L’échappée. François Héran explique l’immigration à Bruno Retailleau

Titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France, François Héran était l’invité de « L’échappée », enregistrée le 7 juin lors du festival de Mediapart. L’occasion d’une leçon pédagogique à l’attention, notamment, du ministre de l’intérieur.

« Pour ou contre l’immigration ? Notre débat public sera enfin adulte quand nous aurons dépassé ce stade, tant il est vrai que l’immigration est désormais une réalité permanente au même titre que le vieillissement, l’expansion urbaine ou l’accélération des communications. Qu’on le veuille ou non, c’est une composante de la France parmi d’autres, un quart de la population. Quel sens y aurait-il à approuver ou à désapprouver cet état de choses ? […] Ni pour ni contre l’immigration. Avec elle, tout simplement. »

Avec l’immigration, dont ce sont les dernières lignes, est paru en 2017, l’année où François Héran fut élu par ses pairs professeur au Collège de France. Alors qu’il vient d’y donner sa leçon de clôture, en forme d’adresse du savant au politique, ce meilleur spécialiste des questions migratoires a accepté notre invitation à en reprendre la démonstration devant le public du festival de Mediapart. Une réjouissante leçon pédagogique à l’attention, entre autres, du ministre de l’intérieur actuel, Bruno Retailleau, mais aussi du président de la République, Emmanuel Macron, qui s’inscrit dans le sillage de ses deux essais – Le Temps des immigrés (2007) et Immigration : le grand déni (2023).

Démographe, mais aussi anthropologue et sociologue, François Héran a enrichi, animé et impulsé les principales recherches françaises sur l’immigration des dernières décennies, en associant les travaux de l’Institut national des études démographiques (Ined), dont il a été le directeur de 1999 à 2009, aux données de l’Institut national de la statistique (Insee). Il en a résulté Trajectoires et origines, une exceptionnelle « enquête sur la diversité des populations en France », dont les résultats sont superbement ignorés par un monde politique français volontiers ignare, inculte ou malhonnête, sur les questions d’immigration, par choix idéologique ou par facilité démagogique.

François Héran déploie ici, avec autant d’humour que de rigueur, ses talents de savant pédagogue, dans un propos qui fait écho aux engagements de Mediapart, résolument aux côtés de la société telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle s’invente.

Source : Médiapart – 27/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/270625/l-echappee-francois-heran-explique-l-immigration-bruno-retailleau

 « Sept mois que Toul se fait capitale de la torture » : des riverains en justice pour déboulonner la statue de Bigeard – Laura Wojcik

Une association de riverains se mobilise contre la statue du général tortionnaire, récemment érigée dans la ville de naissance de Marcel Bigeard en Meurthe-et-Moselle. Ils viennent de saisir le tribunal administratif pour déboulonner le monument, « crachat à la figure » des victimes de torture en Algérie.

Toul (Meurthe-et-Moselle).– « Photo, photo, photo ! », gloussent quelques jeunes devant la stature de pierre d’un militaire au garde-à-vous, buste en avant, cortège de médailles, pectoraux saillants et regard pointé vers l’horizon. Un merle vient de se poser sur le képi de bronze de cette œuvre de deux mètres cinquante de haut.

Le perchoir de ce volatile n’est autre que la statue de l’une des figures les plus emblématiques de la torture commise durant la guerre d’Algérie : le général Marcel Bigeard. Un enfant du coin, que la municipalité divers gauche de Toul a choisi d’honorer avec ce monument érigé le 24 octobre 2024. 

La statue, façonnée par le sculpteur proche de l’extrême droite Boris Lejeune, a discrètement été installée, « en catimini, un beau jour, sans le dire à personne », selon Samir Aridja, enseignant en histoire, natif de Toul et engagé contre le lieu de mémoire. Depuis qu’il trône dans un square verdoyant, entre un bras de canal, une aire de camping-cars et le monument aux morts voisin, il suscite de vives critiques de riverains, qui viennent de déposer un recours au tribunal administratif deNancy.

« Député de Toul et ancien ministre », ainsi que le mentionne la stèle, Marcel Bigeard est connu depuis les années 1990 pour les récits des barbaries qu’il a généralisées et même enseignées à l’école militaire dans les années 1950. Dès 1987, une émission de France Culture relaie le témoignage du général Massu racontant un Bigeard prompt à manier la gégène, une méthode de torture à l’électricité qu’il aurait apprise lors de la guerre d’Indochine. « On ne peut pas décider aujourd’hui que c’est ce passé-là qu’on veut valoriser. On peut décider de le regarder en face, écouter les historiens, qui ont désormais tout démontré », déplore Sylvie Prévost, native de Toul engagée contre la statue. 

« Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur le fait qu’il est l’une des personnes qui incarnent le mieux les exactions commises en Indochine et en Algérie », confirme l’historien Fabrice Riceputi. En 2010, à sa mort, le possible transfert des cendres de l’ancien parachutiste aux Invalides avait déjà suscité l’hostilité, et le projet avait finalement été abandonné.

« Atteinte à l’ordre public »

Tous les 24 du mois, un collectif de riverain·es engagé·es contre la statue se rassemble en fin de journée, face au monument. Le 24 mai, ils sont une quarantaine à dérouler des affichettes et banderoles « Stop à la violence coloniale » ou « Bigeard = torture = crimes contre l’humanité ». Sylvie Prévost résume la sculpture à « un crachat à la figure ». Devant la stèle, des draps blancs tachetés de rouge cachent temporairement le visage du général au côté de panneaux sur lesquels est inscrit : « 7 mois que Toul se fait capitale de la torture. » 

Mariam, 23 ans, fait partie des quelques étudiant·es venu·es là pour la première fois. À ses yeux, la silhouette de bronze « redonne des coups dans la plaie, comme s’il n’y avait aucune volonté d’aller vers une reconnaissance de l’histoire et une réparation ».« L’extrême droite s’installe partout, en politique et dans l’espace public, glisse cette étudiante française d’origine algérienne. Le passé colonial était violent sous toutes ses formes et aujourd’hui on nous soumet encore de la violence dans le paysage» « C’est honteux que cet homme soit là, j’en pleurerais »,grince Sakina, riveraine qui s’est arrêtée là par hasard avec ses deux enfants.

Mardi 24 juin, les opposant·es ont saisi le tribunal administratif de Nancy. Mediapart a pu prendre connaissance de cette requête, qui décrit le monument comme « une apologie, en pied et en bronze, des actes commis par cet homme sous cet uniforme ».

Le document estime que « cette représentation apologétique de l’auteur, théoricien et promoteur d’actes gravement attentatoires aux droits et libertés fondamentaux, d’actes de tortures et de crimes de guerre, érigée dans le domaine public toulois, heurte à juste titre, une grande partie de la population ». Les pourfendeurs du monument estiment ainsi qu’« ériger en 2024 une statue à la gloire de Marcel Bigeard, dans sa tenue de soldat du colonialisme, porte gravement atteinte à l’ordre public ».

Aux yeux des plaignant·es, le monument est aussi « contraire au principe de neutralité des services publics auquel est soumise la commune de Toul, comme toutes les collectivités publiques »,en ce qu’« il ne fait aucun doute que dans la dispute qui se poursuit entre tenants de la vérité historique et partisans de la mythologie coloniale, l’érection de cette statue à la gloire d’un tortionnaire et colonialiste notoire prend le parti de l’extrême droite ».

Les requérant·es espèrent un retrait du domaine public du monument dans un délai de un mois et entendent astreindre la commune à verser 2 000 euros à chacun·e.

« J’estime qu’un état de fait n’est pas un bon argument. Il y a des statues qui, au cours de l’histoire, ont été déplacées, enlevées ». Sylvie Prévost, de l’association Collectif juillet 1961

Plusieurs riverain·es ont décidé de joindre leurs voix à cette requête judiciaire, aux côtés d’associations comme Collectif juillet 1961, créée en mémoire de « la nuit des paras » de Metz, durant laquelle quatre Maghrébins trouvèrent la mort le 23 juillet 1961. 

C’est le cas aussi de Samir Aridja, descendant de victime de la torture en Algérie. Lors de l’érection de la statue, l’enseignant a d’abord pensé à une mauvaise blague. Il dit : « Quand j’ai su que c’était en plus un collectif affilié à l’extrême droite, et que le sculpteur aussi, je me suis dit que ce n’était pas seulement un faux pas politique, mais que c’était grave. C’est une faute politique grave. »

Sa mère, Louiza Aridja, entend aussi participer avec son époux au recours juridique : « Ce n’est pas bon pour nous de voir ça, s’alarme la retraitée. Moi, je n’ai pas vécu la guerre, je suis née après mais mes parents ont vécu ces tortures, mon mari aussi. Mes beaux-parents aussi. J’entendais de mauvaises choses [sur Bigeard]. Il a donné des ordres de torture à son armée. »

« Certains disent que maintenant que la statue est là, on a perdu. Elle est là mais elle peut repartir aussi, si la mairie entend raison ou si la justice casse la décision, avance Sylvie Prévost, engagée dans l’association. J’estime qu’un état de fait n’est pas un bon argument. Il y a des statues qui, au cours de l’histoire, ont été déplacées, enlevées. »

Malgré les dénégations répétées de Marcel Bigeard et son incapacité à reconnaître la réalité de ce qu’il qualifiait d’« interrogatoires musclés », méthodes qu’il estimait avoir déployées « proprement », le passé du général regorge de récits accablants. Des viols répétés et systématiques décrits par l’activiste du FLN Louisette Ighilahriz dans Le Monde en 2000 aux « crevettes Bigeard ».

« C’était une expression répandue à Alger en 1957, qui désignait les cadavres d’Algérien·nes qu’on avait retrouvés rejetés par la mer. Ils avaient été jetés d’hélicoptères les pieds coulés dans une bassine de ciment et parfois réapparaissaient », détaille l’historien Fabrice Riceputi.

« Ériger une statue comme ça pour un tortionnaire, malgré tous les mouvements des peuples contre la colonisation, comment aujourd’hui une ville peut-elle encore accepter ce genre d’actions ? », questionne Mariam. « Si ça arrive dans une mairie de gauche, que se passe-t-il dans une ville d’extrême droite à ce moment-là ? », s’inquiète Samir Aridja.

La décision d’installer cette stèle remonte au conseil municipal du 26 juin 2018, soit plus de six ans avant son érection. Le compte rendu indique que le chantier est alors impulsé à la suite de « la sollicitation de la Fondation Général Bigeard », associée à la fille du général, qui s’engageait à financer la réalisation du monument.

« Le but étant de perpétuer l’œuvre et la mémoire du général, en s’attachant notamment à promouvoir auprès de la jeunesse le courage et l’amour de la patrie dans l’esprit du général », arguait alors Anne-Marie Quenette, présidente de la fondation. La décision avait alors été validée à l’unanimité, comme le rappelle le PV du conseil municipal. 

« Pour nous, c’est incompréhensible, notamment de la part d’un maire ex-membre du Parti socialiste. Ils avaient tout à fait la possibilité de revenir sur leur décision. Ils ne l’ont pas fait, le maire s’est totalement accroché à cette décision, fulmine Philippe Sidre, de la section nancéienne de la Ligue des droits de l’homme. Quand le collectif a commencé à se mettre en place, ils avaient tout à fait le temps de revenir en arrière. Un arrêté municipal ça peut se casser. »

« C’est un des généraux les plus décorés de France, si on avait estimé qu’il avait commis des actes condamnables, il aurait été déchu ». Alde Harmand, maire de Toul, en mars 2024

Samir Aridja, l’enseignant en histoire, tente de dénicher des explications. « Soit c’est de la couardise, de la lâcheté politique, avec des élus qui face à l’extrême droite ont décidé de baisser la tête uniquement au motif qu’il s’agit d’un Toulois à glorifier. Soit c’est l’ignorance, la méconnaissance… » Sakina, la voisine, ironise : « Quand je vois les gens qui sont aujourd’hui au pouvoir à Toul, c’est quand même pas des “teubés”, ils savent ce qu’ils font. »

Contacté à plusieurs reprises par Mediapart, le maire de Toul, Alde Harmand, n’a pas souhaité répondre à nos questions. Interrogé par L’Humanité en mars 2024, l’édile estimait alors que « [Marcel Bigeard], c’est quelqu’un d’important pour Toul, il y est né, il y est mort. C’est un des généraux les plus décorés de France, si on avait estimé qu’il avait commis des actes condamnables, il aurait été déchu ».

« Ce discours est un discours négationniste », estime l’historien Fabrice Riceputi auprès de Mediapart. Croisé à l’Assemblée nationale, Dominique Potier, député socialiste, élu en dissidence du Nouveau Front populaire, n’a pas souhaité s’étendre non plus sur le sujet, aspirant désormais à un « moment de pacification ». Lorsqu’il analyse les sympathies locales autour de l’ancien général, il décrit « le personnage Bigeard »« la bonhommie » du « vieux soldat », qui a suscité l’affection malgré une « part d’ombre immense ».

Il renvoie vers une « déclaration très claire »,relayée par L’Est républicain en mai 2024.Dans ce texte, il appelle à une « sortie par le haut »,estimant que cette statue ne permettait pas de remplir sa « vocation », celle « d’élever » et « de rassembler » « Nous pouvons par exemple imaginer sa destination dans un musée : un espace où la polémique cède sa place à la pédagogie. » Un point de chute qui convainc aussi certains opposants au buste de Bigeard. « Pour expliquer ce qu’il a été », abonde ainsi Sylvie Prevost.

La statue n’attire pas que des merles et des moineaux, mais aussi des nostalgiques de la France coloniale. Le 18 juin, un rassemblement d’une quarantaine de personnes, civils et militaires, a été organisé par un particulier pour saluer les quinze ans de la disparition du parachutiste.

Des gerbes de fleurs et de la terre de Dien Biên Phu, lieu de défaite majeure de l’armée française au Vietnam et terrain de gloire de Marcel Bigeard, ont été déposées devant la silhouette de bronze. 

Source : Mediapart – 24/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/240625/sept-mois-que-toul-se-fait-capitale-de-la-torture-des-riverains-en-justice-pour-deboulonner-la-statue-de-b

Dix-sept essais nucléaires ont eu lieu en Algérie : La France face à ses mensonges – M-F Gaïdi

C’est un coup de tonnerre dans un ciel longtemps plombé par le silence et le secret. Le 17 juin, la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires français a publié son rapport. Un document de plusieurs centaines de pages qui brise, enfin, des décennies dénégation officielle.  « Oui, il y a eu des mensonges », affirme sans ambages le rapport. L’État y est décrit comme ayant adopté une « attitude rétive » vis-à-vis des conséquences humaines, sanitaires et environnementales de sa politique nucléaire. 

Entre 1960 et 1996, la France a procédé à 210 explosions nucléaires. Les 17 premières, entre 1960 et 1966, ont été réalisées en Algérie, à Reggane et In Ecker, alors que le pays venait à peine d’arracher son indépendance. Les 193 suivantes ont eu lieu en Polynésie française, à Mururoa et Fangataufa, jusqu’à la fin des essais en 1996. Durant toute cette période, un mantra officiel a prévalu : « nos essais nucléaires sont propres.» Ce mensonge d’État est aujourd’hui mis en lumière. Depuis 2010, la loi Morin devait permettre l’indemnisation des personnes atteintes de maladies radio-induites. Mais selon les conclusions de la commission, le dispositif est un échec patent : seulement 1026 victimes ont été indemnisées en 14 ans, un chiffre très éloigné des milliers de personnes potentiellement touchées. Civils, militaires, populations autochtones : beaucoup n’ont jamais vu la couleur d’une reconnaissance ou d’un dédommagement. Le rapport propose 45 recommandations pour refonder la politique de réparation. 

Parmi les mesures phares : la suppression du critère de seuil du millisievert, jugé scientifiquement contestable ; le droit à l’indemnisation pour les victimes par ricochet, à l’image du régime existant pour l’amiante ; et le financement d’études indépendantes sur les effets transgénérationnels des rayonnements ionisants. Selon un communiqué officiel d’ICAN France, dont El Watan détient une copie, cette commission d’enquête marque une « avancée historique » dans la reconnaissance des injustices liées aux essais nucléaires français. Le texte souligne pour la première fois la reconnaissance politique de la notion de « justice nucléaire » et appelle à « des mesures concrètes pour réparer les préjudices sanitaires, environnementaux et sociaux causés par les 210 explosions menées par la France entre 1960 et 1996 ».

L’ Algérie, le grand oublié

Mais à côté de ces progrès, une absence criante est dénoncée : l’Algérie. Si la Polynésie commence à obtenir réparation, les 17 essais réalisés dans le Sahara algérien semblent avoir été éludés du rapport. Ni reconnaissance, ni mesures spécifiques, ni engagement sur la levée du secret-défense qui empêche toujours l’accès aux archives. Un silence d’autant plus inquiétant que les conséquences des explosions à Reggane et In Ecker continuent de se faire sentir : sols contaminés, nappes phréatiques touchées, pathologies lourdes chez d’anciens militaires français et des civils algériens ayant travaillé ou vécu dans les zones irradiées. 

Pour Jean-Marie Collin, directeur d’ICAN France, cette reconnaissance partielle pose problème : «La notion de justice nucléaire fait enfin irruption dans le débat public, mais tant que les victimes algériennes seront écartées, cette justice restera incomplète et inéquitable. » Même alerte du côté de Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements : « Il ne faudrait pas que la non-prise en compte des conséquences des explosions dans le Sahara conduise à un double standard mémoriel et réparateur.» Le rapport constitue indéniablement une étape historique. Il reconnaît des faits longtemps niés, ouvre la voie à des réparations plus larges, et amorce un travail mémoriel crucial. Mais il ne peut être perçu comme un aboutissement. 

Au contraire, c’est un point de départ pour aller plus loin. Les parlementaires sont désormais appelés à mettre en œuvre sans délai les recommandations formulées. Et, surtout, à ouvrir une nouvelle commission d’enquête spécifiquement dédiée aux essais en Algérie, comme le réclament les associations, chercheurs et victimes depuis des années. Car sans vérité pour tous, sans justice pour chacun, la page du nucléaire français restera entachée de mensonges, de silences… et d’inégalités.

Source : El Watan – 21/06/2025  https://elwatan-dz.com/dix-sept-essais-nucleaires-ont-eu-lieu-en-algerie-la-france-face-a-ses-mensonges

Algérie. Des cafés littéraires au numérique, la culture résiste – Kaïs Tamalt

Dans un pays où la liberté d’expression est réprimée par le régime, la scène culturelle algérienne traverse une profonde métamorphose. Et invente des stratégies de contournement.

« Notre centre culturel dispose d’une bibliothèque contenant de nombreux ouvrages relatifs aux droits humains, à la justice, au droit constitutionnel… Différentes initiatives ont pour but de la valoriser auprès de la nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs », explique Hassan M., journaliste et animateur de rencontres à Alger. Il ajoute : « Malgré les embûches auxquelles se confrontent les cafés littéraires, certaines rencontres ont attiré une diversité de profils. »

Ces dernières années, post-Covid, un lieu et un usage nouveaux s’invitent dans le paysage culturel algérien : le café littéraire. « Café » pour la praticité du terme, il s’agit surtout d’un lieu (une librairie, le salon d’un particulier, une salle d’un espace culturel…, voire un café) où des écrivaines et écrivains se réunissent pour discuter de leurs dernières lectures et échanger des idées, aux côtés de citoyens lambda, sans hiérarchie, hommes, femmes, générations diverses. Il accueille aussi bien l’étudiant qui révise ses cours de philosophie que la retraitée qui redécouvre Kateb Yacine. Autre lieu, même usage : l’espace numérique. Des influenceurs culturels et artistes digitaux investissent ce champ et ouvrent de nouvelles thématiques d’études et de discussions. Mais à quel prix ?

Des lieux déterminés à exister

Lieu d’émulation intellectuelle, de rencontres et d’échanges, dans les langues de la région où il est implanté, le café littéraire doit commencer par surmonter un imbroglio administratif pour exister. Celui de la commune kabyle de Tichy, située à une quinzaine de kilomètres de Béjaïa, sur la côte, en est l’illustration : bien qu’autorisée par l’assemblée populaire communale1, cette initiative a fait face à un mur d’interdictions administratives. Kamel, qui en est l’organisateur, témoigne de mécanismes de censure complexes :

« Les rencontres que je coordonne dans ce local subissent constamment la censure des autorités, qui multiplient les obstacles administratifs et remettent systématiquement en question la légitimité de nos activités culturelles ».

Ces entraves bureaucratiques ne sont pas isolées : elles relèvent d’une stratégie systématique de contrôle. La dichotomie entre le traitement des activités politico-religieuses et celui des événements culturels révèle un mécanisme délibéré d’annihilation de la pensée critique. Tandis que les premières sont « autorisées, encadrées, subventionnées et même sécurisées », précise Kamel, du café littéraire de Tichy, les secondes suscitent une suspicion constante.

Parfois, la répression prend des formes particulièrement brutales. Ahmed K., organisateur d’un café littéraire dans la wilaya d’Oran, raconte ainsi l’intervention violente des autorités : « Elles ont empêché la tenue d’un colloque sur la justice transitionnelle en Algérie, arrêtant les responsables de l’association, les employés, tous ceux présents dans les locaux, et refusant catégoriquement que le colloque ait lieu. » Ou des formes inattendues : la censure ne provient pas uniquement des autorités. Une partie de l’élite intellectuelle participe, de façon plus insidieuse, à un climat d’autocensure. « Un autre type de censure vient d’une partie des élites intellectuelles elles-mêmes, qui soutiennent le pouvoir ou tentent d’éviter sa colère, afin de conserver leurs postes et leurs avantages », poursuit Kamel. Ce phénomène s’est accentué depuis le Hirak2, créant une fracture au sein même de la communauté intellectuelle : entre ceux qui défendent la liberté d’expression, parfois au prix de leur carrière, et ceux qui préfèrent le compromis pour préserver leur statut.

Un membre de l’association Azday Adelsan n Weqqas (« le café littéraire d’Aokas »), jolie petite ville côtière dans la wilaya de Béjaïa, retrace l’évolution des pressions subies : « Entre juillet 2017 et le début du Hirak, en 2019, il n’était pas nécessaire de demander une autorisation pour organiser des conférences. Il suffisait de réserver la salle et d’inviter les intervenants. » Cette relative liberté n’était pourtant qu’apparente. « Nous savons que les cafés littéraires d’Aokas ont toujours été étroitement surveillés. Dans toutes les conférences, des policiers en civil étaient présents — étant donné qu’il s’agit d’une petite localité, nous les connaissons. » L’escalade répressive s’est accentuée avec la pandémie et les suites du Hirak.

« Les cafés littéraires se sont arrêtés, comme toutes les autres activités, pendant la période du Covid-19. Et, comme vous le savez, cette période a été marquée par la répression du Hirak et de l’ensemble du peuple algérien. Les cafés littéraires ont donc disparu ».

Les intimidations ont alors pris des formes plus frontales et sophistiquées. « Parmi les premières mesures directes, l’association a reçu ce que l’on pourrait appeler une “mise en demeure”. » Rapidement, les faits s’enchaînent : « L’association a reçu, en mai 2022, un document du ministère de la justice lui indiquant qu’un procès la concernant s’était tenu en octobre 2021 » à la suite d’une plainte de la wilaya de Béjaïa pour « prosélytisme religieux ». La dissolution d’Azday Adelsan n Weqqas, prononcée en avril 2023 par le tribunal administratif de Béjaïa, témoigne de la volonté des autorités d’éradiquer ces structures. Depuis, un bras de fer judiciaire s’est engagé, l’association ayant interjeté appel.

Ces témoignages révèlent, en plus de l’arsenal judiciaire, l’étendue des pressions déployées contre ces initiatives : « Nous avons vu des murs tagués sur les locaux, avec des messages ambigus, comme : “L’association met fin à ses activités”, sans plus de précision », poursuit le membre du café littéraire d’Aokas. Paradoxalement, chaque tentative de musellement renforce la détermination des acteurs culturels et suscite un élan de solidarité. Ces animations littéraires participent d’une dynamique plus large de préservation et de transmission du patrimoine culturel algérien. Dans la ville kabyle d’Aokas, malgré huit conférences interdites et la dissolution judiciaire du café littéraire, ses fondateurs poursuivent leur mobilisation culturelle. Rachid T., organisateur de cafés littéraires, incarne aussi cette détermination : « Un café internet dans le centre-ville organise des rencontres littéraires. Malgré le ramadan, nous faisons tout pour les maintenir jusqu’à aujourd’hui. »

Face aux offensives liberticides, la diaspora algérienne joue un rôle crucial. Présente principalement en Europe et en Amérique du Nord, elle constitue un relais essentiel pour les voix censurées. Farid L., membre d’un collectif citoyen à Montréal, explique : « Nous servons de caisse de résonance pour les artistes et intellectuels réduits au silence. Grâce à nos réseaux, nous faisons connaître leurs œuvres et idées au-delà des frontières, contrôlées. »

L’émergence d’« influenceurs culturels » en ligne

La pandémie de Covid-19 a accéléré la digitalisation des échanges culturels. Festivals littéraires virtuels, expositions en ligne, résidences artistiques à distance… Post-Covid, les collaborations ont été non seulement maintenues, mais parfois intensifiées. Dans la nécessité d’innover pour exister, les acteurs culturels se sont rapidement saisis de ces nouveaux usages.

Le numérique est devenu leur principal vecteur de libération. L’université Batna 2, dans l’Est algérien, a été l’un des premiers bastions de cette résistance technologique, avec le développement de plateformes alternatives quelque temps après le début du Hirak. « Nos plateformes numériques sont devenues des espaces où les étudiants peuvent dialoguer librement ; les professeurs, partager des perspectives variées ; et la pensée critique ; continuer de bourdonner », explique Karim R., responsable numérique.

Le numérique dilue la notion de territoire administratif, complique la mise en œuvre des interdictions locales, et permet une diffusion instantanée et massive des contenus, compliquant l’efficacité de la censure. Quantité d’« influenceurs culturels » algériens ont ainsi émergé sur le Web. Jeunes, technophiles, ces nouveaux médiateurs créent des communautés virtuelles autour de thématiques culturelles variées. Ces espaces virtuels sont aussi le lieu de formes hybrides d’expression artistique, comme le « digital storytelling » algérien, où l’information prend la forme d’un récit incarné, avec ses héros, ses émotions… et dans la plupart des cas un happy end. Cette forme, qui mêle traditions orales et outils numériques, séduit particulièrement les jeunes générations. Nabil K., artiste digital de Constantine :

« Nous réinventons nos contes traditionnels à travers des podcasts, des animations, des installations interactives. C’est une façon de préserver notre patrimoine tout en le rendant attrayant et accessible pour la génération Z ».

Cette webrésistance participe d’une redéfinition profonde de l’identité culturelle. En s’affranchissant des canaux officiels, les acteurs algériens de la culture agrandissent le champ des thématiques à étudier et sortent des tabous anciens, comme les tensions religieuses et la laïcité ou encore la guerre civile des années 1990. Les jeunes artistes contemporains interrogent les récits nationaux établis, revendiquant une diversité linguistique et culturelle jusque-là niée. Par exemple, la culture amazighe, longtemps marginalisée, existe davantage dans ces espaces alternatifs.

Mais au-delà des technologies, c’est la détermination inébranlable des créateurs, penseurs et activistes culturels qui fait la force de ce mouvement. Cette évolution, pour être pleinement comprise, doit être replacée dans le contexte plus large des transformations sociales et politiques du monde arabe. Loin des simplifications médiatiques, l’effervescence culturelle algérienne témoigne d’une vitalité intellectuelle et créative. Elle nous rappelle une vérité essentielle : aucun système, aussi répressif soit-il, ne peut durablement étouffer la voix d’un peuple déterminé à s’exprimer. C’est là que réside, peut-être, le plus grand espoir pour l’avenir de la culture algérienne.

Source : Orient XXI – 20/06/2025 https://orientxxi.info/dossiers-et-series/algerie-des-cafes-litteraires-au-numerique-la-culture-resiste,8316

Le « Coran européen » ou la recherche prise pour cible – Fadwa Miadi

Le Coran a été lu, traduit et débattu en Europe dès le Moyen Âge. Le projet « European Qur’an » (EuQu) explore cette histoire méconnue, en retraçant comment le texte sacré a circulé et influencé la pensée européenne entre 1150 et 1850. Ce travail scientifique est devenu le symbole d’un malaise : celui d’une extrême droite vent debout contre tout ce qui touche à l’islam.

Financée par le Conseil européen de la recherche et l’Union européenne à hauteur de 9,8 millions d’euros, cette initiative scientifique réunit depuis 2019 et jusqu’en 2026 une quarantaine de chercheurs répartis entre les universités de Nantes, Amsterdam, Naples et Copenhague.

Issus de plusieurs disciplines, ils mènent une enquête inédite sur la façon dont le Coran a nourri la culture, la pensée et les imaginaires européens entre 1150 et 1850.

Comme tant d’autres projets académiques, EuQu aurait pu rester confidentiel, mais sa thématique, l’islam, lui a valu au printemps 2025 de se retrouver au cœur d’une campagne de dénigrement orchestrée par l’extrême droite française.

Tout commence par un article paru le 13 avril dans le Journal du Dimanche, qui accuse ce travail d’être un outil de « soft power islamique ».

Rapidement, plusieurs figures, dont des personnalités politiques, s’emparent de l’affaire pour dénoncer un financement européen qui, selon eux, servirait les intérêts des Frères musulmans.

Ces détracteurs ignorent l’essence même du programme, qui ne relève en rien d’un prosélytisme déguisé. Il s’agit de montrer comment le Coran a circulé parmi les intellectuels du continent.

Victor Hugo ou Goethe, notamment, se sont inspirés de certaines sourates, comme le montrent les travaux d’Emmanuelle Stefanidis, postdoctorante à l’Université de Nantes, qui s’est penchée sur le mouvement romantique.

« Le poème de Victor Hugo intitulé Verset du Koran est une réécriture de la sourate al-Zalzala, publié dans le deuxième tome de La Légende des siècles en 1877 », explique-t-elle. « On retrouve également dans « La Légende des siècles » d’autres textes inspirés de l’islam, comme « L’An Neuf de l’Hégire » ou des références explicites à « Iblis », terme coranique ».

Au-delà de la recherche académique, EuQU vise également à mettre en avant une histoire commune et à la transmettre au grand public.

Des expositions sont prévues à Nantes, Vienne, Tunis et Grenade ainsi que des publications, dont une bande dessinée intitulée Safar.

L’ambition n’est autre que de déconstruire les clichés d’un islam extérieur, voire ennemi, et restituer un passé commun, fait d’échanges et d’influences croisées.

Mais une telle approche ulcère les tenants d’une Europe fondée sur des racines exclusivement judéo-chrétiennes. Une vision que l’historienne Sophie Bessis qualifie de mythe. Dans son essai La civilisation judéo-chrétienne – Anatomie d’une imposture, elle soutient que cette expression, popularisée après 1945, a surtout servi à exclure l’islam du récit historique européen.

Pour John Tolan, historien médiéviste et codirecteur du « Coran européen », si l’extrême droite a ce projet en ligne de mire, c’est parce qu’il contredit sa « vision suprémaciste blanche de l’histoire ».

Source : Le Courrier de l’Atlas – 18/06/2025 https://www.lecourrierdelatlas.com/le-coran-europeen-ou-la-recherche-prise-pour-cible/

En complément : https://www.lecourrierdelatlas.com/john-tolan-il-devient-de-plus-en-plus-difficile-de-travailler-sur-lislam-sans-attirer-les-foudres-de-lextreme-droite/

Quand les « lendemains qui chantent » se transforment en nostalgie réactionnaire – Todd Shepard & Christophe Bertossi 

Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. De l’Inde à l’Algérie en passant par la France, ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes.

Nous voyons actuellement émerger une convergence au niveau mondial entre des récits qui, bien qu’initialement formulés pour l’émancipation et le progrès social et politique, sont aujourd’hui mis au service d’un programme réactionnaire. Les identités nationales s’en trouvent reformulées en profondeur par une conception arbitraire et illibérale ouvertement assumée par ses promoteurs.

Chose frappante, cela a lieu dans des contextes qui ont des traditions politiques et des histoires postcoloniales très différentes. On retrouve cette tendance autant dans d’anciennes puissances coloniales (comme la France) que dans des pays anciennement colonisés (comme l’Inde), ou d’autres (comme les États-Unis) dont l’histoire nationale a été marquée par un système esclavagiste de type colonial à l’intérieur du pays.

La facilité avec laquelle des luttes historiquement progressistes peuvent être retournées contre les minorités raciales, ethniques, de genre ou sexuelles, « au nom de la défense » des identités nationales, est une chose singulière et dangereuse.

C’est par exemple le cas, depuis plusieurs années, de certains usages politiques de la pensée décoloniale en Inde. De nombreux penseurs se sont emparé de catégories décoloniales pour servir le projet nationaliste du parti d’extrême-droite hindou BJP et du Premier ministre Modi.

Ils n’ont plus discuté de la colonisation britannique et de la lutte pour l’indépendance du premier XXe siècle. Leur récit s’est déplacé en élargissant la focale jusqu’au XVIe siècle, afin de voir dans les Moghols (musulmans) les véritables colonisateurs.

Ce choix est historiquement arbitraire mais politiquement stratégique : il conduit à revendiquer l’hindouisme comme identité nationale première, faisant des musulmans d’aujourd’hui les descendants directs des « envahisseurs d’hier » – une « menace interne » contre ce qui serait la « vraie » culture (hindoue) du peuple et de la société. Le symbole emblématique de cette vision est sans doute la destruction en 1992 de la mosquée Babri, une mosquée du XVIe siècle située dans la ville d’Ayodhya.

On saisit mieux encore la spécificité de ce type de stratégie, si l’on compare l’Inde avec l’Algérie. À la différence de l’Inde, le gouvernement algérien actuel appuie sa légitimité sur la mémoire de la guerre de libération contre la présence française. Les édifices chrétiens hérités de la colonisation française sont conservés comme symboles de tolérance religieuse. L’État insiste sur le respect des frontières héritées de la colonisation, issues des accords des mouvements de libération panafricains du XXe siècle.

L’« affaire Sansal » a mis en lumière les tensions entre cette mémoire politique de la guerre de libération et les usages détournés des thèmes décoloniaux. Écrivain algérien naturalisé français en 2024, Boualem Sansal a été arrêté en Algérie après des déclarations contestant les frontières algériennes héritées de la colonisation. En remontant à une époque antérieure à la colonisation française, Sansal dénonçait l’inconsistance des frontières algériennes d’aujourd’hui. Il s’inspirait quasiment mot pour mot des thèses anhistoriques et prétendument « anticoloniales » de la Nouvelle Droite française, défendues par des auteurs comme Alain de Benoist.

Ces propos tombaient sous le coup d’un article très connu du Code pénal algérien (l’article 87 bis), qualifiant d’« acte terroriste ou subversif » toute action susceptible d’attenter à « la sécurité de l’État, l’intégrité territoriale ou la stabilité des institutions ».

On sait comment l’incarcération de l’écrivain franco-algérien a cristallisé ce que Benjamin Stora a décrit comme « la plus grave crise franco-algérienne depuis l’Indépendance ». L’accord est heureusement unanime pour dire que l’écrivain âgé et malade n’a rien à faire derrière les barreaux. Personne n’a pourtant relevé que la raison qui avait conduit Boualem Sansal en prison avait aussi mené à l’arrestation du leader islamiste Ali Benhadj, ancien responsable du FIS, peu de temps après et pour des propos en tout point similaires.

Des figures idéologiquement opposées (un essayiste d’extrême droite et un leader islamiste) utilisent donc un récit anticolonial commun, qui remonte dans le temps (ici, avant les Français) pour remettre en cause les États postcoloniaux du Maghreb et nier la centralité de la lutte de libération dans l’histoire nationale algérienne.

Cette rhétorique d’un « temps d’avant » dans les débats sur l’identité culturelle « première » d’une nation a également lieu, de façon absolument comparable, dans des pays qui furent des berceaux du projet démocratique moderne, comme la France et les États-Unis.

En France, le discours républicain s’est lui aussi engouffré dans cette rhétorique. En transformant le principe de laïcité en pilier culturel d’appartenance nationale, l’identité politique républicaine s’est muée en identité nationale exclusive.

De l’extrême droite jusqu’à des courants de la gauche socialiste comme le Printemps républicain, cette vision essentialisée de l’identité française est mobilisée contre les citoyens présumés français musulmans qu’elle stigmatise comme des « étrangers de l’intérieur ». L’idéologie à la source de cette vision repose sur le nativisme que John Highams a défini comme « une opposition envers une minorité interne qui est perçue comme une menace en raison de son étrangéité apparente (foreignness) » (John Higham, Strangers in the Land: Patterns of American Nativism 1860-1925, New Brunswick, Rutgers, 1955).

D’un principe d’organisation démocratique du pluralisme moral et religieux, la laïcité a ouvert la voie à une politique ciblée contre les musulmans. Un nouveau « délit de séparatisme » a été ajouté au code pénal français par la loi du 24 août 2021, qui n’est pas sans rappeler l’article 87 bis du code pénal algérien. Le séparatisme est défini comme « l’action qui consiste à détruire ou à affaiblir la communauté nationale en vue de remplacer celle-ci par de nouvelles formes d’allégeance et d’identification en rupture avec la tradition démocratique et républicaine ».

Au nom d’une chasse au « frérisme », dont la réalité est très largement contestée par les travaux des chercheurs et acteurs de terrain, voilà donc recyclés les arguments qui avaient permis à la République et aux valeurs de 1789 de l’emporter sur la puissante Église catholique romaine et ses alliés. Sauf que la séquence actuelle n’est pas comparable à ce qui a produit le compromis de liberté religieuse permis par la loi de 1905 : aujourd’hui, il s’agit d’exclure la « minorité musulmane » du pays alors qu’elle ne possède pratiquement aucun ancrage institutionnel, à la différence de l’Église catholique il y a un siècle.

Ici, le « temps d’avant » est celui, imaginaire, d’un « temps d’avant » l’immigration postcoloniale et d’une France n’ayant pas renoncé à l’« Algérie française ». Cette fiction conduit notamment à oblitérer la xénophobie, le racisme et l’antisémitisme de la France du XIXe et du début du XXe siècle et ce que fut réellement l’expérience, aujourd’hui volontairement idéalisée, qu’en firent les immigrés européens.

Quant à toutes celles et ceux qui dénoncent la conversion des « valeurs républicaines » au nativisme, ils sont discrédités par des mots-combats comme « wokisme », « déconstruction », « islamogauchisme », par lesquels leur lutte contre le racisme et les inégalités est assimilée à une « trahison antirépublicaine ».

Cette mythologie historique d’un « temps d’avant » (avant la dégradation supposée de l’identité nationale par les vagues migratoires les plus récentes) est également au cœur du mouvement « MAGA » et de la politique de Donald Trump depuis le début de son second mandat.

Le démantèlement systématique et brutal de tout ce qui concerne les politiques de « Diversité, Équité, Inclusion » repose sur une conception de l’identité nationale qui renverse les fondements principiels de la société démocratique états-unienne depuis les années 1960 : les victoires des luttes pour les droits civiques de la minorité noire et l’ouverture des frontières à l’immigration non-européenne.

Quand Trump ne cache pas sa nostalgie pour une société hiérarchisée, fondée sur la domination « blanche » et « virile » des groupes minoritaires, certains républicains français autoproclamés rêvent de revenir à une société « blanche » d’avant l’immigration postcoloniale, tandis que les nationalistes du BJP aspirent à réserver aux hindous la pleine appartenance à une nation sans les musulmans.

Ce travestissement des luttes historiquement progressistes en croisades réactionnaires est possible parce qu’il fait fi de l’histoire dans sa complexité, ses contradictions et ses paradoxes. Au nom du passé, les promoteurs de cette conception vivent dans un monde qui n’a plus d’histoire.

Ils ignorent à dessein la radicalité des victoires progressistes du passé contre les empires britanniques et français, contre les partisans de systèmes d’Ancien régime (ségrégationniste aux États-Unis ou de droit divin en France). Ils laissent le champ libre aux nativistes qui travestissent les mots d’ordre de ces victoires anticoloniales telles qu’elles eurent lieu. Cela leur permet de revendiquer ouvertement l’abandon des principes de l’État de droit et de céder aux sirènes périlleuses de l’autoritarisme et du populisme.

Todd Shepard est professeur d’histoire à Johns Hopkins University (Baltimore), spécialiste de la France contemporaine et des études coloniales.

Christophe Bertossi est sociologue et politiste, il est le directeur scientifique de l’Observatoire de la diversité.

Source : Médiapart – 18/06/2025 https://blogs.mediapart.fr/todd-shepard-et-christophe-bertossi/blog/180625/quand-les-lendemains-qui-chantent-se-transforment-en-nostalgie-reactionnair

Le retaillisme, maladie sénile de l’Algérie française – Alain Ruscio

Le ministre Retailleau se situe dans une longue tradition « Algérie française » de la droite hexagonale pour laquelle, depuis 1962, l’Algérie indépendante ne saurait être légitime.

Pendant 124 ans, jusqu’à la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 – début de la guerre d’indépendance – la grande majorité des Français ont vécu dans une douce illusion, de « La France, quoi qu’il arrive, n’abandonnera pas l’Algérie » (Charles de Gaulle, 18 août 1947)1 à « Les départements d’Algérie […] sont français depuis longtemps et d’une manière irrévocable » (Pierre Mendès France, 12 novembre 1954)2. Cent vingt-quatre ans, et même un peu plus, puisque ce même de Gaulle fut bel et bien porté au pouvoir en mai 1958 par ses amis – parmi lesquels des parachutistes bien décidés à fondre sur Paris – de la mouvance Algérie française. 

Seulement voilà : le Général, comme l’appelaient et l’appellent toujours ses thuriféraires, était un homme d’État. S’il tenta de réformer la situation coloniale (plan de Constantine) et de briser la résistance du peuple algérien (offensive meurtrière Challe), il dut se rendre vite à la raison : l’indépendance était inéluctable.

Une littérature abondante existe sur l’évolution rapide des conceptions algériennes du général de Gaulle après mai 1958. De Gaulle lui-même a donné une indication sur un petit fait qui eut de grandes conséquences. Fin août 1959, il fait un n.ième voyage en Algérie. Récit : « Dans un village kabyle, que l’on me faisait visiter et dont, manifestement, on s’efforçait qu’il soit un modèle, mon entrée à la maison commune était saluée de vivats, la municipalité se confondait en hommages, les enfants de l’école entonnaient “La Marseillaise“. Mais, au moment où j’allais partir, le secrétaire de mairie musulman, m’arrêtait, courbé et tremblant, pour murmurer : “Mon général, ne vous y laissez pas prendre ! Tout le monde, ici, veut l’indépendance“ »3Le président n’était pas homme à fixer son opinion sur une seule impression. Il est cependant probable qu’il eut confirmation, à l’occasion de cette visite, de l’inéluctabilité de la prise de distance entre France et Algérie : si « tout le monde » (ou en tout cas une forte majorité) voulait l’indépendance, à quoi bon poursuivre un effort qui, militairement, nous assurerait longtemps encore une domination, mais qui aboutirait, plusieurs années (de souffrances et de deuils) plus tard, au même résultat ? Cet épisode trop oublié précéda de deux semaines le discours dit de l’autodétermination du 16 septembre 1959, véritable tournant de la politique gaulliste sur la question algérienne – et donc du cours total de la guerre. 

Mais ce discours, ainsi que les actes qui suivirent et aboutirent aux accords signés à Évian reconnaissant l’indépendance de l’Algérie, eurent également un effet majeur sur la vie politique française, effet que l’on ressent encore aujourd’hui. Une partie, majoritaire, de la mouvance gaulliste, dont les barons (à la seule exception de Debré, voir infra) suivirent, accompagnèrent et justifièrent cette évolution. Mais, très vite, des dissidents du gaullisme (Soustelle en étant la figure de proue), ou des hommes de le vieille droite (Bidault, accroché à l’Algérie comme il l’avait été à l’Indochine et au Maroc) s’y opposèrent de plus en plus farouchement. L’extrême droite, qui avait commencé à relever la tête durant la guerre d’Indochine, réoccupa le terrain avec de plus en plus d’énergie, débouchant sur la violence absolue des deux côtés de la Méditerranée (crimes de l’OAS).

La faille entre les gaullistes et les « ultras »

C’est de ce moment que date la faille qui sépara gaullistes et ultras, faille qui devint bientôt un gouffre. Rarement homme de droite fut plus vilipendé, insulté, haï même que de Gaulle de la part de ses anciens partisans. 

Cette opposition s’installa au sein même du gouvernement d’alors. L’opposition de Michel Debré aux évolutions du Général a été connue dans le cours même des événements. Mais, fidèle à de Gaulle plus qu’à ses pensées profondes, Debré ravala son amertume (le Canard enchaîné l’avait affublé du sobriquet L’ amer Michel) et accepta Évian, avant de quitter Matignon. 

Mais il est une autre opposition qui s’agita, plus secrète, plus hypocrite, mais aussi plus dangereuse, car liée aux éléments les plus actifs – les plus activistes – de l’Algérie française : celle de Valéry Giscard d’Estaing4. L’homme était jeune, brillant, et entamait alors une carrière politique fulgurante. Bien que non gaulliste (membre du Centre national des Indépendants d’Antoine Pinay et de Paul Reynaud, qui se situait sans réserve à la droite de la droite parlementaire), il fut membre continûment des gouvernements dès le début de la Vè République. Une rumeur sur une tendresse, pour ne pas dire plus, de Giscard pour l’OAS, courut dans le monde politique et sans doute journalistique dès le début de la décennie 1960, lancée par une extrême droite trop heureuse de jeter la zizanie chez ses adversaires. Avant donc de devenir publique, l’accusation courait déjà dans les milieux bien informés. C’était devenu un sujet de conversation fréquent : place Beauvau, où les gaullistes étaient seuls maîtres à bord depuis l’arrivée de Frey, en mai 1961, le jeune ministre était même une cible régulière5. Avait-il une fiche ? C’est assez probable. 

Dans des documents savamment distillés, on commença à évoquer avec insistance un mystérieux agent 12 A – ce qui signifiait : premier informateur de l’équipe n° 12 de l’OAS-Métropole – on laissa entendre qu’il pouvait bien s’agir d’un collaborateur direct du jeune ministre. Un nom fut avancé : Michel Poniatowski, directeur de Cabinet et homme de confiance du ministre, quasiment son double. Celui qui devint ensuite Ponia était en relations directes avec des éléments de l’OAS et de la droite extrême. 

Après Évian, le pire, pour le jeune ministre, était à venir. Car son nom, cette fois, fut rendu public. En janvier 1963, le procès de Bastien-Thiry et de son commando du Petit-Clamart devait se tenir. Me Isorni (qui avait défendu Pétain) fut l’avocat du principal accusé. Dès le premier jour, il évoqua « l’amitié fervente qu’avait un ministre pour l’OAS », amitié qui avait amené celui-ci à faire parvenir à l’organisation des « renseignements »6. Vint le tour du principal accusé de ce procès, Bastien-Thiry. L’ homme, un intellectuel, avait rédigé lui-même une longue déclaration présentant son argumentaire. Après une justification de son combat, il affirma que « deux ministres en exercice et probablement trois » entretenaient des rapports avec l’OAS7. Il n’avança qu’un nom : « Le nom de ministre que je veux citer, c’est le ministre de l’actuel gouvernement qui est à la fois un polytechnicien et inspecteur des Finances, c‘est-à-dire M. Valéry Giscard d’Estaing, actuellement ministre des Finances ».

Par la suite, le trouble, chez les barons du gaullisme, ne cessa pas. Alors que la guerre d’Algérie s’éloignait, l’affaire Giscard fit même l’objet en janvier 1963 d’une réunion spéciale, place Beauvau, chez Roger Frey. Georges Pompidou, devenu Premier ministre, dut mettre son autorité dans la balance pour demander aux ministres présents – dont la liste n’est pas connue – de ne pas ajouter foi aux accusations contre le jeune ministre des Finances8.   

En conclusion sur cette question, et sans tomber dans la théorie du complot, l’hypothèse d’une chaîne d’informations reliant Giscard, directement ou non, à l’OAS, via Poniatowski, puis Regard, paraît assez plausible.  

Sans oublier les faits postérieurs : les liens avérés de Giscard avec les ex de l’OAS avant même la campagne présidentielle de 1974.

Le rôle de Valéry Giscard d’Estaing et de Michel Poniatowski

Michel Poniatowski rencontra à quelques reprises Pierre Sidos, le patron de Jeune Nation9. Du côté des ex-OAS, l’homme-clé fut Hubert Bassot, naguère directeur du journal L’ Esprit public, entré dans l’entourage de Giscard dès 1968. La campagne de 1974 marqua la réintégration dans la vie politique présentable des politiciens roués de l’Algérie française et / ou de l’OAS, Alain Griotteray, Hubert Bassot, Pierre Sergent10, etc. Ce dernier, amnistié depuis peu, siégea au QG de Giscard, dans la tour Montparnasse, plus précisément dans le bureau habituel de Michel d’Ornano, secrétaire général des Républicains Indépendants11. Georges Bidault, lui aussi de retour après l’amnistie, appela également à voter Giscard, l’hebdomadaire Minute fit campagne pour cet homme nouveau, symbole de l’échec d’un gaullisme exécré12. Comme par hasard, c’est également à cette époque qu’Alain Madelin, Gérard Longuet et Claude Goasguen abandonnèrent leurs engagements virils d’Ordre nouveau pour entamer une carrière dans le giscardisme qui les fera ministres respectables13

Outre Ponia, un fidèle du giscardisme désormais présidentiel joua un grand rôle dans cette redistribution des cartes : Jacques Dominati14 Il avait été dès sa jeunesse un militant RPF. Mais durant la guerre d’Algérie, il refusa obstinément l’évolution du Général, ce qui lui valut l’exclusion de l’UNR, le parti gaulliste. Il était alors déjà lié à Jean-Marie Le Pen au sein de la Corpo de Droit, plus connue comme rassemblement de cogneurs que comme mouvement universitaire. Ses liens avec Le Pen ne se démentirent pas. Dominati fut même le parrain de sa fille aînée, Marie-Caroline, née en 1960. Il était un intime des réceptions dans la somptueuse villa de Montretout jusqu’au début des années 198015. Dominati eut comme chefs de cabinet deux ardents partisans de l’Algérie française : de 1974 à 1976, Jean-Marie Le Chevallier16, puis en 1977-1978 Gérard Longuet. Pendant plusieurs années, ces hommes seront les traits d’union entre giscardiens et lepénistes. 

En avril 1977, Dominati fut nommé officiellement par Barre (mais chacun savait que Giscard décidait alors de tout), secrétaire d’État aux rapatriés. Choix passé inaperçu à l’époque, mais lourd de conséquences : les gens bien informés savaient très bien quelle était la signification politique de cette nomination : Giscard avait envoyé un signe aux nostalgériques : il est temps de sortir publiquement de votre ghetto. 

En 1980 : cérémonie et monument à Toulon à la gloire de l’OAS

En tout cas, trois ans plus tard, Dominati sera l’homme par qui le scandale public arriva17. En juin 1980, il représenta à Toulon le gouvernement à une cérémonie dite du Souvenir, en fait une défense et illustration de l’Algérie française. La date n’avait pas été choisie par hasard : c’était le 150 è anniversaire du débarquement à Sidi-Ferruch (1830). Avait été érigé au cœur de la ville un drôle de monument, « d’environ deux mètres de haut sur six mètres de large » sur lequel figuraient les mots « L’ Algérie française. À tous ceux, Européens et musulmans, qui, souvent au prix de leur vie, ont pacifié, fertilisé et défendu sa terre. 1830-1962 ». Au pied de ce mur, une silhouette, « un bas-relief représente un parachutiste couché, dont les épaulettes sont arrachées, et on lit la formule “Pour une parole donnée“ (allusion à la promesse de garder l’Algérie française). Beaucoup ont reconnu dans ce parachutiste Roger Degueldre, lieutenant du 1er régiment étranger de parachutistes, déserteur, créateur des commandos Delta de l’OAS, condamné à mort par la Cour de sûreté de l’État et fusillé au fort d’Ivry, le 6 juillet 1962 »18. Tous les représentants de la droite régionale, ce jour-là, avaient fait le voyage : outre le maire de Toulon, Maurice Arreckx – qui avait donné le terrain – on nota la présence des jeunes loups nouvellement élus François Léotard et Jean-Claude Gaudin, enfin du maire de Nice, Jacques Médecin19. Mais le puissant symbole était surtout la présence massive de putschistes d’avril 1961 et d’anciens membres de l’OAS, à la retraite en tant qu’activistes criminels, mais pas en tant qu’idéologues. Une foule de 3 000 personnes, essentiellement des Pieds-noirs, retrouva avec émotion Edmond Jouhaud – qui présida la cérémonie –, mais aussi Pierre Sergent, les colonels Argoud et Garde, Jo Ortiz, et d’une femme éprouvée, la fille de Jean-Marie Bastien-Thiry. Cette cérémonie donna lieu à deux discours. Celui du secrétaire d’État aux rapatriés fut souvent interrompu par des cris hostiles de la foule – qui ne comprit pas immédiatement que Dominati était de fait un allié –, puis par celui d’Edmond Jouhaud : « Comment ne pas penser à nos camarades de la métropole qui, avec courage et résolution, se sont engagés dans la lutte menée pour l’Algérie française ? Ils ont connu la sévère vie des clandestins. Ils ont eu des camarades de combat arrêtés, et parmi eux le colonel Bastien Thiry, qui fit le sacrifice de sa vie ». Puis il salua « la mémoire de trois camarades de prison exécutés sur ordre du gouvernement français : Degueldre, Piegts et Dovecar20, fusillés le 7 juin1962 … Ils sont tombés au champ d’honneur ».21 

Le lendemain, 18 juin, date symbolique pour les gaullistes s’il en est, une séance houleuse a lieu à l’Assemblée nationale. Les députés RPR, très remontés, conspuent Dominati. Pierre Messmer qualifie cet épisode de « scandale » et de « provocation ». Dominati, qui tente de s’expliquer, est accueilli par des cris de « Démission ! démission ! » venant des bancs du RPR, mais aussi bien sûr de ceux de la gauche. 22

Stratégie ? Politique de la porte entr’ouverte ? Toujours est-il que la présence ministérielle de juin 1980 sembla libérer une partie de la droite d’un complexe et ouvrit une ère de franche coopération avec les partisans les plus farouches de l’Algérie française. 

Chez tous, la même thématique, la même hargne, synthétisée des années plus tard par le pamphlétaire Georges-Marc Benamou : « La décolonisation n’a pas eu lieu ; de Gaulle a “dégagé“ – l’expression est de lui. La légende nous a vendu un “visionnaire“ ; le général-président fut, hélas, un piètre négociateur. Et si mal avisé, comme on commence à le découvrir aujourd’hui. Si l’indépendance de l’Algérie était évidemment inéluctable, sinon souhaitable, elle a été accomplie par de Gaulle dans l’imprévision, le lâchage des deux populations, l’abandon à un clan des richesses minières du Sahara, la manipulation et – toujours – le mensonge, bref dans les pires conditions possibles […]. De Gaulle renonce à vraiment décoloniser. Il choisit alors de larguer l’Algérie ; pas de la conduire à l’indépendance »23.

Qu’est-ce à dire, sinon que l’indépendance de l’Algérie est cataloguée définitivement comme illégitime ?  Si elle a été « larguée », une autre politique était possible. Laquelle ? On peut deviner.  

Le discours de Retailleau sur l’Algérie relève d’une tradition française toujours vivace

Les observateurs de la vie politique française qui ont cru discerner dans le discours de Bruno Retailleau à l’égard de l’Algérie une nouveauté se sont donc lourdement trompés. En fait le locataire de la place Beauvau se situe dans la droite ligne d’une tradition française hélas toujours vivace : le refus obstiné, contre vents et marées, contre l’évidence même, contre ce qu’il est convenu d’appeler le cours de l’histoire, de l’indépendance d’un état algérien au sud de la Méditerranée. Leur combat est certes d’arrière-garde et évidemment perdu, mais il est un obstacle réel à la compréhension, à l’entente et à la réconciliation entre France et Algérie. 

Le 9 avril 1955, François Mauriac, qui n’avait rien d’un extrémiste, malgré ses engagements assumés contre les brutalités coloniales, écrit dans son fameux Bloc-notes : « Le désastre indochinois n’est pas digéré, voilà le premier fait. Il existe un cadavre quelque part, dont toute la vie politique française se trouve empuantie et que les assassins cherchent à faire disparaître sans y être encore parvenus »24. Remplaçons « indochinois » par « algérien » et nous aurons une image de l’état du débat français en ce début de XXIè siècle. 

Le cadavre de la guerre d’Algérie empuantit toujours l’atmosphère.  

  1. Charles de Gaulle, Déclaration, 18 août 1947, in Discours et Messages, Vol. II, Dans l’attente, 1946-1958, Plon, Paris, 1970. ↩︎
  2. Pierre Mendès France, Assemblée nationale, 12 novembre 1954. ↩︎
  3. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, Paris, 1970. ↩︎
  4. Une partie de cette contribution est reprise de mon ouvrage Nostlagérie. L’interminable histoire de l’OAS, Éditions La Découverte, Paris, 2015.  ↩︎
  5. Jean-Pax Méfret, Bastien-Thiry. Jusqu’au bout de l’Algérie française, Pygmalion, Paris, 2003. ↩︎
  6. 28 janvier 1963.  ↩︎
  7. 11 février 1963.    ↩︎
  8. Mathias Bernard, Valéry Giscard d’Estaing. Les ambitions déçues, Paris, Armand Colin, 2014. ↩︎
  9. Témoignage de Sidos in Site Jeune Nation, 17 août 2013. ↩︎
  10. Après son retour en France, il avait été peu de temps tenté par l’aventure alors nouvelle du Front national (1972). Après la campagne giscardienne de 1974, Sergent fut ensuite membre du Centre National des Indépendants et Paysans, figura sur la liste Simone Veil aux élections européennes de 1979, avant de revenir vers le Front national, qui en fera un député (1986). ↩︎
  11. Bernard Guetta, « Un candidat trop musclé », Le Nouvel Observateur, 13 mai 1974 ↩︎
  12. Mathias Bernard, La guerre des droites, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2007 ↩︎
  13. Patrick Devedjian, par contre, rejoindra le RPR ↩︎
  14. « M. Dominati : du gaullisme au giscardisme par l’Algérie française », Le Monde, 19 juin 1977. ↩︎
  15. Renaud Dély, « On aura tout vu à Montretout », Libération, 27 janvier 2006. ↩︎
  16. C’est Dominati qui présenta Le Chevallier à Le Pen. On sait que Le Chevallier devint bien plus tard un maire FN controversé de Toulon. Voir Renaud Dély, « Ami personnel de Jean-Marie Le Pen, Jean-Marie Le Chevallier », Libération, 20 juin 1995. ↩︎
  17. François Nadiras, « Toulon- Marignane : histoires de plaques et de stèles », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio (dir.), Histoire de la Colonisation. Réhabilitations, Falsifications, Instrumentalisations, Éd. Les Indes Savantes, Paris, 2007. ↩︎
  18. Le Monde, 17 juin 1980, cité par François Nadiras, loc. cit.  ↩︎
  19. Médecin avait été en ce domaine précurseur. Il avait inauguré dans sa ville de Nice, le 25 février 1973, un monument représentant une main tenant une urne, avec, sur la face arrière, l’inscription : « Roger Degueldre symbole de l’Algérie française ». Mais il n’y avait pas, alors, de représentant de l’État (Jean-Philippe Ould-Aoudia, « L’OAS, aujourd’hui, au cœur de la République », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio, op. cit. ↩︎
  20. Degueldre était le chef des commandos Delta, chargés des exécutions ; Il avait entre autres ordonné l’assassinat de six membres des Centres sociaux à la veille du cessez-le feu (Alger, 15 mars 1962) Piegts et Dovecar avaient poignardé à mort le commissaire principal d’Alger, Roger Gavaury, pour le seul motif qu’il était légaliste et fidèle à la République (31 mai 1961).   ↩︎
  21. Le Monde, 19 juin 1980, cité par François Nadiras, loc. cit ↩︎
  22. Id.  ↩︎
  23. Georges-Marc Benamou, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2003. ↩︎
  24. L’Express, 9 avril 1955. ↩︎

Source : Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 15 au 30 juin 2025 https://histoirecoloniale.net/le-retaillisme-maladie-senile-de-lalgerie-francaise-par-alain-ruscio/

« On entre dans un théâtre absurde où tout est de la faute des musulmans »

Les musulmanes et musulmans, leurs propos, tenues, allégeances supposées sont au cœur de polémiques incessantes. « À l’air libre » donne la parole à six invités qui racontent un climat irrespirable, dont témoignent les crimes racistes contre Hichem Miraoui ou Aboubakar Cissé. 

Mercredi 11 juin, Hichem Miraoui, 45 ans, tué à Puget-sur-Argens (Var), a été enterré en Tunisie – dans cette affaire, et pour la première fois, le Parquet national antiterroriste s’est saisi d’un meurtre raciste possiblement inspiré par les idées d’extrême droite. 

Il y a à peine plus d’un mois, Aboubakar Cissé, un Malien de 22 ans, était tué à la mosquée de La Grand-Combe (Gard) : son meurtrier avait proféré des insultes islamophobes. 

Chaque jour ou presque dans ce pays, il est question des musulmans et musulmanes ou des Arabes qui vivent en France : leurs tenues, leurs propos… ou leurs silences.  

Chaque jour ou presque, les millions de musulman·es françaises et français, musulman·es de croyance et/ou de culture, sont évoqué·es comme un tout globalisant, bien souvent érigé·es en menace.  

Soupçons incessants d’islamisme, d’entrisme et en même temps, ce qui est paradoxal, de séparatisme : ce flot continu finit par confondre tous les musulmans de ce pays avec l’islamisme radical.

Il crée ou accentue des peurs, des clichés, des biais racistes dans des pans entiers de la société française. Peurs, clichés et biais racistes habilement captés par une série d’entrepreneurs politiques et médiatiques qui se revendiquent aussi de la gauche. 

Mediapart donne la parole à plusieurs personnes, premières concernées, qui nous racontent la façon dont ils et elles vivent ce soupçon permanent. 

  • Aïda Amara, journaliste, créatrice du podcast « Transmissions », qui publie le 2 septembre Avec ma tête d’Arabe (Hors d’atteinte) ;
  • Anas Daif, journaliste, créateur du podcast « À l’intersection », auteur de Et un jour je suis devenu arabe (Tumulte) ; 
  • Rokhaya Diallo, journaliste, réalisatrice et essayiste, initiatrice du podcast « Kiffe ta race », chroniqueuse pour plusieurs médias internationaux, autrice du Dictionnaire amoureux du féminisme (Plon) ; 
  • Sylvie Eberena, championne de France d’haltérophilie en 2024 ; 
  • Haouès Seniguer, maître de conférences à Sciences Po Lyon, auteur de La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (Le Bord de l’eau) ; 
  • Stéphane Tchouhan, directeur du cabinet du maire de Colombes (Hauts-de-Seine). 

Source : Mediapart – À l’air libre – 12/06/2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/120625/entre-dans-un-theatre-absurde-ou-tout-est-de-la-faute-des-musulmans

Algériennes surexposées. Marc Garanger dans la guerre d’Algérie – Zalia Sekaï

Algériennes surexposées, les visages oubliés de la guerre d’Algérie – Djamal Guettala

Vient de paraître, Algériennes surexposées, un ouvrage essentiel qui revisite une page méconnue de la guerre d’Algérie à travers les portraits saisissants de femmes algériennes photographiées clandestinement par le photographe français Marc Garanger.

Algériennes surexposées de Zalia Sekaï – Éditions Maisonneuve & Larose / Hémisphères – Mai 2025 — 340 pages — https://www.hemisphereseditions.com/anciennes-parutions/alg%C3%A9riennes-surexpos%C3%A9es

Photographe antimilitariste, Marc Garanger (1935-2020) effectue son service militaire pendant la guerre d’Algérie. Affecté au 2e régiment d’infanterie, il est chargé par le commandant de réaliser des photos d’identité, contraignant les femmes à se dévoiler. Il a alors 25 ans.

Envoyé à Aïn Terzine et dans les villages de regroupement avoisinants, il réalise plus de 2000 portraits de femmes algériennes en dix jours.

Mais, au-delà du strict cadre des photos d’identité, Marc Garanger fait un choix radical : il réalise clandestinement de véritables portraits. Ces clichés révèlent un autre regard, plus humain, plus respectueux, capturant la fierté, la force et la souffrance des femmes dans un contexte d’humiliation coloniale.

À partir de ces photographies devenues célèbres et parce qu’elles « renferment les dominations coloniale, sociale, raciale, masculine et sexuelle », Zalia Sekaï propose un regard inédit sur les femmes et la guerre d’indépendance.

L’auteure dramatique mêle photographie, littérature et essai pour tenter de comprendre la guerre à travers ces images. Elle confie : « Pour tenter de capter le hors champ de ces femmes algériennes, l’invisible, j’ai longuement travaillé à partir de documents strictement historiques, puis il m’est apparu nécessaire de travailler sur des récits, journaux, autofictions et faire des recoupements, m’imprégner du vécu des auteurs, pour proposer une histoire informelle et personnelle de la guerre d’Algérie. »

Ainsi, Algériennes surexposées ne se contente pas de montrer des photographies. C’est une véritable immersion dans la mémoire coloniale, où s’entremêlent violence, domination, mais aussi résistance et dignité féminine. Ce livre donne voix à celles dont les regards, longtemps invisibilisés, interpellent encore aujourd’hui sur les mécanismes du pouvoir et les silences imposés.

Plus qu’un album photographique, cet ouvrage est une réflexion profonde sur la mémoire, la représentation et les traumatismes du passé colonial, et un hommage aux femmes algériennes, témoins d’une histoire complexe et douloureuse.

Source : Le Matin d’Algérie – 11/06/2025 https://lematindalgerie.com/algeriennes-surexposees-les-visages-oublies-de-la-guerre-dalgerie/

Les mots qu’elles eurent un jour – Raphaël Pillosio (sortie en salle en juin 2025)

Un beau film-enquête sur les paroles perdues de militantes algériennes en 1962 – Fabrice Riceputi

Fabrice Riceputi a vu Les mots qu’elles eurent un jour, film de Raphaël Pillosio sur les combats des femmes algériennes pour l’égalité. En salles en juin 2025.

Retrouver des décennies plus tard les paroles prononcées en 1962 – et irrémédiablement perdues depuis – par un groupe de combattantes algériennes du FLN. C’est la gageure qu’affronte le film-enquête de Raphaël Pillosio, Les mots qu’elles eurent un jour (84 mn, 2024). Un film pour l’histoire des combats des femmes algériennes pour l’égalité, en salles à partir du début juin 2025.

Au commencement du film est une archive filmique véritablement exceptionnelle, à laquelle l’historien ne peut être que très sensible. En1962, le militant « porteur de valise » français Yann Le Masson (1930-2012), membre du « réseau Jeanson », est appelé par la Fédération de France du FLN à accueillir et accompagner des détenues algériennes libérées de la prison de Rennes. Pour un debriefing, imagine-t-on, elles sont conduites à Paris, au siège de la Cimade, l’association qui vient en aide, alors comme aujourd’hui, aux étrangers détenus.

Yann Le Masson est aussi cinéaste. Ses films anticolonialistes J’ai huit ans et Sucre amer sortent cette année-là et seront interdits en France durant dix ans. Le lendemain de leur libération, il filme à la Cimade la vingtaine de militantes algériennes ainsi rassemblées, durant « toute une nuit ». Elles débattent, à sa demande, de leur expérience de la lutte comme femmes algériennes et de l’avenir des femmes dans l’Algérie indépendante. Dans l’équipe présente sur le tournage, se trouvent notamment Marceline Loridan-Ivens, survivante de la Shoah et réalisatrice, et Michèle Firk, critique de cinéma et militante anticolonialiste.

Le Masson capte alors un moment unique et magnifique. Les moudjahidate sont filmées au moment où, comme des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes qui sortent des camps et des prisons en Algérie et en France dans les mois qui suivent les Accords d’Evian (19 mars 1962) puis après l’Indépendance de l’Algérie (5 juillet 1962), elles sont libérées, après des années d’enfermement. Ces femmes le savent : elles ont tout simplement gagné leur longue guerre contre la France coloniale.

Elles sont à présent sous la protection et la surveillance de la Fédération de France, dont on voit deux membres, deux hommes, derrière elles, qui observent le tournage. La consigne leur sera donnée de se faire discrètes jusqu’à leur retour en Algérie, notamment par peur de violences de l’OAS à leur encontre.

A force de montrer et de remontrer ces images un demi-siècle plus tard à Alger, Raphaël Pillosio est parvenu à identifier notamment parmi elles Zohra Drif, Djamila Bouazza, Baya Hocine, Aïcha Achour dite Aouicha, Malika Zitouni, Zohr Zerari, Malika Korriche, Fatoma Ouzguène … Toutes sont des héroïnes bien connues en Algérie de la guerre de libération. Elles ont été poseuses de bombes, agents de liaison, collecteurs de fonds, de ces nombreuses militantes qui jouèrent un rôle essentiel dans la lutte pour l’indépendance, particulièrement en 1957 lors de la « bataille d’Alger ». Exhibées comme des monstres « terroristes » par la presse française lors de leur arrestation, toutes ont été torturées, certaines sans doute violées, lors de leurs « interrogatoires » par des militaires et policiers français. La justice militaire les a condamnées au cours de procès parfois très médiatisés à des peines allant de 5 années de prison à la perpétuité et, pour deux d’entre elles, à la peine de mort. Elles viennent donc de passer plusieurs années en prison, tandis qu’en Algérie la guerre faisait rage.

Et c’est un spectacle extrêmement émouvant de les voir réunies cette nuit-là devant la caméra de Le Masson. Elles sont très jeunes, dans leur vingtaine, élégantes, portant souvent des lunettes à verres fumés comme les stars de ces années-là, des bijoux, de jolies robes et chemisiers. Elles sont sereines et superbes. On les sent très proches les unes des autres. Elles sont souvent souriantes, parfois graves. Toutes apparaissent concentrées, certaines ne disent rien, mais plusieurs parlent au réalisateur où entre elles avec sérieux et animation.

Mais que disent-elles ? C’est là tout l’objet de l’enquête menée par Raphaël Pillosio, cinquante années plus tard, que raconte Les mots qu’elles eurent un jour. Car le film de Yann Le Masson, ayant « perdu » sa bande son, est désormais et pour toujours entièrement muet.

Yann Le Masson raconte qu’il a remis le film aux dirigeants de la Fédération de France et que celui-ci a alors « disparu ». Il émet l’hypothèse, sans être sûr, dit-il, de sa validité, qu’aux yeux des hommes du FLN les militantes algériennes allaient « trop loin » dans la revendication de l’égalité avec les hommes. Puis le film est miraculeusement réapparu au début des années 2000, lorsque « quelqu’un » a déposé la bobine sur la péniche où vivait Le Masson. Mais sans sa bande son. Leurs mots, leurs voix, leurs accents, leurs intonations sont irrémédiablement perdus.

Cette absence de son rend encore plus fascinantes les images en noir et blanc de 1962 qui scandent le film. Et particulièrement frustrantes. Raphaël Pillosio nous expose ses recherches obstinées – essais de lecture labiale, entretiens à Alger avec des témoins et protagonistes du film –  pour essayer aujourd’hui de savoir quels mots elles eurent alors sur l’avenir des femmes en Algérie. Les bribes difficilement reconstituées disent l’espoir de voir les droits de femmes reconnus dans l’Algérie nouvelle. Et, interrogées cinquante ans plus tard, plusieurs d’entre elles expriment une amère désillusion.

Souhaitons que ce film admirable soit largement diffusé.

Source :  Histoire coloniale et postcoloniale – Édition du 1er au 15 juin 2025 https://histoirecoloniale.net/un-beau-film-enquete-sur-les-paroles-perdues-de-militantes-algeriennes-en-1962/