la simple expression d’Indigénat est, parmi les dispositifs juridiques attachés à l’Empire colonial français, celui qui a probablement le plus fortement marqué la mémoire des colonisés. Aujourd’hui encore, on peut trouver, dans le discours de représentants de pays anciennement dominés par la France et aujourd’hui indépendants, l’évocation de l’Indigénat pour rappeler l’esprit et les pratiques d’une époque marquée par la violence, l’injustice, l’humiliation. C’est le cas du journal algérien El Moudjahid qui titrait le 5 juillet 2012 pour le cinquantenaire de la signature des Accords d’Evian : « La France coloniale : du Code noir au Code de l’indigénat ou l’humiliation de l’homme par l’homme[1]. »
Le message est frappant et joue sur les usages politiques du passé en renvoyant à la France l’image de son très long héritage de puissance colonisatrice, telle une piqûre de rappel dans le dialogue tendu avec l’ancienne métropole impériale. Le rappel est surtout historique, car l’Algérie, française à partir de 1830, a échappé à l’esclavage et le régime de l’indigénat qui y fut appliqué entre 1881 et 1944, semble aujourd’hui un lointain souvenir. En Algérie comme en France d’ailleurs, le rappel de ces « codes » participe d’un passé révolu à ranger avec les oripeaux du colonialisme, l’un et l’autre recouvrant des dispositifs dont on a largement oublié le contenu. Pourtant, leur évocation fait encore mouche en 2012 du point de vue de l’Algérie car il s’agit d’interpeller le passé colonial de la France et ses contradictions fondamentales : une nation démocratique qui dérogea avec persistance à ses principes, tout au long de son histoire, dés lors qu’il s’agissait de projets ou de territoires coloniaux.
En évoquant le code noir et le code de l’indigénat, le journaliste d’El Moudjahid rappelle les dispositifs juridiques d’exception mis en place pour discriminer, contrôler, réprimer et dominer les populations soumises et contredit ainsi le récit de fondation de la France, pays des droits de l’homme et du citoyen.
La mémoire de l’indigénat semble plus rarement mobilisée par les autorités politiques d’autres pays anciennement français en Afrique de l’Ouest, Madagascar ou encore au Viet Nam, Laos et Cambodge. L’indigénat est, en revanche, régulièrement évoqué et utilisé en tant que référence utile dans les débats contemporains, en Nouvelle-Calédonie où se joue, depuis 1988, un processus de décolonisation original dont l’aboutissement fut le récent référendum d’autodétermination qui s’est conduit, le 4 novembre 2018 et qui pourra se reproduire en 2020 et 2022[2].
En avril 2018, par exemple, dans la perspective de la venue du Président de la République, Emmanuel Macron, le Sénat Coutumier fustigeait l’absence de reconnaissance officielle de l’autorité coutumière et affirmait devant un journaliste que :
« Le modèle administratif privilégié ici [n’est autre qu’] « un copier-coller de l’Hexagone », où les communes, « positionnées à l’intérieur des districts », « agissent en parallèle », « sans aucune coordination » comme si « le régime de l’indigénat continuait à sévir »[3]
L ’allusion est obscure et nous nous contenterons de remarquer que le Sénat coutumier utilise l’argument pour pointer une organisation administrative contemporaine qui se contenterait, comme sous l’indigénat, de reproduire le modèle français. Nous verrons que le sujet est autrement plus complexe mais notons que, pour les Sénateurs coutumiers, l’indigénat évoque bien plus qu’un « code » désuet et renvoie à l’histoire de l’organisation administrative et coloniale du territoire.
Lorsqu’on interroge plus largement les Kanak nés avant ou pendant la Seconde guerre mondiale, les réponses ouvrent d’autres perspectives en rappelant, l’impôt de capitation, l’interdiction de circuler, les prestations, les réquisitions, le travail forcé mais restent au demeurant très stéréotypées, ancrées surtout dans la période des années 1930-1946. Le souvenir de ce qu’ils ont subi, cependant est encore très vif et signale le poids que représente ce régime dans la mémoire kanak[4].
Rappelons qu’actuellement, parmi les derniers confettis de l’empire que sont les territoires d’outre-mer français, la Nouvelle-Calédonie est le seul qui a connu l’indigénat. La Polynésie française, Wallis et Futuna, les Antilles française, la Réunion et la Guyane y ont échappé pour des raisons historiques. Et l’indigénat y a sévit longtemps puisqu’il a été imposé en 1887, 6 ans après son inauguration en Algérie et Cochinchine. Il a été supprimé, comme dans le reste de l’Empire (à l’exception de l’Algérie) en 1946 ; soixante années d’application dont le souvenir évoque en vrac des éléments disparates, sans lien évident les uns avec les autres. Ceci doit nous alerter sur le fait que, derrière le mot indigénat, se cache un objet d’étude complexe, protéiforme et difficile à saisir à la fois dans ses dimensions impériales et localisées.
Un chapitre classique du droit colonial
Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, l’étude du régime de l’indigénat constituait un chapitre classique du droit colonial et fit l’objet de plusieurs thèses dans cette branche de la discipline juridique ; branche qui tomba en désuétude avec la décolonisation[5]. Le régime de l’indigénat perdit toute actualité alors que le contexte dans lequel il faisait sens jusqu’alors, se délitait, relégué, avec l’ensemble du droit colonial, dans les arcanes d’un passé impérial dont on ne voulait plus parler[6].On chercherait en vain, dans l’historiographie des années 1960-1980, une étude consacrée spécifiquement à ce dispositif, à l’exception de l’historien nigérien A.I Asiwaju[7]. Quelques spécialistes, anthropologues, politologues ou historiens, s’intéressent, encore en ces années-là, aux modalités pratiques de ce dispositif sur les terrains qu’ils étudient, observations qui restent localisées et partielles, tandis que les historiens de la France coloniale se contentent de le signaler parmi l’un des piliers essentiels de la politique indigène sans pourtant l’étudier pour lui-même et en tant que tel[8].
Le régime de l’indigénat réapparait comme objet d’étude légitime « en soi et pour soi » à la fin des années 1990 quand les études coloniales et post-coloniales prennent leur élan, aux Etats Unis, en Grande Bretagne puis en France. Plusieurs travaux lui sont consacrés adoptant essentiellement deux perspectives. La première s’inscrit dans un terrain colonial particulier pour en comprendre localement, la forme, la nature et les effets, au Dahomey[9], en Nouvelle-Calédonie[10], en Algérie[11] ou en Afrique noire[12]. La seconde entre dans le sujet par l’histoire de l’Etat, du droit et des institutions privilégiant alors une focale centrée sur la métropole, les débats parlementaires, les controverses juridiques et les aspects législatifs et réglementaires[13]. Le clivage est révélateur des difficultés que soulève l’étude d’un tel dispositif, comme le notait déjà en 2004, dans un article, Isabelle Merle, en soulignant l’importance d’articuler précisément principes et pratiques[14].
La genèse de l’indigénat est le fruit d’un processus complexe qui prend forme dans le contexte de la guerre coloniale que la France mène en Algérie entre 1830 et 1880. Plus exactement, il est l’un des instruments essentiels de ce qu’on appelle alors la pacification, doux euphémisme pour décrire le processus d’imposition d’un nouvel ordre public colonial derrière les lignes de combat dans les régions qui ont apporté leur reddition. Selon le juriste René Pommier en 1907, le régime de l’indigénat « n’est que le résidu des pouvoirs militaires dus aux nécessités de conquêtes »[15], dans une situation « qui n’est plus la guerre ouverte mais qui est loin de représenter la paix sociale »[16]. Un moyen de continuer la guerre par d’autres moyens pourrait-on dire en inversant la célèbre formule de Clausewitz[17]. Parmi les mesures préconisées : les pouvoirs spéciaux de haute police confiés aux gouverneurs — internement administratifs, séquestres de biens, amendes collectives — et les pouvoirs spéciaux confiés aux officiers ou administrateurs civils des affaires indigènes les autorisant à punir les seuls indigènes et ceux qui leurs sont assimilés pour réprimer des délits inconnus ou non prévus en France.
Au sens étroit du terme, le régime de l’indigénat est un régime juridique dérogatoire du droit commun dans le domaine du droit pénal dans la généalogie duquel on peut effectivement trouver le Code noir , l’un et l’autre incarnant la figure de l’exception juridique au sens où il s’agit « d’un ensemble de lois articulant une série de droits et de devoirs d’exception au concert général de la loi française ou, plus modestement, aux usages juridiquement retenus en métropole » selon la définition donnée par Louis Sala-Molins [18].
La complexité de la genèse de l’indigénat et plus encore les contradictions aigues que suscitent cette justice d’exception au regard des principes fondamentaux du droit français, en font un objet extrêmement intéressant à étudier en tant que révélateur des tensions liées à la fabrique conjointe d’une nation et d’un empire au xixe siècle.
Le paradoxe fondamental du colonialisme
Etudier l’indigénat, c’est travailler au plus près le paradoxe fondamental que soulève la politologue tunisienne, Hélé Béji : « Le colonialisme ne l’oublions pas a été l’œuvre de démocraties, de nations parlementaires. […] A mesure que les modernes forgeaient leurs droits politiques, ils nous les refusaient à nous, indigènes. » Et cette injustice qu’elle qualifie de métaphysique ouvre la voie à la violence, extrême ou régulière dont l’indigénat est l’un des instruments[19].
Béji fait ici implicitement le lien entre l’absence de droits politiques fondée sur l’exclusion de l’indigène de la citoyenneté — marque de fabrique caractéristique de la construction de la nationalité dans les colonies françaises qui distinguait les sujets et les citoyens — et l’imposition d’un régime répressif d’exception autorisant l’exercice d’une violence légale spécialement réservée aux indigènes. Nous verrons à quel point le statut pénal dérogatoire de l’indigénat est intimement lié à la construction du sujet indigène non citoyen, l’emboîtement de régimes spéciaux sur le plan pénal, civil et politique qualifiant finalement « la condition des indigènes en droit »[20]. Mais il faut signaler que ce différentiel dérogatoire au regard du droit commun crée tout au long de la période coloniale, débats, contestations et remises en cause qui révèlent toute la complexité de la construction de l’Etat en situation coloniale ; les colonies devant être comprises comme des zones « d’exceptionnalité » où sont mises à l’épreuve les principes fondamentaux de la nation[21].
L’objet « indigénat » interroge au premier chef la nation française et son histoire impériale. Mais il interroge aussi la situation coloniale au sens où l’entendait Georges Balandier en 1951 en tant qu’approche sociologique de sociétés composites créées ipso facto par le contact et la domination coloniale dans le contexte de terrains localisés et rigoureusement historicisés[22]. Car l’indigénat s’est déplacé et s’est mondialisé au fils du temps tout en se métamorphosant dans les lieux où il fut installé sous l’influence des logiques en jeu dans les contextes considérés. Le dispositif est connu par la loi votée le 28 juin 1881 pour l’Algérie limitée aux pouvoirs spéciaux des administrateurs des communes mixtes. Il est transféré et adapté en Cochinchine sous la forme d’un décret, promulgué un mois avant, le 25 mai 1881, qui opère, on le verra, une synthèse essentielle entre pouvoirs spéciaux dévolus aux gouverneurs et ceux dévolus aux agents subalternes. Une fois le régime de décret adopté, le dispositif peut voyager dans l’Empire colonial : il est appliqué en 1887 au Dahomey/Sénégal et en Nouvelle-Calédonie, en 1897 en l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF), au Tonkin, Annam, îles Sous-le-Vent en Polynésie, en 1898 au Cambodge. Il est adopté à Madagascar et aux Comores en 1901, à la Côte des Somalis en 1912 et enfin aux Togo et Cameroun en 1923 et 1924[23].
Dans chaque territoire, le cadre est posé : le gouverneur dispose de pouvoirs spéciaux l’autorisant à appliquer aux indigènes des peines qui entrent dans aucune catégorie légale en France (l’internement administratif, le séquestre et les amendes collectives), les administrateurs des affaires indigènes disposent de pouvoirs spéciaux les autorisant à sanctionner les manquements à la longue liste dite d’infractions spéciales dont se dote chaque colonie. Tandis que les gouverneurs agissent dans le registre de haute police, la liste d’infractions spéciales incarne une police de proximité dans les domaines les plus variés de la vie : habillements, signes ostensibles de respect aux autorités coloniales, obéissance aux ordres de réquisition ou d’obligation de travail, paiement de l’impôt, interdictions de circulation, respect des règles de prophylaxie, etc. Le régime de l’indigénat recouvre ainsi par les obligations et les interdictions qu’il impose, bien des aspects de l’ordre colonial, ce qui explique qu’en Nouvelle-Calédonie les souvenirs des « vieux » font le lien entre l’indigénat, le travail forcé, les impôts et les interdictions de mobilités. Ce qui explique aussi la difficulté de réduire l’analyse de ce régime à quelques principes fondamentaux sans étudier en détail ses modalités d’application et l’impact des règlements qu’il sous tend ou à l’inverse la complexité du contexte qui permet de comprendre l’élaboration de la liste des infractions, ses spécificités locales et ses évolutions. Celle-ci participe d’une microphysique du pouvoir et se métamorphose selon les contextes considérés. L’interdiction de la nudité sur les routes est inscrite dans la liste en Nouvelle-Calédonie quand elle n’aurait aucune pertinence en Algérie. Les réunions sans autorisation pour le pèlerinage sont condamnées en Algérie. L’omission à déclarer à la justice les cadavres découverts dans les fleuves devient une infraction en Cochinchine. Les listes fabriquées dans chaque colonie se distinguent les unes des autres par certains articles mais partagent fondamentalement les mêmes préoccupations : la défense de l’ordre public colonial qui exige le respect de l’autorité, l’obéissance aux ordres, l’obligation de travail, le paiement de l’impôt et le contrôle des circulations ; autant d’éléments qui structurent le nouvel ordre social dans lequel le régime de l’indigénat joue un rôle majeur.
Dans un article récent, Sylvie Thénault distingue trois acceptions de l’indigénat. La première, juridique, renvoie au dispositif que nous avons décrit précédemment et serait « la plus évidente » et la « plus commode » pour la recherche[24]. Les études qui s’y seraient consacrées se placeraient sur le point de vue des colonisateurs.
La seconde recouvre une « extension de la notion d’indigénat[25] » illustrée par les travaux entrepris dans les perspectives d’une historiographie de la punition et de la répression coloniale, en particulier ceux menés par Gregory Mann et par Taylor C. Sherman[26]. Fondés sur des enquêtes de terrain, ces travaux ne s’intéressent pas aux textes mais aux pratiques de l’indigénat rigoureusement situées historiquement et en contexte et révèlent la part d’arbitraire et d’illégal qui accompagnait l’exercice de la justice d’exception à l’encontre des indigènes. Les pouvoirs spéciaux confiés aux commandant de cercle en AOF ou aux administrateurs des affaires indigènes ailleurs servaient à couvrir toutes sortes de dérives jusqu’à contredire radicalement l’idée que l’empire colonial fut un « Empire du droit »[27]. Cette historiographie place sous le terme indigénat, les pratiques légales et illégales de répression qui tissent autour des indigènes les mailles d’un « réseau coercitif » pour reprendre la formule utilisée par Sherman. Elle adopterait le point de vue des colonisés.
La troisième acception de l’indigénat, enfin, élargit encore la perspective pour englober tout ce qui relève du statut indigène sur le plan pénal et civil. L’indigénat recouvrirait alors « dans un seul mouvement la totalité des dispositifs constitutifs du statut des sujets coloniaux[28] ».
Un régime juridique d’exception construit progressivement
Plutôt que d’opposer les textes et les pratiques et d’imputer à la notion d’indigénat un sens fabriqué a posteriori par le chercheur, nous préférons adopter une autre approche. L’exigence est de suivre, au plus près, la trame historique qui conduit progressivement à penser et organiser un régime juridique d’exception en Algérie, entre 1840 et 1881 en retraçant précisément les méandres des réflexions et débats, les interrogations, désaccords, avancées et reculs. Nous proposons ensuite d’emprunter ce que nous pourrions appeler les chemins de l’indigénat lorsque celui-ci est transféré en Cochinchine entre 1879 et 1881, écarté de Tahiti en 1880 lorsque l’île devient colonie, puis déployé, 6 ans plus tard, en Nouvelle-Calédonie et au Sénégal première étape d’une extension impériale qui ne cessera par la suite de s’élargir.
L’enjeu de cet ouvrage n’est pas de couvrir l’histoire de cette extension mais de resserrer peu à peu l’enquête.
Celle-ci s’ouvre, dans une première partie, sur l’étude des principes juridiques et leur genèse en Algérie et Cochinchine, pour amener ensuite le lecteur dans un voyage en Océanie où l’application du régime de l’indigénat a connu toutes sortes de variations en Polynésie française, aux Marquises et jusqu’en Nouvelle-Calédonie où il est pleinement et durablement installé à partir de 1887.
La deuxième partie de l’enquête rétrécit la focale sur le cas précis de la Nouvelle-Calédonie où le régime sera étudié sous toutes ses facettes en articulant précisément textes et pratiques. Ne seront jamais perdus de vue les débats juridiques, controverses ou tentatives de réformes menés au loin, en France ou dans les colonies dont les échos parviennent jusque dans les fonds de vallées calédoniennes où ils sont souvent détournés ou ignorés au prétexte de la spécificité du contexte local. L’analyse précise de ce contexte ainsi que des positions et actions des acteurs qui ordonnent, utilisent ou subissent le régime de l’indigénat, a pour but de révéler en finesse sa forme, sa nature, son fonctionnement, ses aléas, sa puissance et la limite de sa puissance sur un terrain singulier dont l’histoire est néanmoins emboitée dans les dynamiques plus larges d’une histoire impériale et métropolitaine. Autour de l’objet « indigénat » se pressent une multitude d’acteurs, ministres, inspecteurs des colonies, gouverneurs, chefs du service des affaires indigènes, gendarmes/syndic, colons, missionnaires, chefs kanak, sujets, et assimilés. L’enjeu n’est pas de distinguer le point de vue des colonisateurs ou des colonisés mais de comprendre le sens de la conversation, des interactions, des projets et des actes qui ont contribuer à la fabrique de l’indigénat en ce territoire précis pour le mettre en œuvre, l’accompagner, le défendre ou le dénoncer, s’y soumettre, le contourner ou lui résister.
La troisième partie de l’enquête, enfin, traitera de la période de l’entre-deux-guerres et des années de guerre et d’après-guerre au cours desquelles l’indigénat est discuté, contesté puis condamné. On verra ce qu’il en est en Nouvelle-Calédonie en analysant en pratique la sortie de l’indigénat, les résistances qu’elle suscite autant que les espoirs qu’elle soulève. Un épilogue conclusif ouvrira une réflexion sur les effets d’héritage et la mémoire vive d’un régime qui aujourd’hui encore constitue une référence inconsciente ou consciente mais toujours active.
Plusieurs raisons nous invitent à offrir en 2018 un ouvrage consacré à l’histoire du régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie.
La première des raisons que nous pourrions invoquer tient à notre compétence et spécialité. Tous deux historiens, nous menons depuis plus de vingt ans des enquêtes sur l’histoire de la Nouvelle-Calédonie qui nous ont permis d’acquérir une grande familiarité avec le pays, ses habitants, son passé et ses archives. L’étude d’un régime répressif tel que l’indigénat, ses modalités d’application et ses effets est le fruit d’un long travail d’investigation dans un corpus documentaire parcellaire, éparpillé et souvent incomplet dont le regroupement et recoupement exigeaient une connaissance approfondie des fonds et du contexte[29]. Nous avons bien sûr bénéficié, de l’apport de recherches antérieures qui ont été menées sur le sujet sous un angle ou sous un autre[30]. Il convient cependant de constater qu’aucune n’a eu jusqu’ici l’ambition que soutient cet ouvrage, celle de couvrir l’histoire du régime de l’indigénat et de son application en Nouvelle-Calédonie sur la longue durée. L’indigénat occupe une place essentielle dans ce pays, tant sur le plan historique que dans les mémoires et les débats contemporains. Il convenait de combler cette lacune et d’offrir au lecteur un travail approfondi et rigoureux rendant justice à l’histoire, à ses acteurs et aux victimes.
La seconde raison est le caractère central qu’a pris dans ce pays, le régime de l’indigénat dans la définition du statut de l’indigène et dans l’organisation de sa vie sociale sous l’emprise coloniale. On peut faire ici l’hypothèse que l’indigénat n’a pas pesé de la même façon dans tous les territoires où il a été appliqué et qu’il a pesé particulièrement en Nouvelle-Calédonie en cherchant à organiser la société indigène et le quotidien des individus dans les registres les plus divers, politiques, économiques, sociaux ou culturels ainsi que sur le plan territorial et foncier[31].
Le décret d’application en 1887 ne se contente pas de légaliser les pouvoirs spéciaux dont sont dotés les gouverneurs et les syndics des affaires indigènes, comme c’est le cas en Cochinchine et au Sénégal. Il affirme une volonté de reformater l’espace et la société kanak par la délimitation de territoires dits de tribu — notion éminemment coloniale qui n’a pas d’existence sociologique dans le monde kanak ancien — qui seront nommés et à la tête desquels on désignera un « chef » — au sens colonial du terme — dont les attributions seront définies ultérieurement. La volonté d’imposer une nouvelle organisation territoriale ainsi que de nouvelles figures de pouvoir est constitutive du régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie. Dix ans plus tard, le décret est prorogé et l’organisation administrative indigène précisée avec la création de districts et de grands chefs qui recouvriront des tribus et des petits chefs relégués sur des réserves indigènes, les sujets ne pourront sortir de leurs districts qu’avec l’autorisation du grand chef.
L’indigénat joue un rôle central en Nouvelle-Calédonie
Le régime de l’indigénat, en cela est au principe d’une organisation spatiale et sociale maintenue entre les deux guerres et après la seconde guerre mondiale et qui perdure encore aujourd’hui. Cette organisation spatiale et sociale, héritage essentiel de la période coloniale, qu’évoque le Sénat Coutumier encore en 2018, est un enjeu central depuis 1946 dans les débats portant sur le devenir de la société kanak en contexte post-colonial à l’intérieur du monde kanak mais aussi dans la société calédonienne en son ensemble.
Contrairement au cas d’autres territoires coloniaux, l’indigénat joue, en Nouvelle-Calédonie, un rôle central dans la définition juridique de l’indigène pendant toute la période coloniale comme si, il était seul à même de définir l’indigène en tant que sujet de droit. La première définition de ce qu’est un indigène en droit dans cette colonie est posée très tardivement en 1915, à l’intérieur même de l’arrêté qui renouvelle la liste des infractions spéciales à l’indigénat. L’intense travail juridique autour des statuts indigènes et de la codification des coutumes auquel on assiste à la fin du xixe siècle jusqu’à la Première Guerre Mondiale en Algérie, en Afrique française et en Indochine n’a pas eu lieu en Nouvelle-Calédonie malgré quelques tentatives en 1913 et dans les années 1920 vite abandonnées. Cette lacune du droit interpelle les juristes dans les années 1930 et provoque des effets paradoxaux. L’indigénat, seul cadre par lequel est défini l’indigène en Nouvelle-Calédonie, met en lumière les négligences du droit colonial de l’époque à l’encontre du sujet kanak, dont la prise en considération est si faible qu’on ne se soucie guère d’en faire un sujet de droit colonial à part entière (dans les normes de l’époque) en cherchant à donner du contenu à son statut personnel par exemple[32]. A l’extérieur des réserves, l’indigène est défini par l’indigénat, à l’intérieur, il devient un impensé juridique qui permet aux Kanak de trouver dans la réserve indigène un lieu de préservation de pratiques, de sociabilités et de coutumes à l’abri du regard européen et de l’imposition de normes juridiques exogènes.
Or la volonté de refondation d’un droit coutumier, y compris la reconnaissance des chefs, soutenue aujourd’hui par le Sénat Coutumier et un certains nombres de juristes métropolitains[33], est intimement lié à cet héritage et ne peut être compris et interprété sans une connaissance approfondie d’une histoire au croisement des univers sociaux et politiques kanak et du droit colonial français. Les « impensés juridiques » d’antan sont aujourd’hui des enjeux dont il faut rappeler précisément la genèse pour éclairer les débats contemporains.
Concernant les aspects strictement répressifs, on peut affirmer que le régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie illustre parfaitement la notion de « réseau coercitif », pesant dans tous les domaines de la vie quotidienne des indigènes et assimilés. Ces derniers nous rappellent que le régime de l’indigénat n’a pas concerné les seuls Kanak mais aussi les travailleurs sous contrat, Océaniens ou Asiatiques, que l’on a fait venir pour travailler sur les propriétés et dans les mines dès les années 1860 et jusqu’entre les deux guerres. Dès 1887, la liste des infractions spéciales énonce qu’outre le respect des règles de soumission et de l’obéissance aux ordres, Kanak et assimilés ne pourront circuler librement et seront interdits dans les cabarets européens ou sur leurs propriétés et dans les centres de colonisation après 8h du soir. Ils devront s’habiller décemment (selon le point de vue européen), ne porter aucune arme traditionnelle ou pratiquer la sorcellerie. La liste ne cesse de s’allonger par la suite, augmentant d’autant les attributions des chefs chargés de contrôler leurs sujets et de répondre aux injonctions des autorités coloniales, dans les domaines aussi divers que le travail, l’impôt, l’habitat, la santé, les déplacements, d’accueil, les fêtes, l’utilisation des animaux, la consommation d’alcool, l’usage du feu, etc. On comprend alors pourquoi le gendarme/syndic en charge du bon fonctionnement du régime est devenu dans ce pays non seulement un interlocuteur privilégié des chefs mais surtout une figure essentielle du paysage colonial.
L’indigénat est l’arme de la coercition par excellence venant s’immiscer jusque dans l’intimité des corps. Il formate le quotidien de la société indigène, participe à la ségrégation des espaces territoriaux, cherche à contrôler les interrelations que ceux-ci peuvent avoir avec les autres communautés et en cela formate aussi l’ensemble de la société coloniale. Car, si l’indigénat a pesé sur ceux qui l’ont subis, il a aussi, à l’inverse, fortement conditionné les actions et comportements des Européens ou étrangers qui pouvaient en bénéficier activement ou passivement. En cela, la Nouvelle-Calédonie, colonie dite de peuplement, composée de colonisés et colons dont la démographie est quasi équilibrée dans les années 1950, illustre l’idée que soutenaient les intellectuels du temps tels qu’Albert Memmi, Jean-Paul Sartre ou encore Balandier : la situation coloniale fabrique l’indigène tout autant que le colon et oblige l’un comme l’autre à répondre aux jeux de miroir qu’elle impose[34].
La mémoire de l’indigénat symbolise les inégalités et injustices passées et interpellent l’ensemble des Calédoniens d’aujourd’hui, engagés sur le chemin d’une citoyenneté particulière et dans un projet, qui quelle que soit l’issue du référendum, affirmera la volonté d’un destin commun. Derrière ce mot « indigénat » ne se cache pas seulement la souffrance des victimes mais aussi la responsabilité de ceux, calédoniens ou métropolitains, qui l’appliquèrent et le défendirent pendant toute la première moitié du xxe siècle contre les velléités de réformes et contre ceux, qui dans le pays ou en France, voulaient soutenir d’autres valeurs que coloniales, nourries des principes de l’Etat de droit ou de l’humanisme. Il faut aujourd’hui se souvenir que le régime de l’indigénat qui a, par ailleurs connu de nombreuses critiques en son temps, n’a jamais été véritablement réformé en Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1946, du fait essentiellement des résistances d’une partie des représentants du colonat. Et en 1947 encore, d’aucuns souhaitaient le rétablir pour revenir à ce qu’on pourrait appeler « la Nouvelle-Calédonie de Papa ». Mais celle-ci était en train de se déliter et de nouvelles perspectives de société s’ouvraient auxquelles une majorité a finalement adhérée portée par le slogan généreux d’un nouveau parti politique créé en 1953, l’Union calédonienne : « deux couleurs, un seul peuple ».
Le régime de l’indigénat est au cœur d’une histoire passée sur laquelle les descendants de colon ont, à l’évidence, aujourd’hui encore, du mal à revenir tandis qu’il sert d’argument repoussoir pour la communauté kanak. Pourtant on ne peut nier qu’il agit comme un référentiel actif, conscient ou inconscient, pour tous, dans les évocations parfois nostalgiques qu’on trouve ici ou là, d’un « ordre ancien », de la « Calédonie des Vieux ». Du côté kanak, on vante le souvenir de jeunes respectant leurs aînés, de chefs se faisant obéir de leurs sujets tandis que du côté européen, on imagine un territoire bien français où la délinquance n’existe pas, où le modèle métropolitain s’impose et avec lui l’implicite supériorité du mode de vie français et valeurs occidentales.
Nous voulions ouvrir cette boîte de Pandore pour contribuer à l’effort de connaissance et d’objectivation qui est au cœur du métier de l’historien. Nous voulions aussi rendre aux acteurs du passé, justice et responsabilité, pour que leurs descendants puissent soutenir leur histoire en conscience, sans peine, amertume ou culpabilité.
Tout au contraire, le travail que nous avons engagé espère nourrir les débats et aider à comprendre le passé pour mieux le dépasser.
Notes
[1] Cherfi A., « La France coloniale : du Code noir au Code de l’indigénat ou l’humiliation de l’homme par l’homme », El Moudjahid, 5 juillet 2012 http://www.elmoudjahid.com/fr/actualites/30046
[2] Conformément à l’accord de Nouméa signé le 5 mai 1998.
[3]Demain en Nouvelle-Calédonie, 19 avril 2018, http://www.dnc.nc/visite-presidentielle-le-senat-coutumier-veut-un-pardon-de-letat-et-la-reconnaissance-de-lautorite-des-chefferies/.
[4] On se reportera aux entretiens suivants : « Wakolo Pouyé : de l’enseignant à l’homme politique », Mwà Véé : revue culturelle kanak, no15, 1997, p. 23-27 ; « Avec Pierre Ataba : l’indigénat vu de Moindou », Mwà Véé : revue culturelle kanak, no15, 1997, p. 33-36 ; « Ambroise Wimbé : mes parents craignaient que l’histoire se répète… », Mwà Véé : revue culturelle kanak, no16, 1997, p. 16-22 ; « Entretien avec monseigneur Michel Kohu, de Nakéty (Canala) », Mwà Véé : revue culturelle kanak, no57, 2007, p. 16-20.
[5] Rinn L., Régime pénal de l’indigénat en Algérie. Les Commissions disciplinaires, Alger, A. Jourdan, 1885 ; Régime pénal de l’indigénat en Algérie. Le séquestre et la responsabilité collective, Alger, A. Jourdan, 1890 ; Carlotti A.L., De l’application faite en Cochinchine du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires : décrets sur l’indigénat, Paris, A. Chevalier-Marescq, 1903 ; Aumont-Thiéville J., Durégime de l’indigénat en Algérie, Thèse de doctorat, Paris, 1906 ; Pommier R., Le régime de l’indigénat en Indochine,Paris, Michallon, 1907 ; Ruyssen R., Le Code de l’indigénat en Algérie, Alger, Imprimerie Administrative Victor Heintz, 1908 ; Marneur F., L’indigénat en Algérie, Considérations sur le régime actuel, critique, projets de réformes, Paris, Recueil Sirey, 1914 ; Spas L., Etude sur l’organisation de Madagascar : justice indigène, indigénat, conseils d’arbitrage, Paris, M. Giard & É. Brière, 1912 ; Larcher E., Traité élémentaire de législation algérienne, 2 tomes, Paris, A. Rousseau, 1923 ; Dareste P., Traité de droit colonial, 2 tomes, Paris, 1931 ; Girault A., Principes de colonisation et de législation coloniale. Les colonies françaises avant et depuis 1815, notions historiques, administratives, juridiques, économiques et financières Paris, Sirey, 1843,[1ère éd.1894].
[6] Rivet D., « Le Fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no33, 1992, p. 127.
[7]Asiwaju A.I., « Control through coercion: a study of the Indigenat Regime in French West African Administration, l887-l946 », Journal of the Historical Society of Nigeria, vol. 9, no1, 1978, p. 91-124.
[8] Ageron C.R., Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), t. 1, Paris, Bouchène, 2005 [1er éd. 1968] ; Suret-Canale J., Afrique Noire. L’ère coloniale, Paris, Éditions sociales, 1964 ; Guillaume P., Le Monde Colonial, XIXe-XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1994 [1er éd. 1974] ; Collot C., Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1962), Paris, Éditions du CNRS, 1987 ; Fall B., Le travail forcé en Afrique Occidentale Française (1900-1945),Paris, Karthala, 1993 ; Bernault F. (dir.), Enfermement, Prison et Châtiments en Afrique. Du 19e siècle à nos jours, Paris, Karthala, 1999.
[9] Manière L., « Le code de l’indigénat en Afrique occidentale et son application : le cas du Dahomey (1887-1946) », Thèse de doctorat, Université Paris VII, 2007.
[10] Merle I., Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie, 1853-1920,Paris, Belin, 1995 ; « Le régime de l’Indigénat et l’impôt de capitation en Nouvelle-Calédonie. De la force et du droit : la genèse d’une législation d’exception ou les principes fondateurs d’un Ordre colonial »,dans Saussol A. et Zitomersky J. (éd.), Colonies, Territoires, Sociétés. L’enjeu français, Harmattan, 1996, p. 223-241 ; « L’état français, le droit et la violence coloniale : le régime de l’indigénat en question » dans Chatriot A. et Gosewinkel D. (éd.), Les figures de l’État en Allemagne et en France, 1870-1945 ; Figurationen des Staates in Deutschland und Frankreich, 1870-1945,Oldenbourg, Wissenschaftsverlag, 2006, p. 97-116 ; « Du sujet à l’autochthone en passant par le citoyen. Les méandres, enjeux et ambiguïtés de la définition du statut des personnes en situation coloniale et postcoloniale. Pour exemple, la Nouvelle-Calédonie » dans Isabelle Merle et Else Faugère (ed.), La Nouvelle-Calédonie, vers un destin commun ? Paris, Editions Karthala, 2010, p. 19-37 ; Muckle A., « Troublesome chiefs and disorderly subjects: the indigénat and the internment of Kanak in New Caledonia (1887-1928) », French Colonial History, vol. 11, 2010, p. 131-160 ; « “Natives”, “immigrants” and “libérés” : the colonial regulation of mobility in New Caledonia », Law Text Culture, vol. 15, 2011, p. 135-161 ; « The Presumption of Indigeneity: Colonial administration, the “community of race” and the category of indigène in New Caledonia, 1887-1946 », Journal of Pacific History, vol. 47, no3, 2012, p. 309–328 ; «Putting Kanak to Work: Kanak and the colonial labor system in New Caledonia », Pacific Studies, vol. 38, no3, 2015, p. 345-372 ; Violences réelles et violences imaginées dans un contexte colonial : Nouvelle-Calédonie, 1917, Philippe Boisserand (trad.), Nouméa, Presses universitaires de la Nouvelle-Calédonie, 2018.
[11] Benhaddou-Bouzelat S., « Le code de l’indigénat. Entre lois et réalités », Mémoire de maitrise d’histoire sous la direction d’Omar Carlier, Université Paris I, 1999-2000 ; Guignard D., L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale (1880-1914). Singularités et visibilités, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010 ; Thénault S., Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.
[12] Mann G., « What was the Indigénat ? The Empire of Law in French West Africa », Journal of African History, vol. 50, 2009, p. 331-53.
[13] Héricord-Gorre A., « Eléments pour une histoire de l’administration des colonisés de l’Empire français. Le ‘régime de l’indigénat’ et son fonctionnement depuis sa matrice algérienne (1881-c.1920) », Thèse de l’institut européen de Florence, 2008 ; Saada E., « « La question des métis » dans les colonies françaises : socio-histoire d’une catégorie juridique (Indochine française et autres territoires de l’Empire français, années 1890-années 1950) », Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2001 ; Le Cour Grandmaison O., De l’indigénat. Anatomie d’un monstre juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, Paris, La Découverte, 2010.
[14] Merle I., « De la légalisation de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, vol. 17, n°66, 2004, p. 137-162.
[15] Pommier, Le régime de l’indigénat en Indochine,p. 17. La formule serait d’Emile Larcher.
[16] Cité dans Saada E., « La question des métis », p. 359.
[18] Sala-Molins L., Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, Puf, 1987, p. 73.
[19] Béji H., Nous, décolonisés, Paris, Arléa, 2008, p. 23.
[20] Pour reprendre le titre du célèbre traité du juriste Henry Solus, Traité de la condition des indigènes en droit privé : colonies et pays de protectorat et pays sous mandat Sirey, Paris, 1927.
[21] On soulignera ici l’apport des recherches la question relative à la nature de l’Etat colonial, les modes de « gouvernementalité » et les articulations entre nation et empire. Voir à titre indicatif : Cooper F. et Stoler A. (dir.), Tensions of Empire, Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997 ; Scott D., « Colonial Governmentality », Social Text,43, 1995, p. 191-220 ; Mamdani M., Citizen and Subject, Contemporary Africa and the Legacy of the Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 1996 ; Cohn B. et Dirks N., « Beyond the Fringe : The Nation State, Colonialism, and the Technologies of Power », Journal of Historical Sociology, vol., 1, no2, 1988, p. 224-229. Dans le domaine français, cf. : Saada E., Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français. Entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007 ; Blévis L., « Sociologie d’un droit colonial : citoyenneté et nationalité en Algérie (1865-1947) : une exception républicaine ? », Thèse de doctorat, Aix-Marseille, 2004.
[22] Balandier G., « La situation coloniale. Approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, p. 44-79, p. 76. Cf. Merle I., « « La situation coloniale » chez Georges Balandier. Relecture historienne », Monde(s),vol. 2, n°4, 2013, p. 211-232.
[23] Dareste P., Traité de droit colonial,t.2, p. 502-512.
[24] Thénault S., « L’indigénat dans l’Empire français : Algérie/Cochinchine, une double matrice », Monde(s), vol. 12, no2, 2017, p. 23.
[26] Mann G., « What was the Indigénat ? » ; Sherman T.C., « Tensions of Colonial Punishment : Perspectives on Recent Developments in the Study of Coercive Networks in Asia, Africa and the Carribean », History Compass, vol. 7, no3, 2009, p. 659-677.
[27] Notion développée par Saada dans « The Empire of Law: Dignity, Prestige, and Domination in the « Colonial Situation » », French Politics, Culture and Society, vol. 20, no2, 2002, p. 98-120.
[28] Thénault S., « L’indigénat dans l’Empire français », p. 25.
[29] Ceci est surtout le cas en Nouvelle-Calédonie où les archives du Service des affaires indigènes ont été disloquées ou perdues soit presque totalement (notamment pour la période avant 1930) ou en partie (pour la période après). Donc en matière de statistiques, par exemple, on ne dispose pas du même niveau de détail ou organisation dans les fonds que les chercheurs en AOF ou Algérie.
[30] Nous citons ici les travaux directement centrés sur l’histoire de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie : Corre B., « Histoire du service des affaires indigènes de Nouvelle-Calédonie. Affaires indigènes, Indigénat et politiques indigènes de 1856 à 1954, assimilation ou ségrégation ? », Mémoire de DEA, Université française du Pacifique, 1997 ; Lambert J-M., La nouvelle politique indigène en Nouvelle-Calédonie. Le capitaine Meunier et ses gendarmes, 1918-1954,Paris, Harmattan, 1999 ; Kurtovitch I., La vie politique en Nouvelle-Calédonie : 1940-1953, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000 ; « Sortir de l’indigénat : Cinquantième anniversaire du régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie », Journal de la Société des Océanistes,n°105, 1997-2, p. 117-139. Voir aussi dans la revue culturelle kanak Mwà Véé : « Dossier : L’indigénat 1887-1946 », Mwà Véé,n°15, 1997, p. 6-36 ; « Dossier : Indigénat II » Mwà Véé, n°16, 1997, p. 16-22 ; Les Kanak à l’heure de la « nouvelle politique indigène », Mwà Véé, n°57, 2007.
[31] Notre recherche est complémentaire des travaux des recherches historiques portant sur les politiques indigènes et l’expérience des colonisés. Nous citerons ici : Saussol A., L’Héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris, Musée de l’Homme, 1979 ; Dauphine J., Les spoliations foncières en Nouvelle-Calédonie, 1853-1913, Paris, Harmattan, 1989 ; Bensa A. et Goromido A., Histoire d’une chefferie kanak (1740-1878). Le pays de Koohnê – 1 (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala (avec la Province Nord de Nouvelle-Calédonie), 2005 ; Jaumouillie A.-L., « Entre « sagaïes » et médailles : Processus colonial de reconnaissance des chefs kanak en Nouvelle-Calédonie (1878-1946) », Thèse de doctorat, Université de la Rochelle, 2007 ; Naepels M., « Le devenir colonial d’une chefferie kanake (Houaïlou, Nouvelle-Calédonie) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 65e année, no4, 2010, p. 913-943; Salaün M., L’école indigène. Nouvelle-Calédonie. 1885-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005 ; Trépied B., Une mairie dans la France coloniale. Koné, Nouvelle-Calédonie, Paris, Karthala, 2010; Shineberg D., The People Trade. Pacific Island Laborers and New Caledonia, 1865-1930, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 1999 ; Adi C., Orang kontrak. Les engagés originaires de Java venus sous contrat en Nouvelle-Calédonie, 1896-1955,Koné, Editions de la Province Nord, 2014.
[32] Henry Solus doute en 1927 qu’on ait reconnu aux Kanak un statut personnel (la reconnaissance de leurs coutumes en matière de filiation, mariage, héritage et succession sur terres de réserve). « Nous ne connaissons point de textes qui l’ait formellement proclamé » affirme-t-il dans son Traité de la condition indigène en droit privé, Paris, Recueil Sirey 1927, p. 151. Son collègue Dareste déplore le caractère embryonnaire de ce statut en 1920. Dareste P., Recueil de législation, de doctrine et jurisprudence coloniales, t. XXIII, 1920, Jurisprudence coloniale, p. 96-97.
[33] Voir en particulier : Lafargue R. La coutume face à son destin. Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des ordres juridiques infra-étatiques, Paris, LGDJ, 2010. Cf. Demmer C. et Trépied B. (dir.), La coutume kanak dans l’Etat : perspectives coloniales et postcoloniales sur la Nouvelle-Calédonie, Paris, Harmattan, 2017.
[34] Memmi A., Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Buchet/Chastel, 1957 ; Sartre J.-P., « Le colonialisme est un système », Situations, t. V : Colonialisme et Néo-Colonialisme, Paris, Gallimard, 1964 ; Balandier G., « La situation coloniale. Approche théorique ».
Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 juin 2025