En cette année 2025, à l’occasion du 80ème anniversaire des massacres qui ont débuté le 8 mai 1945 à Sétif, il est indispensable de rappeler que ce sont aussi nos vieux qui ont contribué à la victoire contre le nazisme et à la libération de la France. Par Mehdi Lallaoui, auteur-réalisateur des documentaires « Les massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945 » et de « Guelma, 1945 ». 

Dès le déclenchement des évènements de Sétif, Guelma et Kherrata, consécutifs à la brutale interruption des cortèges célébrant la victoire du 8 mai 1945, le narratif des autorités militaires locales et nationales n’a de cesse de soutenir qu’elles n’ont fait que réagir à une insurrection programmée par les nationalistes algériens du PPA (Parti du peuple algérien fondé par Messali Hadj). De plus, cette révolte nationaliste aurait, bien sûr, été initiée par une main étrangère. Dans le journal Le Monde du 10 mai, on apprend ainsi que « des éléments troubles d’inspiration hitlérienne, se sont livrés à Sétif à une agression à main armée contre la population qui fêtait la capitulation. »

Une telle version a perduré durant des décennies pour justifier les massacres que l’on sait. 50 ans après, suite à la diffusion sur Arte de mon documentaire : Les Massacre de Sétif, un certain 8 mai 1945, le général Jules Molinier, qui, à l’époque et au moment des faits, vivait à Sétif avec sa famille, m’écrit. Tout d’abord, il confirme avoir été le témoin d’une « répression [qui] a été extrêmement sévère et souvent aveugle. On ne peut le nier. J’en étais indigné, mais la sauvagerie des crimes commis contre les Européens avait entraîné, dans les jours qui ont suivi, une véritable haine de ”l’Arabe” ». (…) Il en ressort que, contrairement à ce que les Algériens veulent faire croire, cette manifestation qui a dégénéré en émeute, n’était pas innocente. (…) les propos de nos condisciples musulmans, montrent que les meneurs voulaient profiter de l’occasion offerte par les cérémonies de la Victoire pour une exploitation politique. (…) Les responsables locaux sont bien ceux qui, en semant le vent, ont récolté la tempête qu’elles qu’en soient les raisons profondes dues à notre aveuglement et attisées par l’étranger. »

Auteur du premier documentaire en France, sur ce qui doit être qualifié de crime contre l’humanité, je me suis plusieurs fois déplacé en Algérie pour filmer des témoins directs et des survivants, aujourd’hui disparus. J’ai également cherché dans tous les fonds d’archives accessibles afin d’éclairer ce qu’il s’est passé. De plus, à la fin de l’année 1995, avec mes amis de l’association « Au Nom de la Mémoire », nous avons publié, en partenariat, avec les éditions Syros, la recherche inédite de l’historien Boucif Mekhaled : « Chronique d’un massacre. Sétif, Guelma, Khérrata ».

Des années plus tard, et toujours dans le cadre de ce travail au service de la connaissance et de la vérité, j’ai été auditionné le 19 mars 2025 par les député-e-s  membres du groupe de travail sur « L’autre 8 mai 1945 » à l’Assemblée nationale. Groupe qui est composé des élu-e-s suivants : Karim Ben Cheikh, Elsa Faucillon, Fatiha Keloua-Hachi, Sabrina Sebaihi et Danielle Simonnet.

Voici quelques extraits de cette audition.

« Nettoyage » archivistique, interprétation et dissimulation.

Commençons par comparer ce que donnent à voir les images des archives militaires. Au printemps 1994, après un premier repérage à Sétif, Kherrata et Guelma et suite aux entretiens réalisés avec plusieurs témoins et victimes, je me suis rendu au Fort d’Ivry où sont conservés les documents filmiques et photographiques de l’armée française en Algérie. Deux supports relatifs aux Evènements dans le Constantinois. Mai 1945 sont alors mis à ma disposition. Ils comportent de nombreux clichés et films qui révèlent les méthodes employées pour dissimuler les faits en faisant passer ces documents pour des reportages. Pour mettre au jour ces manipulations, il est nécessaire de comparer la propagande militaire aux récits des témoins directs.

En 2025, ces documents sont désormais en ligne. La présentation des images relatives aux « troubles du Constantinois en 1945 », par l’Établissement de la communication et de la production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), est ainsi rédigée. « Le 8 mai 1945, à l’occasion des célébrations de la victoire des Alliés contre les forces de l’Axe, des manifestations d’indépendantistes algériens ont lieu dans la plupart des villes du département de Constantine, situé dans l’est de l’Algérie. À Sétif, ville moyenne où interviennent les forces de l’ordre, la manifestation tourne à l’émeute et se propage par la suite dans la région, entre Sétif et Bougie (Bejaia), en particulier dans la région de Kherrata. Ces émeutes finissent par cibler la population civile européenne, contre laquelle une centaine d’assassinats sont perpétrés jusqu’au 12 mai 1945. En réaction à ces crimes, l’armée française, appuyée à la marge par des civils, réprime violemment les insurgés algériens. » Dans ce reportage, on découvre ainsi que l’armée française organise des rassemblements d’Algériens afin de montrer sa force et qu’elle a aussi recours à l’action psychologique dans les régions de Kherrata (notamment les gorges du Chabet-el-Akra), Sétif, Perigotville, Chevreul, du 15 au 22 mai 1945. » A cela s’ajoutent de très nombreuses perquisitions et destructions de fermes par des incendies provoqués à dessein. 

En 1994, c’est donc avec les tirages des photographies de l’ECPAD que je me suis rendu à Kherrata et Guelma. J’ai retrouvé certains des « insurgés » qui apparaissaient sur les clichés précités, en particulier l’homme qui lève les bras, vêtu de son manteau militaire, entouré de fellahs, le fusil crosse en l’air. J’ai utilisé cette photographie en couverture de l’ouvrage de Boucif Mekhaled consacré aux massacres du 8 mai 1945.

Monsieur Benyaha témoigne : « Je m’appelle Mohamed Srir Benyaha, je suis un ancien militaire, blessé de guerre en Italie et j’ai toujours été fidèle à la France. Après le 8 mai à Sétif, on savait que le djihad avait commencé à Kherrata, mais nous on n’a pas bougé. Les militaires sont quand même venus et ont encerclé notre douar comme ils ont fait partout dans le secteur. Ils avaient des noms de personnalités ou de gens instruits qu’ils ont embarqués dans des camions pour les amener au tribunal de Constantine, alors qu’ils n’avaient rien fait de mal. Nous ne les avons plus jamais revus. Ensuite ils ont pris tout le monde, et on nous a fait descendre vers le village (de Kherrata), les vieux les femmes, les enfants tout le monde et ils ont brûlé nos maisons. Les militaires nous ont mis au soleil toute la journée au bord de l’oued de Kherrata à côté du pont et puis ils nous ont distribué des fusils, même aux enfants de 8, 10 ans et nous ont demandé de les lever en l’air pour prendre des photos. Je me reconnais, je suis ici. Son témoignage est corroboré par celui de madame Genevière Lardillier de Kherrata qui déclare : « On a eu une petite reddition avec le colonel Bourdila à Kherrata, mais ça a été infime, parce que soi-disant il ramenait des armes…  ils nous ont ramené des vielles pétoires… nous avons regretté du reste de ne pas en avoir gardées pour collection… parce que là, on se faisait une belle collection. Ils avaient des armes qui devaient dater du début de la conquête qu’ils nous ont ramené là… mais des armes modernes, non. »

En cette année 2025, certaine des photographies de la série Coté ALG 45 21 (Troubles dans le Constantinois) que j’ai personnellement pu consulter il y a trente ans, ne sont plus accessibles aux chercheurs ou au public. Par exemple, la série de photographies qui montre un officier à Kherrata, en fait un maitre de cérémonie, levant la main devant les fellahs algériens raflés, dans les douars environnants, en leur demandant, pour les besoins de la propagande et des prises de vue, de bien lever la crosse des fusils que l’on vient de leur distribuer. Le commentaire toujours visible aujourd’hui sur le site de l’ECPAD et réécrit énonce « Des hommes algériens se soumettent en levant leurs fusils sous la surveillance de militaires français dans la région de Kerrata le 15 mai 1945 ». Le commentaire d’origine disait « Des indigènes insurgés se soumettent… ». À l’époque l’armée et l’administration coloniale ne parlaient pas d’Algériens, mais d’indigènes ou d’Arabes.

Durant des décennies, ces diverses photographies, qui sont de grossières mises en scène, seront présentées comme la « reddition des insurgés à Kherrata près de Sétif. Disparue également la photographie de ce colon milicien transportant sur un mulet des corps pêle-mêle et inertes d’Algériens qui viennent d’être assassinés sous le regard amusé d’un gendarme présent sur la gauche du cliché. Disparue aussi depuis des années et encore récemment du site de l’ECPAD, la photographie 6676 du cadavre d’un Algérien sur la route (identifié à son saroual). Plus généralement, les exemples de ces « nettoyages » photographiques et, dans le cas présent, de ces disparitions, sont nombreuses.

Mais la censure de la « Grande muette » a laissé des traces. Comparant les feuillets d’inventaires de ces photographies consultées en 1995 avec celles qui sont aujourd’hui accessibles sur le site internet de l’ECPA, on découvre le nombre de ces « photos invisibles ». 28 photographies ont disparu au cours de cette période. Nul doute, il s’agit de dissimuler pour partie l’histoire de ces massacres. Alors que tous les observateurs s’accordent pour dire que les victimes se comptent par milliers, voire peut-être par dizaines de milliers, les archives de l’armée française prétendent documenter l’histoire alors qu’elles racontent des histoires. 80 ans après les tueries du Constantinois, émerge ainsi un récit avec un nombre infime de morts algériens. Les cadavres et les charniers évoqués par de nombreux témoins, algériens et français, ont disparu. Si le nom de Saad Bouzid figure bien dans le registre des décès, de même les patronymes d’une vingtaine d’Européens, on lit dans le bilan des corps transportés à la morgue de l’hôpital en fin de journée cette mention : « 21 indigènes » sans aucune précision leur identité et les causes de leur mort. 

Les archives filmiques de l’ECPAD

En comparant les photographies et les films des opérateurs de prises de vues des série ALG 45 21 et ACT 715… on peut supposer que photographes et caméramans étaient dans les mêmes convois militaires sous les ordres du colonel Bourdila (Colonel, commandant de la subdivision de Sétif). Ces colonnes ont semé la terreur entre Sétif et Guelma à partir du 10 mai, date des premières images filmiques à Sétif. La progression de ces colonnes, visible dans la bobine identifié sous le nom : « La répression des révoltes arabes » débute par le « départ d’une colonne blindée pour “nettoyage dans différentes tribus. » Le film d’archive, (Côté ACT 715) rassemble en réalité deux pellicules de deux colonnes distinctes. Consultable en ligne sur le site de l’ECPAD, j’ai constaté qu’il a encore été « nettoyé » – probablement en 2015 -par rapport à la version que j’avais visionnée en 1995. Les passages, où l’on voyait des soldats descendants d’une colline après avoir brûlé et pillé des « fermes », ont disparu. Le descriptif officiel de cette séquence est ainsi rédigé : « Dans la campagne constantinoise. En arrière-plan, sur les hauteurs, une ferme brûle. Des soldats descendent la pente. L’un d’eux passe devant l’objectif. Gros plan sur la ferme en proie aux flammes »

L’extrait « caviardé » réapparait

Séquence 8, par exemple.  « Un soldat s’écarte de l’homme qui vient d’être abattu. Il tient un pistolet dans sa main gauche. Il vient probablement de lui donner un coup de grâce. »

L’opérateur avait donc bien filmé des militaires tirant pratiquement à bout portant sur deux fellahs désarmés. Les deux hommes qui levaient les bras s’effondrent, foudroyés. Séquence 9, on lit « GP (Gros plan) sur les deux cadavres puis fouilles au corps » pendant qu’une « ferme brûle dans un paysage de campagne » (Séquence 11). 

Ce que tait le résumé, c’est l’identité de l’homme qui donne le coup de grâce et on comprend pourquoi. Ce criminel est le capitaine Mazuca que l’on aperçoit également juste après l’assassinat et au même endroit sur un angle différent sur un photo 6694 (côte (ALG 45-21) … le pistolet sorti de son étui et dépassant de sa poche. Le commentaire de cette image ou le nom de Mazuca n’est pas cité est éloquent. En titre : « Portrait d’un capitaine mangeant en marge d’un convoi de blindés dans le constantinois en mai 1945 ». Puis le descriptif général nous renseigne de la façon suivante « Un convoi de véhicules militaires est en opération à la suite des émeutes… »

50 ans plus tard, de jeunes soldats de cette époque ont eu le courage de témoigner. C’est le cas monsieur Bernard Depieds, qui m’a accordé un entretien présent dans mon documentaire. Il avait vingt ans en 1945. « Dans la journée on avait trouvé à un poste d’entrée du le village, une treizaine, 13 ouvriers agricoles avec des petites serpettes, avec des djellabas, pratiquement en guenilles. Et les papiers qu’ils avaient étaient à peine lisibles, forcément, chez ces gens-là l’adjudant a pris ce prétexte pour trouver que ces papiers n’était pas en règle, et il a dit on va tous les fusiller puisque que c’est comme ça et on les a amenés à la sortie du village, a un endroit où on pouvait s’approcher de la mer sans trop… qui n’était pas tellement a pic…et là, il a dit aux hommes, (…) des petits métropolitains… il a laissé partir les gars et il leur a fait tirer dessus. Moi j’étais en arrière, derrière l’adjudant avec un fusil mitrailleur dans le cas où il fallait intervenir, mais je ne suis jamais intervenu. Et les gars étaient tellement pressé de faire des cartons, qu’ils ont descendu les pauvres ouvriers agricoles bien avant la mer a tel point qu’après, il a fallu qu’ils se mettent à deux… qu’ils tirent les gars sur les rochers pour les amener et les jetées à l’eau ».

Lorsqu’en 2015, j’ai découvert la dissimulation des images de ces tueries, j’ai écrit au Président de la République, François Hollande, pour l’informer du « nettoyage » de certaines archives. Quelques années plus tôt, en décembre 2012, il avait déclaré devant les deux chambres du parlement en France puis au Sénat algérien à l’occasion de sa visite en Algérie : « Rien ne se construit dans la dissimulation, dans l’oubli, encore moins dans le déni ». Un an plus tard après l’envoi de ma lettre précitée, c’est le directeur de cabinet de secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Défense chargé des Anciens combattants et de la Mémoire (sic) qui m’a répondu en se contentant de répéter des éléments de langage officiels selon lesquels « l’ECPAD est tenu de communiquer toute archive publique non classifiée ». Relativement à la dissimulation des archives, pas une ligne, pas même un mot. En 2025 les extraits de pellicules, qui existent et qui ne sont pas classifiés, sont ainsi dissimulés à la connaissance des chercheurs, historiens et des citoyens. Pis encore, de telles pratiques sont rendues possibles par la loi du 15 juillet 2008 qui interdit la communication d’archives comportant des éléments classés « secret défense. »

En 2021, Emmanuel Macron avait pourtant annoncé l’ouverture, quinze ans avant le délai légal, des archives policières et judiciaires sur la période de la guerre d’Algérie, mais cette déclaration n’a pas été suivie d’effets. Au prétexte de défendre « l’honneur et l’image de l’armée », cette disposition entrave gravement le travail de toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à cette période et à ces terribles événements.

L’association « Au Nom de la Mémoire » est membre du Collectif « Secret défense, un enjeu démocratique ». Ce collectif a rassemblé une vingtaine de cas emblématiques et particulièrement problématiques : massacres coloniaux, assassinats politiques et affaires criminelles non encore résolues. Ce Collectif estime qu’il apparaît « clairement que l’Etat français, au lieu d’assumer ses responsabilités conformément au droit, use de manœuvres diverses pour entraver la recherche de la vérité par les familles, les historiens, les chercheurs, et pour empêcher que justice soit rendue aux victimes. » Au nom de la raison d’Etat, le secret défense, tel qu’il fonctionne actuellement, permet d’entraver les enquêtes judiciaires, faisant de la victime juridiquement protégée par les institutions de son pays, un adversaire à combattre, voire à abattre au lieu de lui rendre justice. Il empêche également les historiens, les chercheurs d’accéder aux informations nécessaires à leur travail scientifique pour établir la vérité historique.

En cette année 2025, à l’occasion du 80ème anniversaire des massacres qui ont débuté le 8 mai 1945 à Sétif, alors que nous assistons  en France à une surenchère politicienne et idéologique nauséabonde contre les Algériens des deux rives, il est indispensable de rappeler que ce sont aussi nos vieux qui ont contribué à la victoire contre le nazisme et à la libération de la France, et comme je le disait déjà il y a 20 ans, la fraternité à laquelle nous aspirons tous doit se construire sur le respect indispensable de la vérité et de la justice.

Mehdi Lallaoui est auteur-réalisateur des documentaires « Les massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945 » et de « Guelma, 1945 », président de « Au Nom de la mémoire », et membre du Collectif « Secret défense, un enjeu démocratique ».

Source : Médiapart – Billet de blog – 15/04/2025 https://blogs.mediapart.fr/pour-la-reconnaissance-des-massacres-du-8-mai-45-en-algerie/blog/150425/setif-guelma-kherrata-dissimulation-d-un-massacre-d