Alors que la situation semblait s’apaiser, la crise entre les deux pays a atteint mardi 15 avril une gravité sans précédent depuis 1962. La France a rappelé son ambassadeur à Alger « pour consultations ». L’escalade pourrait conduire à une rupture aux conséquences incommensurables.
L’accalmie diplomatique aura été de courte durée. Une semaine à peine après la reprise du dialogue entre la France et l’Algérie, la relation bilatérale entre les deux pays connaît un nouvel épisode de tensions. Cette fois-ci, le désaccord a suivi la mise en examen, en France, d’un agent consulaire algérien, soupçonné d’avoir participé à l’enlèvement et à la séquestration d’un opposant au régime d’Alger exilé en France.
« Ce nouveau développement inadmissible et inqualifiable causera un grand dommage aux relations » entre les deux pays, a affirmé la diplomatie algérienne dans un communiqué. Convoquant l’ambassadeur français à Alger, le ministère des affaires étrangères a de plus répondu à un acte jugé « indigne » par une décision rarissime dans les relations bilatérales : dimanche 13 avril, l’obligation de quitter le territoire algérien sous quarante-huit heures a été signifiée à douze agents diplomatiques français.
Prenant « note avec consternation » de cette décision « injustifiée et incompréhensible », et accusant les autorités algériennes de prendre « la responsabilité d’une dégradation brutale [des] relations bilatérales », la France a répliqué deux jours plus tard. Dans un communiqué adressé mardi 15 avril, l’Élysée a ainsi annoncé procéder « symétriquement à l’expulsion de douze agents servant dans le réseau consulaire et diplomatique algérien en France » et indiqué qu’Emmanuel Macron avait « décidé de rappeler pour consultations » l’ambassadeur de France à Alger, Stéphane Romatet.
« Dans ce contexte difficile, la France défendra ses intérêts et continuera d’exiger de l’Algérie qu’elle respecte pleinement ses obligations à son égard, s’agissant tout particulièrement de notre sécurité nationale et de la coopération en matière migratoire, poursuit la présidence de la République. Ces exigences vont avec l’ambition que la France continuera d’avoir pour ses relations avec l’Algérie, compte tenu de ses intérêts, de son histoire et des liens humains existants entre nos deux pays. »
Le matin même, Paris avait déjà dénoncé une « décision très regrettable » par la voix de son ministre des affaires étrangères. Invité de France 2, Jean-Noël Barrot avait alors averti l’Algérie : sa décision « ne [serait] pas sans conséquences » et « compromet le dialogue amorcé ». « Il reste quelques heures aux autorités algériennes pour revenir sur leur décision, nous sommes prêts à répondre avec la plus grande fermeté », avait prévenu le ministre.
Il n’en fallait pas plus à la droite et à l’extrême droite pour railler « les brillants résultats […] des prosternations de Jean-Noël Barrot à Alger », comme l’a écrit sur le réseau social X Jordan Bardella, le président du Rassemblement national (RN), en référence au déplacement du chef de la diplomatie le 6 avril. En concurrence avec Bruno Retailleau pour la présidence du parti Les Républicains (LR), le député Laurent Wauquiez a concentré ses attaques sur le ministre de l’intérieur : « Voilà à quoi nous a menés la “riposte graduée” : une nouvelle humiliation. »
Au sommet de l’État, la nouvelle tension diplomatique entre les deux pays suscite un mélange de lassitude et de résignation. « En réalité, l’Algérie n’a aucune envie que ça aille mieux entre nos deux pays », souffle un conseiller de l’exécutif. Après avoir mis en œuvre l’apaisement décidé par les deux chefs de l’État, au téléphone le 31 mars, le Quai d’Orsay brille par sa discrétion depuis dimanche.
Bruno Retailleau dans le viseur d’Alger
Dans les usages très codifiés des tensions diplomatiques, l’épisode actuel dénote toutefois la volonté, de part et d’autre de la Méditerranée, de se ménager une voie de sortie. Ainsi l’Algérie concentre-t-elle ses flèches sur la personnalité du ministre de l’intérieur, comme pour mieux préserver le canal renoué avec l’Élysée et le Quai d’Orsay. « Il porte la responsabilité entière de la tournure que prennent les relations entre l’Algérie et la France », écrit la diplomatie algérienne dans son communiqué.
Le reste à l’avenant : Bruno Retailleau est accusé d’un « manque flagrant de discernement politique », d’« excelle[r] dans les barbouzeries à des fins purement personnelles », de vouloir « rabaisser l’Algérie » et d’entretenir à son égard une « attitude négative, affligeante et constante ». De la même façon, les douze fonctionnaires français visés par la procédure d’expulsion relèvent tous de la tutelle du ministère de l’intérieur : l’Algérie n’a ciblé ni la mission diplomatique ni les autres services de l’ambassade, comme pour mieux souligner que sa cible est à Beauvau.
Tout cela a évidemment été compris au Quai d’Orsay, où le choix a été fait d’éviter la surenchère verbale. S’il a pris la défense de son collègue de l’intérieur, assurant qu’il n’avait « rien à voir » avec la mise en examen du fonctionnaire algérien, Jean-Noël Barrot a soigneusement pesé ses mots dans la réponse. « Le principe numéro un de la diplomatie, c’est qu’il faut toujours laisser sa chance au dialogue, a lancé le ministre. Ceux qui vous disent le contraire sont des irresponsables. » Même l’Élysée, dans son communiqué de riposte, a tenu à laisser une porte ouverte aux tractations.
Si elle n’a, pour l’heure, pas tout ravagé sur son passage, la tempête des derniers jours raconte la fragilité de la reprise du dialogue entre les deux capitales. Même au lendemain de la visite de Jean-Noël Barrot à Alger, où il a passé plus de deux heures et demie dans le bureau d’Abdelmadjid Tebboune, la diplomatie française se gardait de tout triomphalisme. « Dans les mots, ça va mieux », soufflait une source haut placée au sein de l’exécutif, en insistant lourdement sur le début de la phrase.
Entre Paris et Alger, le seul canal de confiance semble être celui qui relie les deux chefs d’État entre eux. « C’est mon alter ego, expliquait fin mars le dirigeant algérien au sujet d’Emmanuel Macron lors d’une interview télévisée. On a eu des moments de sirocco, des moments de froid mais c’est avec lui que je travaille. » Au plus fort de la crise, c’est le contact direct entre les deux hommes qui a permis de reprendre le dialogue.
Mais, dans le reste de l’appareil d’État, la confiance n’est pas la même. Les entourages présidentiels échangent certes régulièrement : la conseillère Afrique du Nord d’Emmanuel Macron, Anne-Claire Legendre, a été reçue trois fois à Alger début 2025, comme le signe de l’estime que continuent de lui porter Abdelmadjid Tebboune et son chef de cabinet, Boualem Boualem.
D’autres voix influentes continuent de pousser pour un rapprochement entre les deux capitales. Ainsi de Rodolphe Saadé, le puissant patron du groupe CMA-CGM : proche d’Emmanuel Macron, le milliardaire – par ailleurs propriétaire de la chaîne BFMTV – est justement en visite à Alger mardi 15 avril pour sceller des accords XXL qui feraient de lui « l’acteur privé majeur du fret maritime en Algérie », comme le révélait lundi Africa Intelligence.
S’il est maintenu, le rendez-vous prévu entre le chef d’entreprise et le président algérien aura forcément une connotation très politique, au cœur d’une telle crise. Il n’est toutefois pas dit que ces interconnexions personnelles suffiront à rétablir la confiance entre deux puissances qui ont toutes les peines du monde à se parler.
La France pousse son avantage jusqu’à l’excès
Dans les allées du pouvoir français s’est ainsi diffusée une certaine méfiance à l’égard des autorités algériennes. On y critique le « formalisme » du pouvoir et son côté suranné ; à l’Élysée, on juge que la bonne volonté d’Abdelmadjid Tebboune est vouée à buter sur l’omnipotence d’un pouvoir militaire trop réticent à l’idée de renouer avec la France ; un ministre influent, pourtant concerné par la reprise des échanges, estime que « ça ne marchera jamais avec eux ».
Sur le terrain diplomatique, il est possible, sinon probable, que la bisbille du moment finisse par trouver une issue. Mais ensuite ? Le rétablissement des relations franco-algériennes pourrait buter sur un malentendu fondamental. La France estime que le rapport de forces lui est particulièrement favorable : l’Algérie lui paraît isolée dans la région, en conflit ouvert avec le Maroc mais aussi, depuis peu, avec les juntes militaires du Mali, du Niger et du Burkina Faso.
La restriction des visas pour les dignitaires algériens a tapé là où elle voulait faire mal, juge-t-on également à Paris, où l’on note que beaucoup ont des enfants scolarisés en France, ou des résidences secondaires. De même, les répercussions de la crise sur la diaspora algérienne en France seraient particulièrement dommageables, du point de vue du régime.
Ainsi les autorités françaises estiment-elles que le rétablissement des relations bilatérales est beaucoup plus urgent pour Alger. D’où le peu d’empressement de la France à faire des gestes significatifs, qu’ils relèvent du champ mémoriel, économique ou stratégique. Exemple le plus bavard : sur le Sahara occidental, Emmanuel Macron a fait savoir que son inflexion en faveur d’une souveraineté marocaine était irréversible. « L’Algérie sait qu’elle a perdu sur ce dossier », glisse une source diplomatique.
En poussant si loin ce qu’elle estime être son avantage, la France prend toutefois le risque d’une rupture profonde des relations bilatérales. Fin connaisseur de la vie politique française, Abdelmadjid Tebboune n’en ignore pas deux paramètres : Emmanuel Macron n’a plus que deux ans de mandat, et son camp est soumis aux injonctions de plus en plus pressantes d’une droite conservatrice et d’une extrême droite en progression.
Pour le président français comme pour son homologue algérien, l’enjeu est aussi personnel : quelle trace laisseront-ils dans la longue histoire des relations entre les deux pays ? L’Algérie pourrait être tentée de les laisser végéter jusqu’à la prochaine élection présidentielle, moment souvent propice à une reprise du dialogue. L’Italie, la Turquie ou la Russie, déjà en très bons termes avec Alger, ne manqueront pas de s’engouffrer dans une telle brèche diplomatique.
Source : Mediapart – 15/04/2025 https://www.mediapart.fr/journal/international/150425/france-algerie-la-dechirure