Quand les parachutistes vinrent arrêter Maurice Audin le 11 juin 1957, sa fille Michèle sentant le danger s’élança entre lui et ces hommes en armes. Elle les frappa avec ses poings de bébé de trois ans, les paras l’écartèrent. L’enfant échoua à empêcher que son père lui soit arraché et ne le revit jamais.

Cette violence primordiale, Michèle Audin la raconte dans un texte sobre et poignant, Une vie brève (2013, Gallimard), consacré à ce qui avait mené Maurice Audin à ses engagements : ses origines de classe très humbles de Français de la métropole venus tenter une vie meilleure dans l’Algérie colonisée. Sa famille avait trimé sang et eau pour qu’en troisième génération le petit Maurice en arrive au doctorat de mathématiques mais un sentiment très fort de l’injustice sociale qu’on appelle conscience de classe avait fait de lui un militant communiste.

Michèle est née en janvier 1954, année charnière qui voit la défaite de l’armée française à Dien Bien Phu et décide le FLN à passer à la lutte armée dans la nuit du 1er novembre. Maurice et Josette Audin considèrent d’emblée cette lutte armée comme légitime et inexorable, en tant que membres du PCA (parti communiste algérien) et la soutiennent de façon militante et solidaire du FLN. Ses militants, dont de nombreuses femmes et juifs, se mêlant indistinctement aux réseaux urbains FLN et maquis de l’ALN (le PCA ne sera dissout qu’en 1964 par Ben Bella).

Le couple Audin, trop jeune pour avoir été actif contre le nazisme, hérite la mémoire vivante de la résistance communiste, du parti des Fusillés. Si la lutte armée est légitime contre l’envahisseur, elle l’est tout autant contre le colon, le terrorisme devient l’un rares moyens de l’insurgé devant la puissance de l’ennemi. L’annexion des terres algériennes par la France « propriété fondée sur la violence » provoquant la misère et la famine du peuple algérien est l’un de ces « phénomènes économiques qui s’expliquent par des causes politiques, à savoir la violence. Et celui à qui ça ne suffit pas, c’est qu’il est un réactionnaire larvé » (Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’Histoire, éditions sociales, p.8).Ou un raciste, ou un fasciste.

Voilà ce que pensent et font les communistes d’Algérie, mais pas le Parti Communiste Français de la métropole. La violence de l’insurrection armée qui déclenche ce que nous, Algérien.ne.s, appelons la révolution de novembre est aussi inadmissible pour la direction du parti communiste que pour les socialistes français. Deux ans plus tard, en avril 1956, à l’Assemblée nationale, le groupe communiste et la SFIO votent les pouvoirs spéciaux qui permettront d’envoyer 600 000 soldats du contingent se battre en Algérie, de bombarder sans relâche ses campagnes avec les armes de l’OTAN (dont le Napalm testé en Corée par les Américains).

L’ articulation évidente entre l’anti-nazisme et l’anti-colonialisme par la lutte armée n’a pas été admise par la gauche française d’après-guerre et l’extrême-gauche n’en aura pas tiré les leçons politiques nécessaires à contrer ce qui se passe aujourd’hui. La question cruciale ne reste-t-elle pas celle de la violence et de la légitimité de la lutte armée, puisque 70 ans plus tard, nous buttons sur le même déni de ce droit fondamental pour le peuple Palestinien et sa terre colonisée par Israël ?

Le couple Audin participe aux réseaux de la bataille d’Alger cette année 1957, jusqu’à l’arrestation de Maurice. « Entre la Justice et ma mère », il a choisi la Justice et de faire la révolution aux côtés des Algériens.nes. Il a aussi fondé une famille, avec trois enfants nés entre 54 et 57, il a pris ses responsabilités, il accepte de les sacrifier au combat. Car c’est cela qu’exige de choisir la Justice plutôt que sa mère (la famille).

Il est difficile d’être les enfants de héros, surtout obscurément disparus, de résister à l’enquête désespérée de vérité qui voit venir vers vous tant d’interprétations et de pistes – « Il existe vingt versions de la mort de Mehdi Ben Barka » dixit son avocat historique Maurice Buttin. À chaque fois, et avec l’âge encore, nous redevenons l’enfant broyé. Qui imagine comment et pourquoi la disparition s’est déroulée et comment il aurait pu en être autrement.

J’ai à peine croisé Michèle Audin mais, ayant lu son livre, je lui avais envoyé mon film sur l’avocat du FLN Yves Mathieu, mon père, elle m’en avait remercié avec sensibilité. Sachant qu’elle s’était brillamment consacrée à la recherche fondamentale en mathématiques, il me semblait qu’elle avait toute sa vie tenté de franchir l’espace entre son père et la mort, d’irrésistiblement repousser les parachutistes pour faire revivre Maurice Audin au point d’en accomplir au plus haut niveau la carrière scientifique. Le nom du père fait que le non dupe erre, comme disait tonton Jacques qui aimait les jeux de mots. Cette sorte de double vie, l’une dans le réel l’autre dans l’imaginaire déchiré par l’Histoire, ce va et vient constant où oscille de tout son poids mémoriel le corps disparu, est justement ce à quoi nous condamne l’infaisabilité du deuil.

Le décès de Michèle Audin ce 14 novembre, me saisit au lendemain d’une rencontre avec ma soeur pour traiter de la publication prochaine des lettres de prison de notre père anticolonialiste à Abidjan en 1950-51. Ancien FFL, il était alors un communiste convaincu et membre du PCF dont il sera exclu en 58 pour double appartenance avec le FLN. Ma soeur le jugeant « plus courageux qu’intelligent », j’ai pensé que c’était là une question utile à ouvrir aujourd’hui publiquement et qui probablement pose celle de la lutte armée.

Dans La condition humaine d’André Malraux, un communiste se retrouve dans la locomotive d’un train de l’armée nationaliste ennemi où il attend avec d’autres d’être jeté vivant dans la chaudière pour faire avancer l’Histoire. Un adolescent à côté de lui attend le même sort, c’est un inconnu pour notre héros, gradé de l’armée rouge, qui à ce titre bénéficie d’une capsule de cyanure déjà coincée entre ses dents. Mais devant l’horreur de voir les hommes jetés dans le brasier, il décide de donner son cyanure au petit jeune. Souvent dans ma vie m’est revenu ce moment littéraire comme un sommet de l’abnégation.

Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter que l’I.A domine un monde où l’intelligence est de posséder des Rolex, elle ne peut absorber les êtres qui enracinent leur liberté dans le courage.

Source : Mediapart – Billet de blog- 16/11/2025 https://blogs.mediapart.fr/viviane-candas/blog/161125/michele-audin-la-justice-ou-ta-mere

En complément : https://histoirecoloniale.net/michele-audin-1954-2025-une-vie-breve/